L’Éclat d’obus/1923/I/3

Pierre Laffitte (p. 10-15).

III

Ordre de mobilisation


L’horrible accusation fut suivie d’un silence effrayant. Debout en face de son mari, Elisabeth cherchait à comprendre des paroles qui n’avaient pas encore pour elle leur sens véritable, mais qui l’atteignaient cependant comme des blessures profondes.

Elle fit deux pas vers lui, et, les yeux dans les yeux, elle articula, si bas qu’il entendit à peine :

– Qu’est-ce que tu viens de dire, Paul ? c’est une chose si monstrueuse !…

Il répondit sur le même ton :

– Oui, c’est une chose monstrueuse. Moi-même je n’y crois pas encore… je ne veux pas y croire…

– Alors… tu t’es trompé, n’est-ce pas ? Tu t’es trompé, avoue-le…

Elle le suppliait de toute sa détresse, comme si elle eût espéré le fléchir. Par-dessus l’épaule de sa femme, il accrocha de nouveau son regard au portrait maudit, et tressaillit des pieds à la tête.

– Ah ! c’est elle, affirma-t-il en serrant les poings. C’est elle… je la reconnais… C’est elle qui a tué…

Un sursaut de révolte secoua la jeune femme, et se frappant violemment la poitrine :

– Ma mère ! ma mère à moi aurait tué… ma mère ! celle que mon père adorait et qu’il n’a pas cessé d’adorer !… ma mère qui me berçait autrefois et qui m’embrassait ! J’ai tout oublié d’elle, mais pas cela, pas l’impression de ses caresses et de ses baisers ! Et c’est elle qui aurait tué !

– C’est elle.

– Ah ! Paul, ne dites pas une telle infamie ! Comment pouvez-vous affirmer, si longtemps après le crime ? Vous n’étiez qu’un enfant et, cette femme, vous l’avez si peu vue !… à peine quelques minutes.

– Je l’ai vue plus qu’on ne peut voir, s’exclama Paul avec force. Depuis l’instant du crime, son image ne m’a pas quitté. J’aurais voulu m’en délivrer parfois, comme on veut se délivrer d’un cauchemar. Je n’ai pas pu. Et c’est cette image qui est là contre ce mur. Aussi sûrement que j’existe, la voilà, je la reconnais comme je reconnaîtrais votre image après vingt ans ! C’est elle… Tenez, mais tenez, à son corsage, cette broche entourée d’un serpent d’or… Un camée ! ne vous l’ai-je pas dit ! Et les yeux de ce serpent… des rubis ! Et le fichu de dentelle noire autour des épaules ! C’est elle ! c’est la femme que j’ai vue !

Une fureur croissante le surexcitait, et il menaçait du poing le portrait d’Hermine d’Andeville.

– Tais-toi, s’écria Elisabeth, que torturait chacune de ses paroles, tais-toi, je te défends…

Elle voulut lui appliquer la main sur la bouche pour le réduire au silence. Mais Paul eut un geste de recul comme s’il se refusait à subir le contact de sa femme, et ce fut un mouvement si brusque, si instinctif, qu’elle s’écroula avec des sanglots, tandis que lui, exaspéré, fouetté par la douleur et la haine, en proie à une sorte d’hallucination épouvantée qui le faisait reculer jusqu’à la porte, proférait :

– La voilà ! C’est sa bouche mauvaise, ses yeux implacables ! Elle pense au crime. Je la vois… je la vois… Elle s’avance vers mon père ! Elle l’entraîne !… Elle lève le bras !… Elle le tue !… Ah, la misérable !…

Il s’enfuit.

Cette nuit-là, Paul la passa dans le parc, courant comme un fou, au hasard des allées obscures, ou se jetant exténué sur le gazon des pelouses, pleurant, et pleurant indéfiniment.

Paul Delroze n’avait jamais souffert que par le souvenir du crime, souffrance atténuée, mais qui, néanmoins, dans certaines crises, devenait aiguë, jusqu’à lui sembler la brûlure d’une plaie nouvelle. La douleur, cette fois, fut telle et si imprévue que, malgré sa maîtrise habituelle et l’équilibre de sa raison, il perdit véritablement la tête. Ses pensées, ses actes, ses attitudes, les mots qu’il criait dans la nuit, furent ceux d’un homme qui n’a plus la direction de lui-même.

Une seule idée revenait toujours en son cerveau tumultueux, où les idées et les impressions tourbillonnaient comme des feuilles au vent, une seule pensée terrible : « Je connais celle qui a tué mon père, et la femme que j’aime est la fille de cette femme ! »

Aimait-il encore ? Certes il pleurait désespérément un bonheur qu’il savait brisé, mais aimait-il encore Elisabeth ? Pouvait-il aimer la fille d’Hermine d’Andeville ?

Au petit jour, quand il rentra et qu’il passa devant la chambre d’Elisabeth, son cœur ne battit pas plus vite. Sa haine contre la meurtrière abolissait tout ce qui pouvait palpiter en lui d’amour, de désir, de tendresse ou même de simple et humaine pitié.

L’engourdissement où il tomba durant quelques heures détendit un peu ses nerfs, mais ne changea pas la disposition de son esprit. Peut-être au contraire, et cela sans même y réfléchir, se refusait-il avec plus de force à rencontrer Elisabeth. Cependant, il voulait savoir, se rendre compte, s’entourer de tous les renseignements nécessaires, et ne prendre qu’en toute certitude la décision qui allait dénouer, dans un sens ou dans l’autre, le grand drame de sa vie.

Avant tout il fallait interroger Jérôme et sa femme, dont le témoignage prenait une valeur considérable du fait qu’ils avaient connu la comtesse d’Andeville. Certaines questions de dates, par exemple, pouvaient être élucidées sur-le-champ. Il les trouva dans leur pavillon, tous deux très agités. Jérôme un journal à la main et Rosalie gesticulant avec effroi.

– Ça y est, monsieur, s’écria Jérôme. Monsieur peut en être sûr : c’est pour tantôt !

– Quoi ? fit Paul.

– La mobilisation. Monsieur verra ça. J’ai vu les gendarmes, des amis à moi, et ils m’ont averti. Les affiches sont prêtes. Paul observa distraitement :

– Les affiches sont toujours prêtes.

– Oui, mais on va les coller tantôt, monsieur verra ça. Et puis, que monsieur lise le journal. Ces cochons-là – que monsieur m’excuse, il n’y a pas d’autre mot – ces cochons-là veulent la guerre. L’Autriche entrerait bien en pourparlers, mais pendant ce temps, eux ils mobilisent, et voici plusieurs jours. À preuve qu’on ne peut plus entrer chez eux. Bien plus, hier, pas loin d’ici, ils ont démoli une gare française et fait sauter des rails. Que monsieur lise !

Paul parcourut des yeux les dépêches de la dernière heure, mais, quoiqu’il eût l’impression de leur gravité, la guerre lui semblait une chose si invraisemblable qu’il n’y prêta qu’une attention passagère.

– Tout cela s’arrangera, conclut-il, c’est leur manière de causer, la main sur la garde de l’épée, mais je ne veux pas croire…

– Monsieur a bien tort, murmura Rosalie.

Il n’écoutait plus, ne songeant au fond qu’à la tragédie de son destin et cherchant par quelle voie il obtiendrait de Jérôme les réponses qui lui étaient nécessaires. Mais, incapable de se contenir davantage, il attaqua le sujet franchement.

– Vous savez peut-être, Jérôme, que madame et moi nous sommes entrés dans la chambre de la comtesse d’Andeville.

Cette déclaration fit sur le garde et sur sa femme un effet extraordinaire, comme si c’eût été un sacrilège de pénétrer dans cette chambre close depuis si longtemps, la chambre de madame, ainsi qu’ils l’appelaient entre eux.

– Est-ce Dieu possible ! balbutia Rosalie.

Et Jérôme ajouta :

– Mais non, mais non, puisque j’avais envoyé à M. le comte la seule clef du cadenas, une clef de sûreté.

– Il nous l’a donnée hier matin, dit Paul.

Et, tout de suite, sans s’occuper davantage de leur stupeur, il interrogea :

– Il y a entre les deux fenêtres le portrait de la comtesse d’Andeville. À quelle époque ce portrait fut-il apporté et placé là ?

Jérôme ne répondit pas aussitôt. Il réfléchissait. Il regarda sa femme, puis, après un instant, articula :

– Mais c’est bien simple, à l’époque où M. le comte a expédié tous ses meubles au château, avant l’installation.

– C’est-à-dire ?

Durant les trois ou quatre secondes que Paul attendit la réponse, son angoisse fut intolérable. Cette réponse était décisive.

– Eh bien ? reprit-il.

– Eh bien, au printemps de l’année 1898.

– 1898 !

Ces mots, Paul les répéta d’une voix sourde. 1898, c’était l’année même où son père avait été assassiné !

Sans se permettre de réfléchir, avec le sang-froid du juge d’instruction qui ne dévie pas du plan qu’il s’est tracé, il demanda :

– Ainsi donc le comte et la comtesse d’Andeville sont arrivés ici ?…

– M. le comte et Mme la comtesse sont arrivés au château le 28 août 1898, et ils sont repartis pour le Midi le 24 octobre.

Maintenant Paul connaissait la vérité, puisque l’assassinat de son père avait eu lieu le 19 septembre. Et toutes les circonstances qui dépendaient de cette vérité, qui l’expliquaient en ses principaux détails, ou qui en découlaient, lui apparurent d’un coup. Il se rappela que son père entretenait des relations d’amitié avec le comte d’Andeville. Il se dit que son père avait dû, au cours de son voyage en Alsace, apprendre le séjour en Lorraine de son ami d’Andeville, et projeter de lui faire la surprise d’une visite. Il évalua la distance qui séparait Ornequin de Strasbourg, distance qui correspondait bien aux heures passées en chemin de fer. Et il interrogea :

– Combien de kilomètres d’ici à la frontière ?

– Exactement sept, monsieur.

– De l’autre côté, on arrive à une petite ville allemande assez rapprochée, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, Ebrecourt.

– Peut-on prendre un raccourci pour aller à la frontière ?

– Jusqu’à moitié route de la frontière, oui, monsieur, un sentier en haut du parc.

– À travers le bois ?

– À travers les bois de M. le comte.

– Et dans ces bois…

Il n’y avait plus, pour acquérir la certitude totale, absolue, celle qui résulte, non pas d’une interprétation des faits, mais des faits eux-mêmes, devenus pour ainsi dire visibles et palpables, il n’y avait plus qu’à poser la question suprême : dans les bois n’y a-t-il pas une petite chapelle au milieu d’une clairière ? Pourquoi Paul Delroze ne la posa-t-il pas, cette question ? Jugea-t-il qu’elle était vraiment trop précise, et qu’elle pouvait amener le garde-chasse à des réflexions et à des rapprochements que motivait déjà amplement la nature même de l’entretien ? Il se contenta de dire encore :

– La comtesse d’Andeville n’a-t-elle pas voyagé pendant les deux mois qu’elle habitait Ornequin ? Une absence de quelques jours…

– Ma foi non. Mme la comtesse n’est pas sortie de son domaine.

– Ah ! elle restait dans le parc ?

– Mais oui, monsieur. M. le comte allait presque tous les après-midi en voiture jusqu’à Corvigny, ou du côté de la vallée, mais Mme la comtesse ne sortait pas du parc ou des bois.

Paul savait ce qu’il voulait savoir. Indifférent à ce que pourraient penser Jérôme et sa femme, il ne prit pas la peine de donner un prétexte à cette étrange série de demandes, sans rapport apparent les unes avec les autres. Il quitta le pavillon.

Quelle que fût sa hâte d’aller jusqu’au bout de son enquête, il remit à plus tard les investigations qu’il voulait faire en dehors du parc. On eût dit qu’il redoutait de se trouver en face de cette preuve dernière, bien inutile cependant après toutes celles que le hasard lui avait fournies.

Il retourna donc au château, puis, quand ce fut l’heure du déjeuner, il résolut d’accepter cette rencontre inévitable avec Elisabeth.

Mais la femme de chambre le rejoignit au salon et lui annonça que madame s’excusait auprès de lui. Un peu souffrante, elle demandait la permission de manger chez elle. Il comprit qu’elle voulait le laisser entièrement libre, refusant pour sa part de le supplier en faveur d’une mère qu’elle respectait et, en fin de compte, se soumettant d’avance aux décisions de son mari.

Il eut alors, à déjeuner seul, sous les yeux des gens qui le servaient, la sensation profonde que sa vie était perdue et qu’Elisabeth et lui, au jour même de leur mariage, devenaient, par suite de circonstances dont ils n’étaient ni l’un ni l’autre responsables, des ennemis que rien au monde ne pouvait plus rapprocher l’un de l’autre. Il n’avait, certes, point de haine contre elle et ne lui reprochait pas le crime de sa mère, mais inconsciemment il lui en voulait, comme d’une faute, d’être la fille de cette mère.

Durant deux heures, après le repas, il resta enfermé dans la chambre du portrait, tragique entrevue qu’il voulait avoir avec la meurtrière, pour s’emplir les yeux de l’image maudite et pour donner à ses souvenirs une force nouvelle.

Il examina les moindres détails. Il étudia le camée, le cygne aux ailes déployées qui s’y trouvait représenté, les ciselures du serpent d’or qui servait de cadre, l’écartement des rubis, et aussi le mouvement de la dentelle autour des épaules, et aussi la forme de la bouche, et la nuance des cheveux et le dessin du visage.

C’était bien la femme qu’il avait vue, un soir de septembre. Dans un coin du tableau, il y avait la signature du peintre et, en dessous, un cartouche : Portrait de la comtesse H. Sans doute, le tableau avait-il été exposé, et l’on s’était contenté de cette désignation discrète : comtesse Hermine.

« Allons, se dit. Paul, encore quelques minutes et tout ce passé ressuscitera. J’ai retrouvé la coupable, il n’y a plus qu’à retrouver le lieu du crime. Si la chapelle est bien là, dans les bois, la vérité sera complète. »

Il marcha résolument vers cette vérité. Il la redoutait moins puisqu’il ne pouvait plus se dérober à son étreinte. Et, cependant, comme son cœur battait à grands coups douloureux, et combien l’impression lui était affreuse, de faire ce chemin qui conduisait à celui que suivait son père seize ans auparavant !

Un geste vague de Jérôme lui avait enseigné la direction. Il traversa le parc, du côté de la frontière, en obliquant sur sa gauche, et passa près d’un pavillon. À l’entrée des bois s’ouvrait une longue allée de sapins dans laquelle il s’engagea et qui, cinq cents pas plus loin, se divisait en trois allées plus étroites. Deux d’entre elles, qu’il explora, aboutissaient à des fourrés inextricables. La troisième menait au sommet d’un tertre, d’où il redescendit, encore à sa gauche, par une autre allée de sapins.

Et, en choisissant celle-ci, Paul se rendit compte que le motif de son choix était précisément que cette allée de sapins éveillait en lui, il n’aurait su dire par quelles similitudes de forme et de disposition, des réminiscences qui guidaient ses pas.

Droite d’abord assez longtemps, l’allée fit un coude brusque dans une futaie de grands hêtres, dont les dômes de feuillage se rejoignaient ; puis elle se redressa et, au bout de la voûte obscure sous quoi elle cheminait, Paul aperçut cet épanouissement de lumière qui indique l’ouverture d’un rond-point.

En vérité, l’angoisse lui brisa les jambes et il dut faire un effort pour avancer. Était-ce la clairière où son père avait reçu le coup mortel ? À mesure que son regard découvrait un peu plus de l’espace lumineux, il se sentait envahi d’une conviction plus profonde. Comme dans la chambre du portrait, le passé reprenait en lui et devant lui la figure même de la réalité !

C’était la même clairière, entourée d’un cercle d’arbres qui offraient le même tableau, et recouverte d’un tapis d’herbes et de mousse que les mêmes sentiers divisaient en secteurs analogues. C’était une même portion du ciel que découpait la masse capricieuse des frondaisons. Et c’était, là, sur sa gauche, veillée par deux ifs que Paul reconnut, c’était la chapelle.

La chapelle ! La petite, et vieille, et massive chapelle dont les lignes avaient creusé comme des sillons dans le cerveau du jeune homme ! Des arbres grandissent, s’élargissent et changent de forme. L’apparence d’une clairière se modifie. Les chemins s’y entrelacent de façon différente. On peut se tromper. Mais cela, un édifice de granit et de ciment, cela est immuable. Il faut des siècles pour lui donner telle couleur d’un gris verdâtre qui est la marque du temps sur la pierre, et cette patine qui ne s’altère plus jamais.

La chapelle qui se dressait là, avec son fronton creusé d’une rosace aux vitraux poussiéreux, était bien celle où l’empereur d’Allemagne avait surgi, suivi de la femme qui, dix minutes plus tard, assassinait…

Paul se dirigea vers la porte. Il voulait revoir l’endroit dans lequel, pour la dernière fois, son père lui avait adressé la parole. Quelle émotion ! Le même petit toit qui avait abrité leurs bicyclettes débordait par-derrière, et c’était la même porte de bois à grosses ferrures rouillées.

Il monta l’unique marche. Il souleva le loquet. II poussa le battant. Mais, en ce moment exact où il entrait, deux hommes cachés dans l’ombre, à droite et à gauche, bondirent sur lui.

L’un d’eux le visa de son revolver en pleine figure. Par quel miracle Paul put-il discerner le canon de l’arme et se baisser à temps pour que la balle ne l’atteignît point ? Une deuxième détonation retentit. Mais il avait bousculé l’homme et lui arrachait l’arme des mains, tandis que le second de ses agresseurs le menaçait d’un poignard. Il recula et sortit de la chapelle, le bras tendu et les tenant en respect avec le revolver.

– Haut les mains ! cria-t-il.

Sans attendre le geste qu’il ordonnait, à son insu il pressa la détente à deux reprises. Les deux fois il y eut un claquement… aucune détonation. Mais il avait suffi qu’il tirât pour que les deux misérables, effrayés, fissent volte-face au plus vite et se sauvassent à toutes jambes.

Une seconde, Paul resta indécis, stupéfait par la brusquerie de ce guet-apens. Puis, vivement, il tira de nouveau sur les fuyards. Mais à quoi bon ! l’arme, chargée sans doute de deux coups seulement, claquait et ne détonait pas.

Alors, il se mit à courir dans la direction que suivaient ses agresseurs, et il se rappelait que jadis l’empereur et sa compagne, en s’éloignant de la chapelle, avaient pris cette même direction qui était évidemment celle de la frontière.

Presque aussitôt les hommes, se voyant poursuivis, entrèrent dans le bois et se faufilèrent entre les arbres. Mais Paul, plus agile, gagnait du terrain, et d’autant plus rapidement qu’il avait contourné une dépression encombrée de fougères et de ronces où les autres s’étaient aventurés.

Soudain l’un d’eux lança un coup de sifflet strident. Était-ce un signal à l’adresse de quelque complice ? Un peu après, ils disparurent derrière une ligne d’arbustes très touffus. Quand il eut franchi cette ligne, Paul aperçut à cent pas devant lui un mur élevé qui semblait clore les bois de tous côtés. Les hommes se trouvaient à mi-chemin, et il s’avisa qu’ils allaient tout droit vers une partie de ce mur où il y avait une petite porte basse.

Paul redoubla d’efforts afin d’arriver avant qu’ils n’eussent le temps d’ouvrir. Le terrain découvert lui permettait une allure plus vive et les hommes, visiblement épuisés, ralentissaient.

– Je les tiens, les bandits, fit-il à haute voix. Enfin je vais donc savoir…

Un deuxième coup de sifflet, suivi d’un cri rauque. Il n’était plus qu’à trente pas d’eux et il les entendait parler.

– Je les tiens, je les tiens, se répétait-il avec une joie farouche. Et il se proposait de frapper l’un au visage avec le canon de son revolver et de sauter à la gorge de l’autre.

Mais, avant même qu’ils n’eussent atteint le mur, la porte fut poussée du dehors. Un troisième individu apparut, qui leur livra passage.

Paul jeta son revolver et son élan fut tel, et il déploya une telle énergie, qu’il réussit à saisir la porte et à la tirer vers lui.

La porte céda. Et ce qu’il vit alors l’épouvanta à un tel point qu’il eut un mouvement de recul et qu’il ne songea pas à se défendre contre cette nouvelle attaque. Le troisième individu – ô cauchemar atroce !… et d’ailleurs était-il possible que ce fût autre chose qu’un cauchemar ? – le troisième individu levait un couteau sur lui, et le visage de celui-ci, Paul le connaissait… C’était un visage pareil à celui qu’il avait vu autrefois, un visage d’homme et non de femme, mais la même sorte de visage, incontestablement la même sorte… Un visage marqué par seize années de plus et par une expression plus dure et plus mauvaise encore, mais la même sorte de visage, la même sorte !…

Et l’homme frappa Paul, comme la femme d’autrefois, comme celle qui était morte depuis, avait frappé le père de Paul.

Si Paul Delroze chancela, ce fut plutôt par suite de l’ébranlement nerveux que lui causa l’aspect de ce fantôme, car la lame du poignard, heurtant le bouton qui fermait l’épaulette de drap de sa veste, vola en éclats. Étourdi, les yeux voilés de brume, il perçut le bruit de la porte, puis le grincement de la clef dans la serrure, et enfin le ronflement d’une automobile qui démarrait de l’autre côté de la muraille. Quand Paul sortit de sa torpeur, il n’y avait plus rien à faire. L’individu et ses deux acolytes étaient hors d’atteinte.

Pour l’instant d’ailleurs, le mystère de la ressemblance incompréhensible entre l’être d’autrefois et l’être d’aujourd’hui l’absorbait tout entier. Il ne pensait qu’à cela : « La comtesse d’Andeville est morte, et voilà qu’elle ressuscite sous l’apparence d’un homme dont le visage est le visage même qu’elle aurait actuellement. Visage de parent ? Visage de frère inconnu, de frère jumeau ? »

Et il songea :

« Après tout, est-ce que je ne me trompe pas ? Ne suis-je pas victime d’une hallucination, si naturelle dans la crise que je traverse ? Qui m’assure qu’il y a le moindre rapport entre le passé et le présent ? Il me faudrait une preuve. »

Cette preuve, elle se trouvait à la disposition de Paul, et si forte qu’il lui fut impossible de douter plus longtemps.

Ayant avisé dans l’herbe les débris du poignard, il en ramassa le manche. Sur la corne de ce manche, quatre lettres étaient gravées comme au fer rouge, un H, un E, un R et un M. H.E.R.M… les quatre premières lettres d’Hermine ! …

C’est à ce moment, comme il contemplait les lettres qui prenaient pour lui une telle signification, c’est à ce moment – et Paul ne devait jamais l’oublier – que la cloche d’une église voisine se mit à tinter de la façon la plus étrange, tintement régulier, monotone, ininterrompu, à la fois allègre et si émouvant !

– Le tocsin, murmura-t-il, sans attacher à ce mot le sens qu’il comportait. Et il ajouta :

– Quelque incendie probablement.

Dix minutes plus tard, Paul réussissait, en utilisant les branches débordantes d’un arbre, à franchir le mur. D’autres bois s’étendaient, que traversait un chemin forestier. Il suivit sur ce chemin les traces de l’automobile et, en une heure, parvint à la frontière.

Un poste de gendarmes allemands campait au pied du poteau et l’on apercevait une route blanche où défilaient des uhlans.

Au-delà, un amas de toits rouges et de jardins. Était-ce la petite ville où jadis son père et lui avaient loué des bicyclettes, la petite ville d’Ebrecourt ?

La cloche mélancolique n’avait pas cessé. Il se rendait compte que le son venait de France, et même qu’une autre cloche sonnait quelque part, en France également, et une troisième du côté du Liseron, et toutes trois avec la même hâte, comme si elles lançaient autour d’elles un appel éperdu.

Il répéta anxieusement :

– Le tocsin… le tocsin… Et cela passe d’église en église… Est-ce que ce serait ?…

Mais il chassa la terrifiante pensée. Non, non, il entendait mal, ou bien c’était l’écho d’une seule cloche qui rebondissait au creux des vallées, et roulait sur les plaines.

Cependant il regardait la route blanche qui sortait de la petite ville allemande, et il observa qu’un flot continu de cavaliers arrivait par là et se répandait dans la campagne. En outre, un détachement de dragons français surgit à la crête d’une colline. À la lorgnette, l’officier étudia l’horizon, puis repartit avec ses hommes.

Alors, ne pouvant aller plus loin, Paul s’en retourna jusqu’au mur qu’il avait franchi, et constata que ce mur encerclait bien tout le domaine, bois et parc. Il apprit d’ailleurs d’un vieux paysan que la construction en remontait à une douzaine d’années, ce qui expliquait pourquoi, dans ses explorations le long de la frontière, Paul n’avait jamais retrouvé la chapelle. Une seule fois, il s’en souvint, quelqu’un lui avait parlé d’une chapelle, mais située à l’intérieur d’une propriété close. Comment s’en fût-il inquiété ?

En suivant ainsi l’enceinte du château, il se rapprocha de la commune même d’Ornequin dont l’église se dressa tout à coup au fond d’une éclaircie pratiquée dans les bois. La cloche, qu’il n’entendait plus depuis un instant, sonna de nouveau très nettement. C’était la cloche d’Ornequin. Elle était grêle, déchirante comme une plainte, et, malgré sa précipitation et sa légèreté, plus solennelle que le glas qui sonne la mort. Paul se dirigea vers elle…

Un joli village, tout fleuri de géraniums et de marguerites, se massait autour de son église. Des groupes silencieux stationnaient devant une affiche placardée sur la mairie. Paul avança et lut :

ORDRE DE MOBILISATION

À toute autre époque de sa vie, ces mots lui eussent apparu avec toute leur formidable et lugubre signification. Mais la crise qu’il subissait était trop forte pour qu’une grande émotion trouvât place en lui. À peine même s’il consentit à envisager les conséquences inéluctables de cette nouvelle. Soit, on mobilisait. Le soir, à minuit, commençait le premier jour de la mobilisation. Soit, chacun devait partir. Il partirait donc. Et cela prenait dans son esprit la forme d’un acte si impérieux, les proportions d’un devoir qui dominait tellement toutes les petites obligations et toutes les petites nécessités individuelles, qu’il éprouva au contraire une sorte d’apaisement à recevoir ainsi du dehors l’ordre qui lui dictait sa conduite. Aucune hésitation possible. Le devoir était là : partir.

Partir ? En ce cas, pourquoi ne pas partir immédiatement ? À quoi bon rentrer au château, revoir Elisabeth, chercher une explication douloureuse et vaine, accorder ou refuser un pardon que sa femme ne lui demandait pas, mais que la fille d’Hermine d’Andeville ne méritait point ?

Devant la principale auberge, une diligence attendait, qui portail cette inscription :

Corvigny-Ornequin – Service de la gare

Quelques personnes s’y installaient. Sans plus réfléchir à une situation que les événements dénouaient à leur manière, il monta.

À la gare de Corvigny, on lui dit que son train ne partait que dans une demi-heure et qu’il n’y en avait plus d’autre, le train du soir, qui correspondait avec l’express de nuit sur la grande ligne, étant supprimé.

Paul retint sa place, et puis, après s’être renseigné, il retourna en ville jusqu’au bureau d’un loueur de voitures qui possédait deux automobiles.

Il s’entendit avec ce loueur, et il fut décidé que la plus grande de ces automobiles irait sans retard au château d’Ornequin et serait mise à la disposition de Mme Paul Delroze.

Et il écrivit à sa femme ces quelques mots :

« Elisabeth,

« Les circonstances sont assez graves pour que je vous prie de quitter Ornequin. Les voyages en chemin de fer n’étant plus assurés, je vous envoie une automobile qui vous conduira cette nuit même à Chaumont, chez votre tante. Je suppose que les domestiques voudront vous accompagner, et que, dans le cas d’une guerre qui, malgré tout, me paraît encore improbable, Jérôme et Rosalie fermeront le château et se retireront à Corvigny.

« Pour moi, je rejoins mon régiment. Quel que soit l’avenir qui nous est réservé, Elisabeth, je n’oublierai pas celle qui fut ma fiancée et qui porte mon nom. – P. Delroze. »