L’Éclat d’obus/1916/II/1

Pierre Laffite (p. 149-160).

DEUXIÈME PARTIE



I

YSER… MISÈRE



Toul, Bar-le-Duc, Vitry-le-François… Les petites villes défilèrent devant le long convoi qui emmenait Bernard et Paul vers l’Ouest de la France. D’autres trains, innombrables, précédaient le leur ou le suivaient, chargés de troupes et de matériel. Puis ce fut la grande banlieue de Paris, et ce fut ensuite la montée vers le Nord, Beauvais, Amiens, Arras.

Il fallait arriver les premiers, là-bas, sur la frontière, rejoindre les Belges héroïques, et les rejoindre le plus haut possible. Chaque lieue de terrain parcourue, ce devait être autant de terrain soustrait à l’envahisseur pendant la longue guerre immobile qui se préparait.

Cette montée vers le Nord, le sous-lieutenant Paul Delroze — son nouveau grade lui fut conféré en cours de route — l’accomplit en rêve, pour ainsi dire, se battant chaque jour, risquant la mort à chaque minute, entraînant ses hommes avec une fougue irrésistible, mais tout cela comme s’il l’eût fait à son insu, et par le déclenchement automatique d’une volonté réglée d’avance. Tandis que Bernard jouait sa vie en riant, et soutenait par sa verve et sa gaieté le courage de ses camarades, Paul demeurait taciturne et distrait. Fatigues, privations, intempéries, tout lui semblait indifférent.

Néanmoins, c’était pour lui une volupté profonde — il l’avouait parfois à Bernard — que d’aller de l’avant. Il avait l’impression de se diriger vers un but précis, le seul qui l’intéressât, la délivrance d’Élisabeth. Que ce fût cette frontière qu’il attaquât, et non pas l’autre, celle de l’Est, c’était toujours et quand même l’ennemi exécré contre lequel il se ruait de toute sa haine. L’abattre ici ou là, peu importait. Dans un cas comme dans l’autre, Élisabeth était libre.

— Nous arriverons, lui disait Bernard. Tu comprends bien qu’Élisabeth aura raison de ce morveux. Pendant ce temps, nous débordons les Boches, nous fonçons à travers la Belgique, nous surprenons Conrad sur ses derrières, et nous nous emparons d’Ébrecourt en cinq sec ! Ça ne te fait pas rigoler, cette perspective ? Non, je sais, tu ne rigoles jamais que quand tu démolis un Boche. Ah ! là, par exemple, tu as un petit rire pointu qui me renseigne. Je me dis : « Pan ! la balle a porté… » ou bien : « Ça y est… il en tient un au bout de sa fourchette ». Car tu manies la fourchette, à l’occasion… Ah ! mon lieutenant, comme on devient féroce ! Rire parce qu’on tue ! Et penser qu’on a raison de rire !

Roye, Lassigny, Chaulnes… Plus tard, le canal de la Bassée et la rivière de la Lys… Et plus tard enfin, Ypres, Ypres ! Les deux lignes s’arrêtent là, prolongées jusqu’à la mer. Après les rivières françaises, après la Marne, après l’Aisne, après l’Oise, après la Somme, c’est un petit ruisseau belge que va rougir le sang des jeunes hommes. L’effroyable bataille de l’Yser commence.

Bernard, qui gagna rapidement les galons de sergent, et Paul Delroze vécurent dans cet enfer jusqu’aux premiers jours de décembre. Ils formèrent, avec une demi-douzaine de Parisiens, deux engagés volontaires, un réserviste, et un Belge du nom de Laschen, échappé de Roulers et qui avait jugé plus expéditif, pour combattre l’ennemi, de se joindre aux Français, une petite troupe que le feu semblait respecter. De toute la section commandée par Paul, il ne restait que ceux-là, et, lorsque cette section fut reconstituée, ils continuèrent à se grouper entre eux. Toutes les missions dangereuses, ils les revendiquaient. Et toujours, leur expédition finie, ils se retrouvaient sains et saufs, sans une égratignure, comme s’ils se portaient mutuellement bonheur.

Durant les deux dernières semaines, le régiment, lancé à l’extrême pointe d’avant-garde, fut flanqué de formations belges et de formations anglaises. Il y eut assaut d’héroïsme. De furieuses charges à la baïonnette furent exécutées, dans la boue, dans l’eau même des inondations, et les Allemands tombaient par milliers et par dizaines de milliers.

Bernard exultait.

— Vois-tu, Tommy, disait-il à un petit soldat anglais aux côtés duquel il avançait un jour sous la mitraille, et qui, du reste, ne comprenait pas un seul mot de français, vois-tu, Tommy, personne plus que moi n’admire les Belges, mais ils ne m’épatent pas, et cela pour la bonne raison qu’ils se battent à notre manière, c’est-à-dire comme des lions. Ceux qui m’épatent, c’est vous, les gars d’Albion. Ça, c’est autre chose… Vous avez votre façon de faire la besogne… et quelle besogne ! Pas d’excitation, pas de fureur. Ça se passe au fond de vous. Ah ! par exemple, de la rage quand vous reculez, et alors vous devenez terribles. Vous ne gagnez jamais tant de terrain que quand vous avez lâché pied. Résultat : purée de Boches.

C’est le soir de ce jour, comme la troisième compagnie tiraillait aux environs de Dixmude, qu’il se produisit un incident dont la nature parut fort bizarre aux deux beaux-frères. Paul sentit brusquement au-dessus des reins, sur le côté droit, un choc très vif. Il n’eut pas le temps de s’en inquiéter. Mais, revenu dans la tranchée, il constata qu’une balle avait troué le cuir de son étui à revolver et s’était aplatie sur le canon de l’arme. Or, étant donné la position que Paul occupait, il avait fallu que cette balle fût tirée derrière lui, c’est-à-dire par un soldat de sa compagnie ou d’une compagnie de son régiment. Était-ce un hasard ? Une maladresse ?

Le surlendemain, ce fut au tour de Bernard. La chance le protégea également. Une balle traversa son sac et lui effleura l’omoplate.

Et, quatre jours après, Paul eut son képi percé, et, cette fois encore, le projectile venait des lignes françaises.

Il n’y avait donc aucun doute. Les deux beaux-frères étaient visés de la façon la plus évidente, et le traître, bandit à la solde de l’ennemi, se cachait dans les rangs mêmes des Français.

— Pas d’erreur, dit Bernard. Toi d’abord, et puis moi, et puis toi. Il y a de l’Hermann là-dessous. Le major doit être à Dixmude.

— Et peut-être aussi le prince, observa Paul.

— Peut-être. En tout cas un de leurs agents s’est glissé parmi nous. Comment le découvrir ? Avertir le colonel ?

— Si tu veux, Bernard, mais ne parlons pas de nous et de notre lutte particulière avec le major. Si j’ai eu l’intention un instant d’avertir le colonel, j’y ai renoncé, ne voulant pas que le nom d’Élisabeth fût mêlé à toute cette aventure.

D’ailleurs, il n’était pas besoin de mettre les chefs sur leurs gardes. Si les tentatives contre les deux beaux-frères ne se renouvelèrent pas, les faits de trahison recommençaient chaque jour. Batteries françaises repérées, attaques prévenues, tout prouvait l’organisation méthodique d’un système d’espionnage beaucoup plus actif que partout ailleurs. Comment ne pas soupçonner la présence du major Hermann, un des principaux rouages évidemment de ce système ?

— Il est là, répétait Bernard, en montrant les lignes allemandes. Il est là parce qu’actuellement la grande partie se joue dans ces marécages, et qu’il y a de la besogne pour lui. Et il y est aussi parce que nous y sommes.

— Comment le saurait-il ? objectait Paul.

Et Bernard ripostait :

— Pourquoi ne le saurait-il pas ?

Un après-midi il y eut, dans une cabane qui servait de demeure au colonel, une réunion des chefs de bataillon et des capitaines à laquelle Paul Delroze fut convoqué. Là, il apprit que le général commandant la division avait ordonné la prise d’une petite maison située sur la rive gauche du canal, et qui en temps ordinaire était habitée par un passeur. Les Allemands s’y étaient fortifiés. Le feu de leurs batteries lourdes, établies en hauteur, de l’autre côté, défendait ce blockhaus que l’on se disputait depuis plusieurs jours. Il fallait l’enlever.

— Pour cela, précisa le colonel, on a demandé aux compagnies d’Afrique cent volontaires qui partent ce soir et donneront l’assaut demain matin. Notre rôle est de les soutenir aussitôt, et, une fois le coup de main réussi, de repousser les contre-attaques qui ne manqueront pas d’être extrêmement violentes vu l’importance de la position. Cette position, vous la connaissez, messieurs. Elle est séparée de nous par des marais où nos volontaires d’Afrique s’engageront cette nuit… jusqu’à la ceinture, pourrait-on dire. Mais, à droite de ce marais, il y a, tout le long du canal, un chemin de halage par lequel nous pourrons, nous, arriver à la rescousse. Ce chemin, balayé par les deux artilleries, est libre en grande partie. Cependant, cinq cent mètres avant la maison du passeur, il y a un vieux phare qui était occupé jusqu’ici par les Allemands et que nous avons démoli tantôt à coups de canon. L’ont-ils évacué tout à fait ? Risquons-nous de nous heurter à un poste avancé ? Voilà ce qu’il serait bon de savoir. J’ai songé à vous, Delroze.

— Je vous remercie, mon colonel.

— La mission n’est pas dangereuse, mais elle est délicate et doit aboutir à une certitude. Partez cette nuit. Si le vieux phare est occupé, revenez. Sinon, faites-vous rejoindre par une douzaine d’hommes solides que vous dissimulerez soigneusement jusqu’à notre approche. Ce sera un excellent point d’appui.

— Bien, mon colonel.

Paul prit aussitôt ses dispositions, réunit le petit groupe des Parisiens et des engagés qui, avec le réserviste et le Belge Laschen formaient sa cohorte habituelle, les prévint qu’il aurait sans doute besoin d’eux dans le courant de la nuit, et, le soir, à neuf heures, il s’en allait en compagnie de Bernard d’Andeville.

Le feu des projecteurs ennemis les retint longtemps au bord du canal, derrière un énorme tronc de saule déraciné. Puis d’impénétrables ténèbres s’accumulèrent autour d’eux, à tel point qu’ils ne discernaient même pas la ligne de l’eau.

Ils rampaient plutôt qu’ils ne marchaient, par crainte des clartés inattendues. Un peu de brise passait sur les champs de boue et sur les marécages où frémissait une plainte de roseaux.

— C’est lugubre, murmura Bernard.

— Tais-toi.

— À ta guise, sous-lieutenant.

Des canons tonnaient de temps à autre sans raison, comme des chiens qui aboient pour faire du bruit dans le grand silence inquiétant, et aussitôt d’autres canons aboyaient rageusement, comme pour faire du bruit à leur tour et montrer qu’ils ne dormaient point.

Et, de nouveau, l’apaisement. Rien ne bougeait plus dans l’espace. Il semblait que les herbes des marécages devenaient immobiles. Pourtant Bernard et Paul pressentaient la progression lente des volontaires d’Afrique partis en même temps qu’eux, leurs longues haltes au milieu des eaux glacées, leurs efforts tenaces.

— De plus en plus lugubre, gémit Bernard.

— Ce que tu es impressionnable, ce soir ! observa Paul.

— C’est l’Yser. Yser, misère, disent les Boches.

Ils se couchèrent vivement. L’ennemi balayait le chemin avec des réflecteurs et sondait aussi les marais. Ils eurent encore deux alertes, et enfin atteignirent sans encombre les abords du vieux phare.

Il était onze heures et demie. Avec d’infinies précautions ils se glissèrent parmi des blocs démolis et purent bientôt se rendre compte que le poste était abandonné. Cependant, sous les marches écroulées de l’escalier, ils découvrirent une trappe ouverte et une échelle qui s’enfonçait dans une cave où brillaient des lueurs de sabres et de casques. Mais Bernard, qui d’en haut, fouillait l’ombre avec une lampe électrique, déclara :

— Rien à craindre, ce sont des morts. Les Boches les auront jetés là, après la canonnade de tantôt.

— Oui, dit Paul. Aussi faut-il prévoir le cas où ils viendraient les rechercher. Monte la garde du côté de l’Yser, Bernard.

— Et si l’un de ces bougres-là vit encore ?

— Je vais descendre.

— Retourne leurs poches, dit Bernard en s’en allant, et rapporte-nous leurs carnets de route. Ça me passionne. Il n’est pas de meilleur document sur l’état de leur âme… ou plutôt de leur estomac.

Paul descendit. La cave était de proportions assez vastes. Une demi-douzaine de corps en jonchaient le sol, tous inertes et déjà glacés. Distraitement, sur le conseil de Bernard, il retourna les poches et visita les carnets. Rien d’intéressant ne retint son attention. Mais, dans la vareuse du sixième soldat qu’il examina, un petit maigre, frappé en pleine figure, il trouva un portefeuille au nom de Rosenthal, qui contenait des billets de banque français et belges et un paquet de lettres timbrées d’Espagne, de Hollande et de Suisse. Les lettres, toutes écrites en allemand, avaient été adressées à un agent d’Allemagne résidant en France, dont le nom ne paraissait pas, et transmises par lui au soldat Rosenthal sur lequel Paul les découvrait. Ce soldat devait les communiquer, ainsi qu’une photographie, à une troisième personne désignée sous le nom d’Excellence.

« Service d’espionnage, se dit Paul en les parcourant… Renseignements confidentiels… Statistiques… Quelle race de coquins ! »

Mais, ayant ouvert de nouveau le portefeuille, il en sortit une enveloppe qu’il déchira. Dans cette enveloppe il y avait une photographie, et la surprise de Paul fut si grande en regardant cette photographie qu’il poussa un cri.

Elle représentait la femme dont il avait vu le portrait dans la chambre close d’Ornequin, la même femme, avec son même fichu de dentelle arrangé de façon identique, et avec cette même expression dont le sourire ne masquait pas la dureté. Et, cette femme, n’était-ce pas la comtesse Hermine d’Andeville, la mère d’Élisabeth et de Bernard ?

L’épreuve portait la marque de Berlin. L’ayant retournée, Paul aperçut une chose qui augmenta sa stupeur. Quelques mots y étaient inscrits :

À Stéphane d’Andeville, 1902.

Stéphane, c’était le prénom du comte d’Andeville !

Ainsi donc la photographie avait été envoyée de Berlin au père d’Élisabeth et de Bernard en 1902, c’est-à-dire quatre ans après la mort de la comtesse Hermine. De telle sorte qu’on se trouvait en face de deux solutions : ou bien la photographie, prise avant la mort de la comtesse Hermine, portait la date de l’année où le comte l’avait reçue, ou bien la comtesse Hermine vivait encore…

Et, malgré lui, Paul songeait au major Hermann, dont cette image, pareillement au portrait de la chambre close, évoquait le souvenir en son esprit troublé. Hermann ! Hermine ! Et voilà maintenant que l’image d’Hermine il la découvrait sur le cadavre d’un espion allemand, aux bords de cet Yser où devait rôder le chef d’espionnage qu’était certainement le major Hermann !

— Paul ! Paul !

C’était son beau-frère qui l’appelait, Paul se redressa vivement, cacha la photographie, bien résolu à n’en point parler, et monta jusqu’à la trappe.

— Eh bien, Bernard, qu’y a-t-il ?

— Une petite troupe de Boches… J’ai cru d’abord qu’il s’agissait d’une patrouille, qu’on relevait les postes, et qu’ils resteraient de l’autre côté. Mais non. Ils ont détaché deux barques et ils franchissent le canal.

— En effet, je les entends.

— Si on tirait dessus ? proposa Bernard.

— Non, ce serait donner l’alarme. Il est préférable de les observer. C’est d’ailleurs notre mission.

Mais, à ce moment, il y eut un léger coup de sifflet qui provenait du chemin de halage, que Bernard et Paul avaient suivi. On répondit, de la barque, par un coup de sifflet de même nature. Deux autres signaux furent échangés à intervalles réguliers.

Une horloge d’église sonna minuit.

— Un rendez-vous, supposa Paul. Cela devient intéressant. Viens. J’ai remarqué, en bas, un endroit où je pense qu’on peut se mettre à l’abri de toute surprise.

C’était une arrière-cave, séparée de la première par un bloc de maçonnerie dans lequel il y avait une brèche qu’il leur fut aisé de franchir. Rapidement ils remplirent cette brèche avec des pierres tombées de la voûte et des murs.

Ils avaient à peine fini qu’un bruit de pas retentit au-dessus d’eux et que des mots allemands leur parvinrent. La troupe ennemie devait être assez nombreuse. Bernard engagea l’extrémité de son fusil dans une des meurtrières que formait leur barricade.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Paul.

— Et s’ils viennent ? Je m’apprête. Nous pouvons soutenir un siège en règle.

— Pas de bêtises, Bernard. Écoutons. Peut-être pourrons-nous surprendre quelques mots.

— Toi, peut-être, Paul, mais moi qui ne comprends pas une syllabe d’allemand…

Une lueur violente inonda la cave. Un soldat descendit et accrocha une grosse lampe électrique à un clou du mur. Une douzaine d’hommes le rejoignirent et les deux beaux-frères furent aussitôt renseignés. Ces hommes étaient venus pour enlever les morts.

Ce ne fut pas long. Au bout de quinze minutes, il ne restait plus dans la cave qu’un cadavre, celui de l’agent Rosenthal.

En haut, une voix impérieuse commanda :

— Restez-là, vous autres, et attendez-nous. Et toi, Karl, descends le premier.

Quelqu’un apparut sur les échelons supérieurs. Paul et Bernard furent stupéfaits d’apercevoir un pantalon rouge, puis une capote bleue, enfin l’uniforme complet d’un soldat français.

L’individu sauta à terre et cria :

— J’y suis. Excellence. À votre tour.

Ils virent alors le Belge Laschen, ou plutôt le soi-disant Belge qui se faisait appeler Laschen et qui comptait dans la section de Paul. Maintenant ils savaient d’où venaient les trois coups de fusil tirés sur eux. Le traître était là. Sous la lumière, ils distinguaient nettement son visage, le visage d’un homme de quarante ans, aux traits lourds et chargés de graisse, aux yeux bordés de rouge.

Il saisit les montants de l’échelle de façon à bien la caler. Un officier descendit prudemment, enveloppé dans un large manteau gris au col relevé.

Ils reconnurent le major Hermann.