L’Éclaireur/27
XXVII.
Une Chasse dans la Prairie (Suite).
Dans le Nouveau-Monde, lorsqu’on se trouve voyager dans les régions indiennes et qu’on tient à ne pas être dépisté par les Peaux-Rouges, il faut avoir soin de se diriger vers l’est si l’on a affaire dans l’ouest, et vice versa ; en un mot, imiter la manœuvre du navire qui, surpris par un vent contraire, est obligé de louvoyer et de tirer des bordées qui le rapprochent insensiblement du point qu’il désire atteindre.
Bon-Affût était trop au fait de l’intelligence et de la finesse des indiens pour ne pas agir de la même façon. Bien que la présence de l’Aigle-Volant fût, jusqu’à un certain point, une garantie de sécurité pour Bon-Affût, cependant, ignorant avec quel parti indien le hasard le mettrait en contact, il résolut de faire en sorte, si toutefois cela était possible, de n’être découvert par aucun.
Fenimore Cooper, l’immortel historien des Indiens de l’Amérique du Nord, nous a initiés, dans ses excellents ouvrages, aux ruses employées par les Turscaroras, les Moéganes et les Hurons, lorsqu’ils veulent déjouer les recherches de leurs ennemis ; mais, n’en déplaise aux nombreux admirateurs de la sagacité du jeune Uncas, magnifique type de la nation Delaware, dont il ne fut cependant pas le dernier héros, puisque, bien que fort diminuée, elle existe encore, les Indiens des États-Unis ne sont que des enfants, comparées aux Comanches, aux Apaches, aux Pawnees et autres nations des grandes Prairies de l’ouest du territoire mexicain, qui, au reste, peuvent à juste titre, passer pour leurs maîtres sous tous les rapports.
La raison en est toute simple et des plus faciles à comprendre.
Les tribus du nord n’ont jamais réellement existé à l’état de puissances politiques ; chacune d’elles se gouverne séparément et en quelque sorte selon sa fantaisie ; les Indiens dont elles sont formées s’allient rarement avec leurs voisins, et ont, de temps immémorial, constamment vécu de la vie nomade. Aussi n’ont-ils jamais possédé que les instincts très-développés, il est vrai, des hommes qui sans cesse habitent les bois, c’est-à-dire une agilité merveilleuse, une grande grande finesse d’ouïe et une longueur de vue miraculeuse, qualités que, pour le dire en passant, on retrouve au même degré chez les Arabes et, en général, chez tous les peuples errants, quel que soit le coin de terre qui les abrite.
Pour ce qui est de leur sagacité et de leur adresse, les bêtes fauves les leur ont enseignées, ils n’ont eu que la peine de les imiter.
Les Indiens du Mexique joignent aux avantages que nous avons signalés les reste d’une civilisation avancée, civilisation qui, depuis la conquête, s’est réfugiée dans des repaires inabordables, mais qui n’en existe pas moins de fait.
Les familles ou tribus se considèrent entre elles comme les parties d’un même tout : la nation.
Or la nation américaine, continuellement en lutte avec les Espagnols d’un côté et les Américains du Nord de l’autre, a senti le besoin de doubler ses forces pour triompher des deux formidables ennemis qui la harcèlent sans relâche, et peu à peu ses enfants ont modifié dans leurs mœurs ce qui leur était nuisible, pour s’approprier celles de leurs oppresseurs et les combattre par leurs propres armes ; ils ont poussé si loin cette tactique, qui, du reste, les a jusqu’à ce jour sauvés non-seulement du joug, mais encore d’une totale extermination, qu’ils sont passés maîtres en fourberies et en ruses ; leurs idées se sont agrandies, leur intelligence s’est développée, et ils sont parvenus à surpasser leur ennemis en astuce et en diplomatie, si nous pouvons nous servir de cette expression. Et cela est si vrai que, depuis trois cents ans, ceux-ci non-seulement n’ont pas réussi à les dompter, mais même à se soustraire à leurs invasions périodiques, ces invasions que les Comanches nomment superbement la lune du Mexique, et pendant le cours desquelles ils ruinent impunément tout ce qui se rencontre sur leur passage.
Peut-on véritablement considérer comme des sauvages ces hommes qui, refoulés jadis par la terreur des armes à feu et la vue des chevaux, ces animaux dont ils ignoraient l’existence, contraints de se cacher au sein de montagnes inaccessibles, ont cependant défendu leur terrain pied à pied, et, dans certaines régions, sont arrivés à reconquérir une portion de leur ancien territoire ?
Mieux que personne, nous savons qu’il existe des sauvages en Amérique, sauvages dans toute l’acception du mot ; mais ceux-là on en a eu bon marché, chaque jour ils disparaissent du sol, car ils n’ont ni l’intelligence nécessaire pour comprendre ni l’énergie pour se défendre. Ce sont ces sauvages dont nous parlons qui, avant d’être soumis aux Espagnols ou aux Anglo-Américains, l’étaient aux Mexicains, aux Péruviens et aux Araucans du Chili, et cela à cause de leur organisation intellectuelle qui les élève à peine au-dessus de la brute.
Il ne faut pas confondre ces peuplades d’ilotes qui ne sont que des exceptions dans l’espèce, avec les grandes nations indomptées dont nous essayons ici de décrire les mœurs, mœurs qui se modifient sans cesse ; car, malgré les efforts qu’elles font pour se soustraire à son influence, la civilisation européenne qu’elles méprisent plutôt encore par haine héréditaire de leurs conquérants et de la race blanche en général que pour tout autre motif, les cerne, les accable et les envahit de toutes parts.
Peut-être avant cent ans les Indiens émancipés qui sourient de pitié à la vue des luttes mesquines que se livrent entre elles les républiques, fantômes qui les entourent, et le colosse pygmée des États-Unis qui les menace, reprendront leur rang dans le monde et porteront haut la tête ; et ce sera justice, car ce sont d’héroïques natures richement douées, capables, bien dirigées, d’entreprendre et de mener à fin de grandes choses.
Au Mexique même, depuis l’époque où à la male heure ce pays a proclamé sa soi-disant indépendance, tous les hommes éminents qui ont surgi soit dans les arts, soit dans la diplomatie, soit dans la guerre, appartiennent à la race indienne pure. À l’appui de ce dire, nous citerons un seul fait d’une immense signification : la meilleure histoire de l’Amérique du Sud qui ait été publiée en espagnol jusqu’à ce jour a été écrite par un Inca : Garcilasso de la Véga ! Cela n’est-il pas concluant ; n’est-il pas temps de faire justice de toutes ces théories systématiquement absurdes qui s’obstinent à représenter la race rouge comme une race bâtarde, incapable d’amélioration et fatalement appelée à disparaître !
Terminant ici cette digression beaucoup trop longue, mais qui était indispensable pour l’intelligence des faits qui vont suivre, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu.
Après trois heures d’une marche fatigante et difficile dans les hautes herbes, les aventuriers atteignirent les premiers contre-forts qu’ils voulaient franchir.
Vers le milieu de la nuit, Bon-Affût, après avoir accorde deux heures de repos à ses compagnons, se remit en marche.
Au lever du soleil, ils arrivèrent à une espèce de cañon ou gorge étroite formée par deux murailles de rochers perpendiculaires, ils furent contraints de marcher pendant quatre heures dans le lit d’un torrent à demi desséché, où les pas ne laissaient heureusement aucune empreinte visible.
Pendant plusieurs jours leur voyage à travers des montagnes abruptes et désolées s’effectua avec de grande fatigues, mais sans offrir d’incident digne d’être rapporté ; enfin ils se trouvèrent de nouveau dans la région des tierras calientes ; la verdure avait reparu, la chaleur se faisait sentir ; aussi les aventuriers, qui venaient de souffrir beaucoup du froid dans les hautes régions de la Serranía, éprouvèrent-ils une sensation de bien-être indicible en aspirant les émanations de cette atmosphère douce et embaumée, en contemplant ce ciel bleu et l’éblouissant soleil qui remplaçaient le ciel gris et blafard et l’étroit horizon chargé de brume et de givre des montagnes qu’ils laissaient derrière eux.
Vers la fin du quatrième jour, après avoir quitté les montagnes, Bon-Affût poussa un cri de satisfaction en apercevant surgir dans les lointains bleuâtres de la Prairie les premiers plans d’une immense forêt vierge vers laquelle il avait dirigé sa marche.
— Courage ! mes amis, dit-il, nous rencontrerons bientôt l’ombre et la fraîcheur qui nous manquent ici.
Les aventuriers, sans répondre, allongèrent le pas en hommes qui appréciaient parfaitement la valeur de la promesse qui leur était faite.
La nuit était complète lorsqu’ils atteignirent, non pas la forêt, mais les bords d’une rivière assez large dont les hautes herbes leur avaient dérobé le voisinage, bien que depuis quelque instants ils entendissent le murmure continu de l’eau sur les cailloux de la rive. Bon-Affût résolut d’attendre au lendemain pour chercher un gué.
On campa ; mais, par prudence, le feu ne fut pas allumé, les aventuriers se roulèrent dans leurs zarapés après avoir pris un maigre repas, et ne tardèrent pas à s’endormir.
Seul, Bon-Affût veillait.
Cependant la lune descendait à l’horizon, les étoiles commençaient à blanchir et à s’éteindre dans les profondeurs du ciel ; le chasseur, dont la fatigue fermait malgré lui les yeux, allait s’abandonner au sommeil, lorsque tout à coup un bruit étrange, inattendu, le fit tressaillir. Il se redressa comme frappé par une commotion électrique, et prêta l’oreille. Un léger frémissement agitait les roseaux qui bordaient la rivière, dont l’eau calme et immobile semblait un long ruban d’argent. Il n’y avait pas un souffle de vent dans l’air.
Le chasseur posa la main sur l’épaule de l’Aigle-Volant ; celui-ci ouvrit les yeux et le regarda.
— Les Indiens ! murmura le Canadien à l’oreille du chef.
Puis, rampant sur les mains et sur les genoux, il se glissa sur la berge et se mit à l’eau.
Alors il regarda autour de lui.
La lune répandait une clarté suffisante pour laisser distinguer le paysage à une assez grande distance.
Le chasseur, malgré l’attention avec laquelle il inspectait les environs, ne vit rien. Tout était calme. Il attendit, le regard fixe et l’oreille au guet.
Une demi heure s’écoula, sans que le bruit qui l’avait éveillé se renouvelât, il avait beau écouter, aucun son ne venait troubler le silence de la nuit.
Cependant Bon-Affût était certain de ne pas s’être trompé. Dans le désert, tous les bruits ont une cause, une raison d’être ; les chasseurs les connaissent et savent fort bien les distinguer entre eux, sans jamais se tromper.
Cependant le chasseur était plongé dans l’eau jusqu’à la ceinture : en Amérique, si la chaleur du jour est étouffante, en revanche les nuits sont excessivement fraîches ; Bon-Affût sentait un froid glacial l’envahir de toutes parts. De guerre lasse et croyant s’être trompé, il se disposait enfin à abandonner la place et à remonter sur la rive, lorsque, au moment où il se décidait à exécuter ce mouvement, un corps dur vint frapper sa poitrine.
Il baissa les yeux et étendit instinctivement les mains en avant. Il étouffa un cri de surprise : ce qui l’avait touché, c’était le flanc d’une pirogue qui glissait sans bruit à travers les roseaux qu’elle écartait sur son passage.
Cette pirogue, de même que toutes les embarcations indiennes de ces parages, était construite en écorce de bouleau, détachée de l’arbre au moyen de l’eau chaude.
Bon-Affût examina cette mystérieuse pirogue, qui semblait s’avancer sans le secours d’aucun être humain, plutôt se laissant dériver au gré du courant que filant en ligne directe. Cependant une chose étonnait le Canadien, c’est que cette pirogue filait droit sans aucune oscillation. Évidemment un être invisible, un Indien probablement, la dirigeait ; cela ne faisait pas un doute. Mais où se tenait cet homme ? Était-il seul ? C’est ce qu’il était impossible de deviner.
L’anxiété du Canadien était extrême : il n’osait faire le moindre geste dans la crainte de révéler imprudemment sa présence ; cependant la pirogue filait toujours. Résolu à savoir enfin à quoi s’en tenir, Bon-Affût tira doucement son couteau de sa ceinture, et retenant sa respiration, il s’accroupit dans la rivière, en ne laissant que le haut de son visage à la surface de l’eau.
Ce qu’il avait espéré arriva : au bout d’un instant, il vit briller dans l’ombre, comme deux charbons ardents, les yeux d’un Indien qui nageait derrière la pirogue et la poussait avec le bras. Le Peau-Rouge tenait sa tête au niveau de l’eau en jetant autour de lui des regards investigateurs.
Le Canadien reconnut un Apache. Soudain les yeux de cet homme se fixèrent sur le chasseur ; celui-ci jugea qu’il fallait en finir : s’élançant avec la souplesse et la rapidité d’un jaguar, il saisit son ennemi à la gorge ; sans lui donner le temps de pousser un cri d’alarme, il lui plongea son couteau dans le cœur.
Le visage de l’Apache devint noir, ses yeux s’ouvrirent démesurément, il battit un instant l’eau avec ses jambes et ses bras ; mais bientôt ses membres se roidirent, une convulsion suprême agita tout tous son corps, il disparut emporté par le courant et laissant derrière lui un léger sillon rougeâtre.
Il était mort.
Le Canadien, sans perdre un instant, enjamba la pirogue, et s’accrochant aux roseaux, il regarda du côté où il avait laissé ses compagnons. Ceux-ci, réveillés par l’Aigle-Volant, s’étaient approchés avec précaution, emportant avec eux le rifle abandonné sur le rivage par le chasseur.
Aussitôt qu’ils furent réunis, ils dégagèrent la pirogue des roseaux qui lui barraient te passage, et d’après le conseil de Bon-Affût, après s’être embarqués, avoir mis l’embarcation en pleine eau et lui avoir fait prendre le courant, ils s’étendirent au fond.
Depuis quelques temps déjà ils dérivaient ainsi doucement, se croyant à l’abri des ennemis invisibles qu’ils soupçonnaient cachés autour d’eux, lorsque soudain une clameur terrible éclata comme un coup de tonnerre et vibra dans l’espace.
Le corps de l’Apache tué par Bon-Affût avait, pendant quelques minutes suivi le fil de l’eau, puis il s’était arrêté dans des herbes et des bois morts, juste en face d’un campement indien auprès duquel les aventuriers étaient passés quelques heures auparavant sans le soupçonner.
À la vue du cadavre de leur frère, les Peaux-Rouges avaient poussé le formidable rugissement de douleur dont nous avons parlé, et s’étaient précipités en tumulte vers le rivage en se désignant du doigt la pirogue.
Bon-Affût, se voyant découvert, saisit les pagaies, et aidé par l’Aigle-Volant et Domingo, en quelques instants il se mit hors d’atteinte.
Les Apaches déconcertés, furieux de cette fuite, et ne sachant à qui ils avaient affaire, gesticulèrent en accablant leurs ennemis inconnus de toutes les insultes que la langue indienne put leur fournir, les traitant de lapins, de canards, de chiens, de hiboux et autres épithètes empruntées à la nomenclature des animaux qu’ils haïssent ou méprisent.
Le chasseur et ses compagnons s’inquiétaient peu de ces injures impuissantes : ils continuaient à pagayer vigoureusement, ce qui rétablissait dans leurs membres la circulation du sang.
Cependant les Indiens changèrent de tactique : plusieurs longues flèches barbelées furent lancées sur la pirogue, quelques coups de fusil même furent tirés ; mais la distance était trop grande, l’eau seule fut fouettée par les balles.
La nuit se passa ainsi.
Les aventuriers pagayaient avec ardeur, car ils avaient reconnu que la rivière, à l’aide de ses nombreux détours, se rapprochait sensiblement de la forêt qu’ils avaient tant d’intérêt à atteindre. Cependant, croyant ne plus avoir rien à redouter de leurs ennemis, ils abandonnèrent pendant quelques instants les pagaies afin de se délasser et prendre un peu de nourriture.
Le jour était venu sur ces entrefaites, un magnifique paysage se déroula aux yeux éblouis des aventuriers.
— Oh ! s’écria l’Aigle-Volant avec une expression de surprise.
— Qu’y a-t-il ? dit aussitôt Bon-Affût qui comprit que le chef avait aperçu quelque chose d’extraordinaire.
— Voyez ! reprit emphatiquement le comanche en tendant le bras dans la direction qu’ils avaient parcourue pendant la nuit.
— Vertudieu ! s’écria le Canadien, deux pirogues à notre poursuite ! Oh ! oh ! il va falloir en découdre.
— Cuerpo del Christo ! fit à son tour Domingo avec un soubresaut qui faillit faire chavirer la frêle embarcation.
— Quoi encore ?
— Regardez !
— Mille diables ! exclama le chasseur, nous sommes cernés.
En effets, deux pirogues s’avançaient rapidement à l’arrière des aventuriers, tandis que deux autres, parties de deux points opposés de la berge, venaient sur leur avant dans l’intention évidente de leur barrer le passage et leur couper la retraite.
— Voto a Dios ! voilà des Peaux-Rouges qui veulent nous faire danser un singulier jaleo ! murmura Domingo. Qu’en dites-vous, vieux chasseur ?
— Bon, bon, fit gaiement Bon-Affût, nous leur payerons la musique. Attention, compagnons, et redoublons d’énergie.
Sur un signe de lui, les hommes saisirent tous des pagaies et imprimèrent un tel élan à leur pirogue, qu’elle sembla voler sur l’eau.
La situation se faisait critique pour les blancs.
Bon-Affût, debout, appuyé sur son rifle, calculait froidement les chances pour et contre de cette rencontre inévitable. Ce n’étaient pas les embarcations qui lui donnaient la chasse qu’il redoutait, elles étaient à une trop grande distance en arrière pour espérer l’atteindre ; toute son attention se portait sur celles qui venaient à l’avant et entre lesquelles il fallait absolument passer. Chaque coup de pagaie diminuait la distance qui séparait les blancs des Peaux-Rouges.
Les pirogues ennemies, autant qu’on pouvait en juger de loin, semblaient surchargées de monde et n’avancer qu’avec une certaine difficulté. Bon-Affût avait jugé la position d’un coup d’œil infaillible ; il prit une de ces résolutions hardies auxquelles il devait la grande réputation dont il jouissait, résolution qui, seule, dans ce moment critique, pouvait le sauver, lui et les siens.