Amyot (p. 167-177).
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XVII.

Don Mariano.


Nous retournerons à présent auprès de don Stefano Cohecho, que nous avons laissé évanoui entre Ruperto et don Mariano.

La double exclamation poussée par le chasseur et le voyageur mexicain, en reconnaissant l’homme qu’ils avaient relevé sur les bords de la rivière, avait plongé les assistants dans une stupéfaction profonde.

Bermudez reprit le premier son sang-froid, et, s’approchant de son maître :

— Venez, don Mariano, lui dit-il, ne restez pas ici, peut-être serait-il bon qu’en ouvrant les yeux votre frère ne vous vît pas.

Don Mariano fixait un regard ardent sur le blessé.

— Comment se fait-il que je le retrouve là ? dit-il, comme se parlant à soi-même ; que fait-il dans ces régions sauvages ? Il me mentait donc en m’écrivant que d’importantes affaires l’appelaient au États-Unis et qu’il partait pour la Nouvelle-Orléans ?

— Le senor don Estevan, votre frère, répondit gravement Bermudez, est un de ces hommes aux allures ténébreuses, dont il est impossible de connaître les pensées et de deviner les actes ; voyez, ce chasseur lui donne un nom qui ne lui appartient pas : dans quel but se cache-t-il ainsi ? Croyez-moi, don Mariano, il y a là-dessous un mystère que nous éclaircirons avec la grâce de Dieu ; mais soyons prudents, ne révélons pas notre présence à don Estevan : il sera toujours temps de le faire, si nous reconnaissons que nous nous sommes trompés.

— C’est vrai, Bermudez, votre avis est bon, je veux le suivre ; seulement avant de m’éloigner, laissez-moi m’assurer de l’état où il se trouve : cet homme est mon frère, et, quelques grands que soient ses torts envers moi, je ne voudrais pas le voir mourir sans secours.

— Peut-être cela vaudrait-il mieux, murmura Bermudez.

Don Mariano lui jeta un regard mécontent et se pencha sur le blessé.

Celui-ci était toujours évanoui. L’Églantine lui prodiguait ces soins délicats et intelligents dont les femmes de toutes les couleurs et de toutes les nations ont le secret, sans cependant parvenir à le rappeler à la vie.

— Croyez-moi, seigneurie, insista Bermudez, éloignez-vous.

Don Mariano jeta un dernier regard sur son frère et sembla hésiter un instant ; puis, se détournant avec effort.

— Allons ! dit-il.

Le visage du vieux domestique rayonna.

— Je vous recommande cet homme, fit encore don Mariano en s’adressant à Ruperto ; ayez pour lui tous les soins que réclame son état et que l’humanité exige.

Le chasseur s’inclina sans répondre. Le gentilhomme mexicain fit quelques pas pour se rapprocher de son cheval, qui, avec ceux de ses compagnons, était attaché à un jeune ébénier. Ce n’était qu’à regret que don Mariano s’éloignait ; une voix secrète semblait l’avertir d’attendre.

Au moment où il mettait le pied à l’étrier, une main se posa sur son épaule ; il se retourna.

Un homme était devant lui ; cet homme était l’Aigle-Volant.

Le chef avait laissé les blancs s’occuper du soin de transporter les blessés ; avec cet instinct particulier à sa race, il avait visité, lui, avec le plus grand soin le lieu de l’embuscade et tous les endroits où les hasards de la lutte avaient conduit les combattants. Son but, en agissant ainsi, avait été de découvrir quelque trace, quelque indice qui, le cas échéant, seraient utiles à ceux qui auraient intérêt à approfondir les causes du guet-apens tendu à don Miguel. Le hasard l’avait servi à souhait en lui fournissant une preuve dont le prix devait être immense, et que, sans nul doute, don Stefano aurait rachetée avec le plus clair de son sang, afin de l’anéantir ; malheureusement cette preuve, tout intéressante qu’elle fut, était lettre close pour l’Indien, et dans ses mains n’avait aucune valeur.

L’Aigle-Volant songea aussitôt à don Mariano, qui pourrait probablement lui expliquer l’importance de la trouvaille mystérieuse qu’il avait faite ; après l’avoir tournée et retournée plusieurs fois, il la cacha définitivement dans son sein, et, avec la décision caractéristique de sa race, il s’était élancé d’un pas rapide vers le campement où il était certain de rencontrer le Mexicain.

— Mon père va partir ? demanda le Peau-Rouge.

— Oui, répondit don Mariano ; mais je suis heureux de vous voir avant mon départ, chef, afin de vous remercier de votre cordiale hospitalité.

L’Indien s’inclina.

— Mon père sait déchiffrer les colliers des visages pâles, n’est-ce pas ? continua-t-il ; les blancs ont beaucoup de science, mon père doit être un chef dans sa nation.

Don Mariano regarda le Comanche avec surprise.

— Que voulez-vous dire ? lui demanda-t-il.

— Nos pères indiens nous ont appris à transmettre, sur des peaux d’animaux préparées à cet effet, les événements intéressants qui se sont passés parmi nous dans nos tribus aux anciens âges du monde ; les visages pâles savent tout : ils ont la grande médecine, eux aussi ont des colliers.

— Certes nous avons des livres sur lesquels, au moyen de signes convenus, on retrace l’histoire des nations et jusqu’aux pensées des hommes.

Le chef fit un geste de joie.

— Bon, dit-il, mon père doit connaître ces signes, car sa tête est grise.

— Je les connais en effet ; cette science bien simple que je possède pourrait-elle donc vous être de quelque utilité ?

L’Aigle-Volant secoua négativement la tête.

— Non, dit-il, pas à moi, mais peut-être à d’autres.

— Je ne vous comprends pas, chef ; soyez donc assez bon pour vous expliquer plus clairement, je désire m’éloigner avant que l’homme qui est là reprenne connaissance.

L’Indien jeta un regard de côté sur le blessé.

— Il n’ouvrira pas les yeux avant une heure, dit-il, l’Aigle-Volant peut causer avec son père.

Malgré lui don Mariano se sentait intéressé à connaître ce que l’Indien désirait lui dire, il se résolut à attendre et lui fit signe de parler.

Le chef reprit d’une voix grave :

— Que mon père écoute, dit-il ; l’Aigle-Volant n’est pas une vieille femme bavarde, c’est un chef renommé ; les paroles que souffle sa poitrine sont toutes inspirées par le Wacondah ; l’Aigle-Volant aime les visages pales parce que ceux-ci ont été bons pour lui et lui ont, dans plusieurs circonstances, rendus de grands services. Après le combat, le chef a parcouru le champ de bataille, près de l’endroit où est tombé l’homme que mon père a amené ici ; l’Aigle-Volant a trouvé un sac de médecine renfermant plusieurs colliers, l’Indien les a regardés dans tous les sens, mais il n’a pu les comprendre parce que le Wacondah a étendu sur ses yeux l’épais bandeau qui empêche les Peaux-Rouges d’égaler les blancs ; cependant le chef, soupçonnant que, peut-être, ce sac mystérieux, inutile pour lui, pourrait être important pour mon père ou quelques-uns de ses amis, l’a serré précieusement dans sa poitrine et il est accouru en toute hâte afin de le remettre à mon père. Le voilà, ajouta-t-il en sortant un portefeuille de son sein et le présentant à don Mariano ; que mon père le prenne, peut-être parviendra-t-il à connaître ce qu’il renferme.

Bien que l’action du Peau-Rouge fût toute naturelle de sa part, que ce portefeuille et ce qu’il contenait devait probablement être fort indifférent au gentilhomme, ce ne fut cependant qu’avec un secret serrement de cœur qu’il le prit des mains du chef.

L’Indien croisa les bras sur sa poitrine et attendit, fort satisfait de ce qu’il venait de faire.

Don Mariano examina d’un air distrait le portefeuille qu’il tenait à la main. Ce portefeuille était en chagrin noir assez ordinaire, sans enjolivements ni dorures ; on reconnaissait que c’était plus un meuble d’utilité que de luxe ; il était bourré de papiers et fermé au moyen d’une petite serrure en argent. L’examen, commencé d’abord, ainsi que nous l’avons dit, d’un air distrait, prit soudain une grande importance pour don Mariano, ses yeux étaient tombés sur ces mots à demi effacés, gravés en lettres d’or sur un des côtés du portefeuille :

« Don Estevan de Real del Monte. »

À la vue de ces mots qui lui révélaient le nom du propriétaire de l’objet qu’il tenait, il fit un geste de surprise en lançant un regard profond à son frère toujours étendu sans connaissance, et, par un mouvement indépendant de sa volonté, sa main se crispa avec force. Cette pression rompit l’attache qui fermait le portefeuille ; il s’ouvrit, et plusieurs papiers s’en échappèrent.

Bermudez se baissa vivement, les ramassa et les remit à son maître. Celui-ci fit machinalement le geste de les replacer dans le portefeuille. Bermudez l’arrêta résolument

— C’est Dieu qui vous donne les moyens de connaître enfin la vérité, dit-il ; ne négligez pas l’occasion qu’il vous offre, sans cela vous pourriez plus tard vous en repentir.

— Violer les secrets de mon frère, murmura don Mariano avec un mouvement de répulsion,

— Non, répartit sèchement Bermudez, mais savoir comment il est devenu le maître des vôtres ; seigneurie, souvenez-vous de la cause de notre voyage.

— Mais si je me trompais… s’il n’était pas coupable ?

— Tant mieux ! de cette façon vous en acquerrez les preuves.

— Ce que tu me pousses à faire là est mal, je n’ai pas le droit d’agir ainsi.

— Eh bien, moi qui ne suis qu’un misérable criado dont les actions n’ont aucune portée sérieuse, dans votre intérêt, je le prends, ce droit, seigneurie.

Et, par un geste rapide comme la pensée, il s’empara du portefeuille.

— Malheureux ! s’écria don Mariano, arrête ! que vas-tu faire ?

— Sauver, peut-être, celle que vous chérissez, puisque vous n’osez pas le faire vous-même.

— Que mon père laisse son esclave, dit l’Indien, en s’interposant, le Wacondah l’inspire.

Don Mariano n’eut pas le courage de résister plus longtemps, d’autant plus que, malgré lui, un sentiment inconnu dont il ne pouvait se rendre compte lui disait que c’était lui qui avait tort et que Bermudez faisait bien d’agir ainsi. Le métis avait, avec le plus grand sang-froid, ouvert les papiers sans paraître s’occuper de ce que son action avait de risqué au point de vue des convenances.

— Oh ! s’écria-t-il tout à coup, ne vous avais-je pas dit, seigneurie, que c’était Dieu qui vous mettait entre les mains les preuves que vous cherchiez vainement depuis si longtemps ; lisez ! lisez ! et s’il est possible, doutez encore du témoignage de vos yeux et refusez plus longtemps de croire à la perfidie de votre frère et à son odieuse trahison.

Don Mariano s’empara des papiers avec un geste fébrile et les parcourut rapidement des yeux. Après en avoir lu deux ou trois, il s’arrêta, leva les yeux au ciel, et laissa tomber sa tête dans ses mains avec l’expression de la plus grande douleur.

— Oh ! fit-il avec désespoir, mon frère ! mon frère !

— Courage ! lui dit doucement Bermudez.

— J’en aurai ! répondit-il, l’heure de la justice est arrivée.

Un changement étrange s’était subitement opéré en lui. Cet homme si craintif quelques minutes auparavant, dont l’hésitation était extrême, s’était métamorphosé ; il semblait avoir grandi, ses traits avaient pris une rigidité imposante, ses yeux lançaient des éclairs.

— Plus de craintes puériles, dit-il, plus de tergiversations. Il faut agir.

Se tournant alors vers l’Aigle-Volant :

— Cet homme est-il gravement blessé ? lui demanda-t-il.

L’Indien alla examiner avec soin don Stefano.

Pendant tout le temps qu’il fut éloigné, nul ne prononça une parole ; chacun comprenait que don Mariano avait enfin pris une résolution énergique et qu’il l’accomplirait, quelles qu’en dussent être plus tard les conséquences pour lui, sans remords et sans hésitation.

L’Aigle-Volant revint au bout de quelques minutes.

— Eh bien ? lui demanda le gentilhomme.

— Cet homme n’est pas réellement blessé, répondit l’Indien, il a reçu seulement une contusion sérieuse à la tête qui l’a plongé dans une espèce d’évanouissement léthargique, dont il ne sortira pas avant une heure.

— Fort bien ; et en se réveillant, dans quel état se trouvera-t-il ?

— Il sera très-faible, mais peu à peu cette faiblesse se dissipera, et demain il sera aussi bien portant qu’avant le coup qu’il a reçu.

Un sourire amer plissa les lèvres de don Mariano.

— Priez ce chasseur, votre ami, d’approcher, dit-il, j’ai à vous parler à tous deux ; un service à vous demander.

Le chef obéit.

— Me voici à vos ordres, seigneurie, dit Ruperto.

— Nous allons tenir conseil, reprit alors don Mariano ; n’est-ce pas la locution dont vous vous servez au désert lorsque vous avez à traiter d’affaires sérieuses ?

Le chasseur et l’Indien firent un geste affirmatif.

— Écoutez-moi avec attention, continua le gentilhomme d’une voix ferme et accentuée : l’homme qui est là est mon frère, cet homme doit mourir ; je ne veux pas le tuer, je veux le juger ; vous tous ici présents serez ses juges, moi je l’accuserai. Voulez-vous m’aider à accomplir, non pas un acte de vengeance, mais un acte de la plus rigoureuse justice ? Je vous le répète, je l’accuserai devant vous présents, et, pièces en main ; votre conscience sera éclairée ; cet homme pourra se défendre, liberté entière lui sera laissée pour cela devant vous, de plus vous serez libres de le condamner ou de l’absoudre, suivant que vous le trouverez innocent ou coupable. Vous m’avez entendu, réfléchissez, j’attends votre réponse.

Il y eut un silence suprême.

Après quelques minutes, Ruperto prit la parole.

— Dans le désert, où ne pénètre pas la justice humaine, dit-il, la loi de Dieu doit régner ; lorsque nous avons le droit de tuer les bétes féroces et malfaisantes, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de punir un scélérat ? J’accepte la mission dont vous me chargez, parce que, dans mon cœur, j’ai la persuasion qu’en agissant ainsi j’accomplis un devoir et que je suis utile à la société tout entière, dont je me fais le vengeur.

— Bien, répondit don Mariano, je vous remercie. Et, vous chef ?

— J’accepte, dit nettement le Comanche ; les traîtres doivent être punis, n’importe à quelle race ils appartiennent. L’Aigle-Volant est un chef, il a le droit de siéger au feu du conseil au premier rang des sachems et de condamner ou d’absoudre.

— À vous maintenant, reprit don Mariano en se tournant vers ses domestiques, répondez.

Bermudez fit un pas en avant, et saluant respectueusement don Mariano :

— Seigneurie, dit-il, nous connaissons cet homme : enfant, nous l’avons fait sauter et jouer sur nos genoux ; plus tard il a été notre maître ; nos cœurs ne seraient pas libres en sa présence ; nous ne pouvons le juger, nous ne devons pas le condamner, nous ne sommes bons qu’à exécuter le jugement, quel qu’il soit, qu’on porte contre lui si nous en recevons l’ordre ; d’anciens esclaves, libres par la bonté de leur maître, ne sont jamais égaux à lui.

— Ces sentiments sont ceux que j’attendais de vous ; je vous remercie de votre franchise, mes enfants. En effet, vous ne devez pas intervenir dans cette affaire ; Dieu, je l’espère, nous enverra deux hommes au cœur loyal et à la volonté ferme pour vous remplacer et remplir sans arrière-pensée les fonctions de juges.

— Dieu vous a entendu, caballero, dit une voix rude, nous voici, disposez de nous.

Les branches du taillis auprès duquel étaient réunis nos personnages s’écartèrent alors brusquement, et deux hommes parurent.

— Ils firent quelques pas en avant, appuyèrent à terre le canon de leur riffle, et attendirent.

— Qui êtes-vous ? demanda don Mariano.

— Chasseurs.

— Votre nom ?

— Bon-Affût.

— Et vous ?

— Balle-Franche. Depuis une demi-heure environ, nous sommes embusqués derrière ce taillis, nous avons entendu tout ce que vous avez dit, il est donc inutile de revenir sur l’exposé que vous avez fait, seulement il est un autre homme qui doit assister au jugement de cet individu.

— Un autre homme ? et qui donc ?

— Celui qu’il a traîtreusement attaqué, que vous avez sorti de ses mains et que nous avons sauvé, nous autres.

— Mais cet homme, qui sait où il se trouve maintenant ?

— Nous, dit Bon-Affût, nous qui l’avons quitté il y a une heure à peine pour nous mettre sur votre piste.

— Oh ! s’il en est ainsi, vous avez raison ; il faut que cet homme vienne.

— Malheureusement il est assez gravement blessé ; mais s’il ne peut venir, il se fera porter, et je ne sais pourquoi, mais il me semble que non-seulement sa présence est nécessaire parmi nous, mais encore qu’elle est indispensable pour l’éclaircissement de certains faits qu’il est de notre devoir de dévoiler.

— Que voulez-vous dire ?

— Patience, caballero, bientôt vous nous comprendrez ; le campement de cet homme n’est pas éloigné, il peut être ici avant le coucher du soleil.

— Mais qui le préviendra.

— Moi ! répondit Balle-Franche.

— Je vous remercie de cette offre loyale.

— Nous sommes peut-être plus intéressés que vous à l’éclaircissement de cette machination mystérieuse, répondit Bon-Affût.

Sur un signe de son ami, Balle-Franche remonta sur son cheval qu’il avait laissé dans le taillis, et s’éloigna à toute bride, pendant que don Mariano le suivait d’un regard curieux et troublé tout à la fois.

— Nous me parlez par énigmes, dit-il, en s’adressant au Canadien toujours appuyé sur son rifle.

Bon-Affût secoua la tête.

— C’est une triste histoire que celle dont les odieuses péripéties vont se dérouler devant vous, et dont vous ne savez pas le premier mot, malgré les preuves que vous croyez posséder, seigneurie.

Don Mariano poussa un soupir, deux larmes brûlantes coulèrent sur ses joues creusées par la douleur.

— Courage, mi amo, lui dit Bermudez, Dieu est enfin pour vous !

Le gentilhomme serra la main de son fidèle domestique, et détourna la tête pour cacher l’émotion qu’il éprouvait.