L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Prologue

Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 178-180).

PROLOGUE


Sur la limite des deux royaumes de France et d’Espagne, tout auprès de célèbre îlot des Faisans qui ne dispute plus que quelques touffes de joncs aux continuels atterrissements du fleuve, se penche sur le versant de la colline, aux flancs de laquelle sont échelonnés, comme autant d’avant-postes, des mamelons, tantôt arides, tantôt verdoyants, la charmante ville d’Irun. Irun, c’est encore la vieille Espagne avec ses bâtisses à pignons et à tourelles, ses larges façades de pierre jaune, percées de meurtrières, avec ses balcons aux balustres écussonnés et rouilles, ses rues tortueuses et ses grands couvents endormis à l’ombre.

Vers la fin de 1821, une chaise de poste, attelée de quatre mules, venant de Madrid, traversait au grand trot la petite ville d’Irun, et s’arrêtait à la posada de la Trinidad, peu habituée à de telles aubaines. Maîtres et valets étaient sur pied pour recevoir dignement les hôtes que la Providence leur envoyait. La voiture ne contenait que deux personnes, un homme et une femme, L’homme, que ses gens appelaient Monsieur le duc, avait cinquante ans ; il portait sur toute sa personne les indices d’une vieillesse anticipée. La femme était belle et jeune ; elle paraissait souffrante. À peine descendue de sa chaise, elle monta dans sa chambre, et, sur les instances de l’inconnu, qui semblait être son mari, elle consentit à se coucher. Autant la jeune femme avait l’air calme et tranquille, autant l’homme qui l’accompagnait était agité ; il se promenait à grands pas, abîmé dans des pensées peu souriantes. Au bout de quelques minutes de silence, il prit la parole, et s’adressant à la jeune femme :

— Il faut absolument que ce que j’ai résolu s’accomplisse… Je vous engage à y réfléchir, Hélène.

— J’ai fait toutes mes réflexions, répondit la jeune femme. Jamais je ne consentirai à ce que vous me proposez.

— Quoi de plus simple pourtant, reprit l’inconnu à voix basse, il y a un an que nous avons quitté Paris. Pendant cette année, vous pouvez être devenue mère.

— Dieu ne l’a pas permis, dit la jeune femme avec un soupir.

— Je le sais parbleu bien ; mais on peut corriger les arrêts du sort… Tenez, Hélène, ajouta-t-il en pressant la main de la jeune femme, accordez-moi ce que je demande. Nous irons dans un hospice d’enfants trouvés ; nous choisirons un enfant qui sera beau et qui passera pour notre fils. Au moins mon nom ne mourra pas, ce nom illustre qui remonte aux premiers siècles de la monarchie, et notre fortune ne sera pas une proie convoitée par des collatéraux.

— Je ne prêterai jamais la main à une spoliation, interrompit la jeune femme.

— Je vous avoue que je ne comprends rien à un pareil entêtement, dit l’inconnu en recommençant sa promenade à travers la chambre.

La jeune femme ne répondit pas. Un sourire amer glissa seulement sur ses lèvres.

Après un quart d’heure d’évolutions en tous sens, l’inconnu s’était arrêté devant la fenêtre qui donnait sur la cour de l’auberge ; il promenait avec violence ses doigts crispés sur la vitre, et exécutait une mélodie assez peu récréative, lorsqu’il vit entrer dans la cour, au grand galop de son cheval, un jeune cavalier de seize à dix-sept ans, d’une tournure élégante et d’une figure douce et fière. Le jeune homme remit son quadrupède, couvert de sueur, entre les mains du garçon d’écurie, et ordonna, en mauvais castillan, qu’on lui servît à déjeuner. Cette recommandation avait été prononcée sur le ton d’un homme peu familiarisé avec les habitudes du pays. On voyait, d’après cette prétention exagérée de satisfaire son estomac, qu’il ignorait l’état ordinaire des hôtelleries espagnoles, qui ont été, de tout temps, des temples consacrés à la famine.

À l’aspect du jeune cavalier, le front de l’inconnu s’était déridé ; il quitta la fenêtre, et dit en s’approchant de la jeune femme :

— Vous êtes malade, Hélène, tâchez de dormir. Le sommeil vous fera du bien, et nous pourrons nous remettre en route pour Paris ce soir même.

— Vous ne me parlerez plus de toutes ces vilaines choses, n’est-ce pas, mon ami ? dit doucement la jeune femme.

— Je vous le promets, répondit l’inconnu ; et il fit boire à la malade un verre d’eau sucrée qu’il venait de préparer.

Au bout de quelques minutes, la jeune femme s’assoupit comme par enchantement et tomba dans un sommeil profond.

Alors l’inconnu sortit de la chambre à pas de loup, et descendit dans la salle basse de l’hôtellerie.

Le jeune cavalier attendait patiemment devant une table vide l’apparition d’une omelette promise, et faisait, par manière de passe-temps, une brèche assez large dans un énorme morceau de pain. L’inconnu s’assit à la même table ; seulement il se fit apporter par un domestique des comestibles prudemment placés en réserve dans le coffre de la voiture. Ces comestibles se composaient de pâtés, de viandes froides et de deux bouteilles de vin de Bordeaux. Le jeune homme jeta quelques regards de convoitise sur les apprêts de ce festin dont la réalité réveillait son appétit peu apaisé par la lointaine espérance d’une omelette problématique. L’inconnu commença à manger du bout des dents ; puis il offrit au jeune homme de prendre part à son déjeûner. Celui-ci fit quelque résistance d’abord, mais enfin, vaincu par les prières de son nouveau compagnon, il s’exécuta de bonne grâce et joua bravement de la fourchette. Nos deux personnages causèrent de choses et d’autres ; pendant le dialogue, l’inconnu versait à son convive des rasades de vin de Bordeaux, que ce dernier dégustait sans trop se faire prier. Peu à peu la tête de ce jeune homme, qui hier encore n’était qu’un enfant, s’échauffa si bien, qu’au sortir de table, il était d’une gaîté étourdissante.

Alors l’inconnu l’engagea à monter chez lui pour prendre du punch.

Le jeune homme accepta l’invitation, et ils s’installèrent dans une chambre contiguë à celle où était endormie la jeune femme.

L’inconnu fit ensuite passer le jeune homme, sous un prétexte quelconque, dans la chambre de la femme endormie ; puis il se retira en fermant la porte. À la vue de cet ange, au visage pâle et tranquille, et dont le bras lisse et blanc pendait hors du lit, le jeune homme se sentit tressaillir.

D’abord il crut rêver, puis, excité par cette image enivrante, il fit quelques pas, et s’avança sur la pointe des pieds.

Nous ne dirons point ce qui se passa dans cette scène. Seulement, au moment où le jeune homme allait s’éloigner, la jeune femme, qui avait été endormie à l’aide d’un narcotique, se réveillant tout-à-coup, comprit, au désordre qui l’environnait et à la présence d’un étranger dans sa chambre, l’horrible drame qui venait de se jouer ; elle jeta un cri terrible et s’évanouit.

Le jeune homme avait disparu. Dans sa précipitation à prendre la fuite, il avait oublié un médaillon qu’il portait suspendu à son cou, et qui s’était détaché.

Deux heures après, l’inconnu faisait transporter dans sa voiture la jeune femme pâle et tremblante ; il jeta dix louis à l’hôtelier de la Trinidad, et se dirigea vers la France.