L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/La Zanetta

Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 192-194).

LA ZANETTA.

Ce que Formose avait prévu était arrivé. La Coradini commençait à faire fureur ; depuis dix jours, elle occupait Paris de sa beauté, de sa grâce, du luxe de ses gens et de la magnificence de ses équipages ; elle jouait à merveille le rôle qui lui avait été confié.

Tous les jours elle sortait, vers trois heures, dans une de ces voitures basses découvertes, désignées sous le nom peu poétique de colimaçons ; elle suivait au pas la ligne des boulevards et la grande avenue des Champs-Elysées, entretenant avec les habitués des promenades ce langage du regard et du sourire qui ne dit rien, parce qu’il dit tout, et qui, habilement ménagé, fait tour à tour passer les malheureux qui s’y laissent prendre de l’espérance au doute, du doute au découragement ; elle devenait pour tous une énigme inexplicable. Cependant un seul cavalier attirail particulièrement son attention ; quand le jeune de Larcy passait auprès d’elle, elle fixait sur lui un regard long et tendre qui éveillait dans le sein de ce jeune homme, encore novice, des pensées tumultueuses ; elle se retournait même lorsqu’il était passé, bien certaine qu’il en ferait autant de son côté, et, sans mettre trop de précipitation ou de persistance dans ses agaceries, elle lui montrait, par le jeu étudié de son visage, qu’il ne lui était pas indifférent.

Peu à peu on finit par remarquer la préférence accordée par la Coradini au jeune de Larcy ; ses amis lui adressèrent leurs compliments et le félicitèrent de son bonheur. M. de Larcy, violemment troublé depuis quinze jours par les agaceries de la belle signora, était plus épris encore de la beauté de cette femme que flatté des avances dont il était l’objet ; déjà il ne s’en rapportait plus au hasard, ce dieu des indifférents ; il ne se contentait plus de recevoir les brûlantes œillades de la Coradini, mais encore il les provoquait par une poursuite obstinée ; chaque jour il était sur son passage, aux promenades, aux concerts et aux spectacles, en un mot il s’était tout-à-fait laissé prendre au piège qu’on lui avait tendu : le papillon tournait autour de la flamme et ne demandait qu’à se brûler les ailes.

Engraving made for the serial novel Le Prince Formose
Engraving made for the serial novel Le Prince Formose

Un soir, elle se trouvait au Cirque ; M. de Larcy, qui l’avait suivie, s’était senti le courage de prendre une place, restée vacante, auprès d’elle ; tout à côté de cette femme qui le subjuguait, il n’avait des yeux que pour l’admirer, sa langue restait glacée à son palais ; en vain la Coradini laissa tomber deux ou trois fois son mouchoir par distraction, le jeune homme se hâta de le ramasser et le rendit avec la respectueuse politesse d’un gentleman. Cette retenue impatientait l’Italienne, peu habituée à ces lenteurs ; cependant elle dissimula son dépit, car elle ne pouvait douter, à la pâleur répandue sur le visage du vicomte, du rude combat que se livraient son amour et sa timidité.

Tout-à-coup elle aperçut à quelques pas Formose qui suivait depuis une demi-heure, avec un intérêt croissant les scènes de cette petite comédie de salon. Le prince venait de comprendre l’embarras de la Coradini, il lui porta immédiatement secours ; il s’approcha d’elle avec les marques de la plus grande déférence et lui présenta ses hommages les plus respectueux ; tout cela fut exécuté de la façon la plus simple, après quoi il salua M. de Larcy, entra en conversation avec lui, et lui demanda la permission de le présenter à Mme la comtesse Coradini, qu’il avait eu l’avantage de connaître à Naples, du vivant de son mari ; le jeune homme accepta avec joie. La Coradini, pour mériter le titre dont l’avait gratuitement gratifiée Formose, eut soin de rougir avec assez de naturel aux premiers mots que lui adressa M. de Larcy ; la conversation, entamée d’abord par le prince, fut soutenue avec esprit et enjouement par le vicomte, qui avait eu le temps de se remettre ; il trouva même moyen de tirer en l’honneur de la Zanetta un feu d’artifice de compliments qui fut agréé avec une candeur parfaitement jouée. Vers le milieu de la soirée, la Coradini ayant manifesté l’intention de se retirer, Formose offrit son bras à la prétendue mère de l’Italienne, et laissa à M. de Larcy le soin de conduire la jeune femme. La Zanetta s’appuya avec une grâce charmante sur le bras de son cavalier, ivre de bonheur et d’amour, et lorsqu’il lui offrit la main pour monter en voiture, il sentit une pression significative qui lui fit refluer tout le sang vers le cœur.

Quand les deux jeunes gens se trouvèrent seuls, Formose comprit tout de suite l’avantage qu’il pouvait tirer de sa situation. Spéculant sur l’amour et l’inexpérience de M. de Larcy, il lui dit, en manière de plaisanterie, aussitôt que la Coradini se fut éloignée :

— Combien voulez-vous parier, Monsieur, que vous êtes amoureux de cette belle Napolitaine ?

Celle brusque interrogation ne déconcerta pas le vicomte ; il était tellement heureux d’avoir senti la petite main de l’Italienne frémir dans la sienne, que son cœur débordait, il aurait fait part au premier venu de l’ivresse de ses impressions, il aimait cette femme avec la fougue d’une âme qui s’exalte pour la première fois, et le prince, contre lequel il nourrissait depuis longtemps des préventions défavorables, ne lui apparut plus que comme un sauveur et un ami ; bien loin de trouver mauvais qu’un homme qu’il connaissait à peine eût deviné ses sentiments, il répondit d’un ton joyeux :

— Si je tenais le pari, vous gagneriez, Prince.

— Alors, reprit Formose, soyez heureux, car je suis sûr qu’elle vous aime : c’est une belle victoire, Monsieur de Larcy, ajouta-t-il, vous réussirez là où tous les autres ont échoué…

Que de jaloux vous allez faire ! Pour ma part, dit-il avec une modestie qui semblait révéler des prétentions abandonnées devant le récent triomphe du vicomte, je ne vous en veux pas ; je pense, comme les anciens, que le bonheur est la vertu des forts, et je m’incline devant les gens heureux.

Après ce compliment ironique, débité d’un ton calme et posé, Formose salua et prit congé de M. de Larcy.