L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/En Normandie

Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 196-199).

EN NORMANDIE.

Pendant que Formose dressait ses plans, voici maintenant ce qui se passait à l’hôtel d’Orion.

Mlle Henriette n’avait pas été sans s’apercevoir du singulier hasard qui faisait qu’elle rencontrait partout le prince Formose. Depuis qu’elle avait éprouvé pour la première fois chez la marquise de Veyle, la fascination de son regard triste et dominateur, elle ressentait une émotion, une sorte de trouble intérieur à la vue, ou même au souvenir du prince : elle se laissait glisser, sans s’en douter peut-être, sur la peine d’un sentiment confus et indéfini ; elle se demandait pourquoi la pensée de cet homme, qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, la plongeait pendant des heures entières dans le vague des rêveries à perte de vue.

La veille du départ de Mlle Henriette pour la Normandie, Mme de Veyle était venue lui faire sa visite d’adieu. Les deux jeunes femmes brodaient dans le salon en causant de choses indifférentes, Mlle d’Orion semblait distraite ; elle ne répondait qu’avec une sorte de contrainte mal déguisée aux interrogations de la marquise. Celle-ci lui avait demandé sans résultat, à plusieurs reprises, la cause de sa tristesse, lorsqu’enfin vaincue par les sollicitations de son amie, Mlle Henriette rompit le silence.

— Puisque tu exiges que je te parle franchement, dit-elle à la marquise, je t’avouerai que je ne vois pas approcher sans trouble l’époque de mon mariage avec mon cousin. Ce pauvre Eugène, je l’aime bien, sans doute ; mais il me semble que je ne l’aime pas assez pour enchaîner à jamais ma destinée à la sienne.

— Oui, tu l’aimes comme un frère.

— Justement, dit Mlle Henriette ; je serais ravie de son bonheur, et pourtant je ne sens pas pour lui cet entraînement involontaire de la pensée vers l’élu de nos espérances. Je reconnais à mon cousin des qualités et les meilleures intentions de m’être agréable ; mais jamais il n’a éveillé en moi cette ivresse de l’âme qui nous crie à chaque instant : C’est lui que tu dois aimer ! Enfin, faut-il te le dire, on m’apprendrait qu’il en aime une autre, que cette nouvelle me trouverait indifférente.

— Mais il me semble, reprit bientôt Mme de Veyle, que toutes ces idées te sont venues bien à l’improviste. Pensais-tu ainsi il y a vingt jours ?

— Que veux-tu dire ? demanda Mlle Henriette.

— Qu’il y a quelqu’un qui est pour quelque chose dans ces sombres réflexions.

— Quand cela serait ainsi ? dit Mlle d’Orion en rougissant.

— Oh ! je ne trouverais pas le moindre mot à redire, chère petite, reprit la marquise en embrassant la jeune fille, et comme ravie de cette confidence. Chacun est libre de son cœur, et si le prince a su te charmer, ajouta-t-elle avec malice, il est jeune, il est beau, il est noble, rien ne semble s’opposer à la réalisation de ton rêve ?

— Tu es folle, répondit la jeune fille ; le prince dont tu me parles sans cesse m’inspire un sentiment étrange qui est presque de l’effroi. Son regard ne me charme pas, il me fait frissonner ; je ne sais quoi m’attire à lui et m’en éloigne en même temps. J’ai appris hier avec une sorte de terreur qu’il serait cette année notre voisin de campagne.

— Quoi ! s’écria la marquise, il a un château près de Blenneville ?

— Tout à côté : un chemin sépare sa propriété de celle de ma mère.

— Mais ce sera charmant ; tu ne le plaindras plus de la solitude et de l’ennui de la campagne.

— Il n’y a décidément pas moyen de parler raisonnablement avec toi.

— Quel joli roman vous allez faire à vous deux ! continua Mme de Veyle.

— Mais qu’as-tu donc aujourd’hui ? as-tu décidément perdu la tête ?

— Oh ! je sais ce que je dis, ma chère amie ; avant un mois d’ici tu auras opéré un miracle, si le miracle n’est pas déjà fait. Rends-le bien malheureux, fais-lui souffrir tous les tourments ; rien n’est facile et divertissant comme de torturer ces superbes vainqueurs, qui ne croient à rien, et qui se laissent prendre aux beaux yeux d’une enfant de seize ans. Dans quelque temps je serai à Blenneville et, si tu le veux, je l’aiderai dans cette petite guerre.

La marquise continua pendant quelques minutes sur ce ton de plaisanterie ; puis, prenant congé de Mlle Henriette, elle lui dit en l’embrassant :

— Surtout écris-moi de longues pages dans lesquelles tu me parleras de ton héros, sinon je ne vais pas te rejoindre.

Le lendemain, deux chaises de poste se suivaient à une heure de distance sur la route de Caen. Dans la première, se trouvaient M. le comte de Larcy et Mlle d’Orion, dans la seconde Formose et son valet de chambre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quatre jours après le départ de Mlle d’Orion, Mme de Veyle recevait la lettre suivante :

mademoiselle d’orion à madame de veyle

« Ma chère amie.

« Je ne pensais pas, lorsque je causais avec toi, la veille de mon départ pour Blenneville, que je t’écrirais si promptement ; mais l’aventure qui nous est arrivée dans le trajet est trop extraordinaire pour ne pas être racontée tout de suite. En traversant la petite forêt de Chauny, vers trois heures du matin, notre chaise de poste a été arrêtée par une troupe de voleurs qui ont menacé le postillon de le tuer s’il faisait un pas de plus. Nous n’avions pas d’armes ; mon oncle, qui dormait dans un coin de la chaise, réveillé en sursaut, se voit à la merci de trois ou quatre brigands, qui avaient bien la plus affreuse figure que l’on puisse imaginer. Moi, malgré mon amour des aventures, je tremblais comme la feuille, et j’étais sur le point de m’évanouir. Mon oncle se dépêche de leur jeter sa bourse par la portière ; mais juge de mon effroi, lorsque j’entends l’un de ces bandits dire à M. de Larcy, avec un jurement horrible : — Cela ne nous suffit pas ; vous avez avec vous une femme, il faut nous la livrer sur-le-champ… J’étais plus morte que vive ; être à la merci de ces hommes ignobles, comprends-tu… Déjà l’un d’eux m’avait pris par la main, et se disposait à m’arracher de force des bras de mon oncle, lorsque tout-à-coup nous entendons le roulement d’une chaise de poste à quelques pas derrière nous. Deux hommes en descendent aussitôt, se précipitent sur les voleurs surpris à l’improviste, et les mettent en fuite. Mon oncle s’élance dans les bras de notre libérateur, le remercie les larmes aux yeux du service important qu’il vient de nous rendre, et me présente l’homme qui nous a sauvés de ce péril imminent. C’était… mais au premier abord cela va te sembler une histoire faite à plaisir ; ma chère amie, c’était le prince Formose en personne, qui se rendait par hasard, le même jour ou plutôt la même nuit que nous, a son domaine de Normandie… Mon oncle ne pouvait trouver de termes assez forts pour lui témoigner sa gratitude, ei lui semblait avoir fait la chose du monde la plus simple. Je n’ai jamais vu l’exemple de tant de courage uni à plus de modestie. Tout le reste de la route, il nous parla avec la grâce la plus charmante de choses tout-à-fait étrangères à notre aventure, et employa tous ses efforts pour dissiper nos craintes et nous remettre de cette terrible secousse.

« Car, il faut que je te le dise, le prince a voyagé avec nous dans notre chaise. Mon oncle était si effrayé, qu’il l’a supplié de ne pas nous abandonner. Le prince s’est rendu, avec la plus aimable courtoisie, aux sollicitations du comte, et a pris place juste en face de moi.

« Dans le trajet des dix lieues qui nous restaient à faire avant d’arriver au château, le prince s’est montré rempli d’égards pour mon oncle et de prévenances pour moi. Il a été d’une galanterie et d’un chevaleresque achevé. Quand le matin est venu, j’ai rencontré deux ou trois fois son regard tendre et triste, et je ne sais pourquoi, en le regardant, j’ai ressenti, comme le soir où je l’ai vu chez toi, une sorte de commotion électrique qui m’a toute bouleversée.

« Nous sommes arrivés à Blenneville à dix heures du matin. Il a pris congé de nous, en demandant à mon oncle la permission de venir quelquefois nous présenter ses hommages.

« Le jour même de notre arrivée, il a envoyé son domestique pour avoir de nos nouvelles.

« Deux jours après, il est venu nous faire sa première visite. M. de Larcy l’a présenté à ma mère, en faisant part au prince du triste état dans lequel elle se trouve depuis dix-huit ans. Mais alors il s’est passé un fait singulier : la duchesse, si calme et si indifférente à l’aspect de tout ce qui l’environne, a éprouvé, à la vue du prince, une secousse nerveuse à la suite de laquelle elle est tombée, dans une sorte d’attaque épileptique. On a été obligé de l’emporter dans sa chambre et d’appeler le médecin.

« Le prince était désolé de cette scène ; M. de Larcy le rassura en lui disant que la pauvre duchesse avait déjà eu autrefois des attaques semblables, et qu’à la suite de ces crises elle se trouvait beaucoup mieux qu’auparavant. Le médecin descendit au salon, et déclara que ce ne serait rien ; il attribuait cette attaque à l’atmosphère lourde et orageuse qui nous accable depuis quelques jours.

« Voilà, ma chère amie, les principaux événements de mon voyage et de mon séjour. Si tu trouves encore quelques incrédules à l’endroit des voleurs de grand chemin, qui arrêtent les voitures et enlèvent les jeunes filles, tu n’as qu’à leur raconter mon aventure.

« Maintenant, n’oublie pas que je t’attends à la fin du mois.

« Adieu, je t’embrasse.

« Henriette »

Ainsi, le plan de Formose avait complètement réussi. L’aventure de la forêt, ce proverbe en action, comme l’avait appelé Angelo, avait ouvert à Formose les portes du château de Blenneville. Grâce à cet expédient ingénieux, il ne s’était pas vu forcé de passer par la filière des obligations préliminaires pour lier connaissance avec le comte et voir sa nièce. M. de Larcy, reconnaissant du service qu’il avait reçu, séduit, comme tout le monde, par l’attrait aimable du prince, par son esprit et ses manières, avait été au-devant des désirs de Formose en l’invitant à venir le voir souvent. Le comte était grand chasseur, comme tous les gentilshommes habitués à vivre six mois dans leurs terres ; Formose, pour entrer plus avant dans l’intimité de M. de Larcy, parla vénerie avec lui, et se donna pour un Nemrod enthousiaste. Alors des parties furent projetées : Formose organisa une vénerie complète ; il eut un garde chargé, de veiller à ce qu’on ne braconnât pas sur les deux propriétés limitrophes, il fit venir de Paris une meute et des piqueurs. M. de Larcy, flatté dans une de ses plus chères passions, se mit à courir les champs avec le prince. Celui-ci, pour donner le change au comte, affectait pour cet exercice une véritable fureur ; il lassait M. de Larcy, qui jusque-là avait toujours lassé les autres, de sorte que lorsque le comte revenait le soir au château, harassé par la fatigue, et qu’il voyait le prince prêt à recommencer, il ne tarissait pas d’éloges sur son adresse et son activité.

Si Formose consacrait quelques journées à la passion de M. de Larcy, il employait parfaitement les autres. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour connaître à fond le caractère de Mlle d’Orion. Après quelques conversations, il avait compris tout de suite l’esprit aventureux, romanesque et poétique de la jeune fille ; il voyait clair dans ce cœur sans défense, déjà à moitié vaincu ; il savait qu’il arriverait à elle par une route détournée, mais certaine : il ne fallait pas à Mlle d’Orion un amant vulgaire, un homme tranquille, doux, honnête comme l’était le vicomte son prétendu. La jeune fille, enthousiaste et tendre, caressait secrètement des chimères trop idéales pour remarquer ces qualités bourgeoises qui lui semblaient d’ailleurs si naturelles et si communes. Les héros de sa jeunesse et de ses lectures, René, Manfred, Childe-Harold, Saint-Preux, et tous les fils de la fantaisie poétique, défilaient en silence devant elle, et venaient se confondre et s’incarner, pour ainsi dire, dans l’homme dont le premier regard l’avait tant émue.