L’Écho des feuilletons - 1844/Le Dernier sauvage

supposé signé
Le Dernier sauvage (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 60-91).

LE DERNIER SAUVAGE.



Il y a quelques années, un jeune homme de bonne famille, nommé Maurice, résolut de s’embarquer pour faire le tour du monde. Lorsqu’il eut fait connaître son dessein, ses parents et ses amis cherchèrent à l’en détourner.

— Pourquoi l’éloigner de nous, lui dirent-ils ? pourquoi quitter la maison qui t’a vu naître, le jardin où tu as fait tes premiers pas, et le champ où dorment tes pères ? Que vas-tu chercher si loin de ta patrie ? Qu’ont les autres pays que nous n’ayons meilleur dans le nôtre ? et quelle contrée plus que la France t’offrira la réunion complète de toutes les choses qui font le bonheur de la vie ?

À cela Maurice répondit :

— Je pars, parce que je ne vois pour moi rien de mieux à faire. J’ai le mal de l’inconnu comme les autres ont le mal du pays. Je ne dis pas que ce qui est ailleurs soit mieux que ce qui est ici et je ne m’imagine pas que tout ce qui est lointain est beau ; mais, enfin, j’ai envie de voir autre chose que ce que j’ai vu jusqu’à présent.

Continuez à vivre le plus heureusement qu’il vous sera possible ; combles bien vite la petite lacune que fera mon absence dans vos existences, effacez, avec toute souffrance, toute rancune, et gardez seulement un bon petit souvenir à celui qui vous aura quittés pour vous imiter pour chercher de son mieux l’existence qui lui coovient. Adieu : souhaitez-moi un bon vent dans la voile de mon navire, un prompt retour si je suis malheureux loin de vous, et, si je suis heureux, une éternelle absence.

Au jour dit, Maurice s’embarqua. Le navire appareilla bravement, sortit vent arrière du port et gagna la haute mer.

Quand il vit disparaître à l’horizon les derniers sommets de sa terre natale, le bon jeune homme, meilleur qu’il ne se croyait lui-même, versa d’abondantes larmes. — je sais ce que je quitte, se dit-il tristement ; je ne sais pas ce que je trouverai — Mais qu’importe ? s’écria-t-il brusquement au bout d’un instant, les oiseaux ont des ailes pour voler, l’homme a une âme pour désirer, et le monde va où le mène l’espérance. Espérons donc et allons.

Le navire toucha plusieurs points de l’Amérique méridionale, en s’avançant toujours vers le sud ; puis il doubla le cap Horn, et remonta vers le nord. Il arriva, après une longue et heureuse navigation, en vue des îles Hawaï, vulgairement appelées Sandwich. Maurice, qui s’était fait, sur la foi des voyageurs, une image ravissante des pays qu’il allait visiter, avait déjà éprouvé bien des mécomptes, et commençait à se désillusionner sur le charme des voyages, en voyant que la terre, le ciel et la mer, beaux partout, étaient à peu près partout les mêmes. Quant aux hommes, qu’il avait espéré trouver aussi différents par leurs mœurs que par leur physionomie, il s’apercevait avec ennui que le temps des grands contrastes et des nationalités tranchées était passé, que la monotonie et la civilisation envahissaient le monde de concert, et que l’heure s’approchait où les antiques coutumes et les usages caracttéristiques des peuples ne seraient qu’un souvenir.

Mais l’espoir lui revint de voir des choses bien nouvelles, quand il se vit à quelques lieues de ces îles que Cook avait découvertes, il n’y avait pas un siècle, et qu’il avait peintes comme un petit monde à la fois enchanté et inconnu : Il remercia sa bonne étoile, qui faisait relâcher le navire justement à Oahou, la plus belle île peut-être de toute la mer du Sud, et que les marins avaient surnommée le jardin de l’Archipel, et il s’apprêta de la meilleure foi du monde à s’étonner de tout et à tout admirer. À mesure qu’il approchait, cette disposition se confirmait davantage en se justifiant.

La nuit qui précéda le débarquement, il vit, des hauts sommets des montagnes, s’élancer des gerbes de feu de vingt cratères qui reflétaient leur éclat rougeâtre dans les eaux tranquilles de l’Océan ; et, le matin venu, il reconnut avec joie les pics grandioses sur lesquels la fumée flottait comme un panache, et qui n’avaient quitté leurs formes fantastiques et changeantes que pour prendre, dans l’immobile sévérité de leurs lignes, un aspect plus sublime encore. Peu à peu il distingua les bois qui pendaient à leurs flancs, les gorges qui s’enfonçaient dans leurs sombres anfractuosités, les torrents qui serpentaient à leurs pieds, et les plages blanches, baignées par la mer, où venaient s’appuyer leurs puissantes bases.

À ce spectacle magnifique, le jeune homme crut qu’il allait voir se réaliser tous ses beaux rêves de voyageur, et il ne rêva plus que costumes étranges, que danses guerrières, que festins homériques en plein air, et que fêtes primitives au milieu des bois. Pourtant la vue de quelques maisons semi-européennes, qui bordaient le port d’Houorourou, lui donna un commencement d’alarme. Mais il en revint bien vite, en se disant que ce n’était là qu’un accident inévitable, il est vrai, mais de peu d’importance, et que ce n’étaient pas quelques misérables établissements marchands qui pourraient ôter à l’île sa physionomie, et que jamais pays pittoresque n’avait manqué d’abords prosaïques.

Pendant qu’il faisait ces réflexions, le navire fit un salut de neuf coups de canon.

— Voilà qui doit faire un singulier effet à ces bons Sauvages, se dit Maurice. Ils n’entendent pas souvent, je pense, de pareille musique.

Mais à peine le vaisseau eut-il fini son salut, qu’une batterie, cachée derrière une touffe de cocotiers, le lui rendit avec une précision et une vigueur tout-à-fait européennes.

— Qui est-ce qui nous envoie cette bordée ? demanda Maurice au capitaine avec un profond étonnement.

— C’est l’artillerie de la garde royale, répondit celui-ci de l’air le plus naturel.

— El de quelle garde royale voulez-vous parler ? mon Dieu !

— Mais de la garde royale du roi des îles Hawaï, Sa Majesté Tamea-Mea III.

— Comment ! il y a ici de l’artillerie, des majestés et des gardes royales !

— Mais oui ; et même tout cela, dans ses proportions un peu microscopiques, n’est pas trop mal tenu. Vous verrez : cela vous fera plaisir.

— Grand merci, capitaine. Que le diable emporte ce maudit pays et son imbécile de roi qui s’avise d’avoir une garde royale et des pièces de canon ! C’en est donc fait : l’ennui va donc étendre son empire sur le monde entier. Il ne manque plus à ces gens-là que de boire du vin de Champagne et de tirer des feux d’artifice.

— Il est certain, dit le capitaine sans rien comprendre a la colère du jeune passager, que nous aurons du champagne à dîner, et il est probable que nous aurons ce soir un feu d’artifice. Le roi est, je vous assure, nn homme très-bien élevé, et qui nous fera toutes sortes de politesses.

Maurice, désespéré de la brillante perspective que lui montrait le digne capitaine, s’enveloppa dans un silence absolu pendant le reste de la journée.

Quand l’ancre fut jetée, un grand nombre de pirogues, qui avaient du moins le mérite d’avoir conservé la forme antique, abordèrent le vaisseau. Il en sortit une foule d’hommes et de femmes vêtus de la façon la plus hétéroclite, qui se précipitèrent sur le pont et accostèrent les marins européens de l’air le plus familier. Les hommes, tatoués la plupart, avaient aux oreilles de mauvaises boucles d’oreilles, et sur la tête des chapeaux ronds défoncés ou de vieilles casquettes, quelques-uns même des restes de bonnets de police. Pour le reste du costume, c’était un incroyable mélange de vêtements européens et polynésiens. L’un portait un pantalon rouge, galonné de cuivre et rapiécé de toutes les couleurs, un gilet sans manches, qui avait dû être à la mode sous Louis XVI, et un morceau de natte indigène passée autour du corps comme un baudrier ; de chemise, d’habit ou de chaussure, pas l’apparence ; l’autre avait un habit bleu barbeau, sans boutons, et des boites à la Souvarow, et, pour lier ensemble ces deux pièces de son costume, une garniture de plumes autour des reins ; un troisième, plus complet, était vêtu d’une chemise, d’un caleçon de flanelle bariolée qui lui descendait jusqu’au genoux, et portait une vieille paire de chaussons : tous les autres à l’avenant. Pour les femmes, c’était presque de même. Comme elles venaient là pour tirer de leur beauté le meilleur prix possible, elles avaient cru ne pouvoir mieux faire que de s’affubler de tous les oripeaux féminins que les navires européens leur avaient apportés.

Maurice, aussi dégoûté de leur accoutrement que de leur dévergondage, se hâta de débarquer. Il fut reçu, ainsi que les autres passagers et l’état-major du vaisseau, par le gouverneur de la ville, qui les mena chez le roi. Maurice redoutait les ennuis du cérémonial ordinaire des principautés, tant petites que grandes. Mais il en fut quitte pour la peur. La réception fut rapide quoique solennelle.

On le fit passer avec ses compagnons dans une grande cour où deux cents hommes, vêtus de l’uniforme des grenadiers anglais, et composant la garde royale, attendaient au port d’arme, et rangés sur deux files, de manière à former une haie de la porte de la cour à celle du palais.

À l’entrée des Européens, et pendant tout le temps de leur passage, on battit aux champs et on présenta les armes. De là, les voyageurs pénétrèrent dans une salle nue, mais spacieuse, où était dressée une longue table, servie à la manière européenne. Devant la table, le roi, vôtu d’un costume de colonel, qui lui avait été envoyé par le roi d’Angleterre, se tenait debout au milieu de ses principaux officiers, arrangés chacun à sa guise, et présentant un mélange bizarre de tous les costumes et de toutes les modes. Il accueillit ses hôtes avec beaucoup de politesse et de bon goût, leur épargna tous les ennuis du cérémonial, les invita tout d’abord à se mettre à table, et leur en donna lui-même l’exemple. Le dîner fut abondant, presque splendide, et assez gai. On y vida beaucoup de bouteilles portant sur leurs étiquettes les noms vrais ou faux, l’on ne sait, mais, à coup sûr, des mieux famés d’Europe. Tout le monde s’amusa beaucoup, comme on dit, excepté Maurice, qui ne mangea de presque rien, tant il était furieux de cette réception civilisée, et qui s’éclipsa au premier moment favorable pour échapper à la conversation élégante et au ravissant feu d’artifice dont on était menacé à la suite du dîner. Pour se mettre à l’abri de toute poursuite et de toute société, il sortit de la ville par le côté le plus désert, et se dirigea vers la montagne de Pasli, espérant trouver dans les sauvages et étranges beautés de cette nature encore inculte un dédommagement à l’insignifiante uniformité des hommes. Arrivé au pied de la montagne, il mesura avec un regard d’admiration son imposante masse, et devint, par cela même, plus curieux d’en connaître les détails. Il se mit donc à remonter le torrent qui tourne la première anfractuosité de la montagne, et s’engagea dans une gorge étroite et profonde. Il y marcha assez longtemps sans rencontrer personne, sans voir autre chose que les nuages qui couraient sur le ciel, les bois qui hérissaient un des flancs du ravin, et les rochers qui surplombaient l’autre, sans entendre autre chose que le bruit de l’eau sur les pierres qu’elle roulait dans sa course rapide, et de temps en temps le petit cri plaintif d’une hirondelle de mer. Le spectacle de cette solitude grandiose et mélancolique calma peu à peu son irritation, et emporta bien loin le souvenir des réalités misérables qu’il venait d’avoir sous les yeux. Son imagination, rendue à la liberté, rouvrit les ailes, et, comme soutenue par les brises généreuses de ces abîmes déserts, remonta facilement vers la région des poétiques rêveries. À peine quelques heures s’étaient-elles écoulées depuis que le jeune homme avait pénétré dans ce mystérieux asile de la nature, que déjà il avait reconstruit en idée le monde primitif qu’il était venu chercher dans ces parages, et qui semblait fuir devant lui, comme fuyait devant Ulysse la trompeuse image d’Ithaque. Les simples amours, les fêtes pastorales, les combats homériques, les naïves cérémonies, et les costumes étranges qu’il avait si souvent rêvés, se montrèrent à ses yeux sous mille formes fantastiques, et prirent peu à peu pour lui, dans les lieux qui en avaient été autrefois le berceau et le théâtre, une sorte d’existence réelle.

Hélait arrité à l’entrée d’une vallée délicieuse où quelques moissons éclatantes indiquaient seules la puissance de l’homme. À côté d’elles, d’élégants bouquets de palmiers s’élançaient hardiment dans l’air et doraient leurs couronnes aux rayons du soleil couchant ; des touffes d’aloès étalaient de tous côtés leurs feuilles puissantes, et semblaient dormir en paix sous la protection de leurs pointes immobiles, et le gazon vert des savannes, émaillé de fleurs sauvages, regardait ans pâlir l’azur profond des cieux. Une cabane de forme antique, adossée à la dernière pente de la montagne, exposée aux plus chauds rayons du midi, était la seule demeure que n’eussent pas bâtie les oiseaux du ciel. Mais la porte en toit fermée, aucun être vivant ne se montrait aux alentours, aucun bruit ne venait de l’intérieur, et l’on eût pu la croire depuis longtemps abandonnée et déserte, si des instruments de chasse et de pêche, appuyés contre l’une des cloisons, n’eussent révélé la présence récente de l’homme. Le jeune voyageur s’était assis en face de cette cabane, et, perdu dans la contemplation de ses rêves créateurs, laissait passer les heures sans les compter. Le soleil se coucha derrière l’âpre sommet du Pasli, dont les noires déchirures se découpèrent magnifiquement sur le fond embrasé du ciel. Les arbres des collines et les herbes de la plaine prirent une teinte plus sombre et se confondirent peu à peu dans la même nuance. Le ciel s’éteignit graduellement ; les perspectives variées de la montagne se changèrent en une silhouette uniforme, l’horizon se rétrécit en s’obscurcissant, et bientôt le torrent seul, comme un ruban mobile, détacha ses teintes argentées du fond incertain de la vallée. Pourtant les ténèbres ne se firent pas. Au moment où allait disparaître la dernière lueur d’un rapide crépuscule, la lune montra son disque pâle ; et la vallée, à peine reposée de l’éclat du soleil, s’illumina de nouveau. Mais, à cette douce et tremblante lumière, chaque chose avait changé d’aspect, et avait remplacé ses lignes arrêtées et précises du jour par une apparence indéfinie et mystérieuse. Le paysage ressemblait ainsi à ceux que l’on voit dans les rêves. La cabane surtout avait pris des dimensions fantastiques. Elle réalisait si bien ainsi les rêves du jeune homme, qu’il ne pouvait en détacher les yeux.

Pendant qu’il la considérait ainsi avec une sorte d’amour, il vit la porte s’ouvrir doucement et un homme sortir lentement, en regardant avec précaution autour de lui. Cet homme portait le manteau d’écorce national, et parut à Maurice, qui, caché derrière une touffe d’aloès, pouvait tout voir sans être vu, tatoué suivant l’antique coutume. Au bout de quelques instants employés à un examen attentif des alentours, il prit un des instruments appuyés sur la cloison, le mit sur son épaule, et se dirigea vers l’entrée de la vallée. Il arriva à l’endroit où finissait la gorge, et disparut derrière un rocher assez élevé. Il y resta quelque temps caché à la vue de Maurice qui crut deviner, à certain bruit, qu’il s’occupait à piocher. Au bout d’une demi-heure environ, il reprit le chemin de la cabane, et y rentra, après avoir déposé son instrument à la porte.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles Maurice tâcha vainement de deviner la cause et le but de ce travail mystérieux. Ensuite la porte se rouvrit, et le même homme, après avoir de nouveau jeté autour de lui un regard de défiance, sortit comme la première fois. Mais il n’était plus seul. À quelques pas derrière lui venait une femme vêtue comme lui, à la mode nationale ; un grand pagne, d’une couleur très claire, drapé autour d’elle avec grâce, composait tout son habillement. Quoique Maurice fut placé très près de la maison, il ne pouvait distinguer les traits des deux personnages qui en sortaient : pourtant, il crut reconnaître que la femme, beaucoup plus blanche que son compagnon, n’était pas tatouée comme lui, et crut même voir, grâce à son imagination peut-être, quelle était fort belle. Cette idée ne fit qu’augmenter sa curiosité, et il redoubla d’attention. Les deux inconnus s’avançaient vers l’entrée de la gorge, portant ensemble un fardeau qui devait être pesant, à en juger par la lenteur de leur marche. De temps en temps même ils étaient obligés de s’arrêter et de déposer le fardeau à terre ; puis ils se remettaient en route. Arrivés au rocher derrière lequel s’était accompli, un instant auparavant, le mystérieux travail de l’inconnu, ils s’arrêtèrent une dernière fois, et, se jetant dans les bras l’un de l’autre, ils se mirent à sangloter amèrement, puis ils reprirent leur fardeau et disparurent derrière le rocher. Il y eut quelques minutes d’un silence funèbre, pendant lesquelles Maurice, profondément ému, moins par la scène qui se passait devant ses yeux que par les idées qu’elle éveillait en lui, sentit couler ses larmes. Tout ce que l’homme a de tristes et de sacrés souvenirs de la patrie, la piété des vieux parents, la religion des tombeaux, tout cela lui revint en ce moment à l’esprit, et il vint s’y joindre, sans qu’il sût pourquoi, la douloureuse pensée de la liberté perdue.

— Ô malheureux ! malheureux ! s’écria-t-il, l’homme qui ne peut pas donner à ceux qu’il a aimés le coin de terre désiré, et qui ne peut pleurer ses morts comme les morts eussent voulu être pleurés ! — Pourquoi cette plainte vint-elle à la boucbe de Maurice ? Pourquoi ce jeune homme, qui avait méprisé les larmes des siens sur le sol qui l’avait vu naître, venait-il sur une terre étrangère s’attrister d’un événement qu’il ne comprenait pas, et partager une douleur inconnue ? Qui peut le dire ? Les âmes sont comme les harpes éoliennes, qui frémissent à des souffles invisibles.

Les deux inconnus reparurent bientôt, appuyés l’un sur l’autre, et s’en retournèrent lentement et silencieusement, comme des ombres, à la cabane solitaire. Au moment où la porte se referma, un oiseau de nuit vint se poser sur le toit, secoua ses ailes poudreuses, et poussa un cri aigre et sinistré. Il s’éloigna au bout d’un instant, et rien ne vint plus interrompre la morne taciturnité du vallon. Maurice, saisi d’une indéfinissable sympathie pour ces inconnus, et désireux d’éclaircir le mystère qui les enveloppait, se leva et se dirigea vers le rocher. Après l’avoir tourné, il vit que sur un espace de six à huit pieds carrés la terre avait été fraîchement remuée. Quoique nul signe extérieur n’indiquât la présence d’un cadavre, il comprit que des devoirs funèbres venaient d’étre rendus par les inconnus à un être qui leur avait été cher. Il trouva une sorte de satisfaction mélancolique à avoir deviné dès l’abord le secret de leur muette désolation. Les hommes sont bien frères, se dit-il, et se tiennent ensemble par un lien bien vivant et bien sympathique, puisque l’un ne peut éprouver une douleur dont l’autre ne reçoive le contre-coup !

La nuit était déjà avancée, et la clarté de la lune souvent et longtemps voilée par de sombres nuages, ne suffisait pas à éclairer le voyageur dans un chemin difficile, au milieu d’un pays inconnu. Déjà trop endurci à la fatigue pour craindre de passer une nuit à la belle étoile, trop téméraire pour s’inquiéter d’aucun danger, il monta sur une espèce de plate-forme qui dominait le lien de la sépulture, se fit, à l’abri d’un puissant cactus, un lit de mousse et de feuilles sèches, et s’endormit tranquillement, au doux murmure de la brise. Il rêva qu’il voyageait à cheval à travers une vaste plaine dont l’horizon se terminait d’un côté à une épaisse forêt, de l’autre à une ville immense. Frappé de la beauté du paysage, et surtout du contraste que formaient ses parties opposées, il s’arrêta plein d’admiration et d’incertitude. Il eût voulu à la fois rester où il était et aller des deux côtés. Une vive curiosité le portait vers la ville, une forte sympathie l’attirait vers le grand bois, et le doute qui naissait de ces deux impressions contraires le retenait à sa place. Pendantqu’il réfléchissait, livré à une fatigante et pourtant douce perplexité, il vit venir à lui deux femmes qui fendaient l’air dans leur course rapide. Leurs pieds ne touchaient pas le sol comme ceux des hommes, leurs épaules n’agitaient point des ailes brillantes comme celles des anges, et l’on n’eût pu dire si elles venaient de la terre ou du ciel. Elles arrivèrent en même temps près du voyageur, saisirent chacune en même temps une des brides de son cheval, et cherchèrent à l’emmener, l’une vers la ville, l’autre vers la forêt. Le cheval resta immobile entre les deux forces égales qui le tiraient en sens contraires, et le voyageur incertain ne sut à laquelle des deux femmes il devait donner la préférence. Elles étaient belles toutes deux, quoique bien différentes, et toutes deux pleines de charmes.

Celle qui était venue du côté de la ville portait sur son beau front l’empreinte d’une grande intelligence ; son regard, ferme et pénétrant, semblait fait pour aller au fond de tous les mystères, sa démarche était noble et imposante, et son costume composé d’étoffes superbes et orné des pierres les plus précieuses, se drapait autour d’elle avec art, et faisait resplendir au soleil des reflets magnifiques. Mais au milieu de l’éclat qui environnait toute sa personne, il se montrait je ne sais quoi de faux et de triste. Sur ce front grandiose et dans ces yeux scrutateurs on lisait comme le regret de trop savoir ; le fin sourire qui errait sur ses belles lèvres un peu pâles laissait entrevoir l’ironie et l’incrédulité, et sous les vastes plis de ses vêtements merveilleux on cherchait vainement les battements du cœur.

La femme venue de la forêt était, au contraire, vêtée pauvrement ; une simple étoffe d’écorce entourait le bas de son corps ; mais ses belles épaules dorées par le soleil, ses bras ronds et potelés, pleins à la fois de force et d’élégance, sa puissante poitrine où l’on voyait l’air circuler abondamment et le cœur battre avec une force tranquille, ne semblaient pas faits pour porter des voiles, et nul vêtement n’eût été digne de les couvrir. Le visage de cette femme n’annonçait pas la profonde intelligence qui éclatait sur celui de l’autre ; mais les lignes en étaient si pures, l’expression si naïve et si bonne, qu’on n’eût pas osé y rien changer, de peur de déranger son charmant ensemble.

Autant le voyageur admirait la première des deux apparitions, autant il se sentait porté à aimer la seconde. Pourtant, après les avoir bien examinées toutes deux, il ne savait encore laquelle il devait choisir.

Voyant son incertitude, elles cherchèrent à le décider, en lui parlant tour à tour.

— Viens avec moi, disait la femme aux beaux vêtements, d’une voix harmonieuse comme le concert savant de vingt instruments mélodieux ; je te montrerai mille merveilles, et je te donnerai mille plaisirs. Dans la ville que j’habite, la vie d’un homme ne suffit pas pour tout connaître et tout goûter. Tu verras là-bas des demeures humaines, dont les unes, bâties avec les débris de la terre, et fortes comme les roches séculaires de l’Atlas, défient les orages et les ans ; dont les autres, mobiles et légères comme des nids de mouettes, brûlent le sol de leur course emportée ou glissent sur les ondes avec la vitesse des vents dont elles s’approprient la force ; des marbres travaillés par la main des hommes, comme des pâtes légères, et façonnés à l’image de toute chose, et auxquels il ne manque que la vie ; des toiles ornées de couleurs habilement mélangées et dans lesquelles semble se refléter tout ce qui existe ; des murailles qui emprisonnent les fleuves, des chemins qui coupent les montagnes en deux ; des machines qui broient la pierre et pétrissent le fer. Viens, je te ferai lire dans les entrailles de la terre et dans les profondeurs du ciel ; je t’apprendrai à mesurer l’espace et à peser les astres, et je te dirai l’histoire de tous les animaux qui se meuvent sur la surface du globe, les propriétés de toutes les plantes et le nom de toutes les étoiles. Viens avec moi, jeune homme, tu sauras tout, tu verras, tu goûteras tout.

L’autre femme parla ensuite d’une voix simple et sauvage, mais aussi mélodieuse que le bruit du vent passant dans les grands arbres, ou celui des ondes qui se précipitent entre les rochers. Elle disait :

— Suis-moi, noble enfant de Dieu ; suis-moi avec confiance, je suis ta sœur et ton amie. Je n’ai ni science ni trésors à t’offrir, mais seulement l’héritage qui nous a été légué par notre père commun. Là où j’habite, les oiseaux chantent en paix leurs doux hymnes d’amour, et saluent joyeusement le réveil de ceux qui aiment comme eux ; les arbres, dont aucune main ne sape les racines ni ne fouille le tronc, jettent de fraîches ombres et d’harmonieux soupirs sur les têtes amies qui viennent se reposer à leurs pieds ; l’herbe élastique berce le pied qui la foule. Le ruisseau sourit à l’œil qui s’y mire, le vent joue avec les chevelures flottantes, et l’orage lui-même, terreur du monde, déroule au pieux habitant des solitudes des magnificences inconnues. Je ne t’apprendrai aucun des secrets du monde ; mais Dieu, qui tient en sa main la source des mystères, se penchera paternellement vers toi et te laissera t’y enivrer d’admiration et de reconnaissance. Suismoi au lieu où l’on sent, où l’on aime, où l’on prie ; suis-moi au désert : c’est là qu’est le bonheur.

Agité d’émotions inconnues, le voyageur fit un violent effort pour sortir de son incertitude, et s’éveilla. Mais quoiqu’il eût reconnu tout d’abord l’aloès qui lui servait d’abri et qu’il vît rayonner au-dessus de lui les millions d’étoiles que le ciel des songes ne sait point emprunter au vrai ciel, il crut un instant qu’il continuait de rêver. Un homme moitié nu, mais dont la tête était ornée de grandes plumes, exécutait à quelques pas de lui une scène bizarre et au premier abord incompréhensible. Il dansait pendant quelques minutes, et s’accompagnait en frappant d’une lance qu’il tenait de la main droite sur une sorte de tambourin qu’il portait dans la gauche ; puis, s’arrêtant tout-à-coup au milieu d’un mouvement violent, il se mettait à chanter, sur un mode lent et monotone, une complainte mélancolique dont le refrain était celui-ci :

« Cache, cache la tombe, vieux guerrier ; jette de la terre et de la terre sur le mort, et mets des pierres dessus, pour que le vautour blanc ne voie pas le trou et ne déterre pas le cadavre. Hélas ! »

Ce refrain achevé, l’inconnu recommençait sa danse pendant quelque temps ; puis il l’interrompait de nouveau pour reprendre sa chanson.

Maurice qui comprenait la langue dont il se servait, remarqua un couplet dont voici le sens :

« Elle était belle ; mais elle a fleuri loin de nous. Le blanc a pris son parfum.

Elle était bonne ; mais elle est morte, et nous sommes forcés de cacher ses restes. Les blancs nous défendent sa poussière.

« Bon Dieu ! nous ne sommes plus les maîtres du pays où nous sommes nés ; nous ne pouvons plus posséder la femme que nous aimons, ni élever l’enfant qui sort de nous, ni enterrer le père qui nous a engendrés, ni garantir notre maison de la maladie en y plaçant les arêtes des poissons sacrés, ni te célébrer par des sacrifices, toi, bon Dieu ! Tu as tout donné aux blancs sur la terre, ne leur donne pas notre pays des nuages, afin que nous puissions y chasser avec nos frères, y danser avec nos sœurs, et rire et pleurer avec ceux que nous avons aimés.

« Car Nada esc morte !

« Nous ne verrons plus Nada ici-bas ; cache, cache la tombe, vieux guerrier ; jette de la terre et de la terre sur le mort, et mets des pierres dessus, pour que le vautour blanc ne voie pas le trou et ne déterre pas le cadavre. »

L’inconnu continua ainsi jusque ce qu’épuisé de fatigue, il se laissa tomber tout de son long par terre. Il resta quelque temps immobile comme un mort, la face appuyée contre le sol. Inquieté de cette immobilité, Maurice se disposait à aider au secours de l’inconnu, quand celui-ci se releva brusquement. Il leva les mains au ciel en poussant des cris plaintifs, saisit son tambourin et sa lance les mit en pièces, arracha les plumes de sa coiffure et les foula aux pieds ; puis il alla chercher quelques pierres qu’il jeta sur l’endroit où il avait dansé, et recouvrit tout avec des tas de feuilles sèches qu’il avait amassées à l’avance. Quand il eut fini, il prit une poignée de terre, la répandit sur sa tête, et, croisant ses bras sur sa poitrine, il s’en alla lentement.

Maurice, profondément ému du spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux, ne put pas se rendormir. Heureusement la nuit était déjà bien avancée, et il fut bientôt tiré de sa préoccupation par l’apparition du jour. Il se mit à suivre avec délices les progrès de la lumière et attendit, dans une sorte d’extase, que le soleil se montrât. Lorsqu’après avoir doré le sommet des montagnes voisines il éleva au-dessus du Pasli sa tête rayonnante, le voyageur le salua d’un cri de joie et d’admiration ; puis, adressant un tendre adieu au coin de la terre où dormait cette Nada, objet d’une si touchante douleur, il reprit son chemin de la veille et retourna à la ville.

Là, sa première idée fut de demander quelques renseignements sur la famille de la vallée ; mais il fut arrêté par la double crainte de compromettre, par des questions maladroites, ses amis inconnus, et de voir dépoétiser par quelque sotte réponse les seuls objets qui eussent réalisé jusqu’à présent son idéal de voyageur. Il résolut de garder pour lui seul sa découverte, et d’employer à la continuer les premiers instants dont il pourrait disposer. Malheureusement il fut retenu pendant plusieurs jours sur le navire et à la ville, tantôt par les importuns, tantôt par le mauvais temps. Mais un matin que personne n’était encore éveillé et qu’une brise de bon augure promettait une belle journée, il s’échappa de la chambre que le roi lui avait donnée dans une de ses cases, et prit le chemin de la vallée, il y arriva comme la première fois, sans accident, après quelques heures de marche.

La cabane était ouverte. Il s’en approcha, et, n’entendant aucun bruit au dedans, il se hasarda à y jeter un coup d’œil. Il n’y avait personne dans la première chambre ; mais tout y était en ordre, et quelques tisons qui brûlaient encore sur une espèce de foyer faisaient voir que les maîtres, s’ils étaient absents, n’étaient pas du moins bien éloignés.

Maurice, n’osant pénétrer dans l’intérieur pour frapper à la porte de la seconde chambre, se mit à faire le tour de la cabane, et à regarder en même temps dans toutes les directions. Au milieu du champ de blé qu’il avait remarqué le jour de sa première excursion, il vit une tête de femme qui se levait et se baissait à intervalles à peu près égaux. Il supposa que ce devait être son inconnue, et il se dirigea de son côté. Il arriva à quelques pas d’elle sans qu’elle détournât la tête. Elle était occupée à moissonner, et ne semblait pas avoir entendu les pas du voyageur.

Ne sachant comment l’aborder, il entonna la chanson du Ronco, espèce d’hymne héroïque qu’il avait trouvé dans les livres qui lui avaient servi à apprendre la langue polynésienne. À son accent, la femme le reconnut tout de suite pour un étranger ; car elle lui dit, sans se retourner :

Saint, et que dieu protège celui qui est loin de sa patrie ! Alors elle acheva de couper une poignée d’épis qu’elle tenait dans la main gauche, pois se redressant avec grâce, et regardant le jeune homme d’un air triste et dooux, elle lui dit :

— Que veux-tu ?

Son visage était si beau, son port si noble, sa voix si harmonieuse, que Maurice resta comme pétrifié devant elle, et ne pensa pas à lui répondre. Au bout d’un instant, elle lui répéta sa question avec la même voix, douce et triste, et sans plus d’impatience que la première fois. Obligé de faire une réponse, et n’en trouvant pas de bonne, Maarice s’avisa de dire qu’il avait perdu son chemin, et qme, surpris par la faim, il venait implorer la compassion de la belle moissonneuse et lui demander un peu de nourriture. Il espérait que, n’ayant aucune provision sous la main, elle serait obligée de rentrer dans sa cabane, et que là, il espérait lier avec elle une plus ample conversaton.

Mais elle, soulevant des feuilles qui étaient posées à terre à quelques pas, lui tendît un régime de banane et un épi de maïs rôti, et lui dit :

— Mangez.

Maurice obéit d’autant plus facilement que la marche lui avait donné un vif appétit. Cependant l’inconnue s’était remise à l’ouvrage et faisait tomber comme en cadence les épis sous sa faucille. Maurice, qui prenait déjà un double plaisir à voir son visage et à solliciter son obligeance, se plaignit de la soif, et la pria de lui donner à boire. Il craignait bien un peu qu’elle ne se fâchât de son indiscrétion et qu’elle ne lui montrât, sans répondre, le ruisseau qui coulait à peu de distance ; mais il espérait en même temps que sa bonté, en ne se démentant pas, la lui ferait admirer et aimer davantage. « Quand on a entre les mains une belle statue, se disait-il, on doit tout essayer pour l’embellir, même au risque de la briser. »

La jeune femme ne montra ni colère, ni étonnement. Elle quitta de nouveau sa faucille, prit un coco déposé sur les feuilles, et alla le remplir au ruisseau ; puis, le présentant au voyageur ;

— Bois, lui dit-elle avec son air de bienveillance accoutumée. Maurice vida le coco d’un trait, et remercia, moins pour montrer sa reconnaissance que pour prolonger une entrevue qui devenait de plus en plus agréable, et proposa ses services. L’inconnue, sans les accepter, ne les refusa pas.

— À quoi pourrais-tu être utile ? lui demandât-elle tranquillement.

— À tout ce que vous voudrai, repondit-il.

— Que sais-tu faire ?

— Tout ce que vous me montrerez.

— Eh bien ! j’ai assez coupé de blé maintenant. Aide-moi à faire des gerbes.

Et elle commença à en faire elle-même. Maurice voulut l’imiter ; mais son peu d’habitude le rendait maladroit, et la jeune femme avait achevé sa troisième gerbe, qu’il n’était pas encore venu à bout d’attacher solidement la première. Elle regarda un instant avec un démi-sourire ses tâtonnements inutiles ; puis, le poussant doucement, elle prit sa place, refit, en un tour de main, le lien auquel il avait travaillé un quart d’heure, et lui présenta sa gerbe très bien arrangée.

— C’est honteux, n’est-ce pas, lui dit Maurice, une pareilli maladresse ?

— Non, répondit-elle. Tu n’as pas l’habitude de faire cela. Tu es un homme riche.

Maurice la regarda avec étonnement. — Connaitrait-elle nos mœurs, par hasard ? se dit-il en lui-même. Puis il ajouta tout haut :

— Il est vrai ; je ne suis pas habituée ces travaux ; mais si je manque d’habileté, je ne manque pas de force ; et, si vous le voulez, je porterai les gerbes dans votre cabane.

— Non, répondit-elle, c’est Mikoa qui est chargé de cela ; et si, au retour de la pêche, il ne trouvait pas son fardeau à porter, il serait triste. Mikoa est bon.

— Mikoa demeure avec vous dans cette cabane ?

— Tu l’as dit.

— C’est votre parent ?

— Non. C’est mon ami.

À ce mot d’ami, un éclair de jalousie traversa l’âme du jeune homme ; mais il en eut honte et le réprima aussitôt. « Moi, jaloux ! se dit-il ; et de qui, et pourquoi ? Parce que je contemple depuis une heure les beaux yeux noirs de cette femme, est-ce une raison pour aller me troubler la cervelle ? En quoi me regardent ses actions ? que m’importent ses goûts ? Elle a un amant : eh bien ! tant mieux pour elle, et surtout pour lui. C’est un heureux coquin. » S’étant consolé par ce mot parisien, il repritla conversation avec la même tranquillité qu’auparavant.

— Est-ce que vous n’avez pas de parents ? dit-il à l’inconnue, qui continuait son travail.

— Il y a huit jours, j’avais ma mère, répondit-elle en laissant tomber sa faucille et en croisant ses mains ; mais aujourd’hui Razim est seule.

Et une larme roula dans ses yeux.

— Oh ! non pas seule, ajouta-t-elle vivement au bout d’un instant, Mikoa est là.

Maurice vit avec peine qu’il venait de réveiller en elle une douleur endormie, et, se rappelant la lugubre scène de l’enterrement, il tomba, comme la pauvre Razim, dans une profonde mélancolie. Ils en furent tous deux tirés par l’arrivée de Mikoa. Il avait achevé sa pêche, dont il portait sur l’épaule les instruments et le produit.

Mikoa était un homme grand et vigoureux, vêtu complètement à la manière nationale. Les tatouages dont sa tête et ses épaules étaient couvertes lui donnaient un air dur et sauvage, et empêchaient qu’on ne vit son âge. Il fit avec la main un salut amical au voyageur, et alla serrer dans ses bras Razim, qui l’embrassa avec effusion.

Maurice, quoi qu’il pût faire, ne vit pas d’abord sans déplaisir cet échange de caresses ; mais il ne put étouffer un soupir de satisfaction quand il entendit le sauvage dire à la jeune femme :

— Bon soleil pour le reste de la journée, ma fille !

Ils s’entretinrent quelques instants ensemble mais tellement bas et vite, que Maurice, qui ne savait que très imparfaitement leur langue, ne put les comprendre. Il passa ce temps à les considérer tour à tour, et les reconnut sans hésitation pour les deux personnages qui avaient si singulièrement captivé son attention pendant une nuit de la semaine précédente.

Mikoa, ayant terminé son entretien avec celle qu’il appelait sa fille, adressa la parole au voyageur, et lui dit :

— Etranger, les hommes de tes contrées ne font rien sans avoir un but Pourquoi es-tu venu dans notre vallée solitaire ?

— Par hasard, et pour échapper à la foule des hommes, répondit Maurice. La solitude est une amie dans le sein de laquelle j’aime à me reposer.

— Je te comprends, jeune homme. Il y a des fleurs qui ne s’épanouissent que derrière les rochers, à l’abri du vent. Mais alors pourquoi restes-tu avec nous, maintenant que ta faim est apaisée.

— Je vous crois malheureux, et j’aime ceux qui souffrent. On aime ceux qui nous ressemblent.

— Pourquoi crois-tu que nous souffrons ? Tu ne nous connais pas.

— Cache, cache la tombe, vieux guerrier ; jette de la terre et de la terre sur le mort, et mets des pierres dessus pour que le vautour blanc ne voie pas le trou et ne déterre pas le cadavre. Hélas !

— Où donc as-tu entendu ces paroles ? s’écria le sauvage en s’approchant vivement du jeune étranger.

— J’étais là, répondit Maurice, l’autre nuit quand la lune brillait au ciel, et que…

— Assez, dit le sauvage en lui serrant la main. Es-tu notre ami ?

— Si tu le veux.

— Viens l’asseoir sous notre toit.

Ils partirent tous trois ensemble, et allèrent se reposer dans la cabane.

Charmé de la douce hospitalité dont il était l’objet, Maurice resta jusqu’au soir, partageant le repas de ses nouveaux amis, et parlant avec eu des choses qui les intéressaient comme lui, de l’île, de son climat et de sa végétation, des inovations présentes et surtout des coutumes passées.

Razin savait le français, comme Maurice le polynésien, et il leur était ainsi facile de s’entendre, soit entre eux, soit avec Mikoa.

Maurice, étonné, avait demandé à Razim comment il se faisait que dans cette île où on ne parlait, en fait de langues étrangères, que l’anglais, elle sût le français, et elle lui avait répondu qu’elle l’avaît appris de sa mère ; mais quand il voulut faire à ce sujet de nouvelles questions, il n’en put obtenir un seul mot. Voyant même que ses paroles semblaient rappeler à la jeune sauvage des souvenirs douloureux, il prit le parti de se taire là-dessus, et chercha à ranimer la converssation en la transportant sur un autre terrain. Mais il n’en put venir à bout : ses deux hôtes étaient tombés dans une mélancolie morne et silencieuse.

Maurice, attristé lui-même par la vue de leur tristesse et par l’inutilité de ses efforts pour les en tirer, se leva et prit congé d’eux, en les remerciant de leur bon accueil et en leur demandant la permission de revenir.

Mikoa ne répondit pas, et parut attendre que Razim décidât.

Celle-ci se leva à son tour, et s’adressant au voyageur :

— Pourquoi veux-tu revenir ? lui dit-elle.

Maurice resta un instant embarrassé de la question ; mais ensuite, charmé de la franchise qui présidait à toutes les paroles de la jeune sau** il répondit avec une sorte d’enthousiasme :

— J’ai envie de revenir parce que Mikoa est bon et que Razim est bonne et belle, et que Dieu dit de rechercher l’homme qui est bon, et d’aimer la femme qui est belle.

— Tu as bien parlé, reprit-elle en souriant doucement. Toi aussi, tu es bon et beau : tu peux revenir.

Elle lui fit un geste d’adieu et se rassit. Maurice sortit le cœur plein de joie, et se mit en marche au hasard devant lui. Agité de transports inconnus, il allait bondissant comme un jeune chevreau, s’arrêtant tout-à-coup et repartant ensuite, poussant des cris inarticulés qu’il interrompait brusquement, et les faisant suivre de longs silences.

— Oh ! jeune homme ! cria derrière lui la voix gutturale du sauvage, arrête ta coursa désordonnée. Laisse-moi te guider dans les sentiers difficiles de la montagne ; car l’esprit des songes t’a touché le front de son aile, et, livré à toi-même dans les ténèbres de la nuit, tu te précipiterais dans les abîmes où le vautour va chercher sa proie !

— Merci, répondit Maurice en rougissant, ne t’inquiète pas des folles ardeurs de ma jeunesse. Je retrouverai mon chemin. Une bonne nuit, Mikoa, et que le Dieu du ciel te donne une longue vie !

— Pas de souhaits, cher étranger, dit vivement le sauvage ; il faut connaître le cœur d’un homme avant de lui souhaiter quelque chose. Autrement, on risque de faire comme celui qui offre à son ami un fruit paré de belles couleurs, sans savoir qu’il est empoisonné.

Il resta un instant absorbé dans une rêverie mélancolique ; puis il ajouta, en relevant sa tête qu’il avait abaissée sur sa poitrine :

— Suis-moi ; l’hospitalité m’ordonne de ne pas te quitter avant que je t’aie vu t’asseoir dans ta case, à l’abri de tout danger. Viens par ici.

Il fit prendre à Maurice un chemin que celui-ci ne connaissait pas, et, le devançant d’un pas rapide, il le guida vers le sommet de la montagne. Tout en marchant, le jeune homme se demandait pourquoi il avait été si ému à son départ de la cabane.

— Aimerais-je cette jeune femme ? Allons donc ! moi qui ai tant usé, abusé et ri de l’amour, j’aimerais ? et qui ? une sauvage qui n’est peut-être jamais sortie de sa vallée, qui ne sait rien, ne comprendrait rien, et n’est bonne qui lier une gerbe ou à raccommoder un filet ! Il est vrai qu’elle est belle, certainement elle est très belle ; mais on sait ce que vaut la beauté, quelques pièces d’or en Europe et de monnaie en Océanie. Demain, j’apporterai des oripeaux à cette jeune fille, dont ma folle imagination a fait une prêtresse du désert, et le diable m’en voudra bien s’il m’empêche de me passer cette fantaisie.

Au moment où il achevait ce beau monologue, il arrivait avec son guide au sommet du chemin.

Depuis quelque temps déjà la nuit était tombée, et, sans la complaisance de Mikoa, Maurice se serait infailliblement cassé le cou au milieu des précipices. Mais, grâce à lui, il avait heureusement accompli la partie la plus difficile et la plus périlleruse de sa route, car, en mettant le pied sur la crête de la montagne, il vit briller presque à ses pieds les rares lumières qui indiquaient la position de la ville.

Toujours guidé par le sauvage, il descendit rapidement le chemin qui y menait, et au bout d’un quart d’heure il était rentré dans sa case.

Mikoa accepta l’offre qu’il lui fit de s’y reposer un moment, quoiqu’il ne fût pas fatigué, et voulut y manger un morceau de pain, afin de consacrer davantage les liens d’hospitalité qui les attachaient l’un et l’autre.

Quand il eut fini :

— Maintenant, nous sommes tayos, lui dit-il ; tant que tu seras ici, dispose de moi. Que la nuit te soit favorable !

Il ouvrit la porte pour s’en aller ; mais, pendant le peu d’instants qu’il avait passés dans la case, le vent s’était Içvé et faisait courir rapidement sur le ciel de gros nuages noirs que sillonnaient déjà des éclairs, et Maurice, prévoyant un orage, voulut retenir son hôte.

— Je ne puis accepter la natte que tu m’offres sous ton toit, lui répondit le sauvage : Razim ne dormira pas avant que Mikoa ne soit rentré dans la cabane ; et les yeux qui pleurent ont besoin de sommeil. La nuit s’avance ; il faut que je parte. Tu me montres le ciel ; bon ! bon ! Le vieux sauvage n’a pas peur du vent et de la foudre ; le vieux sauvage a des frères qui chassent dans les nuages.

À ces mots, il partit en courant. La pluie commençait à tomber, et le bruit de ses pieds nus sur le sol ne tarda pas à se perdre.

Resté seul, Maurice se repentit un moment des mauvaises pensées qu’il avait eues sur la belle et triste Razim.

— Pour inspirer un si grand dévoûment sans amour, se dit-il, il faut qu’une femme soit bien noble et bien bonne. Cet homme me semble un modèle de générosité et de bienveillance, et il ne saurait aimer que des êtres qui lui ressemblent.

Mais bientôt la défiance reprit le dessus sur l’enthousiasme ; et, changeant brusquement de ton avec lui-même, il continua de la sorte : « — Après tout, qui les empêcherait de se ressembler en mal plutôt qu’en bien, et d’être, lui, un cicérone habile qui cacherait, sous de belles apparences, une avidité ignoble ; et elle, une prostituée adroite qui saurait donner à l’effronterie du vice l’apparence de la franchise et de candeur ? Enfin, nous verrons bien, et ils seront malins s’ils m’attrapent.

Là-dessus, il s’endormit, mais avec moins de tranquillité que n’eût dû lui en inspirer le discours qu’il venait de se tenir à lui-même. C’est qu’il souffrait, sans s’en douter, du mal qu’il faisait aux autres dans son opinion, et qu’il ne pouvait avoir sur la nature humaine une pensée triste ou méprisante, sans faire tomber sur lui-même un peu de cette tristesse ou de ce mépris.

C’était, au fond, un homme très bon et très-sympathique, mais vicié en plusieurs points par la mauvaise éducation qu’il avait reçue, et, pour ainsi dire, par le mauvais air qu’il avait respiré dans sa jeunesse. Il avait vécu au milieu d’un monde faux, incrédule et railleur, à qui rien ne paraissait aussi honteux que le rôle de dupe ; et il avait vu autour de lui d’assez nombreux exemples de perfidie et de mensonge pour être porté à croire ceux qui disaient qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour échapper à la tromperie que de tromper ou de mépriser d’avance.

Comme il était trop loyal pour tromper personne, et que le faux amour-propre qu’on lui avait inculqué, et comme incrusté, lui faisait craindre follement d’être trompé, il se réfugiait naturellement dans la défiance et dans le mépris systématique. Cet état lui paraissait bien souvent odieux et insupportable ; mais comme il n’avait pas le courage de se livrer à une confiance qui pouvait le rendre dupe, et par là même, selon ses idées, ridicule, il ne savait où chercher la tranquillité d’âme dont il avait besoin.

Une des raisons qui l’avaient, sans qu’il s’en rendit bien compte, déterminé à entreprendre son grand voyage, était l’espérance de rencontrer un monde plus étroit sans doute, mais aussi plus sincère que celui qu’il quittait, et où il pût, sans craindre une duperie, renoncer à l’incessante circonspection dont il avait été jusqu’alors obligé de s’envelopper. Mais c’était en vain qu’il cherchait ; il lui semblait voir que les hommes étaient partout les mêmes ; et comme son mal était bien plus en lui-même que dans les autres quand il lui arrivait de trouver des gens qui lui paraissaient dignes de toute sa confiance et de son estime, tout d’un coup, sans qu’il pût dire comment, les souvenirs de sa vie passée venaient le poursuivre et le tourmenter avec une force irrésistible ; et, dans les coins les plus perdus de l’Océanie, sa mauvaise habitude de soupçonner et de dédaigner triomphait de tous ses autres sentiments, comme au milieu des capitales de l’Europe.

C’était sous le coup de ces idées que Maurice s’était endormi.

Ce fut sous la même influence qu’il se réveilla.

L’orage était entièrement dissipé ; pas un nuage ne tachait la vaste nappe du ciel, et le soleil s’élevant rapidement du sein de l’Océan commençait à sécher les prairies humectées par la pluie de la veille.

Le jeune homme prit dans ses malles quelques objets curieux ou brillants, en fit un petit paquet qu’il mit sur son épaule, au bout d’un bâton, et partit pour la vallée.

Il trouva Razim seule, comme la veille. Elle était assise à l’ombre d’un bouquet de palmiers, à peu de distance de sa cabane, et s’occupait à raccommoder des filets.

Quand elle aperçut Maurice, elle lui fit de la main un geste de bienvenue, elle l’invita à s’asseoir à côté d’elle. Il s’assit à ses pieds en la regardant fixement et baisa le bas de son manteau de pagne.

Elle le regarda à son tour, avec étonnement, sans témoigner ni joie ni colère, et se remit à son ouvrage. Puis elle entama ainsi la conversation avec lui :

— Mikoa m’a chargée de te dire pour lui toutes les paroles de l’amitié.

— Mikoa savait donc que je viendrais aujourd’hui ? répondit Maurice.

— Il le croyait.

— Et il vous a laissée seule ?

— Oui. Le soleil brille au ciel.

— Mais il ne craint donc rien de moi ?

— Que veux-tu qu’il craigne ? Vous êtes tayos.

— Il m’a dit cela hier au soir. Mais je ne l’ai pas bien compris. Que veux dire ce mot ?

— Quand deux hommes se choisissent et s’acceptent pour tayos, c’est qu’ils veulent tout partager ensemble tant qu’ils habiteront la même terre. Ainsi, ton ami deviendra l’ami de Mikoa, ton ennemi son ennemi ; si tu veux voguer sur la mer, tu monteras avec lui dans sa barque, et si tu veux dormir, tu auras la moitié de sa natte. Est-ce que tu ne veux pas être tayo de Mikoa ?

Maurice hésita un instant avant de répondre, il craignait qu’il n’y eût là un piège tendu à sa bonne foi, et que le rusé sauvage ne vînt, en abusant de la parole qu’il donnerait, le dépouiller à son aise. D’un autre côté, il aurait eu honte de répondre par une défiance injurieuse à une loyale offre d’amitié.

Heureusement, une lotte entre les bons et les mauvais sentiments ne pouvait durer longtemps dans ce cœur chevaleresque ; et, cédant à sa générosité naturelle, le jeune homme s’écria au bout d’un instant :

— Je le veux. J’accepte Mikoa pour ami et pour frère ; qu’il dispose de moi et de tout ee qui est à moi, et que la foudre tombe sur celui qui manquera de parole à l’autre.

— Voilà qui est bon, dit la jeune fille avec satisfaction ; Mikoa se réjouira.

Puis elle ajouta avec tristesse :

— Pauvre Mikoa ! il ne se réjouit pas souvent Tu es heureux, étranger ; tu auras fait sourire celui qui pleurait.

Maurice, attendri de ces paroles, sans pourtant bien savoir ce qu’elles signifiaient, saisit vivement la main de Razim, et la serrant sur son cœur, lui dit :

— Ah ! c’est toi, charmante fille du désert, que je serais heureux de consoler.

— Moi ? je n’ai pas besoin de consolation ; je ne souffre pas.

— Et pourtant,… n’est-ce pas votre mère que vous avez perdue l’autre jour ?

— C’est elle. Mais je n’en souffre pas.

— Vous ne l’aimiez donc pas ? s’écria Maurice avec une sorte d’étonnement douloureux.

La jeune fille le regarda d’un air incertain, comme si elle n’eût pas compris ce qu’il voulait lui dire.

— Comment, reprit-elle au bout d’un instant, est-ce que tu connais quelqu’un qui n’aime pas sa mère ? J’ai aimé la mienne de tout mon cœur : c’était une partie de mon existence, une partie de moi. Mais je savais que cette partie serait un jour séparée de moi ; je m’y attendais ; et, quand l’heure triste est venue, elle m’a trouvée résignée. Ah ! si ma mère, vivante, eette image de Dieu qui est grand et bonv, m’avait abandonnée volontairement, alors j’aurais horriblement souffert sans doute, et Mikoa m’eût peut-être enterrée à sa place. Mais Nada est morte ; nous avons été séparées malgré nous par un pouvoir plus fort que nous. Il n’y a eu ni de sa faute ni de la mienne ; j’attends donc avec patience le moment qui nous réunira de nouveau et pour toujours ; j’attends, ne vivant plus qu’à moitié, mais ne souffrant pas.

— Vous êtes chrétienne ? lui dit Maurice, frappé du caractère religieux et résigné des paroles qu’il venait d’entendre.

— Non, répondit-elle. J’adore le Dieu de ma mère, et pas d’autre.

— Et quel est-il ?

— Celui de la terre et du ciel

— Et commeht le nommez-vous ?

— Dieu.

— Vous ne lui donnez pas d’autre nom ?

— Quel autre conviendrait à sa grandeur ?

— Votre Dieu vous défend-il d’aimer ?

— Comment le défendrait-il, lui qui aime tout ce qui existe !

— Il ne vous défend pas d’aimer les étrangers ?

— Maudite soit la porte qui ne s’ouvre pas à l’étranger qui marche loin de son pays ! Maudit soit le cœur qui ne s’ouvre pas à la voix de celui qui est seul !

— Mais moi, moi, Razim, croyez-vous que vous pourries m’aimer quelque jour ?

— Je t’aime déjà.

— Déjà ! répéta Maurice en se levant avec une surprise que Razim dut prendre d’abord pour de la joie.

Mais un instant après son front s’obscurcit ; il se rassit, et, fixant la terre d’un air sombre, il se mit à méditer en silence.

Que se passait-il dans son âme ? et pourquoi cette parole, qui eût dû le rendre si heureux, l’avait-elle ainsi jeté dans une triste préoccupation ? Nul ne le sait ; et Razim, qui suivait de l’œil tous ses mouvements, ne put y rien comprendre.

Lorsqu’au bout de quelques minutes il releva la tête, un grand changement s’était opéré sur sa physionomie : il avait l’air calme, froid, railleur.

— Ah ! vous m’aimez déjà, dit-il à Razim avec un sourire sardonique. Et que dira de cela l’honnête Mikoa ?

— Rien. Qu’importe à Mikoa ?

— Et quoi que vous fassiez, il ne dira rien ?

— Rien. Pourvu que je ne souffre pas, Mikoa est content.

— Et il acceptera très bien tous les présents que je voudrais lui faire, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Très bien ! J’en étais sûr, continua Maurice avec un sourire plus amer, parlant dans sa langue naturelle. Aussi quelle idée avais-je de croire que je trouverais dans ce petit coin de terre plus de vertu et de noblesse que je n’en ai trouvé dans toute notre Europe ! Ah ! prostitution ! prostitution ! salut ! Je suis obligé de te reconnaître pour la reine du monde !

— Qu’as-tu donc, cher étranger ? dit Razim en voyant le jeune homme se livrer à une colère dont elle ne comprenait ni la cause, ni l’expression.

— Rien, rien, répondit-il en se’rasseyant auprès d’elle, et en passant ses bras autour de sa taille. Tu es une jolie fille et je t’aime ; voilà tout.

Elle rougit, se dégagea doucement des bras de Maurice, et lui dit avec une dignité tranquille :

— Laisse-moi : on ne touche ainsi que sa femme. | Maurice la regarda un instant sans répondre, puis il prit le paquet qu’il avait apporté, l’ouvrit et étala tout ce qu’il contenait devant Razim, en lui disant : — Regarde. — Razim jeta les yeux sur les objets qu’il lui montrait, en prit même quelques-uns qu’elle examina avec une curiosité enfantine, les remit ensuite à leur place, en disant : — C’est bien beau ! — Puis elle se remit tranquillement à raccommoder ses filets.

— Tout cela est à toi, lui dit Maurice en lui présentant le paquet qu’il avait refermé.

— Je n’en ai pas besoin, répondit la jeune fille sans détourner les yeux de son ouvrage,.

— Besoin, non ; mais jamais femme de ton pays n’a vu briller devant elle nos ornements d’Europe sans les désirer aussitôt.

— Je n’en ai pas envie. Garde tes présents pour une autre à qui ils feront plaisir. Pour moi, Dieu m’a donné ce qu’il me fallait : un beau ciel pour m’éclaircr, un champ fertile pour me nourrir, et une case pour m’abriter. Si j’ai besoin d’autre chose, il me le donnera. Que sa volonté soit faite !

— Pardon ! pardon ! s’écria Maurice, bouleversé par ces simples paroles ; pardon, ange du ciel, que je ne méritais pas de voir. Je t’ai offensée dans mon cœur par mes pensées, et je viens de t’insulter encore par des offres ignominieuses.

Et, jetant au loin avec colère le paquet qu’il tenait à la main, il se mit à fondre en larmes.

— Ne pleure pas, lui dit doucement la jeune sauvage, ne pleure pas. Tu ne m’as pas outragée : tu n’es pas coupable des pensées que tu as eues sur moi, puisque tu ne me connais pas, et je ne t’en veux pas de m’avoir offert ces ornements ; c’est la coutume de tes compatriotes de gagner par des présents l’amour des femmes de mon pays. Je ne suis pas semblable aux autres ; mais je ne peux pas m’irriter contre toi, parce que tu ne l’as pas deviné. Rassieds-toi près de moi, et ne pleure plus.

En parlant ainsi, elle lui prit les mains et le fit asseoir comme un enfant, sans qu’il fît aucun mouvement pour s’aider ou résister.

En face de cette bonté simple et naïve, de cette magnanimité ingénue, Maurice se trouvait si petit et si misérable avec ses soupçons et ses injures, qu’il n’osait seulement plus lever la tête, et qu’il restait atterré comme un criminel devant son juge. Mais bientôt il sentit l’enthousiasme succéder à la honte, et, se laissant tomber aux genoux de Razim, il lui dit :

— Que pourrais-je faire, ô chaste enfant de la solitude ! pour réparer l’outrage que t’a fait mon imagination souillée ? Ton généreux pardon m’accable au lieu de me consoler, et, si tu ne me donnes le moyen d’expier ma faute, je partirai d’ici plus malheureux qu’un meurtrier. J’ai commis le plus affreux des sacrilèges ; J’ai porté des mains téméraires et impures sur la plus belle œuvre de Dieu, sur l’âme sans tache d’une noble vierge. Aie pitié de moi, Razim ! Ce n’est pas mon cœur qui est coupable ; je le sens, ce cœur ne bat déjà plus que pour toi. C’est mon esprit vicié par les influences corruptrices de la vieille Europe. Aie pitié de moi comme on a pitié de insensé qui frappe, dans sa folie, les êtres qui lui sont les plus chers. Si j’ai été injuste et outrageant envers toi, c’est que j’éprouvais une sorte de rage de ne pas rencontrer en toi toutes les perfections. Tu es si belle, Razim ! ton regard est si pur, ta voix est si mélodieuse, que Dieu n’aurait pu, sans une sorte d’atroce mensonge, mettre en toi un cœur vil. C’était parce que je craignais cela que je t’insultais : la peur rend féroce. Pardonne : il ne t’a fallu qu’un regard et qu’une parole pour me changer tout entier, et me rendre toute la confiance que ta vue m’avait d’abord inspirée. N’abuse pas de ta facile victoire ; continue à être bonne et miséricordieuse ; ne me repousse pas loin de toi ; l’hospitalité défend d’éloigner les suppliants. Je te supplie de me laisser vivre à côté de toi, avec toi, pour t’aimer et pour te payer un moment d’outrage par des années de bonheur.

La jeune fille écoutait avec une émotion croissante les discours passionnés du voyageur. Son sein se soulevait avec violence ; un vif incarnat colorait ses joues, et l’éclat humide de ses yeux montrait qu’elle avait peine à retenir ses larmes. Elle resta quelque temps immobile, regardant fixement les filets qu’elle ne voyait pas. Puis elle se leva, et dit à Maurice, en lui tendant la main :

— À demain.

Maurice saisit la main qu’elle lui tendait et la couvrit de baisers. Mais elle la lui retira bientôt, et, lui faisant signe de ne pas lui parler et de ne pas la suivre, elle rentra à pas lents dans sa cabane.

Maurice tint ses regards attachés sur elle jusqu’à ce que la porte se fût refermée. Alors il se leva aussi, et reprit tout pensif le chemin d’Houo-Rourou. Lorsqu’il y arriva, son imagination mobile avait déjà fait mille rêves, s’était créé mille bonheurs et mille souffrances aussi ; avait, en un mot, parcouru toutes les possibilités et toutes les impossibilités de la vie qu’il venait d’entrevoir un instant. Il était à la fois enchanté et effrayé de ce qu’il avait dit et fait, et craignant presque également les deux issues que pouvait avoir sa démarche, soit que Razim exauçât ou rejetât sa demande. C’est que la nature de Maurice était complexe : autant son cœur était hardi, enthousiaste et prompt, autant son esprit était timide et irrésolu.

Dans les moments où la passion s’allumait en lui, il était capable de tout entreprendre et de tout faire ; mais quand elle s’éteignait ou s’obscurcissait seulement, il se mettait à examiner, à prévoir, à calculer, à douter. Une fois l’instant de l’action passé ou éloigné, il perdait toute confiance dans sa force et dans celle des autres. Son amour-propre l’empêchait de reculer devant les obstacles qu’il redoutait dans le cours de la route qu’il s’était engagé à parcourir ; mais il regrettait souvent de s’être ainsi avancé.

Il avait senti tout d’un coup que Razim était une femme qu’il fallait prendre au sérieux, et qu’avec elle les promesses devaient être sacrées. Or, il était déjà, au bout de quelques heures, livré à une cruelle perplexité, en songeant à ce qu’il avait fait et aux conséquences que cela pourrait avoir.

Il se demandait si cette jeune fille, bonne et sincère, sans doute, méritait cependant le sacrifice qu’il serait peut-être obligé de lui faire, de son pays, de ses amis, de sa famille. Son ignorance et sa sauvagerie ne l’empêcheraient-elles pas de s’entendre jamais avec lui ? Et les profondes différences qui résulteraient de l’inégalité des éducations ne rendraient-elles pas impossible la durée d’un amour déjà ardent, mais né seulement de la veille ?

Telles étaient les questions, et bien d’autres encore, qu’il s’adressait à lui-même, et qu’il ne savait comment résoudre. Enfin, après plusieurs heures de réflexions agitées, il prit, comme à son ordinaire, le parti de penser à autre chose, et de laisser marcher les événements, en abandonnant aux circonstances le soin de tout décider.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, il se mit en route pour la vallée, et il y arriva eu moment où le soleil paraissait au-dessus de la montagne, radieux, au milieu d’un ciel sans nuages. Il vit dans ce présage d’une belle journée un augure favorable pour sa destinée, et il se dirigea d’un pas léger et rapide vers la cabane. Il trouva la porte fermée, et frappa.

Mikoa vint lui ouvrir. Il avait l’air triste et sévère, et fit à Maurice un salut silencieux.

— Bonne journée, tayo, lui dit celui-ci d’un air un peu embarrassé. Où est Rasim ?

— Elle est ici ; elle repose.

— Serait-elle malade ?

— Elle est en proie à l’esprit ; elle n’a pas dormi de toute la nuit.

Maurice voyait Mikoa peu disposé à le laisser entrer, et, comme d’un autre côté il n’aurait voulu, pour rien au monde, s’en retourner sans avoir eu avec Razim l’entrevue dont ils étaient convenus, il restait à la porte, incertain de ce qu’il devait faire.

En ce moment, Razim se montra denière le vieux sauvage ; et, le poussant doucement, elle alla tendre, en souriant, la main à Maurice. Elle était très pâle, et son regard un peu fébrile annonçait qu’elle avait passé une nuit agitée.

Comme Mikoa la regardait avec inquiétude, elle l’embrassa cordialement et lui dit :

— Sois traquille, mon père ; je suis bien. Je vais sortir avec Maurice ; je veux lui parler seule !

Le jeune homme éprouva une sorte de commotion électrique en entendant Razim prononcer son nom pour la première fois.

— Va, ma fille, répondit Mikoa la sagesse habite dans ton cœur, et les bons esprits parlent avec toi. Je resterai dans la case pendant que tu entretiendras l’étranger. Que la route te soit agréable !

Razim partit, suivie de Maurice. Elle le menait vers l’endroit où était enterrée sa mère, le fit asseoir avec elle sur le lit de mousse où il avait passé la nuit de la funèbre cérémonie, et lui dit :

— C’est ici que repose Nada, la bonne, la forte, la sainte Nada, ma mère. J’ai passé la nuit sur la natte où elle est morte, voyant son image dans les ténèbres et entendant sa voix dans le silence. Je l’interrogeai sur ma destinée, et elle m’a répondu. Elle m’a répété tout ce qu’elle m’avait vait dit un soir pendant que l’orage grondait autour de notre case, et que, serrées l’une contre l’autre, nous écoutions siffler le vent et mugir le tonnerre.

Elle me disait :

« Chère enfant, il n’y a qu’un bonheur dans la vie, c’est d’aimer. Aime donc, ô ma fille, aime toujours ! Aime-moi tant que je serai avec toi ; mon cœur est capable de te suffire, de quelque affection que tu aies besoin.

« Quand Dieu m’aura séparée de toi, cherche un homme qui me remplace, qui t’aime comme moi, et aime-le comme tu m’auras aimée. Et quand cet homme t’aura donné des enfants, sur le visage desquels ton image se mêlera à la sienne, donne-leur tout le lait de ton sein et tout l’amour de ton cœur.

« Mais, quoi qu’il arrive, mon enfant, ne quitte jamais la vallée où tu es née ; si ton amant t’appelle vers les grandes terres qui portent les populations nombreuses et les villes immenses, ne le suis pas, parce qu’alors il ne t’aimera plus.

« Malheur à toi si tu as confiance dans l’homme à qui ne suffiront pas ton amour et ta solitude !

Et je ne puis douter de la vérité de ces paroles parce que ma mère n’a jamais menti.

— Mais votre mère pouvait se tromper, Razim, interrompit Maurice ; elle ne connaissait pas le pays où elle vous défendait d’aller.

— Ma mère ne parlait pas de ce qu’elle ne connaissait pas, repartit la jeune fille avec une tristesse enthousiaste. Tout ce qu’elle me racontait de l’Europe, elle l’avait elle-méme vu, senti et souffert.

— Votre mère est allée en Europe ?

— Oui, et comme l’oiseau qui a bu à une fontaine empoisonnée et qui revient mourir dans son nid pour dire à ses petits : « Ne buvez pas de l’eau qui donne la mort, » Nada est revenue vieillir et mourir dans notre île pour me dire : « Ma fille, regarde mon âme déchirée, et ne va pas au pays ou souffrent les âmes. » Je te raconterai ce qu’était ma mère, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a vu, et tu me diras ensuite si elle a eu raison de m’engager à ne jamais sortir de ma vallée.

Razim pencha sa tête sur sa poitrine, et tomba dans une rêverie mélancolique.

Maurice, sentant que du récit qu’il allait entendre dépendait peut-être le sort de son amour, attendait dans un religieux silence que la jeune fille reprit son discours.

Au bout de quelques minutes elle commença en ces termes :

« Ma mère était la fille d’un grand chef, Kaulike-Ouli, tué dans la grande bataille qui livra à Tamea-Mea Ier la souveraineté entière de notre fertile Oahou. Elle vint ici avec sa mère pleurer le guerrier qui avait été la terreur de ses ennemis et la joie de tous les siens. Elle grandit dans cette même cabane où j’ai grandi comme elle, où je mourrai comme elle. Elle eut quinze ans ; alors c’était la plus belle vierge de toute notre île, les anciens me l’ont souvent dit, et on l’appelait toujours la fleur de la vallée.

Tous les jeunes chefs la recherchèrent, et voulurent lui faire partager leurs richesses et leurs vastes cabanes. Mais elle les refusa tous. Son cœur ne battait à la vue de personne, et son espit errait dans les nuages. On ne la voyait jamais se mêler aux danses de ses compagnes, et elle ne semblait se plaire que dans les lieux solitaires.

Souvent elle allait se coucher sous l’ombre de ces manguiers qui se penchent sur le torrent, et elle y restait jusqu’à ce que la nuit, en abaissant ses ailes, la poussât vers la case de sa mère. Quand celle-ci lui demandait ce qu’elle avait fait pendant les longues heures qu’elle avait passées à l’ombre, Nada répondait : j’ai écouté.

« D’autres fois, elle passait la montagne, et marchait jusqu’à ce qu’elle fût arrivée au pic que l’on appelle la Pointe-de-Diamant, C’est un sommet très-élevé, isolé de tous les autres, que les nuages entourent et que la foudre frappe toujours le premier dans les jours d’orage ; il est entouré de précipices affreux, et cache dans ses flancs de profondes cavernes, où le jour ne pénètre jamais et où les oiseaux de proie viennent faire leurs nids. De là on découvre presque toute l’île, et l’on domine au loin la mer.

» Nada se rendait souvent dans cet endroit, en parcourait les détours les plus perdus et les passages les plus dangereux, et finissait toujours par s’asseoir sur quelque rocher escarpé d’où elle contemplait la mer ; et lorsqu’au retour sa mère lui demandait ce qu’elle avait fait, elle répondait : j’ai regardé.

» Ces longues courses avaient d’abord beaucoup inquiété sa mère ; mais en voyant que jamais il n’arrivait malheur à Nada, elle finit par croire qu’un génie la protégeait, et elle s’habitua, sans trop souffrir, à ses excursions. Ce qui contribuait surtout à la rassurer, c’est qu’elle avait appris qu’un jeune guerrier de la troupe de Kaulikè-Ouli, connu par sa bonté et son courage, suivait sa fille dans ses courses, sans qu’elle s’en aperçût.

» Ce guerrier, c’était Mikoa.

» Comme il n’était ni beau ni riche, il n’avait pas osé se présenter pour devenir l’époux de Nada ; mais la mère de ma mère savait qu’il nourrissait pour elle un amour ardent, et qu’il donnerait le bonheur à celle qui partagerait sa couche ; et elle laissait Mikoa suivre sa fille, espérant qu’il toucherait son cœur. Elle n’aurait pas voulu mourir sans laisser à ma mère quelqu’un pour l’aimer et la protéger. Mais ces désirs étaient vains ; car pendant longtemps Nada ne s’aperçut pas seulement que Mikoa la suivait ; et quand elle s’en aperçut, elle lui défendit de continuer.

« Le guerrier ne répondit rien et s’éloigna.

« Depuis ce temps, ma mère ne le rencontra plus jamais dans ses promenades, non qu’il eût cessé de la suivre en effet, mais parce qu’il prenait plus de précautions pour se dérober à sa vue.

« Un jour, étant tombée d’un rocher sur lequel elle s’était trop avancée, elle fut aussitôt secourue par Mikoa, qui l’emporta évanouie dans ses bras jusqu’au bord d’une fontaine assez éloignée. Elle n’était pas blessée grièvement, et quelques gouttes d’eau qu’il lui jeta sur le visage suffirent pour la ranimer. Quand elle revint à elle, son premier mouvement fut de dire à son sauveur :

« Pourquoi es-tu ici ? Va-t’en !

« Et déjà le bon Mikoa commençait à s’éloigner, quand elle s’élança après lui, et, lui jetant les bras autour du cou, l’embrassa tendrement. Il la regarda d’un air étonné et se mit ensuite à pleurer sans rien dire. Ma mère essuya ses larmes, pleurant elle-même à moitié ; puis elle lui dit :

« — Ramène-moi à la case et ne dis rien à ma mère.

« Il répondit :

« — Je ne dirai rien et je ferai ce que tu voudras.

« Il la conduisit jusqu’à sa porte. Au moment où elle allait l’ouvrir, il lui dit :

« — Fleur de la vallée, je ne respire que pour toi ! Nada pourra-t-elle aimer Mikoa ?

« Ma mère répondit :

« — Je ne sais pas.

« Et Mikoa s’en alla la tête penchée, rêvant tout le long de son chemin.

« Plusieurs mois se passèrent de la même manière. Peu à peu ma mère s’habituait à son ami. Elle lui permettait même souvent de l’accompagner dans ses promenades, et ils échangeaient bien des bonnes paroles. Pourtant il arrivait de temps à autre qu’elle lui ordonnait de garder le silence ou même de la quitter. Il obéissait toujours avec tristesse, mais sans murmurer.

« Il lui disait seulement :

« — Les esprits vont encore te visiter, Nada ; hélas ! qu’ils te quittent bientôt !

« Puis il s’en allait.

« Il croyait que les esprits tourmentaient ma mère, parce qu’elle était souvent en proie à des pensées tumultueuses.

« Elle m’a dit qu’en effet elle était alors agitée de transports sans cause, de vagues désirs et d’inquiétudes désordonnées. Elle sentait qu’il lui manquait quelque chose, et elle ne savait pas quoi. Tout ce qui était autour d’elle lui semblait petit et misérable, et elle ne pouvait s’accoutumer à l’idée de vivre au milieu des êtres bons et grossiers qui l’environnaient. C’était pour cela qu’elle aimait à contempler la mer et à dormir sous les grands bois.

« Il lui semblait que les oiseaux, en s’abattant sur les branches, allaient lui apporter quelque présent magnifique, ou lui annoncer quelque secret inconnu ; et quand elle voyait les vastes lames de l’Océan s’avancer rapidement vers le rivage et puis reculer avec la même vitesse, après s’y être brisées en écume, elle sentait en elle un besoin mystérieux et une folle espérance de ressentir un mouvement pareil.

« Une chose surtout la préoccupait : c’était le récit que lui avaient fait les anciens de l’arrivée du guerrier anglais, monté sur un grand navire qui marchait sur la mer comme une montagne flouante et animée, ouvrant au vent des ailes blanches comme celles des mouettes, et semblables, pour l’étendue, au champ qu’un homme peut labourer dans un jour. Elle se disait que les hommes qui avaient bâti et qui gouvernaient une machine pareille étaient sans doute des êtres merveilleux, en rapport avec les dieux, capables de penser et d’aimer autrement qu’elle et que ses compatriotes, trop grands pour vouloir et pouvoir faire autre chose que le bien. Elle regrettait de n’être pas déjà vieille, parce qu’alors elle aurait vu ces merveilles que les dieux n’envoient pas deux fois au même pays.

« Telles étaient les pensées de ma mère ; et le temps, en s’écoulant, ne faisait que les fortifier. Cependant, comme sa mère la pressait de se choisir un époux parmi les jeunes guerriers qui briguaient le bonheur de l’obtenir, elle rompit avec Mikoa, en présence des anciens, une branche de mourang sacré, et lui donna la moitié d’un pagne blanc, dont elle se revêtit ensuite. Alors les poursuites des autres prétendants cessèrent, et Nada fut tranquille avec sa mère.

« Mikoa lui avait promis, avant d’obtenir son consentement, de lui laisser fixer à son gré l’époque de leur mariage. Il tint sa parole et ne la pressa pas ; mais de temps en temps, d’un air humble et soumis, il lui demandait si le jour approchait où elle le rendrait le plus heureux des guerriers d’Oahou.

« — Bientôt, lui répondit-elle.

« — Mikoa paraissait se contenter de cette réponse ; mais, au fond du cœur, il souffrait cruellement des retards continuels que Nada apportait à leur union, et il finit par craindre qu’elle n’eût jamais lieu. Loin de s’en plaindre à sa fiancée, il cessa même de lui faire aucune question.

« Si elle le désire, se disait-il à lui-même, pourquoi lui ôter le plaisir de se décider ? Et si elle ne le désire pas, comme je le crains, pourquoi l’importuner ?

« Il attendait donc, résigné dans sa tristesse.

« Un jour, ils parcouraient ensemble la crête du Pasli ; tout d’un coup Nada poussa un cri. Mikoa jeta avec effroi les yeux sur elle. Elle s’était arrêtée brusquement, le regard fixé sur l’horizon, vers lequel elle tendait le bras avec force.

« — Quel esprit te possède, chère fiancée ? lui dit Mikoa, et pourquoi as-tu poussé un cri sinistre en regardant la vaste mer ?

« — Là-bas ! là-bas ! ne vois-tu pas ? lui répondit ma mère, sans changer d’expression ni d’attitude.

« — Non, je ne vois rien que le soleil qui brille et les étoiles qui s’agitent.

« — Mais entre le soleil et les flots, tu ne vois rien, rien ?

« Je vois une tache légère, un petit nuage qui se détache du ciel bleu.

« — Eh bien ! ce n’est pas une tache, ce n’est pas on nuage, c’est un navire, ce sont les guerriers du grand pays qui reviennent.

« — Et quand elle eut dit ces paroles, ma mère ne voulut plus quitter la place où elle était. Elle s’assit sur une pierre, et resta là jusqu’au soir, regardant le navire qui avançait toujours et grosissait en avançant. Quand le soir fut venu, elle se laissa emmener par Mikoa vers sa cabane. Pendant tout le chemin, elle ne prononça pas une parole ; et, lorsque son ami lui souhaita la nuit heureuse, elle lui répondit :

« — Je les verrai »

« — Nada passa la nuit sans dormir, livrée à des transports violents ; et dès que le matin vint éclaircir le ciel, elle se leva sans bruit, et partit pour la ville. En y arrivant, elle trouva tout le monde rassemblé sur la plage, contemplant, avec un étonnement mêlé de crainte, le navire qui reposait dans la rade, appuyé sur ses ancres.

« Perdue dans la foule, elle n’en écoutait pas les discours et n’en partageait pas les sentiments. Elle avait porté toutes ses pensées sur la machine étrangère ; non pas, comme les autres, pour en admirer le grand corps, les longs bras et les ailes repliées, mais dans l’espoir de voir paraître et s’approcher les hommes divins qui la montaient. Mais le navire resta immobile, pas un bateau ne se détacha de ses flancs ; et durant tout le jour, on ne vit autre chose que des points noirs qui passaient le long du bord. À la nuit, les guerriers de l’île allumèrent des feux et se couchèrent autour, ne voulant pas quitter la plage qu’ils croyaient menacée. Ma mère veilla auprès d’eux, sous la garde de Mikoa, qui l’avait rejointe. La nuit fut tranquille.

« Le lendemain matin, les guerriers voyant que le navire continuait à ne donner aucun signe d’hostilité, ni même de vie, décidèrent qu’un certain nombre d’entre eux iraient vers les étrangers pour les visiter et leur offrir l’accueil de l’hospitalité. Une barque fut choisie parmi les plus légères, et ornée de feuillage ; vingt habiles rameurs, au nombre desquels était Mikoa, s’assirent sur les bancs ; un chef prit le gouvernail, et un prêtre, vêtu de son pagne blanc, peint de rouge, se posa debout à la proue. La barque partit au milieu des acclamations, s’approcha du navire, et revint au bout d’une heure.

« Le prêtre dit aux guerriers rassemblés que les étrangers avaient répondu par signes aux discours de ses compagnons, qu’ils paraissaient ne pas comprendre ; qu’ils avaient paru touchés des offres bienveillantes qui leur étaient faites, mais qu’ils ne voulaient rien que la permission de remplir leurs vases d’eau fraîche. Le conseil des guerriers décida que ia barque retournerait au navire, et que le prêtre annoncerait aux étrangers qu’ils pouvaient aller remplir leurs vases à la source d’eau fraîche qui coule au pied de la montagne de diamant, et qu’il leur offrirait de nouveau l’hospitalité.

« La barque repartit, et le prêtre fit ce que le conseil des guerriers lui avait ordonné. Le chef des étrangers mit la main sur son cœur, et fit de riches présents au prêtre et à ses compagnons, qui revinrent pleins de joie.

« Peu de temps après, une barque se détacha du navire et se rendit à la pointe de Diamant, sous la conduite de Mikoa, qui avait été laissé à bord du navire, parce qu’il était le meilleur pécheur de l’île, et qu’il connaissait très bien les abords de l’ile. Là, les matelots étrangers remplirent plusieurs tonneaux d’eau fraîche. Quand ils eurent fini, ils s’en retournèrent au vaisseau. Ils revinrent plusieurs fois, et remplirent beaucoup de tonneaux. Pour ne pas inquiéter les étrangers, le conseil avait ordonné que personne, excepté le prêtre et quelques chefs, n’irait aux environs de la source ; et des guerriers, placés sur la routr qui mène d’Houo-Hourou à la pointe de Diamant, avaient empêché, pendant tout le jour, la foule de s’en approcher.

« Nada n’avait donc pas pu, durant tout le jour, satisfaire l’ardent désir qu’elle avait de voir les hommes du pays lointain. Mais le soir étant venu, comme les étrangers ne devaient plus revenir que le lendemain après le lever du soleil, les guerriers qui avaient été placés avec leurs arcs le long du rivage, pour garder le chemin, reçurent l’ordre de retourner à leurs cases. Ma mère profita aussitôt de leur absence et se rendit à la pointe de Diamant. Elle comptait se cacher dans une des excavations qu’elle connaissait, y passer la nuit sur un lit de feuilles sèches, et satisfaire le lendemain sa curiosité sans être vue de personne.

« La nuit était calme, la mer presque immobile, et la lune, mince et courbée comme l’arc d’un jeune guerrier, éclairait faiblement. Ma mère s’assit sur le sable du rivage, et se mit à songer, en regardant les formes incertaines du navire qui dormait dans ia rade.

« Tout-à-coup, entre elle et le navire, dans la légère traînée d’argent que la lune projetait sur la mer, elle vit un point noir passer assez rapidement Elle crut d’abord que c’était un poisson qui avait sauté hors de l’eau, et s’y était replongé pour ne plus reparaître. Mais bientôt, et dans la même direction, elle revit le même point noir. Mais, cette fois, il paraissait plus près, et au lieu de passer comme auparavant, il continua à avancer droit. Elle pensa alors que ce pouvait être un homme qui nageait, et bientôt elle n’en douta plus.

« Mais pourquoi et comment se trouvait-il là, à cette heure ? C’était ce qu’elle ne pouvait concevoir. Pendant qu’elle cherchait dans sa pensée la cause de cette étrange apparition, à peu près à la place où elle avait aperçu, pour la première fois, la tête du nageur, elle vit s’avancer une masse noire, aux deux côtés de laquelle semblaient ruisseler des étincelles d’argent. Elle pensa tout de suite que c’était un bateau monté par plusieurs rameurs, et que ce bateau poursuivait le nageur.

« Alors, se rappelant que Mikoa était resté à bord du navire, elle crut que c’était lui qui se sauvait à la nage et qu’on poursuivait pour le tuer. Comme elle avait pour Mikoa l’affection qu’une sœur a pour son frère, elle sentit son cœur se serrer horriblement, et faillit tomber suffoquée sur le rivage. Mais elle reprit bientôt le dessus sur sa douleur, sauta dans une barque qui était attachée à un cocotier, saisit les rames, et partit au secours du nageur. Comme elle était habile au maniement des rames, et que son affection lui donnait des forces, elle arriva en peu d’instants sur lui.

« Il était temps : le bateau étranger s’approchait rapidement et les forces commençaient manquer à l’inconnu ; car ce n’était pas Mikoa. Ma mère poussa un cri de joie quand elle s’en aperçut ; mais comme son cœur était bon pour le malheureux comme celui d’une mère pour ses enfants, elle tendit la main à l’étranger et l’attira dans le bateau.

« À peine y était-il assis, que plusieurs détonations se firent entendre, semblables à celles du tonnerre ; mais ma mère, qui avait entendu par ler aux anciens des armes merveilleuses dont se servaient les hommes du pays lointain, ne fut pas épouvantée. Elle mit une rame dans la main de l’inconnu, reprit l’autre, et tous deux firent courir leur barque légère avec la vitesse d’une flèche. Ils arrivèrent au rivage, toujours harcelés de coups de fusils. Au moment où ils sautaient à terre, une balle brisa la rame sur laquelle s’appuyait l’étranger et lui déchira le bras. Il ne poussa pas un cri, mais il chancela, et serait tombé si ma mère ne l’eût soutenu. Elle s’aperçut alors de la blessure qu’il venait de recevoir, elle déchira un morceau du pagne dont elle était vêtue, et lui banda le bras.

« Pendant ce temps, le bateau étranger s’approchait toujours, les détonations continuaient, et les balles sifflaient aux oreilles de ma mère, Quand elle eut fini de panser la blessure de l’étranger, elle lui fit signe de la suivre, et se mit en marche au milieu des rochers. En peu d’instants ils furent tous deux à l’abri des coups de feu. Ils n’en continuèrent pas moins à marcher ; et après une course peu longue, mais pénible, à travers des rochers et des crevasses, ils arrivèrent sur le bord d’un immense précipice.

« Au premier coup d’œil, l’étranger crut qu’il leur serait impossible d’aller plus loin. La pente était presque droite, et rien ne séparait le chemin de l’abîme que quelques touffes d’aloès et de lianes suspendues aux fentes du rocher. Ce fut pourtant là que ma mère lui fit signe de la suivre. Elle se laissa glisser le long du roc jusque dans un les fourrés les plus épais ; puis elle attendit L’étranger étonné semblait hésiter ; mais ma mère le fit un signe qui voulait dire : j’y suis bien venue, qui l’empêcherait d’y venir ?

« Alors l’étranger se précipita, plutôt qu’il ne descendit, par le même chemin, et rejoignit ma mère. Elle examina si sa blessure n’avait pas souffert de ce mouvement violent. Le bandage n’était pas dérangé, et l’étranger ne souffrait pas davantage. Alors ma mère recommença à se glisser parmi les herbes et les broussailles, et au bout d’un instant elle disparut ; l’étranger poussa un cri, croyant qu’elle était tombée dans le précipice ; mais en même temps, il entendit des paroles prononcées d’une voix douce, et, regardant à ses pieds, il vit ma mère, dont la tête semblait sortir du rocher, lui sourire doucement. Il comprit alors qu’elle était entrée dans une crevasse qui n’était plus qu’à quelques coudées de lui. Il continua donc à descendre avec précaution, en s’attachant aux plantes du bras qui n’était pas blessé.

« Bientôt il eut dépassé le bas du fourré, et son pied, suspendu en l’air, cherchait un endroit où s’appuyer, mais ne le trouva pas. Il fit un mouvement pour remonter ; mais ma mère, lui parlant encore doucement pour l’encourager, saisit son pied avec force, et, l’attirant de son côté, le posa sur une pierre large et forte. L’étranger, devenu confiant dans l’adresse de sa libératrice, lui tendit son second pied. Elle le prit encore, le guida comme la première fois, et le posa sur l’endroit où elle était elle-même debout ; puis, saisissant de ses deux bras le corps de l’étranger, elle le fit venir à elle.

« L’étranger regarda autour de lui, et voyant qu’il était à l’entrée d’une caverne, il prononça quelques paroles avec joie ; puis, entourant ma mère de son bras qui n’était pas blessé, il la serra fortement sur sa poitrine, et lui donna un long baiser. Ma mère ne dit rien, ne fit aucun mouvement ; mais quand il la lâcha, elle se pencha comme une morte vers le précipice, et elle serait tombée si l’étranger ne l’eût retenue d’une main rigoureuse. Il la fit asseoir par terre, et se penchant vers elle avec inquiétude, il se mit à lui frotter les mains et la tête. Mais au bout d’un instant elle se releva, et, lui prenant la main, elle recommmença à marcher avec lui.

« À mesure qu’ils avançaient, la pâle lumière de la lune diminuait ; et bientôt, perdus dans une obscurité profonde, ils ne purent plus se guider qu’en s’appuyant au rocher ; mais ils ne marchèrent pas longtemps. Au bout de quelques instants, ils arrivèrent dans une vaste caverne, à demi éclairée par la lune, parce que le toit était formé de rochers énormes, qui, en roulant de la montagne voisine, étaient venus se placer les uns au-dessus des autres, et avaient laissé entre eux des jours étroits.

« Là, ma mère fit asseoir l’étranger sur un sable blanc et fin comme le pagne dont se revêt une vierge le jour de ses noces, et partagea avec lui les deux bananes qu’elle avait emportées dans un pli de sa robe pour son repas du lendemain. Ils burent ensemble à une petite source qui coulait dans un coin de la caverne, puis ils se séparèrent en se faisant des signes d’amitié.

« Ma mère avait jugé prudent de s’en retourner, parce que la nuit était avancée, et qu’elle avait tout juste le temps de rentrer dans sa case. Elle croyait que le lendemain les guerriers étrangers viendraient à la recherche du fugitif, et elle ne voulait pas que les soupçons se portassent sur elle, qui était son seul espoir de salut. Elle sortit donc de la caverne, remonta sur le chemin en s’accrochant à toutes les pointes de rocher, et reprit le chemin de la vallée. Arrivée à la case, elle ouvrit doucement la porte, se coucha sans bruit sur sa natte, et se coucha tranquille, parce qu’elle seule connaissait l’entrée de cette caverne qu’elle avait découverte en poursuivant un iguane.

« Le lendemain, le chef du vaisseau fit demander une entrevue aux chefs de l’île, qui étaient chargés du gouvernement pendant l’absence du roi Tamea-Mea, qui se trouvait alors à l’île Hawaï. L’entrevue eut lieu sur des barques, au milieu de la rade. Le chef du vaisseau expliqua par signes ce qui s’était passé, et demanda la permission de poursuivre le fugitif. Les chefe, après s’être consultés, lui donnèrent tous une plume de leur coiffure, et lui accordèrent la permission de poursuivre le fugitif ; et même, comme ils avaient entendu dire à leurs pères que les guerriers blancs étaient très redoutables dans leur colère, ils firent crier dans l’île que le fugitif était maudit, et que celui qui le cacherait serait puni de mort.

« Les recherches des étrangers commencèrent le même jour, et durèrent huit autres jours. Le matin, les matelots envoyés à la poursuite du fugitif venaient dans une forte barque ; ils allaient, cherchant leur proie, tant que le soleil éclairait la terre, et le soir ils s’en retournaient au vaisseau, sans l’avoir trouvé.

« Chaque soir, ma mère partait de sa case avec des provisions, marchait pendant une heure et demie, arrivait à la caverne, et passait plusieurs heures avec l’étranger, pansant sa blessure, partageant son repas, recevant et lui rendant ses douces caresses ; et quand le matin s’approchait, elle s’en retournait, marchant une heure et demie encore. Et le jour, de peur qu’on ne devinât son secret, elle dormait très peu d’heures. Aussi, la fatigue et l’inquiétude l’accablèrent bien vite ; et le cinquième jour elle tomba malade. Ella cacha son mal pendant toute la journée et garda un visage riant, quoiqu’elle fût en proie à des douleurs violentes.

« Le soir venu, elle voulut sortir et se mettre en route ; au bout de quelques pas, elle tomba sans connaissance. Quand elle revint à elle, elle se trouva sur sa natte, pâle, maigrie, accablée, et gardée d’un côté par sa mère et de l’autre par Mikoa. Elle les regarda tour à tour avec terreur, et demanda en tremblant combien il y avait de temps qu’elle était malade. Sa mère lui dit qu’il y avait six jours.

Alors elle se roula sur sa natte en poussant des cris plaintifs. Sa mère sortit pour lui aller chercher du jus de citron mêlé de girofle. À peine Mikoa se trouva-t-il seul avec ma mère, qu’il lui dit :

— Sois tranquille, Nada : « il a mangé tous les soirs. » — Elle se jeta au cou de Mikoa, et tous deux ensemble pleurèrent longtemps.

« Mikoa avait remarqué que chaque jour les yeux de ma mère étaient appesantis et ses pieds enflés, et il avait pensé qu’elle marchait la nuit au lieu de dormir. Il voulut savoir où elle allait ainsi seule dans les ténèbres. Un soir, il vint se cacher derrière ces palmiers, et il attendit. Quand la nuit fut tout-à-fait tombée, il vit Nada sortir de sa case, portant quelque chose à la main. Il la suivit jusqu’au bord du précipice, en ayant soin de ne pas se découvrir. Seulement, quand il la vit se glisser le long du rocher, il fut saisi d’une telle frayeur, qu’il manqua crier ; mais il se contint, pour ne pas effrayer ma mère. Puis il attendit. Il attendit toute la nuit.

« Un peu avant l’aurore, il la vit remonter et reprendre la route de la vallée. Il la laissa partir seule et resta immobile jusqu’au jour, roulant bien des pensées dans sa tête. Le jour venu, il essaya si son couteau jouait bien dans sa gaine ; puis, se recommandant au génie des guerriers, il se laissa glisser sur le rocher, à l’endrait où il avait vu disparaître ma mère.

« Arrivé dans le fourré, il se mit à ramper, la tête en bas, jusqu’à ce que rien ne le séparât plus du précipice. Alors il avança la tête, et se mit à regarder de tous côtés. Il fut longtemps sans rien voir que le rocher et l’abîme. Mais il ne se découragea pas ; et, à force de se pencher et de chercher, il découvrit le bas d’une ouverture dont un pan de rocher lui cachait le haut. Il y descendit comme avait fait Nada, et arriva comme elle à la caverne.

« L’étranger dormait. Il était beau comme les génies et un peu pâle de sa blessure, que le morceau de pagne de Nada bandait encore. Mikoa s’assit en face de lui, le regarda longtemps, puis s’en alla. Ce fut le soir de ce jour que ma mère tomba malade. Après l’avoir portée sur sa natte, Mikoa prit son panier, y mit des bananes et un coco frais, et alla les porter à l’étranger ; et tous les soirs il fit de même, jusqu’à ce que ma mère fût revenue de son délire. »

En achevant ces mots, Razim pencha sa tête sur sa poitrine et laissa couler ses larmes. Maurice pleurait aussi.

— Pauvre Mikoa ! reprit la jeune fille au boi d’un instant, pauvre Mikoa ! Ma mère s’est bien repentie depuis de n’avoir pas préféré celui qui était le meilleur.

Il y eut encore un instant de silence. Puis Rasa reprit son récit de la sorte :

« À peine Nada fut-elle sortie de son engourdissement, qu’elle voulut aller voir l’étranger. Mikoa ne put l’empêcher de partir qu’en lui promettant d’amener l’étranger à la cabane dès la nuit suivante. Depuis trois jours, le chef des guerrier blancs, fatigué d’une poursuite inutile, avait fait marcher son navire vers les pays lointains. Alors les chefs, ne craignant plus la colère des puissant étrangers, avaient fait déclarer que le fugitif cessait d’être maudit, et que celui qui le recevra dans sa maison ne serait pas puni. Mais Mikoa qui savait que les desseins des hommes sont changeants et que leurs cœurs sont aussi profonds que l’eau de la mer, n’avait voulu découvrir à personne la retraite du fugitif, avant que Nada le lui eût commandé. Ainsi personne ne connaissait l’endroit où le fugitif reposait sa tête.

« Au commencement de la nuit Mikoa alla le chercher, le conduisit à la cabane et se retira. La mère de Nada veillait encore. Quand elle vit l’étranger, elle fut saisie d’une grande frayeur et elle s’écria : « Il y a un malheur sur ma cabane ! » Nada voulut la rassurer et lui dit : « Ma mère, l’étranger garde le malheur pour lui seul et ne donne que le bonheur. Depuis que je l’ai vu, je suis heureuse, même quand je souffre. » La mère de Nada s’écria encore : « Nada aime l’étranger ! J’ai perdu ma fille ! J’ai perdu ma fille ! b Et elle sortit en sanglotant.

« L’étranger crut que Nada allait la suivre ; mais elle resta immobile jusqu’à ce qu’elle n’entendit plus la voix de sa mère. Alors elle se retourna vers l’étranger, le regarda fixement et lui toucha le cœur de sa main droite, pour lui demander s’il l’aimait. Il la prit dans ses bras et la serra sur son cœur. De ce moment, Nada fut décidée à ne jamais se séparer de l’étranger. Elle partagea avec lui sa couche et la cabane que sa mère avait abandonnée, car sa mère ne revint plus. Elle alla frapper à la porte de Mikoa, qui lui donna sa bonne chambre et la servit comme s’il eût été son fils.

« Tous les jours, tant que l’étranger demeura dans l’île, Mikoa alla voir Nada, et il l’implorait, non pour lui (quoiqu’il souffrit beaucoup, il ne se plaignit jamais), mais pour la mère de Nada. Elle lui répondait : « Que veux-tu que je fasse pour ma mère ? Elle hait celui que j’aime, et elle me hait aussi depuis que je l’aime. Pourquoi ? Mon cœur n’est pas entre ses mains, et je peux le donner à l’homme que les génies ont comblé de leurs dons. Que ma mère renonce à son injuste colère, et elle me retrouvera aussi tendre qu’autrefois ; mais je ne me séparerai pas de celui auquel est attachée ma vie. Mikoa s’en retournait donc tous les jours sans avoir rien obtenu, et désolé dans son cœur. Mais il ne pensait jamais à se venger, quoiqu’il l’eût pu ; s’il était allé dire au prêtre que sa fiancée avait manqué a ses engagements, ma mère et son complice auraient péri par le feu. Telle était la loi. Mas Mikoa ne rendait jamais le mal pour le mal. Au contraire, il aidait Nada à cacher sa faute, et il lui fournissait toutes les choses dont elle avait besoin pour elle et pour l’étranger.

« Plusieurs mois se passèrent ainsi. L’étranger, à qui Dieu avait donné un esprit ouvert, avait appris notre langue, et il entretenait Nada de mille choses merveilleuses. Elle ne se lassait pas de l’écouter, et, quand il avait fini de parler d’une chose, elle lui disait : « Parle-moi d’une autre. » Ainsi elle s’accoutumait à ses pensées et à ses discours ; elle apprenait à comprendre d’autres mœurs que les nôtres, et se mettait à aimer un pays qui n’était pas le sien.

« Un jour, des voiles parurent de nouveau à l’horizon. Nada crut que c’était le même navire qui revenait pour chercher encore l’étranger, qui avait commis un crime très grand parmi les Européens. »

— Quel crime ? demanda Maurice.

— Dans un moment de colère, répondit Razim, il avait frappé le chef du navire qui le menaçait, et il aurait été pour cela mis à mort à son retour dans sa patrie, s’il n’avait pas trouvé le moyen de s’échapper.

— Savez-vous quels étaient son nom et son pays ?

— Il était Anglais et se nommait sir Robert.

« Lorsque ma mère lui eut annoncé l’arrivée d’un navire, il resta calme et répondit que ce n’était certainement pas le sien, et que peut-être même il était d’une autre nation. Pourtant, comme ma mère le suppliait de veiller à sa sûreté, il consentit à passer une nuit dans la caverne. Mais le lendemain matin, étant sorti, il examina le navire qui était entré dans la rade, et reconnut qu’il appartenait à une nation qui n’était pas la sienne. Alors il alla trouver Nada, ivre de joie et lui proposa de l’emmener avec lui dans un des plus grands et des plus beaux pays de l’Europe, où ils vivraient, disait-il, tout-à-fait heureux au milieu de biens dont elle ne pouvait pas soupçonner l’existence. En entendant ces paroles, Nada fut très émue et sembla hésiter. Comme l’étranger la pressait vivement, elle lui dit : « M’aimeras-tu toujours ? — Toujours, répondit-il avec transport. » Elle lui dit : « Tu ne me quitteras jamais ? — Jamais » répondit-il encore. Elle lui dit alors : « Va donc ! et je te suivrai jusqu’où finit le monde. »

« L’étranger fut joyeux ; mais, pour partir, il fallait une barque, et Nada ne pouvait en emprunter une, pendant le séjour du navire, sans exciter les soupçons. Elle fut donc obligée de s’adresser encore à Mikoa. Parfois elle sentait dans son cœur un grand regret d’avoir ainsi agi avec lui et de n’avoir pas récompensé l’amour qu’il lui portait. Mais elle était possédée par une sorte de folie divine, et elle agissait sans volonté. Elle dit donc à Mikoa qu’elle voulait partir avec l’étranger, et elle le pria de les conduire à bord du navire, le soir qui précédait son départ.

« En entendant ces paroles, Mikoa resta désolé. Puis il s’écria : « Tu veux donc que nous mourions, ta mère et moi, puisque tu parles de partir ? » Nada répondit : « L’étranger veut partir ; il faut que j’aille avec lui. » Et Mikoa s’en retourna dans sa cabane, pleurant et se frappant la poitrine à coupa redoublés.

« Il revint le lendemain, et, s’asseyant à côté de Nada, il lui dit : « Reste avec nous, chère sœur, avec celle qui t’a portée dans ses flancs, qui t’a nourrie de son lait ; avec moi, qui t’ai aimée du jour où je t’ai vue, qui t’ai servie sans cesse avec joie, et qui donnerais ma vie pour toi. Fleur de la vallée, n’abandonne pas le lieu qui t’a vue naître ; les arbres qui t’ont couverte de leur ombre, et l’air qui t’a parfumée. Pourquoi nous quitter ? Qui de nous t’a regardée d’un œil défavorable ? Quel discours a blessé ton oreille ? Quelle épine a jamais ensanglanté tes beaux pieds ? Il est peut-être des terres plus grandes qu’Oahou, et des sommets pi us élevés que le Pasli ; mais, crois-moi, tu ne trouveras nulle part des cœurs plus amis et des bras plus ou verts que parmi nous. Et, tu le sais, le génie de la sagesse n’a pas proclamé le plus heureux celui qui habite la plus belle cabane ou qui possède les plus nombreux troupeaux, mais celui qui est le plus aimé. » Nada, l’interrompant, lui dit : « Alors, je serai heureuse, car nulle femme ne sera plus aimée que moi. »

« Mikoa baissa la tête, et dit : « Que les dieux répandent toutes leurs bénédictions sur toi ! Ce soir je viendrai vous chercher, et je vous conduirai dans ma barque à bord du grand bateau qui part demain, parce que tous ses vases son t remplis d’eau fraîche. » Il tint sa promesse. Mais après avoir mené les deux amants au navire, où ils furent bien accueillis, il se plaça à peu de distance, et, retirant ses rames de l’eau, il se laissa ballotter au gré des vagues. De temps en temps il élevait la voix dans le silence de la nuit, chantant tour à tour tous les chants de notre île. Il espérait ainsi attendrir le cœur de Nada, et la faire revenir à

son pays et à sa famille. Puis, voyant que rien ne pouvait ébranler la résolution de sa fiancée, il se mettait à implorer les dieux pour les voyageurs.

« Quand vint l’aurore, le capitaine donna l’ordre du départ, et le vaisseau, déployant ses grandes ailes, commença à gagner la haute mer. Alors Mikoa, saisi de désespoir, voulut partir aussi. Il sauta sur ses rames, et les agitant avec fureur, il essaya de suivre et d’atteindre le vaisseau. Mais il ne le put pas. La grande machine, fuyant rapidement, le laissa bien loin derrière elle. Mikoa voyant que tous ses efforts étaient inutiles, jeta ses rames, et se mit à faire des signes au vaisseau, poussant des cris lamentables. Mais on ne vit pas ses gestes, et l’on n’entendit pas sa voix. Du moins le navire continua sa marche sans s’arrêter un instant. Ma mère m’a dit depuis qu’au moment du départ elle était allée se cacher dans le fond du navire pour ne pas entendre les adieux de son fiancé et ne pas voir disparaître les montagnes de sa patrie. »

Ici Razim fit encore une pause ; puis, fixant ses regards sur Maurice, elle s’écria :

— La France ! votre pays ! ah ! je la connais et je sais combien l’on y souffre. C’est là que ma mère a vécu.

« L’étranger ne pouvait retourner dans sa patrie, à cause du crime qu’il avait commis ; mais il lui était permis d’en faire venir de grandes richesses. Il alla donc en France, dans une ville grande et superbe. Il y habita avec sa compagne une cabane vaste et bien ornée, où il y avait une foule de serviteurs richement vêtus, qui passaient tout leur temps à accomplir tous les désirs de leur maître. Celui-ci conduisait tous les jours Nada dans de belles promenades, où elle voyait toutes sortes d’objets brillants, et des hommes et des femmes habillés avec magnificence ; et tous les soirs dans des cabanes immenses, éclairées par un grand nombre de flambeaux qui jetaient une lueur plus vive que celle du soleil, et où l’on exécutait, comme ici dans nos fêtes, des danses gracieuses accompagnées de chants et de musique. Nada voyait bien d’autres merveilles encore, et comme tout était nouveau pour elle, elle y prit pendant quelque temps un vif plaisir. Mais bientôt elle sentit le besoin de reprendre la vie d’amour et de tranquillité qu’elle avait connue dans son pays. Elle s’éloigna donc peu à peu de la foule et chercha à en éloigner aussi son amant. Elle y réussit d’abord. La première fois qu’elle lui parla de retraite et de solitude, il répondit : « Je désire comme toi vivre loin des regards importuns, et de recommencer avec toi les délices d’Oahou. Si je me sois mêlé à la foule, c’est que je voulais te montrer toutes les beautés de nos villes ; maintenant que ta curiosité est satisfaite, je n’ai plus rien à faire ici. J’achèterai une belle case, entouré de profonds ombrages et de prairies tranquilles, et nous irons là cacher ensemble à tous les yeux notre amour et notre bonheur. » Il fit ce qu’il avait dit ; et, au bout de peu de jours, Nada avait retrouvé la vie qu’elle avait tant aimée. Mais sa joie fut courte. Robert devint distrait, et puis triste. La vue de Nada semblait lui devenir moins agréable, et ses caresses le trouvaient aussi froid que les rochers du rivage. Il paraissait chercher toutes les occasions de s’éloigner d’elle, il partait dès le matin pour la chasse, et ne revenait que le soir ; et, lorsqu’à son retour Nada allait toute tremblante se jeter dans ses bras, il lui accordait à peine un regard ; encore ce regard était-il plein de contrainte et d’ennui.

« Nada ne se trompait pas sur la cause de tout ce qu’elle voyait. Elle sentait que Robert ne l’aimait plus ; elle ne se plaignait à personne ; mais elle passait ses jours et ses nuits dans les larmes. Une fois, cependant, elle crut que son sort allait changer, et elle laissa son cœur se remplir d’espérance. Robert était venu le matin dans sa chambre, l’avait embrassée d’un air joyeux, et lui avait dit : « Nada mes amis viennent aujourd’hui s’asseoir à ma table, oublie tes chagrins, pare-toi comme à nos plus beaux jours, et fais voir à tout le monde que je suis le plus heureux de tous les amants et que je possède la plus belle de toutes les maîtresses. « Elle fit ce qu’il voulait, se réjouissant de le voir revenir à elle, oubliant déjà toutes ses fautes passées. Robert parut content de sa bonne volonté et fier de sa beauté. Elle passa donc une journée heureuse, et s’endormit bercée par de doux songes. Mais elle fut cruellement détrompée. Le lendemain matin, Robert entra dans sa chambre d’un air froid et soucieux, et, s’asseyant prèsd’elle, lui dit dune voix glacée : « Nada, il faut que nous nous séparions. — Nous séparer ! s’écria-t-elle. Tu ne m’aimes donc plus ? — Je vous aime toujours, répondit-il d’un air qui démentait ses paroles, et je vous le prouverai ; « mais il est impossible que nous continuions à vivre ensemble. Mon père a obtenu ma grâce et je vais retourner en Angleterre. — Eh bien ! dit-elle, ne puis je pas t’y suivre ? » Il répondit : Non ; ma famille me repousserait si je reparaissais là-bas avec vous ; et, d’ailleurs, nous ne pourrions demeurer longtemps ensemble, parce qu’au bout de peu de temps je serai obligé de me marier. » Ma mère eut envie de lui dire : « Et moi, ai-je eu peur de la honte et de la mort dans le pays où j’avais ma famille ? et n’ai-je pas quitté pour toi ma mère, mon fiancé, le meilleur des hommes, et la cabane où je suis née ? Qui épouseras-tu qui mérite plus que moi ton amour ? Aimeras-tu donc mieux contracter une dette de reconnaissance envers une femme qui t’apportera des richesses, que d’en acquitter une envers celle qui a sauvé ta vie au risque de la sienne ? » Mais, voyant l’indignité de l’homme, elle aima mieux se taire et l’écouter. Il continua, disant : « Un navire va faire voile pour votre pays ; si vous voulez y retourner, je vous donnerai l’argent nécessaire pour vous y faire conduire ; si vous voulez rester ici, je pourvoirai à vos besoins. D’ailleurs, faites ce que vous voudrez. » Elle ne répondit rien ; mais, se levant, elle sortit de la maison. »

— Et y rentra-t-elle ? demanda Maurice.

— Jamais, repartit Razim ; et jamais elle ne revit cet homme.

« Quand elle fut hors de la maison, comme elle ne connaissait personne en France, excepté son amant, elle ne sut où aller ni comment vivre. Elle se mit à marcher au hasard et arriva à la ville, accablée de fatigue et de faim. Elle s’assit sur une pierre et resta là bien des heures à souffrir, sans que personne fit attention à elle. Enfin un homme s’approcha et lui demanda ce qu’elle faisait là. Elle répondit : « Je suis sans asile et sans espoir, et j’attends la mort. » L’homme lui proposa de venir dans sa maison, où elle trouverait un abri et de la nourriture, mais à condition qu’elle se livrerait à lui. Elle ne répondit rien, et s’en alla s’asseoir un peu plus loin sur une autre pierre. Là, elle vit venir à elle une femme, et elle espéra, parce qu’elle ne craignait pas qu’il fallût acheter sa pitié au même prix que celle de l’homme. Mais les paroles que lui dit cette femme furent si mauvaises, que Nada se sauva loin d’elle en se bouchant les oreilles. Elle passa donc tout le jour sans manger, au milieu d’une ville où elle voyait étalés de tous côtés des mets délicats et nourrissants. Le soir, elle se coucha à terre dans un endroit écarté, et s’endermit. Elle fût réveillée par des soldats qui la menèrent en prison ; car dans votre pays on punit comme un malfaiteur celui qui n’a pas où reposer sa tête. Nada resta quinze jours dans cette prison, confondue avec des femmes qui avaient dérobé le bien d’autrui, on qui avaient vendu l’amour. Elle y souffrit tellement, qu’elle résolut d’aller, quand elle sortirait, se noyer dans le fleuve. Mais le dernier jour, quelques heures avant sa sortie, elle sentit tressaillir un enfant dans son sein. Alors elle fut prise d’on fol accès de joie ; ses yeux, que le désespoir avait séchés retrouvèrent des larmes ; et, se jetant à genoux, elle s’écria : « Mon Dieu ! je vivrai pour mon enfant ! « À peine eut-elle recouvré sa liberté, qu’elle alla trouver le chef du navire qu’on devait expédier vers nos îles. Elle le supplia par la tête de ses enfants de la conduire dans son pays. Comme, malgré ses souffrances, elle était encore très belle, il lui promit de l’emmener, mais à condition que pendant le voyage elle partagerait son lit. Elle sentit encore une fois le cœur lui manquer ; mais, déterminée à vivre pour son enfant et à ne jamais rien demander, ni pour elle, ni pour lui, à celui qui l’avait abandonnée, elle accepta. Et c’est ainsi que ma pauvre mère est venue dans sa cabane. »

Razim prononça ces derniers mots d’une voix presque inintelligible. Elle paraissait accablée des souvenirs qu’elle venait d’évoquer, et elle garda pendant quelques instants un morne silence. Maurice, presque aussi ému qu’elle, lui adressa la parole peur l’arracher de sa sombre préoccupation.

— Cet enfant qu’elle portait dans son sein, lui dit-il, c’était vous, peut-être ?

— C’était moi, répondit Razim. Ma mère accoucha de moi trois mois après son arrivée. Depuis ce temps, elle a vécu seule ici avec moi et Mikoa car sa mère était morte quelques jours après son départ.

— Bon Mikoa ! s’écria le voyageur avec enthousiasme.

— Oui, reprit la jeune sauvage, Mikoa est bon !

« Pendant l’absence de ma mère il n’a point passé un jour sans pleurer, et jamais une vierge d’Oahou ne l’a entendu lui dire les paroles de l’amour. Mikoa n’a jamais aimé que ma mère ; quand elle est revenue, il a manqué devenir fou de joie, et pourtant il l’a reçue comme si elle ne l’avait quitté que de la veille, sans lui adresser une question ni un reproche. Depuis ce temps, il ne s’est

plus séparé d’elle ; il a chasse, péché, labouré, travaillé de toutes les manières pour elle et pour moi ; il nous a protégées, soignées et servies, comme si nous avions été sa femme et sa fille. Et, quoiqu’il fût le fiancé de ma mère et qu’il lui consacrât toute sa vie, il ne lui a jamais demandé aucun témoignage d’amour, parce qu’il comprenait qu’elle avait aimé et qu’elle n’aimerait plus. Et, pendant quinze ans qu’ils ont ainsi passés ensemble, elle n’a jamais entendu une plainte sortir de sa bouche. Aussi elle lui disait : — Mon frère ! — et, le jour de sa mort elle m’a léguée à lui. »

Razim s’arrêta un instant, perdue dan s ses pensées ; puis elle ajouta avec un soupir :

« Elle aussi, elle était bonne, ma mère. Elle a vécu pour moi ; elleaconsacré tous ses moments à soigner mon corps et mon âme. Elle a voulu que son malheur servit à mon bonheur. Elle m’a dit tout ce qu’elle avait vu, elle m’a appris tout ce qu’elle savait. Comme elle avait un grand esprit, et qu’elle avait beaucoup médité dans la solitude, elle connaissait le fond des choses et les secrets de la vie. Mikoa m’a dit que jamais aucun prêtre n’avait mieux enseigné la sagesse, et les anciens de l’île s’estimaient heureux quand ils pouvaient l’entendre. Elle me disait : « Ne va pas dans le pays de l’Europe. On n’y aime, on n’y estime que ceux qui possèdent de grandes richesses. Tout est pour eux seuls, et quoiqu’ils soient en petit nombre, et que les pauvres soient en aussi grand nombre que les sables de la mer, ils gardent tout pour eux. Il y a souvent des familles entières qui meurent de faim pendant qu’un riche, assis à une table magnifique, dévore à lui seul ce qui eût pu les nourrir bien des jours. Et, comme c’est l’argent qui fait la richesse, c’est lui qui est le but de tous les efforts et le mobile de toutes les actions. Les hommes recherchent les femmes, non à cause de leur beauté ou de leur vertu, mais à cause de l’argent qu’elles doivent leur apporter en dot : et les femmes épousent les hommes, non à cause de leur courage ou de leur bonté, mais à cause de leur richesse. Les patents prient Dieu de ne pas leur envoyer un grand nombre d’enfants, parce qu’il leur coûteraient trop cher, et les enfants attendent impatiemment la mort de leurs parents, afin de s’emparer de leurs biens. Et il y a bien d’autres choses honteuses, et pires que celles-là, qui se font encore pour de l’argent. Les habitants de ces pays lointains ont bien un Dieu qui leur défend ces choses, mais les autels de ce Dieu sont déserts, et la voix de ses prêtres n’est plus entendue. Et quand même elle le serait encore, bien des erreurs se mêleraient aux vérités qui sortiraient de leurs bouches, et viendraient empoisonner le cœur des hommes crédules.

« Et ma mère finissait toujours par me dire : Reste donc ici, ma fille ; reste aux lieux où je suis revenue après avoir souffert. Ne quitte jamais la cabane où j’ai voulu t’élever, moi qui ai parcouru le monde. Embellis mes derniers jours par tes caresses, et, quand je ne serai plus, honore mon tombeau par ta vertu, et réjouis ma poussière par ton bonheur. La vertu est facile à celui qoi porte dans son cœur l’image du Dieu puissant et clément, créateur intelligent de l’univers, père miséricordieux des hommes. Le bonheur est possible pour celui qui sait l’attendre et le mériter. J’aurais été heureuse, sans doute, si j’avais su me contenter du sort que le destin semblait m’avoir réservé. J’en ai voulu un autre, je l’ai eu. J’ai souffert et j’ai fait souffrir. Que Dieu te préserve d’un sort pareil ! qu’il te donne d’aimer un homme bon, fidèle et dévoué, qui vive pour lui, comme tu vivras pour lui ! Qu’il te donne surtout de rester comme moi, toujours sincère et loyale, et de mourir comme je mourrai, sinon sans regrets, du moins sans repentir. »

« Voilà ce que me disait ma mère. Je lui ai promis de suivre ses conseils et d’exécuter ses volontés, et je tiendrai ma promesse. »

Razim avait fini son discours ; Maurice garda quelqae temps le silence, puis il dit :

— Je suis obligé de reconnaître que le tableau que votre mère vous a fait de l’Europe est fidèle ; mais croyez-vous que votre pays soit à l’abri de tous les vices et de toutes les injustices qui affligent le mien ?

— Je sais, répondit la jeune fille, que nulle terre en ce monde n’est exempte de mal. Mais ce sont les Européens qui nous ont apporté ce qu’il y a maintenant de mauvais dans nos mœurs.

— Et ce qu’il y a de bon. C’est à eux que votre île doit l’abolition des sacrifices humains et de plusieurs autres coutumes barbares.

— C’est vrai, et je m’en rejouis. Nous devons bénir Dieu de tous ses bienfaits, par quelque main qu’il nous les envoie. Mais on ne sacrifiait d’hommes que dans les guerres, et les guerres étaient rares chez nous ; tandis que maintenant mes compatriotes sent tous en proie à l’orgueil, à l’avidité, à l’avarice, àl impureté, au mensonge. Avec notre pauvreté, notre innocence et notre tranquillité se sont en allées. Pourtant on peut encore être heureux ici. Notre île est loin de vos contrées turbulentes, et l’on y garde encore assez le souvenir des temps et des coutumes passées, pour y laisser vivre en paix ceux qui ne demandent à Dieu qu’un air pur, un coin de terre fertile, et une conscience tranquille. J’ai tout cela ; si vous voulez le partager avec moi, restez avec moi et soyons unis pour toujours ; si vous ne le voulez pas, partez tout de suite ; car je vous aime et votre vue me ferait trop souffrir, si je devais cesser un jour de vous voir.

Maurice ne répondit pas ; mais il prit Razim dans ses bras, et la serra avec transport sur son cœur. Un torrent de larmes s’échappa des yeux de la jeune fille, qui s’écria : « Ô ma mère ! sois témoin de mon bonheur ! »

Bientôt les deux amants retournèrent à la cabane, appuyés l’un sur l’autre, et pleins d’une douce ivresse. Mikoa les attendait debout sur le seuil. Razim courut à lui, et, cachant sa tête dans la poitrine du vieux guerrier, elle lui dit : « Mon père, voici celui que j’ai choisi pour mon époux. » Mikoa la serra tendrement sur son cœur ; puis, tendant la main à Maurice, il lui dit : « Mon fils, entre dans ta cabane, et puisse-t-elle ne plus retentir désormais que des accents du bonheur. »

Pendant quelque temps, en effet, les habitants de la cabane furent heureux. Maurice avait laissé partir sans regret le navire qui l’avait amené ; et, tout entier au charme de sa nouvelle existence, il n’avait pas une pensée pour celle qu’il avait menée autrefois. Chaque jour il partageait les travaux de Mikoa et de Razim, et chaque soir, réuni avec eux autour de la table grossière sur laquelle était servi un repas frugal, mais abondant, il remerciait le dieu que sa maîtresse lui avait appris à adorer, de la journée qu’il venait de lui donner, et il la priait de lui donner un lendemain pareil. Heureux de vivre avec deux êtres en qui il pouvait avoir toute confiance, il se défit bien vite de toutes ses méfiances et de toutes ses incertitudes. Il s’accoutume à voir le beau côté des choses, et se laissa aller pour la première fois de sa vie à exprimer naïvement toutes ses pensées et tous ses sentiments. Souvent même il racontait a ses amis, avec une sorte de joyeux embarras, les soupçons qu’il avait eus à leur égard, et les petits projets de guerre qu’il avait formés plusieurs fois contre eux, sans avoir jamais le courage de les exécuter. Puis il leur témoignait, dans les termes les plus tendres, sa reconnaissance pour le bien qu’ils lui avaient fait, en lui rendant si vite confiance dans la nature humaine, et en lui fournissant une si belle occasion de satisfaire à la fois ce double besoin d’estime et d’affection qui était en lui. Souvent aussi il parlait avec eux de l’Europe ; mais pour plaindre ceux qui y consumaient leur vie à poursuivre de faux biens, ou pour railler la folie de ceux qui, comme lui, y avaient de bonne foi cherché le bonheur, « comme si, disait-il, le bonheur pouvait se trouver ailleurs que dans l’amour et la solitude. »

Aucun nuage ne venait troubler la sereine existence des deux amants, et rien ne semblait devoir en interrompre le cours. Mikoa seul, quoiqu’il prit une grande part à la joie de ceux qu’il nommait ses enfants, ne paraissait pas avoir dans l’avenir une entière confiance. Razim ne pouvait comprendre ces inquiétudes qu’elle ne partageait pas, et elle disait en secret à Maurice qu’il fallait pardonner quelque chose à ceux qui avaient beaucoup souffert. Celui-ci répondait en souriant qu’il désirait voir Mikoa inquiet bien longtemps encore, si ses craintes devaient toujours être aussi mal fondées, et que, pour lui, il se sentait sûr d’un avenir qui reposait tout entier sur son amour.

Cependant, peu à peu, il parut devenir moins confiant en lui-même. Il s’éloignait en silence quand Mikoa revenait par hasard sur le sujet de ses doutes et de ses appréhensions, et il ne répondait que vaguement aux interrogations de sa maîtresse. Alors celle-ci se retirait dans le fond de sa cabane, ou elle s’en allait vers le tombeau de sa mère, et elle y restait jusqu’à ce que l’heure des repas communs la forçât de reparaître.

Plus d’une fois son vieil ami l’avait surprise dans les larmes ; et alors, changeant de rôle, il lui assurait, pour la consoler, que toutes ses craintes étaient évanouies, et que rien ne lui donnait plus lieu d’en concevoir de nouvelles. Mais c’était en vain qu’il cherchait à tromper la jeune femme ; il ne pouvait se mentir à lui-même, et ses regards attristés disaient le contraire de ses paroles. Aussi Razim ne s’y trompait pas, et elle sentait le désespoir s’emparer de son âme. Elle resta cependant la même pour Maurice, et ne montra jamais sa douleur que par son silence.

Souvent le jeune homme partait dès le matin, sous prétexte d’aller chasser, et il ne revenait que longtemps après le coucher du soleil, sans rapporter aucune pièce. Quoique Razim sût bien, par les rapports des autres chasseurs, qu’au lieu de poursuivre le gibier, il avait passé la journée à errer sur les bords de la mer, elle ne lui en faisait pas moins au retour un accueil plein de tendresse. Pour lui, il souffrait plus de cette douceur et de cette résignation qu’il ne l’eût fait des reproches les plus durs ou des plus violentes colères. Il sentait qu’il faisait du mal à un être qui ne le lui rendait jamais, et cette pensée tourmentait horriblement son âme compatissante.

Souvent aussi il s’indignait contre lui-même, et rougissait intérieurement de voir qu’il savait aimer avec moins de puissance et de grandeur que cette simple fille du désert. Il se rendait alors une terrible justice ; et, plus malheureux peut-être que celle qu’il faisait souffrir, il s’écriait en gémissant : « À quoi donc suis-je bon, mon Dieu ! et pourquoi m’as-tu mis sur la terre ? Je ne sais vivre ni pour le devoir, ni pour le plaisir, ni pour le sacrifice, ni pour l’amour ! Je n’ai pas voulu prendre, dans le pays où j’étais né, une place qui me forçât de travailler et me donnât le moyen d’être utile ; j’ai trouvé trop vide la vie de voluptés et de jouissances faciles que le sort m’avait donnée, et je l’ai volontairement quittée ; j’ai dédaigné les larmes de ma mère et de mes amis, qui me suppliaient de partager leur vie et d’assister à leur mort, et je suis parti au loin, sans savoir si je reviendrais jamais ; et maintenant que j’ai trouvé la seule chose dont je n’eusse pas goûté, et qui me semblait hier encore la chose la plus désirable de ce monde, un amour sublime dans une solitude enchantée, je m’en lasse, comme un enfant d’une nourriture trop exquise, et je demande autre chose ! Quoi donc ? que veux-tu ? que cherches-tu ? que rêves-tu, ô le plus incertain et le plus lâche cœur qui soit parmi les hommes ! Ne te rappelles-tu plus le passé, et les profonds ennuis, et les horribles dégoûts qu’il t’a causés ? Et te figures-tu que l’avenir puisse être autre chose pour lui que le renouvellement de ce misérable passé dont le seul souvenir t’obsède, ou de ce présent dont tu te fatigues, sans savoir pourquoi ? Hélas ! hélas ! mon Dieu ! si c’est vous qui m’envoyez ces inquiétudes dévorantes qui me consument, donnez-leur un but, et faites qu’elles me poussent droit à quelque chose, quand ce devrait être le malheur ! »

Ainsi disait-il, s’accusant et se plaignant à la fois. Chaque jour son mal empirait, et bientôt son désir de changement devint un besoin maladif. il ne pensait, il ne rêvait plus qu’aux moyens de quitter l’île et de retourner en Europe. Mais il n’en trouvait aucun. Il fallait absolument qu’il attendît l’arrivée d’un navire, et il savait que l’on passait quelquefois des années entières sans en voir un seul paraître dans l’Archipel.

Cette nécessité où il se trouva de rester dans un endroit qu’il voulait quitter, finit par exaspérer son caractère. Trop juste pour faire porter à ceux qui l’entouraient la peine de ses faiblesses et de ses souffrances, il ne se porta contre eux à aucan acte de violence, et ne prononça même jamais une parole amère ; mais son humeur devint chaque jour plus sombre et plus taciturne, et il finit par tomber dans un morne abattement.

Razim recevait le contre-coup de toutes ses souffrances, et s’affaissait en même temps que lui sous le poids d’une douleur qu’elle partageait.

Mikoa, plus désolé que tous deux peut-être, craignait de les perdre tous deux à la fois, l’un par le suicide, l’autre par le chagrin. La cabane qui avait naguère renfermé tant de bonheur n’abritait plus que la désolation.

Un jour pourtant, il sembla que le mauvais destin qui planait depuis quelque temps sur le toit solitaire venait de s’éloigner pour faire place à un destin plus doux. Toute la journée, Razim avait été souffrante ; mais au milieu de son malaise physique, elle avait conservé un calme inaltérable ; une sorte de joie triste se lisait dans ses regards, et de temps en temps un doux sourire venait errer sur son visage fatigué. Mikoa, mis à côté d’elle, paraissait partager son calme et prononçait quelquefois le mot d’espérance. Quand Maurice, qui avait été absent comme à son ordinaire pendant la plus grande partie du jour, fit entendre le soir, auprès de la cabane, ses pas lants et fatigués, le vieillard et la jeune fille échangèrent un regard ému, et se serrèrent convulsivement la main. Puis, quand il entra, ils se levèrent ensemble et marchèrent à sa rencontre avec une sorte de solennité.

Le jeune homme s’arrêta en les regardant avec étonnement. Mikoa lui prit la main, et, la plaçant sur la tête de Razim, dont l’agitation révélait une émotion profonde, il lui dit  :

— Voilà une mère.

— Mère ! répéta le jeune homme avec un cri de joie ; puis, saisissant sa compagne dans ses bras avec un transport frénétique, il la couvrit de baisers et de larmes. Elle lui rendit, en pleurant aussi, ses étreintes passionnées, et le vieux sauvage se mit à danser autour de la chambre avec une joie enfantine, en chantant : « Les génies nous ont ramené le bonheur ; les génies sont grands et bons. Je chasserai pour eux, je brûlerai ma proie sur une pierre qui leur est consacrée, et je danserai autour en chantant la grande prière, parce qu’ils ont ramené le bonheur dans notre case. »

En effet, la soirée fut heureuse. Pleins d’un doux attendrissement, les deux amants formèrent mille vœux et mille projets qui se rattachaient tous à la naissance de l’enfant que Dieu leur envoyait. Maurice paraissait avoir oublié toutes ses idées de départ, et Razim et Mikoa évitèrent d’y faire aucune allusion. Aucune explication n’avait eu lieu, et cependant il semblait que le passé eût été effacé d’un commun accord, et qu’une nouvelle vie allait commencer pour les habitants de la cabane. Ils s’endormirent tous doucement émus, firent d’heureux songes, et se réveillèrent aussi joyeux que les oiseaux qui chantaient sur leur toit.

Maurice se leva le premier, chaussa ses plus fortes sandales, prit son fusil, et, embrassant Razim tendrement, il lui dit : « Je pars pour la chasse ; mais aujourd’hui je t’apporterai du gibier. » Et il partit souriant. Mais le soir il revint les mains vides, et plus sombre que la veille. Razim, qui avait couru à sa rencontre, s’arrêta interdite à sa vue, et tourna tristement ses regards vers Mikoa, qui était assis au fond de la chambre, comme pour lui dire : « Que s’est-il donc passé, mon père ? » Mikoa comprit cette interrogation muette, et dit : « Un navire est arrivé aujourd’hui, ma fille. »

La pauvre femme ne répondit rien ; mais ses jambes fléchirent sous elle, et elle tomba assise par terre, pâle comme le rayon de la lune qui se glissait dans la chambre par la porte entrouverte. Maurice n’avait pas paru s’apercevoir de son émotion, et continuant la phrase de Mikoa, comme s’il ne se fût rien passé, il dit : « et il repart demain. » On ne loi répondit rien. Il reprit au bout d’un instant :

— Razira, m’aimes-tu ?

— Oui, répondit-elle simplement, sans paraître offensée de cette question.

— Veux-tu me suivre ?

— Où ?

— Sur le navire. Je pars demain. Razim resta un instant silencieuse, soit qu’elle hésitât sur ce qu’elle devait répondre, soit que la force lui manquât pour parler. Puis elle dit d’une voix à peine intelligible :

— Ma mère m’a dit : « Ma fille, quoi qu’il arrive, ne quitte jamais la vallée où tu es née pour suivre ton amant dans les pays lointains. Malheur à tui si tu as confiance dans l’homme à qui ne suffiront pas ton amour et la solitude ! » Je ferai ce qu’a dit ma mère.

— Alors, que nos destinées s’accomplissent ! Adieu, Razim.

En disant ces mots, il se dirigea lentement vers la porte. Razim le laissa faire pendant quelques instants ; mais, au moment où il allait toucher le seuil, elle se précipita au-devant de lui — Et ton enfant ! lui dit-elle en le regardant fixement.

Il détourna la tête, et répondit

— Ce sera ta faute s’il grandit loin de son père, que tu n’auras pas voulu suivre.

Elle garda un instant le silence, les yeux fixés à terre, puis elle reprit :

— Passe au moins cette nuit avec nous, puisque c’est la dernière.

— Non, répondit Maurice ; ce serait prolonger inutilement notre souffrance : il faut qu’au point du jour je me trouve à la pointe de Diamant, où le canot du navire viendra me prendre.

— Alors, pars vite ! dit fièrement la jeune femme, et je prierai Dieu qu’il n’engloutisse pas ton navire.

En même temps elle s’éloigna à grands pas, et alla se cacher dans la seconde chambre.

Maurice, au lieu de profiter du passage qu’elle venait de lui laisser libre, resta à la même place, immobile et silencieux. Puis, tout-à-coup éclatant en sanglote, il se dirigea vers la porte de la chambre où Razim s’était enfermée. Alors Mikoa, qui, toujours assis sur sa natte, avait jusque-là gardé le silence, se leva, et courant au jeune homme :

— Courage, mon fils ! lui dit-il, sois bon tout-à-fait.

Mais à sa vue, Maurice qui l’avait oublié, s’arrêta brusquement ; et, essuyant d’un geste convulsif les larmes qui inondaient son visage, il s’écria :

— Adieu ! adieu pour toujours !

Et il sortit en courant.

Maurice erra toute la nuit dans les montagnes qui avoisinent la pointe de Diamant, livré à de cruelles angoisses. La froideur qu’il a ait montrée à Razim n’élait qu’apparente : au fond de l’âme, il l’aimait tendrement, et il aurait volontiers risqué sa vie pour lui épargner u ne douleur, i Mais, d’un autne côté, il sentait un irrésistible < besoin de revoir l’Europe et de retrouver les jouissances de la civilisation ; il se trouvait emprisonné et comme étouffé dans les bornes étroites de l’île qu’il avait voulu pendant quelque temps adopter pour patrie, et il aimait mieux laisser souffrir sa maîtresse que de continuer une vie qui l’ennuyait et l’oppressait. Si Razim eût consenti à le suivre, il eût été heureux de ne pas s’en séparer ; mais il préférait la liberté sans amour à l’amour sans liberté. L’amour n’était, selon lui, qu’un des côtés de la vie, et l’on ne pouvait lui sacrifier tous les autres. Il était donc bien résolu à faire ce qu’il avait dit. Mais il n’en était pas moins livré à une terrible anxiété ; et, pendant toute sa promenade nocturne, les heures la parurent aussi longues que des journées.

Enfin, le matin arriva. Maurice descendit au rivage, et ne trouva pas le canot. Il se mit à se promener sur le sable avec impatience, s’arrêtant à chaque instant pour écouter s’il n’entendait pas le bruit des rames ; car le ciel commençait à peine à s’éclairer, et rien ne se distinguait sur la mer encore sombre. Mais il écoutait en vain : le bruit monotone des vagues interrompait seul le vaste silence de ces plages désertes.

Pourtant, une fois, il crut entendre un soupir, sans savoir d’où il venait. Il prêta de nouveau l’oreille avec plus d’attention ; mais il n’entendit plus rien. Il crut qu’il s’était trompé, et qu’il avait pris pour un soupir le bruit de la brise dans le feuillage. Il se remit à marcher, et attendit assez longtemps encore.

Enfin, comme la mer commençait à s’éclairer davantage, il aperçut à quelque distance du rivage le canot qui s’avançait à force de rames, et poussa un cri de joie. Les matelots lui répondirent, et, compatissant sans doute à son impatience, se mirent à ramer avec plus de vigueur. En peu d’instants le canot aborda. Maurice allait s’y élancer, quand il se sentit saisir par le bras. Il se retourna, et vit Razim : elle était horriblement pâle, et ses yeux brillaient d’un éclat fébrile.

— Où vas-tu ? dit-elle au jeune homme, comme si elle ne connaissait pas le but de son voyage.

— Tu le sais, répondit-il ; en Europe.

— Ah ! Et que vas-tu faire en Europe ?

— Revoir ma mère et mes amis.

— Mais tu m’as dit que tu les avais quittés volontairement, parce qu’ils ne t’aimaient pas assez, et ne savaient pas te donner le bonheur.

— Je te l’ai dit, c’est vrai ; mais j’étais ingrat, et je ne sentais pas alors quel besoin nous avions les uns des autres. L’homme ne peut jamais oublier ceux qu’il a tant aimés dans son enfance, et la mort est amère loin du pays où l’on est né.

— Tu m’as dit que dans ton pays tout le monde souffrait, et que tu y avais souffert plus que tous les autres. Ainsi, tu quittes la terre où tu as trouvé le bonheur, pour celle où tu as gémi, et ceux qui t’aiment pour ceux qui ne t’aiment pas ! car tu ne vas rien chercher là-bas, que les choses dont tu n’as pas besoin. Homme d’Europe, tu cours, comme les enfants, après des jouets.

— Allons ! dit l’officier qui commandait le canot, embarquons promptement ; le capitaine veut que nous soyons sous voile au lever du soleil.

— Pour la dernière fois, dit Maurice, veux-tu me suivre ?

— Adieu, répondit Razim en se croisant les bras d’un air résigné. Maurice monta dans le bateau, qui s’éloigna aussitôt.

La jeune femme le regarda pendant quelque temps sans rien dire ; mais, chaque fois qu’elle voyait les rames tomber dans l’eau, elle éprouvait un horrible serrement de cœur. Enfin elle appela Maurice avec un cri déchirant, et se jetant dans la mer, elle se mit à nager de toutes ses forces dans la direction du bateau. Celui-ci continuait sa route, sans que personne fit attention a la malheureuse femme. Mais Maurice, s’étant retourné poor lui envoyer un dernier adieu, l’aprrçut qui nageait. Il demanda alors et obtint avec beaucoup de peine qu’on arrêtât le bateau pour attendre sa compagne. Celle-ci avançait rapidement en appelant toujours Maurice san& savoir que le bateau était arrêté. Mais quand elle s’en aperçut, voyant que Maurice t’attendait pour l’emmener, mais ne venait pas a elle, elle se retourna et se mit à nager en silence vers le* rivage. L’officier donna aussitôt l’ordre de ramer, et le bateau reprit la roule du navire. Mais alors Maurice s’écria :

— Attends-moi, Razim !

Et s’élançant dans la mer, il se mit à nager rapidement vers elle. En entendant la voix de Maurice elle était revenue, et en peu d’instants ils se rejoignirent. Ils se serrèrent la main sans rien dire, et ils regagnèrent le rivage, appuyée l’un sur l’autre.

De ce jour, tout fut fini. Une crise s’était opérée dans l’âme jusqu’alors incertaine de Maurice. L’amour avait triomphé en lui de tous les autres sentiments, et devant lui tous les fantômes du passé s’évanouirent comme les brouillards da matin à l’apparition du soleil. Le jeune homme ne forma plus de désirs que pour la continuation de son bonheur, et ne vit plus l’avenir que sous la forme du présent. Il recommença avec joie à partager les occupations de Mikoa, et donna à l’amour tous les instants qu’il dérobait au travail, faisant de l’un la récompense de l’autre. Razim, pleine de jeunesse et de passion, reprit bien vite l’habitude du bonheur ; et, bientôt, elle ne se rappela seulement plus qu’elle avait souffert. Pour Mikoa, quoique dès l’abord il eût feint de croire à la durée de cet heureux retour, il resta assez longtemps dans le doute. Mais lorsque deux mois entiers se furent passés sans que rien vint troubler la délicieuse harmonie qui s’était établie entre les deux amants, il prit à son tour dans l’avenir une confiance entière et inébranlable. Le jour où il vint faire part à ses deux enfants de la douce certitude qu’il avait acquise, fut pour eux, et pour lui surtout, un jour de fête. Il les avait réveillés le matin en chantant, et, quand ils ouvrirent les yeux, ils virent qu’il les avait couverts tous deux de fleurs. Il voulut faire avec eux une longue promenade dans la vallée, et s’arrêta à tous les endroits qu’ils aimaient, pour leur donner à tous des louanges et des bénédictions. Il termina sa tournée par le tombeau de Nada. Là, contre l’idée de ses enfants, qui s’attendaient à lui voir exécuter une danse solennelle mêlée de chants funèbres, il s’agenouilla et pleura longtemps en silence. Puis il se releva, toujours sans rien dire, et fit signe aux jeunes gens de le suivre. Ils rentrèrent tous trois dans la cabane et prirent leur repas du matin. Mikoa avait chassé sa tristesse, et il se montra tellement gai, que Razim ne se rappelait pas l’avoir jamais vu dans une joie pareille. Il passa le reste de la journée à se tatouer et à se parer de son mieux, chantant et riant sans cesse comme un enfant. Au coucher du soleil, il chaussa ses sandales de fêle, se coiffa de ses plumes de guerre, prit en main son arc et ses flèches et embrassa ses enfants.

— Promettez-moi, leur dit-il » que jusqu’à mon retour vous ne cesserez pas de vous aimer et de vous réjouir ensemble, comme vous l’avez fait aujourd’hui.

— Où allez-vous ? lui répondirent-ils. La nuit sera mauvaise.

— Peu importe. Je vais célébrer autour de la pierre sacrée les danses que j’ai promises aux génies. Ne me suivez pas ; il faut que je sois seul pour accomplir la cérémonie sainte. Adieu, que le bonheur ne vous quitte jamais !

Il allait sortir ; mais Razim, voyant des larmes briller dans ses yeux, saute à son cou, et lui dit :

— Mon père, pourquoi pleures-tu ? tu as un chagrin que tu ne nous dis pas.

— Je n’ai aucun chagrin, ma fille, répondit-il. Je pleure de joie. Je te jure, par ta mère, que je n’ai jamais été si heureux de ma vie !

Et l’embrassant de nouveau, il sortit en chantant, et s’éloigna avec la légèreté rapide d’un jeune homme.

Peu de temps après son départ, un orage qui s’amassait depuis quelques heures éclata d’une manière terrible. Maurice, saisi d’un pressentiment sinistre, ne cessait de rêver à son ami. Razim, que moins d’expérience éclairait sur les symptômes de la douleur, avait gardé toute sa sérénité, et travaillait à tisser un pagne brodé de couleurs variées. Comme elle était fatiguée de sa promenade du matin, elle ne tarda pas à se laisser gagner par le sommeil. Maurice la prit dans ses bras, la posa doucement sur son lit, la couvrit d’un pagne épais ; et, après l’avoir embrassée tendrement, il partit sans l’avoir réveillée. Il prit le chemin de la pointe de Diamant, près de laquelle il savait qu’était située la pierre consacrée aux anciens dieux de l’île, et se mit à marcher rapidement dans cette direction. L’orage augmentait à chaque instant de violence ; le vent souillait à la face du jeune homme une pluie âpre et serrée qui l’aveuglait par instant, et, s’engouffrant dans ses vêtements, menaçait parfois de le jeter dans le ? précipices qui bordaiant sa route. Le tonnerre grondait sourdement dans le lointain, et les éclairs, de plus en plus fréquents, annonçaient qu’il allait bientôt se rapprocher. Maurice, au lieu de se laisser décourager par te mauvais temps, n’en poursuivait son chemin qu’avec plus d’ardeur, parce que chaque instant augmentait les inquiétudes qu’il avait conçues pour Mikoa. Au bout de deux heures de marche, il arriva sur les rochers qui surplombent à une grande hauteur la plage de la pointe de Diamant. Là, son oreille fut frappée par le son d’une voix humaine. Persuadé que c’était celle de Mikoa, il continua d’avancer vers la mer, et peu-à-peu il arriva à distinguer des paroles. La voix chantait ainsi :

« Longtemps, longtemps, j’ai souffert. J’ai souffert toute ma vie, et ma vie est longue. Bons génies, pourquoi donnex-vous tant de jours aux malheureux, et si peu à ceux qui goûtent le bonheur ? Hélas ! que de choses j’ai vues, hélas ! et de toutes ces choses j’ai pleuré. Je n’étais point né beau, et ma mère ne m’aimait pas comme mes frères qui ressemblaient aux génies ; et, comme ma mère ne m’aimait point, mes frères me dédaignaient. J’ai grandi comme l’arbre de la montagne qui n’est arrosé que par la tempête, et qui n’est caressé que par les vents d’orage. Et, quand j’ai été homme, j’ai aimé une femme, la plus belle, la plus tendre, la plus noble des femmes d’Oahoa. Je l’ai tant aimée que je ne pensais qu’à elle, que je ne voyais qu’elle sur la terre. J’aurais voulu être beau, riche, fort et sage plus que tous les autres hommes ensemble, pour me faire aimer d’elle. J’aurais voulu être un oiseau à plumage brillant et de voix mélodieuse pour plaire à la Fleur de la vallée. Mais hélas ! je n’étais pas digne d’elle ; et elle en a aimé un autre qui ne l’aimait pas mieux que moi, mais qui valait mieux sans doute. Pauvre Mikoa ! »

Ici un violent coup de tonnerre interrompit le bruit de la voix ; au bout d’un instant, Maurice l’entendit de nouveau.

« Je l’ai servie tant qu’elle a vécu, et je l’ai aimée toujours. Et quoique j’aie été bien triste tant qu’elle a été près de moi, et qu’elle m’a appelé son frère, je suis plus triste encore depuis qu’elle n’est plus là et qu’elle ne me dit plus rien. Je me suis bien souvent frappé la poitrine parce que je ne pouvais pas aller la rejoindre au pays des âmes. Mais elle m’avait dit : « Ma fille sera ta fille, et tu ne la laisseras jamais seule dans le malheur ! » Et j’ai dû attendre patiemment que le jour de son bonheur arrivât, et rester là pour me consoler quand elle souffrait comme moi, que rien ne console. »

La voix s’arrêta un instant pendant lequel Maurice n’entendit plus que le gémissement du vent autour des rochers ; puis elle reprit, mais sur un rhythme rapide et triomphant :

« Mais c’est fini ! fini ! Je suis libre ; je ne souffrirai plus. Je vais rejoindre dans les nuages les âmes de mes pères, qu’on a exilés de notre terre natale. Je vais retrouver la belle Nada, qui finalenant aimera peut-être Mikoa. Je vais errer, je vais respirer, je vais chanter avec les âmes. Ô joie ! ô joie ! Maintenant, tu n’auras plus rien à craindre, vieux sauvage ; ni les espions du Dieu de l’Europe, ni l’abandon de ceux que tu aimeras, ni le rire moqueur de ceux qui n’ont jamais pleuré. Allons ! allons ! réjouis-toi, guerrier des anciens temps, tu vas quitter la terre des douleurs, et retomber au pays des âmes, où se promène ta bien-aimée que tu n’as pas vue depuis si longtemps. Monte dans ton canot, ouvre ta voile, et aie bonne confiance dans l’orage. »

En ce moment, un vif éclair, fendant les nues, vint éclairer tout l’horizon. À sa lueur sinistre, Maurice vit Mikoa s’élancer avec sa frêle barque au milieu des vagues furieuses. Ne pouvant plus douter de la funeste résolution de son ami, il voulut courir au rivage pour l’arracher à sa perte ; mais un horrible précipice le séparait de la plage et l’empêchait de faire un pas. Alors, il se mit à crier avec désespoir le nom de Mikoa ; mais ce fut en vain ; le vent venait de la mer, et il était impossible qu’il se fît entendre de Mikoa. Celui-ci continuait à chanter, mais à chaque instant sa voix diminuait dans l’éloignement, et bientôt elle se confondit avec le sifflement du vent et le mugissement des vagues. Maurice fit un long détour et descendit au rivage. Il recommença à appeler son ami ; mais personne ne lui répondit, et, pendant la nuit entière, il ne vit et n’entendit rien que l’orage, qui continua à gronder jusqu’au matin. Aux premières lueurs de l’aube, le vent s’apaisa, le tonnerre se tut, et la mer commença à se calmer. Maurice parcourut d’un regard attentif tout l’horizon et ne vit rien. Il retourna désolé à la cabane où Razim l’attendait en proie à d’horribles inquiétudes, et lui dit en l’embrassant :

— Aimons-nous maintenant plus que jamais, Razim, car nous sommes seuls sur la terre. Si c’est un fils que Dieu nous envoie, nous lui donnerons le nom de Mikoa, pour qu’il reste encore ici-bas quelque chose du dernier sauvage.

George Sand.
(L’Artiste.)