L’Échelle mobile et le commerce des céréales
Jusqu’au moment où les affaires d’Italie ont pris tout d’un coup un aspect si émouvant, la question de l’échelle mobile appliquée au commerce des grains était peut-être celle qui occupait le plus les esprits. On la discutait dans presque toutes les sociétés d’agriculture et dans la plupart des comices. La Société centrale de Paris la traitait avec la maturité qui lui est propre et le profond savoir qui distingue la plupart de ses membres[1]. Le conseil d’état, qui en avait été saisi par le gouvernement, avait ouvert une enquête dans laquelle beaucoup de notabilités de l’agriculture et du commerce, ainsi que des hommes qui avaient laissé les plus honorables souvenirs dans l’administration du pays, étaient venus apporter le tribut de leurs lumières et de leur expérience. A la suite de cette enquête, le conseil d’état allait délibérer, et un projet de loi ne pouvait tarder d’être apporté au corps législatif. Du choc de toutes les opinions qui se sont produites ainsi est résultée une clarté assez vive, ce nous semble, pour tout esprit non prévenu, et l’imminence des grands événemens dont la péninsule italienne semble devoir être le théâtre n’est pas une raison suffisante pour qu’on ensevelisse dans l’oubli désormais cette intéressante question.
L’échelle mobile naquit chez nous d’une illusion politique et d’un calcul fautif de l’intérêt privé. On sait qu’elle vit le jour en 1819, et qu’elle fut parée de nouveaux atours en 1821. À cette époque, la grande propriété exerçait l’ascendant que lui avait ramené le courant des idées après la rentrée des Bourbons. — Les politiques les plus consommés de l’école royaliste d’alors étaient persuadés qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de reproduire en France la constitution anglaise, avec une pairie héréditaire fondée principalement sur le sol; autour de la pairie se serait déployée, comme une aristocratie compacte, un corps de grands propriétaires fonciers. Il s’ensuivait, comme conséquence naturelle, qu’il était bon qu’à l’instar de ce qui subsistait en Angleterre, la législation commerciale favorisât la grande propriété territoriale, et apportât un accroissement à ses revenus. Cette pensée dicta des lois de douane qui établissaient des droits élevés sur le bétail, sur les laines brutes, sur les vins, et qui tendaient à augmenter le prix des bois par le moyen des droits sur les fers : on se souvient qu’alors chez nous tout le fer à peu près se produisait au moyen du charbon de bois. La même idée systématique s’appliqua aux céréales sous une forme toute particulière, celle de l’échelle mobile, appareil aux combinaisons variées, mais qui revient toujours à ceci, que, lorsque le blé est à bon marché, une barrière sort de terre spontanément pour barrer le chemin aux céréales étrangères, et s’élève à mesure que s’abaissent les prix à l’intérieur.
La protection que l’on croyait accorder ainsi aux producteurs de blé, à l’image de ce qui se faisait par un autre procédé en Angleterre depuis 1815, car là l’échelle mobile n’existait pas encore en 1819 ni même en 1821, marchait de front avec une prohibition à la sortie, lorsque le prix du blé dépassait un certain point. On croyait faire ainsi la part du consommateur : ce fut plus tard, en 1832, que cette prohibition éventuelle fut remplacée par l’application à la sortie d’une autre échelle mobile accomplissant le même objet. Je mentionne, sans y insister, un des caractères du système tel que le combina le législateur français, qui fit une brèche à l’uniformité de nos lois : c’était de partager les départemens en classes, dans chacune desquelles on appliquait un droit distinct, à partir duquel jouait l’échelle ascendante, et où commençait la prohibition de sortie. On sait qu’en vertu de la loi de 1832 il y a aujourd’hui quatre classes, ou plutôt, à cause de la subdivision en sections, il en existe huit.
Je ne crois pas devoir examiner ici en détail la question de savoir si la pensée politique qui inspira l’adoption de l’échelle mobile, ou plus généralement de droits à l’entrée sur les grains, comme un des élémens constitutifs d’une aristocratie à ressusciter, était heureuse et opportune. Il est incontestable qu’une constitution aristocratique a donné à l’Angleterre un état politique social très florissant, où la liberté a sa large place. Encore voyons-nous aujourd’hui que l’on peut s’assurer ces précieux avantages sans conférer à l’aristocratie et aux propriétaires du sol le droit de vendre leurs denrées plus qu’elles ne valent sur le marché général du monde, puisque depuis 1842 et 1846 les Anglais ont renversé cet échafaudage de privilèges. Mais chez nous, après la révolution de 1789, en présence du mouvement irrésistible dans lequel depuis lors la France est lancée, on pouvait soupçonner que la conception politique et économique dont il s’agissait était digne de l’école qui n’avait rien oublié ni rien appris. À ce sujet, il est même à remarquer que, sous l’ancien régime, le gouvernement avait presque constamment répudié le système des droits à l’importation des grains, et sur ce point il avait été imité par la république et par l’empire. Quoi qu’il en soit, en 1819 et 1821, le pauvre peuple laissa faire, et le gros du parti libéral garda le silence, ou même se fit le complice de la mesure. Si quelques publicistes réclamèrent, ils furent traités de rêveurs; on leur cria d’un ton dédaigneux qu’ils étaient des théoriciens, ce qui est une espèce de note d’infamie dans un certain monde, où il paraît, selon le mot de M. Royer-Collard, qu’on regarde comme indigne de l’homme qu’il cherche à savoir la raison de ce qu’il dit et de ce qu’il fait[2].
Quant aux propriétaires, la loi de l’échelle mobile leur sourit beaucoup; ils furent persuadés que ce serait un grand bienfait pour eux. Ils n’en envisagèrent que les clauses relatives à l’importation. La question de l’exportation, qui aujourd’hui a pris une importance transcendante, n’en avait aucune alors : chaque nation à peu près, et plus qu’aucune autre l’Angleterre, était entourée d’une muraille de la Chine pour se préserver de l’invasion des blés étrangers; c’était déjà l’expression consacrée. Les propriétaires tenaient pour certain qu’avec cette ingénieuse invention de l’échelle mobile, on parviendrait à fixer les beaux prix (beaux pour celui qui récolte, non pour celui qui consomme) qui avaient, entre autres, marqué l’année 1817-18, et qui restaient cependant inférieurs à ceux de 1816-17, année de disette. Un peu plus de réflexion cependant aurait pu convaincre les intéressés que leur espérance reposait sur des fondemens fragiles. Que dans un pays comme l’Angleterre, dont la récolte habituelle est passablement au-dessous de ses besoins, une barrière érigée contre les blés étrangers ait pour effet de provoquer presque en tout temps renchérissement de la denrée, c’est fort naturel; mais dans un pays comme la France, dont la récolte ordinaire est égale à ce qu’il lui faut de grain, l’idée est tout simplement chimérique dans les années d’abondance, qui sont celles en vue desquelles ont été combinés ceux des rouages de l’échelle mobile qui s’appliquent à l’importation. Le blé étranger fùt-il prohibé, ces années-là seront marquées par l’avilissement des prix. L’expérience d’ailleurs s’est chargée de répondre, et la réponse est péremptoire. Combien de fois en France le prix moyen du blé n’est-il pas tombé, par l’effet de sa propre pesanteur, non pas seulement au-dessous de 24 fr. 65 cent., prix de 1818, par lequel des propriétaires crédules s’étaient laissé allécher, mais même au-dessous de 20 francs, qu’on peut considérer comme une moyenne satisfaisante pour le producteur ! Pour ne pas remonter plus haut que 1832, époque où l’échelle mobile a reçu sa dernière formule, les relevés officiels constatent que le prix moyen a été en 1833 de 16 francs 62 cent., en 1834 de 15 francs 25 cent., en 1835 de 15 francs 25 cent., en 1836 de 17 fr. 32 cent., en 1848 de 16 fr. 65 cent., en 1849 de 15 fr. 37 cent., en 1850 de 14 fr. 32 cent., en 1851 de 14 francs 48 cent., en 1852 de 17 francs 23 cent., et cela toujours avec les garde-fous de l’échelle mobile, qui, disait-on, devait l’empêcher de choir. Je passe les années où il a été de 18 à 20 fr., et de 1832 à 1852 inclusivement elles sont au nombre de six. Avant la loi de 1832, des faits analogues se manifestèrent : ainsi les prix des années 1822, 1825, 1826, ont été de 15 fr. 59 cent., 15 fr. 74 c, 15 fr. 85 c.[3].
L’échelle mobile n’est donc qu’une déception pour les propriétaires, ainsi que pour leurs ayant-droit et leurs co-intéressés, les fermiers et les métayers. — Ce n’est pas bien sûr, répliquent les partisans absolus de l’échelle mobile; sans l’échelle mobile, les prix tomberaient encore plus bas. En êtes-vous bien certains? leur dirons-nous à notre tour. Consultons l’expérience; peut-être l’histoire contemporaine du commerce des grains nous fournira-t-elle quelques indications concluantes. Nous avons dans notre propre histoire le moyen de comparer le régime de la liberté au régime de l’échelle mobile, car l’échelle mobile est si peu une panacée, que dans les circonstances graves on s’empresse de la mettre au croc, comme une défroque usée. Nous sommes aujourd’hui en possession de la liberté d’importation depuis le décret du 18 août 1853[4]. Les blés sont restés chers en France depuis cette époque, jusqu’à ce qu’en 1857 la Providence nous ait envoyé une récolte extraordinaire, supérieure de 13 millions d’hectolitres, selon la statistique officielle[5], à tout ce qui s’était vu jusque-là. A ce compte, l’année 1858, pendant laquelle les importations restaient libres, aurait dû être marquée par un abaissement sans exemple. Or le relevé officiel démontre bien qu’en effet en 1858 le blé a été à bas prix; il a cependant été notablement plus élevé qu’à d’autres époques où l’échelle mobile répandait ses bienfaits prétendus, et où la récolte avait été bien moindre. Ainsi la statistique officielle constate, à côté de 16 fr. 75 cent., prix moyen de 1858, les prix de 1834 et 1835 que j’ai déjà indiqués, savoir 15 fr. 25 cent, et 15 fr. 25 cent., ainsi que ceux de 1849, 1850, 1851, qu’on a pu voir plus haut, et que je répète : 15 fr. 37 c, — 14 fr. 32 c, — 14 fr. 48 c, et aussi ceux de 1822, 1825, 1826, qui sont de 15 fr. 59 c., — 15 fr. 74 c., — 15 fr. 85 c. Voilà ainsi huit années où, avec une récolte moindre et sous l’égide de l’échelle mobile, on a eu des prix plus écrasés qu’avec la liberté.
La pratique qui a été faite de l’échelle mobile, et qui s’est plus que suffisamment prolongée, a révélé dans ce mécanisme des défauts et des vices qui sont assez nombreux, et dont le plus saillant est celui-ci : dans les années de disette, l’échelle mobile retarde les approvisionnemens qu’on aurait besoin de faire en blés étrangers, par un motif que depuis longtemps le commerce a signalé, et sur lequel vingt personnes ont insisté dans l’enquête. Les pays qualifiés de producteurs sont loin de nous : il faut beaucoup de temps pour envoyer, surtout des ports de l’Océan et de la Manche, des navires jusqu’au fond de la Mer-Noire, ou dans le Danube, ou jusqu’à Alexandrie. D’ailleurs le résultat d’une mauvaise récolte n’est pas connu immédiatement: on hésite, on tâtonne, dans un pays comme le nôtre, où le commerce des grains n’est pas régulièrement organisé dans ses rapports avec l’étranger, puisque jusqu’ici l’échelle mobile l’a empêché. Un certain délai se passe dans l’indécision après que la moisson a été faite; jusqu’à ce que les doutes soient dissipés, le commerce, incertain sur les droits que lui imposera l’échelle mobile lorsque les blés rentreront, s’abstient de faire des achats au dehors. De cette manière, les navires destinés à nous rapporter notre complément de subsistances ne se présentent que les derniers dans les ports des pays producteurs, à Odessa, à Galatz, à Alexandrie, à Dantzig, à New-York. Ils s’y montrent lorsque déjà l’étranger, plus avisé parce qu’il est dégagé d’entraves, a, par des achats considérables, fait grandement monter les cours; dans la Baltique et quelquefois dans la Mer-Noire, nous n’avons chargé nos navires que lorsque les glaces ne permettent plus d’en sortir. La conséquence est simple : avec le système de l’échelle mobile, le peuple qui l’aura gardée devra, en temps de disette, subir une cherté plus prononcée que celui qui aura eu le bon esprit de s’en débarrasser. Sur ce point, les relevés annexés à l’enquête ne sont pas sans quelque signification.
On sait qu’en Angleterre l’échelle mobile a été abolie en 1846 : depuis cette époque, en temps ordinaire, le prix du blé en Angleterre, moindre qu’autrefois, reste cependant supérieur au prix français de 2 à 3 francs, et quelquefois davantage; mais dans les dernières années de cherté qu’a subies l’Europe occidentale, je veux dire sous l’influence des vaches maigres de 1853 à 1857, l’écart n’a plus été le même. Non-seulement il a diminué, mais en compulsant les relevés officiels, on est étonné de voir qu’à certains momens il s’est retourné : le prix moyen de la France, au lieu d’être le plus bas, a été ainsi le plus élevé. En 1853, l’écart tomba à 50 centimes; en 1856, il y a un contre-écart, c’est-à-dire qu’en moyenne pendant l’année le prix français surpasse le prix anglais de 1 franc 02 centimes; en 1857, l’excédant du prix français est encore de 88 cent.[6]. Ainsi, pendant les temps de cherté, les deux pays ayant la liberté d’importation, l’un, l’Angleterre, par une loi permanente, l’autre, la France, sous l’influence d’un décret provisoire, mais l’Angleterre ayant de plus la liberté d’exportation, tandis que la France en était privée par une mesure radicale qui avait été spécialement décrétée, la prohibition à la sortie, voici le résultat en face duquel on se trouve : la position relative de l’Angleterre s’améliore, l’excédant de prix qu’elle subit par rapport à nous est moins fort, ou même c’est la France qui paie le prix supérieur. Cette conséquence a une explication toute simple : les cargaisons de blé en quête d’un acheteur, surtout dans un temps de cherté, où la mobilité des cours est grande, s’arrêtent plus volontiers dans les pays d’où le blé peut sortir sans formalités, lorsqu’il lui plaît, que là où il pourrait être retenu, une fois entré. C’est le calcul que font tout naturellement les négocians grecs qui expédient de la Méditerranée et de la Mer-Noire ce qu’on appelle des cargaisons flottantes. C’est celui qui retient le commerçant français lui-même, lorsque se présente une occasion d’acquérir.
Les personnes qui de bonne foi restent sous la séduction qu’exerça l’échelle mobile à l’époque où elle fut inventée perdent de vue le changement considérable qui est survenu dans le commerce général des blés, je veux dire le commerce entre les différentes contrées, les unes qui n’en récoltent pas assez, les autres qui en paraissent surchargées. La réforme commerciale de sir Robert Peel a opéré à cet égard une sorte de métamorphose.
L’Angleterre depuis lors s’est mise à consommer beaucoup de blés étrangers, et elle a absorbé tous les excédans que présentait le marché général, d’Odessa à New-York, de la mer d’Azof aux bouches du Mississipi, de la Baltique à Alexandrie. Les grains étrangers à bas prix dont on effrayait notre agriculture, et dont au surplus la quantité disponible est fort au-dessous de ce qu’on avait supposé, ont acquis des cours différens de ceux qu’on voyait auparavant[7].
Avant 1846, la plupart des nations dont la consommation était importante naviguaient à pleines voiles dans le système restrictif pour tout ce qui touche aux céréales. De même que l’Angleterre, qui s’efforçait alors de subsister sur elle-même, elles avaient l’échelle mobile, ou, à défaut, des restrictions dont l’effet était semblable, en ce sens qu’elles fermaient la frontière plus ou moins hermétiquement aux blés étrangers. Par une conséquence naturelle, les pays qualifiés essentiellement de producteurs, parce que d’ordinaire ils récoltent une certaine quantité de céréales en excédant de leur consommation, étaient sujets à en rester encombrés, et ils offraient dans les ports qui sont leurs foyers d’exportation les cours qui caractérisent l’encombrement. A Odessa, il suffisait de 2 ou 3 millions d’hectolitres de blé et même d’un moindre approvisionnement dans les magasins pour que les prix y fussent fort avilis, alors que les acheteurs ne se montraient pas. C’est la même raison pour laquelle, à l’époque du blocus continental, le café et le sucre, obligés d’attendre indéfiniment un acquéreur dans les ports de la Grande-Bretagne, y tombaient à des prix désastreux pour le spéculateur anglais ou pour le producteur colonial, tandis qu’ils étaient à des prix excessifs sur le continent. Du jour où le système restrictif a cessé d’exister en Angleterre pour les céréales, le marché britannique a suffi à absorber tous les excédans qui s’offraient dans les deux hémisphères, et dont l’on s’était beaucoup exagéré l’étendue. Le système restrictif ayant été, grâce à l’exemple de l’Angleterre, aboli presque partout à l’égard des grains, on est aujourd’hui en présence d’un fait qui était imprévu il y a un petit nombre d’années. Un ordre de choses tout nouveau s’est constitué pour cet article si important de la consommation humaine. Autrefois, et je parle d’il y a moins d’un siècle, on vivait sous le système des approvisionnemens réservés non-seulement pour chaque état, mais même bien souvent pour chaque province; au contraire on est placé aujourd’hui sous une donnée bien plus large et bien autrement féconde : c’est l’unité du marché pour tous les peuples, ou, en d’autres termes, la libre circulation des grains sur la surface de la planète, ou encore la solidarité entre les différens rameaux de la famille humaine par rapport à la production et à la consommation de cette denrée. La France elle-même, à l’heure qu’il est, par l’effet de dispositions que la loi n’a pas encore sanctionnées, mais qui n’en sont pas moins en pleine vigueur, a sa place et son rôle dans ce remarquable phénomène qui s’est improvisé tout seul, et dont l’homme d’état et l’administrateur, à leur point de vue de gens positifs, n’ont pas moins à s’applaudir que le philosophe et le moraliste, qui ont le culte des pensées bienfaisantes et des principes élevés.
Je ferais injure aux lecteurs si je prétendais leur apprendre quelque chose en disant que le système des approvisionnemens réservés offre plus d’inconvéniens que d’avantages, en ce que dans les temps de disette il raréfie la denrée ou la fait se comporter comme si elle était raréfiée, tandis que la libre circulation multiplie pour ainsi dire les ressources, en ce qu’elle multiplie les quantités que chaque marché peut recevoir. Dans les temps d’abondance au contraire, la libre circulation des grains les dissémine en les répartissant. Qui ne sait qu’en France, où aujourd’hui nous avons en droit et en fait la libre circulation à l’intérieur, et nous ne la possédons que depuis Turgot, les prix s’égalisent beaucoup mieux ou moins mal entre les différentes provinces, abstraction faite même de l’influence toujours croissante qu’exerce le perfectionnement des voies de communication?
Autrefois dans les différens états de l’Europe (on en a la preuve positive par les relevés de Dupré Saint-Maur et par les tables consignées dans le Chronicon pretiosum en Angleterre), le blé éprouvait d’une année à l’autre des écarts qui aujourd’hui nous semblent incroyables : c’était alternativement la ruine de l’agriculteur et une effroyable misère pour les masses populaires, dont le pain est le principal aliment. Nous n’en sommes plus là, grâce à Dieu; mais combien nous sommes loin encore d’une situation satisfaisante! Dans un court espace de temps, quelque chose comme une année et parfois moins, nous voyons des oscillations énormes. Sans prétendre qu’à cet égard il n’y ait pas grandement à espérer de diverses causes, et particulièrement du progrès de la culture, il est incontestable que la libre communication des grains et la mise en rapport de toutes les différentes parties du marché général, en même temps que ce sera un hommage au sentiment, aussi utile qu’il est beau, de la fraternité chrétienne, ou, si on l’aime mieux, de la sainte-alliance des nations, rendront, dans le sens du resserrement des écarts, les services les plus signalés. C’est ainsi que la libre circulation des grains se présente comme un grand objet à poursuivre, ou, pour mieux dire, à consacrer définitivement, dans l’intérêt du producteur aussi bien que du consommateur. Le régime des grands écarts est également funeste à celui-ci et à celui-là, car il ne faudrait pas dire que pour l’un ou pour l’autre la hausse et la baisse se compensent. Le consommateur n’économise pas, dans les temps où le pain est à bon marché, ce qu’il lui faudrait plus tard pour subvenir à son alimentation quand le pain sera cher; le cultivateur ne sait pas davantage épargner sur le profit que lui donne le cours de 30 ou 40 fr., afin de supporter la dépense de l’entretien de sa famille et les frais de son exploitation, quand il lui faudra vendre son blé à 15 fr.
À ce point de vue, l’abolition de l’échelle mobile offre à l’agriculture des conditions de sécurité dont il serait malheureux qu’on la dépouillât, ou qu’elle-même laissât, par son silence, consommer la destruction.
Voici la vérité au sujet du danger que l’importation des grains peut faire courir à l’agriculture française. Le plus redoutable de tous les concurrens, le blé d’Odessa, celui qui arrachait à M. Le baron Charles Dupin, dans son rapport de 1832, des cris d’épouvante dont le retentissement s’est prolongé jusqu’en 1859 au point d’ébranler, à ce qu’on assure, les lambris de la salle des délibérations du sénat, le blé d’Odessa, pour peu que l’Europe en prenne, se vend au moins 10 ou 11 fr.; à cela il faut ajouter environ 4 francs 50 cent, pour le transport, l’assurance et les frais de toute sorte, et, pour tenir compte de la différence de qualité, 3 fr. Ainsi, mis à quai à Marseille, sans aucun bénéfice pour le marchand, on compte sur un prix de 17 fr. 50 cent, à 18 fr. 50 cent. Supposez un droit fixe de 1 fr., et, avec le double décime, de 1 fr, 20, vous arrivez ainsi aux environs de 20 fr., à quoi il faut ajouter le bénéfice légitime du négociant qui a couru les chances. C’est dire que dans les temps de baisse le blé d’Odessa a peu d’accès en France, ou ne peut y entrer qu’à des conditions qui laissent tout repos au cultivateur.
A l’endroit des épreuves que les blés de la Russie méridionale peuvent faire subir à l’agriculture française, le moment présent fournit un renseignement qui vaut mieux que toutes les supputations possibles au sujet des prix de revient comparés dans les deux pays. Aujourd’hui nous assistons à ce spectacle, que le point de la France où les blés sont le plus chers est cette portion de notre territoire qui est sous le feu de ces blés d’Odessa à cinq francs l’hectolitre, au dire des alarmistes. Sur notre littoral de la Méditerranée, le blé vaut en ce moment-ci 4 et 5 francs de plus que dans l’intérieur de l’empire. Le blé se paie dans la Meuse, à l’heure qu’il est, autant qu’à Odessa[8]; aussi, malgré la liberté d’importation, il n’entre presque pas de blés étrangers, et l’exportation surpasse de beaucoup l’importation. Du 10 novembre 1857 au 15 mars 1859, la France a exporté 9 millions d’hectolitres de blé et n’en a importé que 2,600,000.
La supposition que des droits de douanes, de quelque manière qu’on les combine, aient par eux-mêmes la puissance d’élever le prix des blés dans les temps d’abondance, et d’assurer ainsi à notre agriculture un prix satisfaisant, a un tort de plus que celui d’être une chimère : elle tend à entretenir chez le cultivateur cette pensée fâcheuse et funeste pour lui-même, qu’il peut demander à la loi de lui procurer le bénéfice qu’espère tout homme qui travaille. C’est le cas de rappeler ici la réponse que fit sir Robert Peel, dans la discussion de 1846, à un orateur protectioniste. « Quel prix, disait celui-ci, garantissez-vous à l’agriculture? — Il ne m’appartient point, répondit l’illustre homme d’état, de lui garantir un prix quelconque. Chacun ici-bas ne doit attendre sa rémunération que de son intelligence et de ses efforts. » Que l’agriculture profite des découvertes de la science, qu’elle se tienne au courant des perfectionnemens acquis, et elle n’aura rien à craindre : les profits lui viendront par une pente naturelle, en vertu d’une loi inhérente à l’harmonie du monde moral et économique aussi bien que du monde physique, d’une loi qui, pour la généralité des faits, est aussi absolue que celle de la gravitation, par laquelle les eaux viennent du sommet des montagnes remplir le lit des fleuves. C’est en vain que certains agriculteurs diraient avec plus ou moins de justesse : « L’hectolitre me revient à 18 ou 20 fr., il me faut un prix de vente supérieur à 18 ou 20 fr. » Le prix de vente du blé s’établit en France, malheureusement ou heureusement, indépendamment de ces prix de revient plus ou moins exacts. Il se règle en vertu de cette autre loi inévitable qui fixe la valeur des choses selon le rapport entre l’offre et la demande. Malgré le prix de revient de telle ou telle catégorie de cultivateurs, malgré les combinaisons auxquelles peut se laisser entraîner le législateur, échelle mobile, gros droit fixe ou prohibition, le prix du blé tombe nécessairement, dans les années d’abondance, au-dessous de 20 et de 18 fr. Il faut que l’agriculture en prenne son parti, comme on le prend quand on a devant soi la force des choses, et qu’elle cherche son profit là où il sera la récompense d’un effort, conformément à la règle fondamentale de notre existence ici-bas. Améliorez vos procédés d’agriculture; vous avez des voisins plus appliqués et plus ingénieux, pour lesquels, l’Enquête en fournit la preuve répétée, le prix de revient est de 13 à 14 ou 15, ou même de 10 à 12 fr.; imitez-les dans la limite du possible. C’est ainsi que vous vous placerez au-dessus des effets des abondantes récoltes.
Ici nous rencontrons un autre dire, que les prohibitionistes, qui se sont faits les zélés défenseurs de l’échelle mobile, mettent dans la bouche des agriculteurs : « Ce progrès, que vous dites nous être possible, en réalité ne l’est pas. Nous manquons de ressources, nous sommes dénués de capitaux; nos champs sont infertiles, tout nous est obstacle; nous sommes déshérités de tout point.» À ce compte, le nom de la belle France, par lequel on désigne communément notre patrie, ne serait qu’une cruelle ironie; la France serait une région maudite, dont le terroir serait sur la même ligne que les déserts de l’Arabie, et dont le climat devrait être comparé à celui de la Sibérie! Quant à son système administratif et aux habitudes de ses gouvernemens, ce serait de même le pays le plus mal partagé du monde! Mais en vérité est-on fondé à dire que notre agriculture ait cette irrémédiable et humiliante impuissance pour le progrès? Il est constant au contraire qu’elle avance d’une manière continue, et l’Enquête même en fournit plus d’une preuve. Sans doute nous avons beaucoup de cultivateurs pauvres; mais ceux-là même ont un trésor, qui est l’esprit d’économie : ils le possèdent à un degré dont nous n’avons pas l’idée, nous, habitans des villes. C’est ainsi que lorsque l’expérience, qui est pour eux l’autorité suprême, a démontré l’utilité de quelque pratique, ils trouvent moyen de se l’approprier. Vivant de peu, ayant le ferme désir d’améliorer leur sort et disposant de trois cent soixante-cinq journées de labeur par an, combien n’y en a-t-il pas parmi eux qui l’ont des merveilles et résolvent des problèmes que le riche aborde sans succès! Quel est le département où des faits de ce genre ne se révèlent? Voyez par exemple ce qui se passe dans les départemens de la Bretagne, dont la population cependant passe pour être tant arriérée : depuis qu’il est constaté que l’emploi de la chaux y donne à la terre une fécondité jusqu’alors inconnue et permet de récolter du froment là où l’on faisait du seigle ou du sarrasin, les pauvres eux-mêmes trouvent le moyen d’en acheter.
Ce n’est pas à dire cependant que la loi n’ait rien à faire pour les agriculteurs; mais l’intervention de la loi, que nous appelons à la suite des hommes les plus intelligens entendus dans l’enquête, n’est point celle qui se manifeste par des restrictions et par des atteintes à la liberté tantôt du producteur, tantôt du consommateur. C’est celle bien différente qui rend à la liberté au contraire un éclatant hommage, ou qui lui prête assistance. Par l’éducation, ouvrons plus largement l’intelligence des cultivateurs, afin que les connaissances y pénètrent; par le bon emploi des ressources de l’état et des départemens, perfectionnons de plus en plus la viabilité du territoire; par le crédit agricole, rendons-lui plus aisé l’accès des capitaux[9]; adoucissons ou effaçons de notre tarif des douanes les dispositions qui enchérissent pour l’agriculture le fer, le guano et diverses autres matières utiles; permettons-lui de faire venir, de quelque point du globe que ce soit, sans droits, les machines et appareils dont elle peut avoir besoin; supprimons les conditions accessoires et en apparence indifférentes, mais en fait prohibitives, sous lesquelles l’importation de ces machines ou appareils doit avoir lieu[10] ; simplifions les formalités sous le bénéfice desquelles les 100 millions promis pour le drainage doivent tomber dans la main des cultivateurs, afin que cette promesse cesse d’être une fiction. Décidons les compagnies de chemins de fer à transporter en tout temps le blé et la farine au tarif de 5 centimes par tonne et par kilomètre, qu’elles ont accepté dans les temps de cherté et qui leur donnera de beaux profits, sans la condition que ce tarif de faveur s’applique seulement au cas où l’expéditeur présenterait une grande masse. C’est dans cette voie que l’agriculture trouvera une protection efficace : hors de là, pour elle tout est déception.
J’ai rappelé précédemment quel était, par rapport aux conditions dans lesquelles le blé peut être importé en France, l’effet de la réforme commerciale accomplie par l’Angleterre en 1846. Le marché anglais, et les autres marchés qui, à son exemple, se sont ouverts à deux battans, ont absorbé tous les excédans, dévoré tous les disponibles. L’agriculture française, qui s’est constamment contentée de prix inférieurs à ceux de l’Angleterre, de la Hollande, de la Belgique, a donc lieu désormais d’être rassurée contre ce que l’on appelle l’invasion des blés étrangers. Les départemens méditerranéens n’ont certainement pas à redouter une concurrence que supportent sans peine les cultivateurs piémontais leurs voisins. Mais on négligerait l’aspect le plus important du sujet, si l’on n’envisageait que l’importation. C’est du côté de l’exportation des blés qu’il est utile surtout de porter ses regards, si l’on veut apprécier à sa valeur le changement survenu dans le commerce général des grains depuis 1846, et les conséquences nécessaires du principe de la libre circulation des grains, qui tend à devenir une loi du monde civilisé.
Nous qui nous étions crus menacés de l’invasion des blés étrangers, il se trouve qu’aujourd’hui nous avons pris rang parmi les pays producteurs : nous figurons même à une place élevée sur la liste. Le fait est que la consommation du blé, depuis qu’elle a cessé d’être à des prix exorbitans en Angleterre, a acquis dans ce pays de tels développemens, qu’avec une production indigène pour le moins égale et probablement supérieure d’une notable quantité à ce qu’elle était en 1846, et avec ce qu’ils peuvent ramasser dans la Baltique, aux États-Unis, à Alexandrie, dans la Mer-Noire, les Anglais n’en ont pas assez ; ils viennent nous en acheter à nous aussi, et en masse. Voilà comment nous sommes devenus un des pays d’où il s’exporte en certaines années le i)lus de blé. J’ai déjà eu occasion de rappeler que, dans les seize mois terminés au 15 mars 1859, nous avons exporté 9 millions d’hectolitres[11], et je ne suppose pas qu’il en soit sorti autant d’Odessa. Jusqu’en 1846, c’est-à-dire avant l’ouverture du marché anglais, jamais nos exportations annuelles n’avaient atteint 900,000 hectolitres, et six fois seulement, dans l’intervalle de 1821 à 1846, c’est-à-dire en vingt-six ans, elle avait excédé 500,000 hectolitres. Non-seulement nous sommes au nombre des fournisseurs de l’Angleterre, mais les relevés des douanes montrent que nous sommes assez fréquemment les premiers de tous. Pour notre agriculture de l’ouest et du nord, c’est une bonne fortune inattendue, qu’il serait, je ne dirai pas seulement injuste et impolitique, mais je ne crains pas d’ajouter inepte de leur ravir. Or l’échelle mobile appliquée à la sortie semble bien devoir la leur enlever. Du moment que l’échelle mobile commencerait d’agir, la sortie du blé français serait impossible, parce que c’est à la faveur de faibles différences que les agriculteurs ou les meuniers des départemens con)pris entre la Loire et la Seine, ou plutôt entre la Garonne et l’Escaut, peuvent obtenir en Angleterre la préférence sur leurs concurrens. On peut voir dans l’Enquête que quelques-unes des personnes entendues ont blâmé même le simple droit de balance de 25 centimes par hectolitre[12]. Or on sait que l’échelle mobile n’y va pas de main morte : pour chaque franc de hausse des prix, et même pour un seul centime, à partir d’un certain point, elle ajoute un droit de sortie de 2 fr. et 2 fr. 40 c. avec le double décime[13].
Le lecteur trouvera peut-être que le mot inepte, dont je viens de me servir, est de toute dureté ; je crois devoir m’arrêter un instant pour le justifier. C’est qu’ici il s’agit non pas seulement du droit qu’a l’agriculture de disposer de ses denrées au gré de ses intérêts, droit qu’on ne peut atteindre sans léser le principe même de la propriété ; il s’agit aussi des nécessités de l’alimentation publique elle-même. Si en effet nos cultivateurs doivent trouver devant eux, dégagé de toute entrave, le marché de la Grande-Bretagne, ils organiseront leur production en conséquence, et ils ne l’organiseront que sous cette condition. Assurés d’avoir un bon prix pour leurs blés, ils en produiront davantage. Il ne faut pas un grand effort d’esprit pour reconnaître que, si les départemens compris dans le cercle du commerce des céréales avec l’Angleterre, et qui s’étendent des bouches de la Garonne à la vallée de l’Escaut, se mettaient à produire quatre, cinq ou six millions d’hectolitres de plus, ce serait presque assez pour maintenir nos ressources intérieures, dans les années de mauvaise récolte, au niveau de nos besoins. Retenue par l’élévation des prix, la majeure partie, sinon la totalité de cet approvisionnement supplémentaire, au lieu de passer la mer, resterait chez nous. On a ici un des mille aspects sous lesquels apparaissent la fécondité du régime de liberté et sa supériorité par rapport à ces systèmes restrictifs qu’on nous vante comme des panacées, tandis qu’ils ne servent qu’à endormir l’activité nationale, à paralyser la fécondité du sol et de l’industrie. Il est vrai qu’en retour cela fait la fortune de quelques spéculateurs[14], et l’importance d’orateurs et d’écrivains à l’éloquence équivoque.
Tel est donc le bilan de l’échelle mobile : appliquée à l’importation, elle ne garantit point à l’agriculture française des prix élevés ou passables dans les temps d’abondance; appliquée à l’exportation, elle ferme à notre agriculture, ou du moins lui restreint fort le marché le plus riche de la terre, qui est placé à ses portes, et du même coup elle tend à supprimer une réserve qui, dans les années de mauvaise récolte, retenue par l’élévation des prix, viendrait naturellement subvenir à l’alimentation publique. En voilà assez, ce me semble, pour qu’elle soit jugée.
Au point de vue de l’exportation, l’on ne saurait dire que l’agriculture la réclame; pour la plupart, ceux même des agriculteurs sur l’esprit desquels la routine a conservé son empire désirent qu’à cet égard le pays en soit affranchi. L’expérience les a convaincus. On en a la preuve par les dépositions recueillies dans l’enquête; on l’a, plus démonstrative encore, par les déclarations de divers comices, qui cependant ont répondu à l’appel du comité organisé, sous la présidence de M. Darblay l’aîné, pour la défense du travail agricole, de même que la grande association prohibitioniste se croit ou se dit constituée pour la défense du travail national. Le mot d’ordre est cependant donné dans le parti prohibitioniste de perpétuer l’échelle mobile aussi bien à l’exportation qu’à l’importation. Il faut barrer l’exportation, disent les orateurs et les écrivains qui puisent là leurs inspirations, il le faut dans l’intérêt du consommateur. Ce zèle pour les intérêts du consommateur a quelque chose de surprenant de la part des prohibitionistes. Il est piquant de leur voir prendre en main la cause du public consommateur. Pour la première fois de leur vie, ils ont cette heureuse pensée, et ils rendent ainsi à un des principes les plus essentiels de la science économique, qu’ils détestent, un hommage inattendu. Auparavant ils avaient des tonnerres d’applaudissemens pour des traités où l’on prouve ex cathedra que la cherté, dont le consommateur a le travers de se plaindre, est un bien pour la société, attendu que c’est l’origine et la rémunération d’un travail de plus[15]. Il semble donc qu’ils soient en voie, sans s’en apercevoir, de se convertir à cette doctrine, que le bon marché régulier et permanent est d’intérêt social et politique au premier chef. En un mot, monsieur Prohibant[16] a l’air de se convertir aux principes de l’économie politique... Nous le féliciterions de tout notre cœur, s’il en était ainsi; toutefois nous prendrions la liberté de le prier d’être conséquent. Vous trouvez, lui dirions-nous, qu’il est contraire aux intérêts et aux droits de la société qu’on expose le public à payer quelquefois le pain un peu plus cher; mais est-ce qu’il n’est pas contraire aux intérêts et aux droits du public consommateur de payer constamment très cher le fer et la fonte? Est-ce qu’il est d’utilité publique qu’on enchérisse artificiellement, et d’une manière permanente, par le moyen des lois de douane, les machines qui sont les auxiliaires obligés de la production de tous les objets que l’homme civilisé réclame pour son usage? Est-ce qu’il est d’intérêt public que certaines matières premières, comme les filés de coton, dont la mise en œuvre occupe tant de bras, et qui, une fois façonnés, répondent à une si grande variété de nos besoins, soient enchéris par l’intervention arbitraire du législateur, à ce point que les filateurs réalisent, comme on l’a souvent vu, des bénéfices de 25, 30, 40 pour 100? On a justement appelé la houille le pain quotidien de l’industrie : pourquoi faut-il que les combinaisons du tarif des douanes continuent de la rendre plus chère qu’elle ne le serait naturellement, et cela alors que tout notre littoral de l’Océan, de Dunkerque à Bayonne, ne trouvant pas de charbonnages français à sa portée, n’a de ressources que dans les mines étrangères? Mais quelque charmés que nous dussions être d’avoir à louer cordialement monsieur Prohibant de sa conviction, l’illusion ne nous est pas permise. A l’heure qu’il est, il se montre plus intraitable que jamais sur le chapitre des prohibitions et des restrictions en général. Alors on a le droit de lui représenter qu’il est bien injuste pour l’agriculture; il est même peu chrétien, ce me semble, car il fait à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît!
J’espère que le lecteur me pardonnera de lui signaler cette singulière logique du parti protectioniste. On applaudit à outrance lorsqu’il s’agit d’instituer ou de perpétuer, même dans ce qu’elle a de plus exagéré, une législation douanière qui trouble l’ordre naturel des choses et fait violence aux consommateurs, en entourant le pays de barrières qui investissent quelques chefs d’industrie d’un monopole, et leur permettent d’imposer à leurs concitoyens un tribut. On exerce de toutes parts une pression en faveur de cette législation contraire au droit naturel et à l’intérêt public; mais quand, au lieu de l’industrie manufacturière, il s’agit de l’agriculture; quand, au lieu de légiférer contrairement aux lois naturelles qui veulent que chacun puisse, soit disposer librement des fruits de son labeur, soit se procurer aux meilleures conditions ses instrumens de travail, soit enfin acheter les objets nécessaires à sa consommation sans payer de redevance à personne si ce n’est à l’état, il s’agit de faire des lois qui consacrent une reconnaissance tardive, mais toujours bien venue et honorable, de ces droits essentiels, ce n’est plus l’assentiment des prohibitionistes qu’on rencontre, c’est leur malveillance et leur opposition systématique.
On blâme beaucoup, et avec raison, la convention nationale d’avoir, en 1793, établi le maximum pour un grand nombre de denrées. Or cependant quel est le but avoué des droits d’exportation sur les blés? N’est-ce pas d’établir un maximum pour cette denrée? Le maximum de la convention détruisait la production dans sa racine; l’échelle mobile à la sortie paralysera l’agriculture dans les départemens de la Bretagne et de la Normandie, et y restreindra, au détriment du pays tout entier, la production des céréales. Le gouvernement a certainement à cœur de témoigner son respect pour le droit de propriété; le droit de propriété est atteint cependant par le fait de ces droits à l’exportation des grains qu’il s’agit de perpétuer. Le droit de propriété est lésé lorsqu’on suscite des obstacles considérables à ce que le propriétaire dispose librement de ses produits, et puisse les vendre sur le marché le plus avantageux. Mais, dit-on, c’est dans l’intérêt du consommateur, et le public s’en trouvera bien. En supposant qu’il en fût ainsi, ce ne serait pas une raison suffisante; ce serait une maxime bien dangereuse que, sous le prétexte de l’avantage qu’y trouverait le public, on pût empêcher une classe de citoyens d’user des droits et des facultés que les lois fondamentales accordent à tous. Ce que l’on ferait dans ce genre serait une expropriation sans indemnité, et le principe en matière d’expropriation, c’est qu’elle ne peut être autorisée que moyennant une juste et préalable indemnité. Le fait de fouler aux pieds des droits individuels, sous prétexte d’intérêt public, est réprouvé par l’esprit de la civilisation et de la législation modernes. Au reste, ici, l’utilité publique n’existe pas, par plusieurs motifs.
Et d’abord, en prévision des temps de grande cherté, l’important est de se ménager des réserves; or, encore un coup, le moyen d’obtenir ce résultat si désirable est de laisser la production du blé prendre, en vue de l’exportation, un accroissement dont nous serons les premiers, sinon les seuls, à profiter dans ces époques difficiles, pour ne pas dire calamiteuses. En second lieu, ne perdons pas de vue le nouvel ordre de choses qui, depuis 1846, tend à s’établir parmi les peuples civilisés pour le commerce et la circulation des grains, et qui est déjà à demi constitué. C’en est fait du régime dont la devise était : chacun pour soi! où chacun s’efforçait de vivre sur lui-même, où non-seulement chaque état, mais aussi chaque province, chaque vallée, chaque canton trouvait très mal que le blé sortît de ses limites. Ce système des approvisionnemens locaux, qui ne contribuait pas peu à déchaîner sur les populations le fléau de la famine, a fait son temps. Depuis sir Robert Peel, l’unité du marché, pour le monde civilisé, en prend la place; le sentiment de la solidarité des intérêts, qui fait de rapides conquêtes, et une meilleure entente de l’intérêt de chacun ont déjà décidé presque tous les états à modifier leur législation dans ce sens.
Rester de propos délibéré en dehors de ce grand mouvement, ou, ce qui est bien plus grave, s’en retirer après qu’on y était entré, pour s’isoler de nouveau dans le système des approvisionnemens réservés, serait une faute qu’on serait exposé à payer cher, pour peu que l’étranger fût en humeur d’user de réciprocité, et l’on sait si, en matière de législation commerciale et de tarifs douaniers, on n’est pas enclin à s’appliquer les uns aux autres la loi du talion.
Le troisième volume de l’Enquête contient sur ce sujet des renseignemens bons à méditer. Il résulte en effet des relevés statistiques dont ce volume est composé que, toutes les fois que l’Europe occidentale a une mauvaise récolte, le prix des grains éprouve un accroissement énorme dans les pays producteurs où nous allons chercher du secours. Ainsi à Dantzig, en 1847, les blés débutent par un prix supérieur à 24 francs et montent jusqu’à 35 et 38 ; sur ce même marché, à partir du mois d’août 1853, on voit également les prix s’élever et rester hauts jusqu’au milieu de 1857. Parmi les cotes mensuelles, on en trouve, dans le cours de cette période, qui dépassent 30 et 31 francs. À New-York, où pareillement l’Europe alors va chercher une partie des blés des jeunes états, presque exclusivement agricoles, de l’ouest, qu’y versent le fameux canal Erié et le réseau des chemins de fer, c’est pis encore : en 1857, le prix y est monté jusqu’à 41 fr. 69 c. L’hectolitre. À Odessa, la hausse prend de moindres proportions ; toutefois en 1856 on y aperçoit des cotes supérieures à 25 francs, ce qui, eu égard à la médiocre qualité des grains de la contrée, ne laisse pas que d’être très cher et très incommode pour la population. En présence de ces faits, il y a pourtant une réflexion qui est bien naturelle : si les approvisionnemens que dans certains cas nous allons chercher à l’étranger, et qui nous sont indispensables, ont pour effet que les blés y montent à ce point, il faut nous résigner à ce que dans certains cas la demande semblable que l’étranger nous adressera produise quelque hausse sur nos grains. En équité, pouvons-nous demander secours à l’étranger sans consentir à lui donner quelque aide, ou, pour mieux dire, à la lui vendre à beaux deniers à notre tour dans certaines éventualités ? Je suppose que nous ayons chez nous, par rapport à l’exportation, l’échelle mobile, qui, lorsque les blés commenceront à enchérir, sera l’équivalent de la prohibition : que répondrions-nous à l’empereur de Russie, au congrès des États-Unis, au roi de Prusse, si dans les années de disette ils appliquaient à la sortie des céréales de leur territoire, par rapport au pavillon français nommément, notre propre système, qui consiste à susciter un droit de 2 francs (non compris le double décime) par chaque franc de hausse, à partir, soit de 19 francs, comme c’était dans la loi de 1832, soit même de 23 francs, ainsi que la proposition en a été faite ? Nous les accuserions d’inhumanité, et nous n’aurions pas tort ; mais ils nous renverraient le reproche en nous disant que, si les populations françaises n’aiment pas à voir sortir les blés quand ils cessent d’être à des prix bas ou moyens, les populations moscovites, prussiennes ou américaines ne l’aiment pas davantage, et ils seraient fondés à ajouter que c’est nous qui avons inventé toutes ces belles choses et qui avons donné l’exemple de les ressusciter quand généralement on les croyait mortes et enterrées.
Le mouvement que se donnent les prohibitionistes pour le rétablissement de l’échelle mobile à l’exportation est difficile à concilier avec la prétention, dont ils font grand état, d’être les amis et les protecteurs de l’agriculture. Comme un très grand nombre d’agriculteurs, et à peu près sans exception les plus éclairés, sont manifestement contraires à cette restauration, on s’explique peu les démarches que le parti prohibitioniste fait dans ce sens et l’espérance qu’il nourrit d’attirer par ses démonstrations l’agriculture et la propriété territoriale sous son étendard, de manière à former avec elles une phalange qui gagne définitivement la bataille au profit du système prohibitif. Il semble évident qu’il se fourvoie. Il n’y a qu’une manière de se rendre compte de cette fausse manœuvre. Les prohibitionistes ici subissent l’influence des moins raisonnables d’entre eux. Des protectionistes modérés et sages auraient accédé au vœu de l’agriculture, de laisser l’exportation libre; il faut cette circonstance que le parti soit dirigé par des hommes ardens, acquis d’avance à toute idée exagérée, pour qu’il suive un pareil plan de campagne. De même que, par la force d’un insurmontable instinct, le chat à la vue de la souris se jette sur elle et l’étrangle, ou, pour prendre une comparaison qui ménage mieux l’amour-propre d’un parti où l’on compte tant d’hommes honorables, occupant une position élevée dans l’activité nationale, de même qu’Achille à Scyros, tout déguisé qu’il est en jeune fille, se saisit du glaive que l’artificieux Ulysse a caché comme par hasard au milieu des riches tissus et des joyaux, de même, mise en présence de la législation de 1832, qui est hérissée d’entraves aussi bien à la sortie qu’à l’entrée, l’association prohibitioniste, au lieu d’écouter les conseils de la prudence, de la conciliation et de l’esprit d’équité, a pris à pleines mains les restrictions de l’un et de l’autre genre. C’est ainsi qu’il a été donné au parti pour consigne de revendiquer la réintégration de l’échelle mobile aussi bien à la sortie qu’à l’entrée. Le parti a commis là une faute grossière, qui ne peut manquer de dessiller les yeux de beaucoup de personnes. Si, comme les meneurs prohibitionistes, nous avions des idées absolues, nous nous réjouirions de cette bévue, dont la conséquence doit être, dans un temps donné, de détacher du drapeau de la prohibition l’agriculture en masse; mais, nous le disons sincèrement, nous regrettons que le parti ait donné cet avantage aux hommes qui poussent le pays dans la voie d’un tarif libéral. Il serait d’intérêt public qu’après tant de débats on se mît enfin d’accord sur les termes d’une transaction avouable, quelque peu conforme à la renommée de l’industrie française, à son avancement bien constaté, ainsi qu’aux véritables intérêts de l’agriculture, qui est constamment sacrifiée : cela importe à la paix intérieure.
Il est un arrangement qui se présente naturellement à l’esprit de quiconque a étudié les faits : c’est celui qui a été recommandé par beaucoup de personnes à l’enquête, de reconnaître le double mouvement qui s’est produit d’une manière spontanée, et en vertu duquel les blés français sortent en abondance, après les bonnes récoltes, par les ports de la Manche et de l’Océan, et même par la frontière de Belgique, pendant qu’une quantité beaucoup moindre de blés étrangers vient suppléer, sur le littoral de la Méditerranée, à l’insuffisance de la production locale, car nos départemens méditerranéens trouvent plus d’avantage à se livrer à d’autres cultures qui réussissent admirablement sous leur climat privilégié, telles que la vigne, l’olivier, le mûrier, et dans les terres de bonne qualité la garance et la luzerne. Ainsi, pendant que nous exporterions une notable quantité de nos céréales, récoltées dans l’ouest et le nord, nous laisserions la Russie méridionale et les pays du Bas-Danube en importer une quantité médiocre pour compléter, avec les expéditions du centre et de l’est de la France, les approvisionnemens de la Provence et du Bas-Languedoc. Contre cette combinaison, si bien indiquée par la nature des choses et si avantageuse au pays, les prohibitionistes, en vertu du plan qu’ils ont adopté de faire rétablir l’échelle mobile à la sortie et à l’entrée, ont fait entendre leurs voix dans l’enquête. Toutes les fois que la faculté est accordée à un produit étranger d’entrer sur notre sol, il leur semble que la France est sacrifiée ou trahie, comme si nous pouvions vendre nos marchandises à l’étranger autrement qu’en recevant les siennes en retour, à moins cependant que nous ne consentions à les lui laisser pour rien. Par l’organe de M. Benoist d’Azy, qui est incontestablement un homme capable et un homme d’esprit, monsieur Prohibant, qui n’a pas souvent le bonheur d’avoir un pareil interprète, a représenté que la seule bonne combinaison était de fermer le midi aux blés étrangers, et que les méridionaux n’auraient rien à redire, s’ils étaient contraints de s’approvisionner de grains dans le centre de la France, parce que, le centre consentant à se désaltérer avec leur vin, par réciprocité de bon voisinage et en bons compatriotes, il fallait qu’ils se résignassent à se nourrir avec les blés du centre. Le raisonnement est plus spécieux que solide. Il me remet en mémoire un mélodrame du boulevard où l’on voyait deux personnages qui, après avoir été dans la misère ensemble, s’étaient séparés. L’un d’eux étant devenu industrieux et riche, l’autre, qui était demeuré mendiant, se présente un jour chez lui, et prétend s’y installer sur le pied d’égalité en lui tenant ce langage : « Tu as jadis partagé ma misère, je viens partager ta fortune. » L’homme enrichi par son travail refusait de se prêter à la réciprocité qu’alléguait son ancien compagnon, et il n’avait pas tort. La réciprocité mise en avant par M. Benoist d’Azy n’est pas aussi grotesque assurément; mais au fond elle est d’une légitimité fort équivoque. La Provence et le Bas-Languedoc, en vendant leurs vins à leurs concitoyens du centre, ne s’opposent pas du tout à ce que ceux-ci fassent venir des vins du dehors, si tel est leur bon plaisir. Ils ne réclament pour eux aucun privilège; par la même raison, ils se refusent à la contrainte qu’on prétend exercer contre eux dans l’intérêt des agriculteurs du centre. Je prie les agriculteurs du centre de croire qu’en citant le mélodrame, je n’ai point la pensée de les comparer à des mendians. Ce sont de bons Français aux qualités desquels je rends hommage; leur région a des ressources qui lui sont propres, et ils ont l’intelligence et la volonté qu’il faut pour les faire valoir. Ils n’ont pas besoin pour prospérer qu’on soumette leurs concitoyens du midi, dans leur intérêt prétendu, à d’onéreuses servitudes, et, quoi qu’on en dise pour eux, ils ne le demandent pas.
Les prohibitionistes s’abusent donc lorsqu’ils se flattent de rallier l’agriculture à leur drapeau, en lui disant qu’elle participera au gâteau de la protection. S’ils ne se trompent pas, ils se jouent d’elle : ils recommencent avec elle la fable de l’Ours et l’Amateur des Jardins ou bien celle de Bertrand et Raton.
Les défenseurs de l’échelle mobile, lorsqu’on les serre d’un peu près, sont forcés de reconnaître qu’en elle-même cette mécanique compliquée ne remplit pas l’objet en vue duquel elle avait été adoptée; mais ils font valoir en sa faveur des motifs politiques. Un des meilleurs spécimens de cette argumentation s’offre dans la déposition de M. Dumas[17], savant illustre, qui a été ministre de l’agriculture. Elle consiste à dire qu’en elle-même c’est un arrangement fort médiocre, mais que les cultivateurs et les propriétaires sont passionnés pour cette forme de la protection, que leur esprit se refuse à comprendre qu’on y porte atteinte, que la popularité du gouvernement dans les campagnes est à ce prix. Or, ajoute-t-on, de la part du gouvernement, ce serait une faute politique de se brouiller avec ses meilleurs amis. — Il y a tout au moins beaucoup d’exagération dans cette manière de voir. Parmi les grands propriétaires qui ont été entendus à l’enquête, la majorité ne se trouve pas du côté de l’échelle mobile. En prenant les dépositions par ordre de dates, on trouve que l’échelle mobile a été condamnée par les personnes suivantes, qui ont de grandes propriétés, et les exploitent dans les départemens ci-après :
MM. L. de Lavergne (Creuse et Haute-Garonne.)
Gareau (Seine-et-Marne.)
Dailly (Seine-et-Oise et Haute-Marne.)
Comte de Kergorlay (Manche.)
Adam (Pas-de-Calais.)
Baron de Veauce (Allier et Nord.)
Schattenmann (Bas-Rhin.)
Laurent (Somme.)
Comte de Chassepot (Somme.)
Dufour et Rodet (Ain.)
Georges et Gomart (Aisne.)
Mathieu Thierry-Mieg (Haut-Rhin.)
de Benoist (Meuse.)
Baron de Béville (Seine-et-Marne.)
Lecouteux (Loir-et-Cher.)
Lemaistre-Chabert (Bas-Rhin.)
Baron de Kerjégu. (Finistère.)
Jules Pagézy (Hérault.)
de Saint-Germain (Manche.)
Millon (Meuse.)
Miquel (Charente-Inférieure.)
Lupin (Cher.)
Baron Oudet (Charente-Inférieure.)
Schlumberger (Vosges.)
Emmanuel Oswald (Haut-Rhin.)
Si, parmi les comices, un grand nombre ont épousé la cause de l’échelle mobile, reste pourtant que ceux des cantons les plus producteurs en céréales ont plutôt manifesté l’opinion contraire. Nous citerons les comices de Meaux et de Rozoy (Seine-et-Marne), ceux de Saint-Quentin (Aisne), de Péronne (Somme), de Compiègne (Oise), de Rochefort et de Tonnay-Gliarente (Charente-Inférieure), de Mirande (Gers), de même les sociétés d’agriculture de Boulogne-sur-Mer, de Mézières, et la chambre d’agriculture de l’Hérault, qui s’est prononcée avec la fermeté qu’on montre dans cet important département toutes les fois que la question des douanes est soulevée. Il est encore à remarquer que différens comices et plusieurs des notables agriculteurs entendus dans l’enquête, autres que ceux que nous venons de nommer, ont distingué entre l’application de l’échelle mobile à l’importation et à l’exportation, et ont demandé que pour l’exportation, elle fût définitivement abolie. C’est ainsi que se sont prononcés, par exemple, MM. Bodin (Ain), Buffet (Vosges), le baron d’Herlincourt (Pas-de-Calais). Enfin c’est une hyperbole extrême que de représenter ceux mêmes des propriétaires et cultivateurs qui auraient une préférence pour l’échelle mobile comme portant jusqu’à la passion la sympathie qu’elle leur inspire. Le propre des habitans des campagnes n’est pas de se passionner. Dans la vie des champs, on ignore cette fermentation qui naît de l’échange précipité des idées et des sentimens dans les agglomérations urbaines. Le fait est que la plupart des agriculteurs, en cela au surplus semblables à un grand nombre de leurs concitoyens, sont peu familiers avec les mystères de l’échelle mobile, car depuis l’édition de 1832 l’échelle mobile est assez malaisée à comprendre; on dirait une tentative d’appliquer l’algèbre à la législation : rien qu’à lire la loi de 1832, on devinerait, si on ne le savait déjà, qu’elle fut l’œuvre d’un mathématicien. Au sujet de l’opinion des campagnes sur l’échelle mobile, on consultera utilement, entre autres dépositions, celles de MM. Le baron de Veauce, Masson, Jules Pagézy et Miquel.
Le sentiment qui anime les paysans et les petits propriétaires est celui d’une grande confiance dans le gouvernement, qui la justifie par la sollicitude avec laquelle il recherche les moyens d’améliorer la condition des campagnes. C’est aussi un penchant bien connu de cette partie de la population française, de s’en remettre à l’expérience au lieu de s’enthousiasmer pour des formules, surtout quand celles-ci sont peu intelligibles. Le gouvernement ici peut donc se considérer comme conservant sa pleine liberté. Si, en son âme et conscience, il pense de l’échelle mobile ce qu’en ont pensé tant de gouvernemens étrangers; s’il croit, comme on le croit au dehors, que le libre commerce des grains est un progrès économique et politique pour le monde civilisé; s’il est convaincu, comme il nous semble qu’il y a lieu de l’être, que l’agriculture française n’aurait qu’à y gagner, et que, pour elle comme pour le consommateur, ce serait le moyen de restreindre les écarts des mercuriales, écarts dont l’amplitude fait tour à tour le désespoir de la production et de la consommation, ce n’est point la crainte d’indisposer les populations des campagnes qui doit le retenir : cette crainte n’est qu’un de ces fantômes que les prohibitionistes excellent à faire apparaître, car monsieur Prohibant a un talent sans égal pour la fantasmagorie.
Il y a peu d’années, un fait s’est passé qui touchait fort l’agriculture, et qui a montré combien cette classe, qu’on dépeint comme ignare et obstinément vouée à une aveugle routine, est accessible à la raison et prompte à saisir les enseignemens de l’expérience, combien aussi elle est disposée à prendre en bonne part les actes du gouvernement qui la concernent. L’entrée du bétail étranger était frappée d’un droit exorbitant qui datait de la restauration, lorsqu’en 1853 le gouvernement impérial, dans un légitime désir de faciliter l’alimentation publique, se décida à en permettre la libre entrée[18]. Sur ce sujet, l’agriculture avait un préjugé bien plus enraciné et plus général que celui qui existe aujourd’hui à l’égard des grains : c’était à ce point qu’un illustre capitaine, qui avait justement pour devise ense et aratro, car il était un des agriculteurs les plus habiles du pays, le maréchal Bugeaud, avait un jour fait entendre à la tribune ces paroles, qui exprimaient l’opinion des éleveurs, que « l’invasion des Cosaques serait un moindre mal que l’invasion du bétail étranger. » Or quel fut l’effet du décret qui autorisa l’invasion du bétail? Une légère émotion de quelques jours. Nos cultivateurs, qui sont aussi intelligens que quiconque quand il s’agit de leurs intérêts, jugèrent sur-le-champ, par la tenue des marchés, qu’ils n’avaient rien à redouter de la libre entrée du bétail étranger, et depuis lors ils sont les premiers à rire des alarmes qu’ils avaient conçues.
Des faits absolument semblables ont eu lieu pour la laine et pour le vin.
Puisque les partisans de l’échelle mobile ont amené la discussion sur le terrain politique, il est naturel de les y suivre. Recherchons donc quel est le vrai côté politique de la question. Et d’abord que faut-il penser de l’agitation qu’on prétend exister dans le pays, et au sujet de laquelle on représente au gouvernement qu’il doit y céder, sous peine de compromettre non-seulement sa popularité, mais aussi la paix publique? L’agitation dont on parle n’existe qu’à la surface, sur un petit nombre de points, et elle est toute factice; d’ailleurs ce n’est pas à des agriculteurs qu’il faut l’attribuer : l’origine en est autre part, et les agriculteurs qui y figurent n’y jouent que le rôle de comparses. L’instigateur de ces délibérations effrayées qu’ont prises un certain nombre de comices agricoles, ainsi que des pétitions qui ont été adressées au sénat, est bien notoirement le parti prohibitioniste. Les hommes exagérés qui sont à la tête de ce parti, et qui, en vertu du tarif des douanes, sont en possession de monopoles très productifs en effet pour quelques-uns d’entre eux, ont senti que, du jour où l’échelle mobile serait définitivement abandonnée, l’agriculture, n’ayant plus même ce faux semblant de protection, abandonnerait de toutes parts le drapeau protectioniste, pour lequel déjà elle est extrêmement refroidie. Dès lors on verrait s’évanouir toutes les dispositions abusives qui font du tarif français une exception, une monstruosité dans le monde civilisé, et la France se mettrait au régime des tarifs modérés qu’ont adopté tous les peuples autour d’elle. Telle est la simple explication du bruit qui s’est fait depuis quelques mois à propos de l’échelle mobile.
La question politique est, ce me semble, de savoir s’il est politique de céder à une agitation de ce genre et de cette origine, s’il convient de lui sacrifier l’intérêt public et l’intérêt même de l’agriculture, puisque celle-ci a fort à gagner à la liberté de l’exportation, et n’a rien à craindre de la liberté de l’importation. Un autre aspect de la question politique est encore celui-ci : faut-il immoler l’intérêt de la navigation, qui trouverait un fret de sortie dans le transport des blés au dehors, et qui est condamnée à languir jusqu’à ce qu’elle en ait un?
Il nous semble qu’il y a lieu de prendre en grande considération la circonstance suivante : aujourd’hui la question n’est plus entière; en fait, l’échelle mobile, à l’heure qu’il est, n’est pas en vigueur, elle est suspendue depuis six ans. On n’en est donc plus à savoir si elle doit ou non rester : la question est d’y revenir après l’avoir mise à l’écart, et d’y revenir sous la pression de manœuvres qui ne sont un mystère pour personne. En pareil cas, une décision favorable à l’échelle mobile ne serait pas l’acte d’un gouvernement fort, car ce serait reculer. Non qu’un gouvernement, quelque fort qu’il soit, doive s’obstiner dans une voie contraire aux intérêts du pays : la fierté et la dignité qui siéent à tout gouvernement ne sont pas compromises, quelque fort qu’il soit, lorsqu’il revient sur ses pas, parce qu’il reconnaît qu’il s’était mal engagé. Mais ici le gouvernement n’avait pas fait fausse route; au contraire, il suivait d’un pas délibéré la direction tracée par l’intérêt public, en cela d’accord avec les principes les plus avérés. Dès lors, nous demandons la permission de le dire avec franchise, persévérer n’est pas seulement pour lui une convenance, c’est un devoir d’autant plus impérieux qu’il est investi d’une plus grande force. Quand une nation surprise par la tempête s’est décidée à placer au gouvernail ce qu’on appelle un gouvernement fort; quand, cédant au sentiment d’une nécessité inexorable, elle a déposé entre les mains du prince une grande partie de ces biens auxquels la civilisation moderne attache un si grand prix; quand elle a fait pour une période non pas illimitée, mais du moins non définie, le sacrifice de la majeure partie des libertés publiques, ce n’est pas qu’elle fasse fi de ces libertés, et qu’elle n’en conserve pas le culte dans son cœur : c’est qu’il lui a paru que cet abandon temporaire était commandé par les circonstances. Elle ne s’y est résignée qu’en vue d’un objet parfaitement déterminé, afin d’empêcher les prétentions individuelles et les menées des factions de troubler profondément la marche régulière des affaires. En ce sens, un gouvernement fort est plus qu’un autre tenu de ne pas céder aux exigences des factions ou des coteries; plus que tout autre, il est tenu de ne pas tolérer que des intérêts égoïstes essaient d’exercer la domination dans l’état.
En fait de questions politiques, je n’en sache qu’une qui soit nettement posée au sujet de l’échelle mobile : c’est de savoir quelle est dans l’état la première autorité pour tout ce qui touche à l’économie publique, celle du gouvernement de l’empereur ou bien celle de l’association prohibitioniste. Les choses en sont venues à ce point qu’aujourd’hui cette grave question se pose d’elle-même. Pour lever tout doute à cet égard, il suffit de retracer rapidement la marche de l’association depuis son origine, et de rappeler les prétentions qu’elle a officiellement énoncées dans ces derniers temps.
Dès le moment de sa formation, il y a vingt ans, un changement se manifesta dans la discussion publique sur les questions commerciales. Jusque-là, par un accord unanime, on faisait au principe de la liberté du commerce la politesse d’en parler avec égards, sauf à le reléguer dans de lointains horizons, quand il s’agissait de la pratique; il ne serait pas malaisé de citer des écrits de prohibitionistes des plus ardens aujourd’hui, même de maîtres de forges, dans lesquels le principe de la liberté du commerce recevait alors les salutations les plus respectueuses. Du moment où l’association prohibitioniste s’est constituée, on est inondé d’écrits où le principe de la liberté du commerce n’est plus qu’une extravagance. Ceux qui la soutiennent sont gens à mettre aux Petites-Maisons ou à envoyer à la police correctionnelle comme des perturbateurs de l’ordre public ou des conspirateurs contre l’ordre social : on affecte de les confondre avec les socialistes les plus dangereux. Dans ces limites cependant, la thèse des prohibitionistes ne touche qu’à la théorie, et à cet égard chacun est libre de raisonner ou de déraisonner autant qu’il lui plaît. Il est bien autrement important d’observer et de signaler l’attitude de l’association vis-à-vis du gouvernement. C’est en cela surtout qu’elle a innové.
Antérieurement, les manufacturiers se montraient fort soumis envers l’autorité, quand ils avaient quelque chose à solliciter. L’association au contraire, dès son début, semble avoir pris à tâche de lui faire violence. En 1841, le gouvernement projetait l’union douanière avec la Belgique. C’eût été un acte d’excellente politique, qui eût flatté le sentiment national et eût été profitable au point de vue strict des intérêts, car il est chimérique de croire que notre industrie ne soit pas pour le moins l’égale de celle des Belges; mais la coterie prohibitioniste avait résolu qu’il ne fût porté aucune atteinte au système ultrà-restrictif que nous ont légué les guerres furieuses de la république et du premier empire. L’association prohibitioniste se mit en campagne. Par le moyen des comités locaux dont elle a couvert le pays entier comme d’un réseau, elle excita les terreurs de manufacturiers abusés, et leur dicta des démarches auxquelles ils eurent la faiblesse de se laisser entraîner. Avec le concours de ces électeurs influens, elle poussa devant elle une masse de députés, comme si c’eût été un troupeau. Par l’organe de ceux-ci, elle enjoignit au gouvernement de renoncer à son dessein de l’union douanière avec la Belgique, et le gouvernement crut devoir obéir. C’est peut-être la page la plus regrettable de l’histoire du régime parlementaire de 1814 à 1848.
Un peu plus tard, les prohibitionistes ont voulu davantage, s’il est possible. Dans l’affaire de l’union douanière avec la Belgique, c’était dans les coulisses que le gouvernement avait cédé aux obsessions et aux menaces de la coterie. Les prohibitionistes imaginèrent de lui imposer un acte de soumission sur la scène, en face du public. En 1845, la chambre des députés discutait un projet de loi sur les douanes : ce projet, tel qu’il avait été présenté par le gouvernement, était une aggravation du tarif. Il augmentait les droits, notamment sur les graines oléagineuses, et spécialement sur le sésame; mais il ne les augmentait pas assez au gré de la coterie. Les prohibitionistes font présenter par un des leurs un amendement qui surhausse ces droits démesurément, et ils exigent qu’il soit adopté avec le concours patent du gouvernement. Ils en font une condition, et l’on assiste alors à ce spectacle étrange, qu’au vote par assis et levé les ministres se déclarent contre le projet ministériel. Cela s’est vu en plein midi le 27 mars 1845[19]. Les hommes qui infligeaient ces avanies au gouvernement s’intitulaient les conservateurs par excellence. Rapprochement qui n’est pas sans intérêt, l’auteur de l’amendement sur le sésame était M. Darblay l’aîné, le même qui préside aujourd’hui le comité spécial formé pour la défense du travail agricole, c’est-à-dire pour le maintien de l’échelle mobile.
L’année suivante, l’association s’émut du triomphe éclatant que le principe de la liberté commerciale venait d’obtenir en Angleterre. On était à la fin de 1846. Elle résolut de frapper un grand coup. Elle adressa au conseil des ministres une lettre signée de tous ses dignitaires, et qu’elle-même publia résolument. Dans ce document, que l’histoire devra conserver comme une pièce caractéristique du temps, on parlait le langage le plus hautain, et on terminait par la menace d’armer les ennemis du gouvernement, car la menace adressée aux ministres allait visiblement plus haut qu’eux.
En 1847 cependant, les hommes de talent qui dirigeaient les affaires eurent un mouvement d’impatience contre la coterie prohibitioniste qui prétendait les asservir. Ils sentaient qu’il serait déshonorant pour la France et pour eux-mêmes qu’après la réforme accomplie sur de si larges proportions par sir Robert Peel, on restât complètement inactif chez nous. La chambre des députés fut donc saisie d’un projet de loi où l’esprit de réforme se montrait de la modération la plus parfaite. Le projet maintenait à peu près sans exception les innombrables prohibitions qui avaient été établies en l’an V à titre de mesures de guerre contre l’Angleterre, et qui, chose incroyable, ont survécu depuis lors à tous les changemens survenus dans la situation de la France au dehors et au dedans. Les réductions de droits ne portaient guère que sur des articles d’une valeur secondaire, et cependant la loi, dans son ensemble, n’était pas sans intérêt. Il était du devoir des prohibitionistes de se montrer reconnaissans de tant de ménagemens et de faire bon accueil au projet. Loin de là, ils le reçurent avec colère et dédain. Une commission hostile fut nommée par la chambre, et laissa passer une longue session sans faire le rapport. Au commencement de l’année suivante, la révolution de février emporta le projet dans le tourbillon qui détruisit la monarchie de juillet.
Lorsque l’événement du 2 décembre eut rétabli en France le gouvernement monarchique, en l’entourant d’une grande force, la coterie prohibitioniste sentit que, le pays étant dégagé des profonds soucis sous l’influence desquels on avait laissé à l’écart l’affaire des douanes avec beaucoup d’autres, la question de la révision du tarif pourrait de nouveau être soulevée. Elle s’appliqua aussitôt non-seulement à enguirlander le chef de l’état, mais encore et surtout à prendre des précautions contre l’esprit réformateur. Tout en prodiguant au prince les cajoleries extérieures, elle trouva le moyen de lui faire mesurer d’une main avare, en matière de douanes, les attributions qu’il était naturel d’accorder à un pouvoir fort. Le sénatus-consulte qui a relevé le trône impérial contient, au sujet du tarif des douanes, des restrictions à la prérogative du souverain dont on a lieu d’être surpris. Le gouvernement impérial, cédant au courant de l’opinion européenne, essaya dès 1853 de modifier le tarif: ces essais ont été heureux sans exception ni réserve, ils n’ont porté atteinte teinte à aucune industrie, et ils ont été des bienfaits pour le public; néanmoins la coterie en dissimula mal sa mauvaise humeur, et elle fit entendre de telles réclamations qu’après avoir mis en question une des prohibitions les plus dommageables à l’intérêt public, celle qui frappe les filés de coton, matière première de plusieurs grandes industries (les calicots, percales et jaconas, les toiles peintes et imprimées, les tulles, la bonneterie), le gouvernement crut devoir la maintenir.
Sur ces entrefaites se prépare et s’ouvre l’exposition universelle de 1855. Cette imposante solennité constate l’avancement de l’industrie française. De même qu’à l’exposition universelle de Londres, nos manufacturiers plient sous le poids des récompenses. Pour les obtenir, ils ne s’étaient fait faute de répéter qu’ils en étaient dignes, qu’ils remplissaient toutes les conditions requises, et parmi celles que portait expressément le règlement se trouvait la production à bon marché. Si l’exposition de 1855 a été bonne à quelque chose, c’est assurément à prouver que les manufacturiers français n’avaient plus besoin d’être soutenus par l’échafaudage dont on avait étayé leurs débuts. Les fabricans de Manchester, — ces rivaux qu’on disait irrésistibles à ce point qu’en dehors de la prohibition toute protection vis-à-vis d’eux fût impuissante, — furent obligés de remballer les trois quarts des produits de choix qu’ils avaient exposés, quoique le public français eût par exception la faculté d’acheter sous un droit modéré tout ce qui avait figuré à l’exposition. Le moment paraissait venu où une révision du tarif semblait devoir obtenir l’assentiment universel, pourvu qu’elle fût graduelle, de manière à bien ménager la transition, et personne ne la demandait différente, même parmi les partisans de la liberté du commerce qu’il est convenu de représenter comme des novateurs effrénés et des théoriciens implacables. Cette idée germait dans tous les esprits. Les prohibitions absolues surtout semblaient jugées de toutes parts comme des anachronismes qu’il importait à l’honneur national qu’on répudiât, surtout alors que les autres états de l’Europe, moins avancés que nous, en avaient donné l’exemple. Le gouvernement crut faire une chose toute simple et allant de soi, lorsqu’à la session qui suivit, il présenta un projet de loi portant levée des prohibitions et les remplaçant par des droits dont l’élévation était telle qu’ils eussent rendu impossible toute importation ; mais il avait compté sans la coterie prohibitioniste. L’association pour la défense du travail national souleva une tempête. Par les comités locaux, elle exerça une intimidation. Le gouvernement essaya de calmer l’orage en surhaussant encore les droits qu’il s’était agi de substituer à la prohibition. Inutiles efforts! l’irritation réelle ou affectée du parti resta la même. Le projet de loi fut retiré, et une note insérée au Moniteur du 10 octobre annonça que la levée des prohibitions était remise au mois de juillet 1861, mais elle faisait connaître aussi qu’après ce délai de cinq années l’intention bien arrêtée du gouvernement était d’en finir.
Cependant le gouvernement, pour venir en aide à la navigation nationale, qui périclite sous un régime aussi restrictif, avait décidé en 1855 que nos constructeurs de navires pourraient tirer de l’étranger en franchise de droits les matières premières dont ils pourraient avoir besoin. L’entrée des navires tout construits était autorisée en même temps sous un droit de 10 pour 100. L’essai devait durer trois ans, sauf à être prolongé. Ces encouragemens si légitimes ont déplu aux prohibitionistes : ils les ont dénoncés comme un attentat. Le décret d’octobre 1855 au sujet de la construction des navires et de la francisation des navires construits à l’étranger n’a pas été prorogé en 1858, quoiqu’il n’eût eu que de bons effets.
A côté de ces satisfactions, les prohibitionistes en ont obtenu d’autres. On sait qu’ils haïssent l’économie politique, parce que cette science enseigne que l’industrie n’acquiert toute sa force que dans l’atmosphère de la liberté, et que les privilèges conférés aux manufacturiers par le système prohibitif sont à la fois contraires au bon droit et à l’intérêt public. Après la mort de M. Blanqui, ils demandèrent que, dans la chaire d’économie industrielle qu’il occupait avec tant de distinction au Conservatoire des Arts et Métiers, il ne lui fût pas donné de successeur : la chaire a cessé d’exister. Il est vrai que depuis l’empereur lui-même, dans le discours par lequel il a ouvert la session législative de 1857, après la campagne entreprise par les prohibitionistes pour le maintien des prohibitions, a donné à l’économie politique un gage insigne de sa bienveillance. Après avoir fait allusion à cette agitation, l’empereur s’est exprimé en ces termes : « Le devoir des bons citoyens est de répandre partout les saines notions de l’économie politique. » Ce témoignage d’une haute sympathie ne demeurera point sans effet : il est à remarquer cependant que de bons citoyens de Montpellier ayant demandé à faire les frais d’un cours d’économie politique et ayant eu le soin non-seulement de soumettre à l’autorité compétente un programme irréprochable, mais encore de lui indiquer un professeur qui offrait toutes garanties, ils ont éprouvé un refus réitéré.
Veut-on savoir maintenant comment le parti prohibitioniste répond à tant de ménagemens? Au mépris de la transaction presque débonnaire par laquelle le gouvernement avait, en 1856, ajourné jusqu’en 1861 la levée des prohibitions, le parti a, depuis quelques jours, organisé une agitation nouvelle pour les perpétuer. L’association pour la protection du travail national a lancé son manifeste, en conséquence duquel les villes manufacturières envoient des pétitions au sénat. Les chambres de commerce, dans la plupart des centres manufacturiers, reconnaissent la loi de l’association, parce que celle-ci a eu soin d’en faire écarter, par les démarches des comités locaux, non-seulement les adversaires, mais aussi les amis douteux, ainsi que c’est exposé dans sa circulaire officielle du 1er mars 1856[20]. Dans ces circonstances, toutes les pétitions sont calquées les unes sur les autres. Non-seulement elles demandent que les prohibitions soient continuées, mais encore elles protestent contre toute enquête qui se ferait à ce sujet. Elles remontrent que l’enquête est inquiétante, je le crois bien. Il ne la faudrait pas longue pour établir que l’industrie française n’a pas besoin de la prohibition pour vivre. La France expédie au dehors, sur les marchés de libre concurrence, les produits même qui chez elle sont garantis par la prohibition. Elle en expédie non pas des échantillons, mais des montagnes. Le total de ce que la France exporte, en fait de marchandises prohibées par notre tarif, dépasse la somme de 400 millions de francs. En présence d’un fait pareil, une enquête doit inquiéter les prohibitionistes. Sur ce point cependant nous serions volontiers de leur avis, il n’y a pas lieu à une enquête. Elle est superflue, car elle est toute faite.
Pendant que les prohibitionistes gênent la marche du gouvernement au dedans, ils ne lui facilitent pas sa tâche au dehors. On sait que l’empereur s’est prononcé souvent pour l’alliance anglaise. Les hommes les plus éclairés, tous ceux qui font cas des institutions libérales, applaudissent à cette pensée et la secondent de leur mieux, parce que l’alliance anglaise, pratiquée avec dignité, est, pour la France comme pour son ancienne rivale, le meilleur gage de sécurité; pour le progrès du monde, c’est une garantie incomparable, et enfin pour nous-mêmes c’est un sujet d’espérance, car l’alliance de la France et de l’Angleterre devant, dans un temps donné, faire jouir des bienfaits de la liberté politique les peuples qui en sont dignes, il est immanquable que la France en arrête sa part au passage. Mais les prohibitionistes l’entendent différemment. Les lois prohibitive sont été adoptées, on le sait, à titre de mesures de guerre contre l’Angleterre. L’alliance anglaise, si elle parvient à se cimenter, en amènera, par une conséquence nécessaire, l’abolition. Il n’en faut pas davantage pour qu’ils soient les adversaires acharnés et systématiques de l’alliance anglaise. Ainsi, pendant que le gouvernement, sur ce point d’accord avec le parti libéral, s’applique à effacer les préjugés hostiles à l’Angleterre, les prohibitionistes font les plus grands efforts pour les entretenir, comme si c’était le feu sacré. Ils suivent avec une remarquable persévérance un plan de dénigrement et de diffamation contre l’Angleterre. Ils ne laissent passer aucun de ses actes, en quelque genre que ce soit, sans essayer de l’envenimer, et, il faut le reconnaître, comme nos longues et sanglantes guerres ont laissé contre elle dans le pays beaucoup de germes de mauvais vouloir, cette tentative des prohibitionistes n’a pas laissé que d’avoir un déplorable succès, et en ce sens elle contribue à susciter des embarras à la politique extérieure de la France.
Tel est le parti qui réclame aujourd’hui le retour de l’échelle mobile; c’est à l’accroissement de son influence que tournerait ce rétablissement. Il appartient au gouvernement de voir si ce parti n’est pas assez puissant déjà, et quel usage il pourrait faire d’un supplément de forces. Certes on ne peut qu’applaudir à la longanimité avec laquelle le gouvernement tolère les manœuvres d’une association même aussi intolérante. Par là il donne la preuve de ceci, qu’il ne s’est pas proposé d’éteindre en France la vie publique; mais s’il est bon que le gouvernement laisse l’esprit d’association se manifester, même par des écarts et par des violences de langage, il serait fâcheux qu’il permît à des coteries, dont un intérêt égoïste est le lien, de prendre une attitude de domination dans l’état, et de n’accepter une concession que comme le moyen d’en arracher de nouvelles. Le premier des Napoléon, sur lequel la pensée de l’empereur est si souvent fixée, avait cette grande qualité, que les intérêts égoïstes et les coteries n’eurent jamais, à sa connaissance, une influence marquée sur les affaires. C’est ce qui nous fait espérer que la levée de boucliers des prohibitionistes pour la résurrection de l’échelle mobile sera décidément sans effet, et qu’ici la raison, le bon droit et l’intérêt public prévaudront enfin.
MICHEL CHEVALIER.
- ↑ Dans sa séance du 26 avril, cette société s’est prononcée, à la majorité de 24 voix contre 12, contre le principe de l’échelle mobile.
- ↑ On trouvera d’intéressans détails sur la discussion à laquelle donna lieu dans les chambres françaises l’établissement de l’échelle mobile dans un volume récemment publié par M. Amé, directeur des douanes de Bordeaux, sous le titre d’Étude économique sur les tarifs de douanes.
- ↑ En Angleterre même, il est arrivé assez fréquemment, sous le régime de l’échelle mobile, que le cours des blés s’est avili, parce que l’échelle mobile n’empêchait pas, dans les années d’abondance, les cours d’être écrasés par les quantités qui arrivaient sur le marché. On avait cru assurer aux cultivateurs un minimum de 80 shillings le quarter (34 fr. 75 cent, l’hectolitre) par la législation de 1815, et de 70 shillings (30 fr. 40 cent, l’hectolitre) par la législation de 1828. En 1835, le blé tomba à la moitié de ce dernier taux, 35 shillings le quarter (15 fr. 20 cent, l’hectolitre).
- ↑ La liberté ou plutôt la faculté d’exportation, suspendue en 1854, n’a été rétablie qu’en 1857 (décret du 10 novembre).
- ↑ Voyez le troisième volume de l’Enquête, tableau no 1, page 3 du volume.
- ↑ Voir dans l’Enquête le tableau 21, page 87, tome III.
- ↑ Le lecteur pourra consulter par exemple, dans le troisième volume de l’Enquête, le tableau no 23, qui figure à la page 99. Il y verra que les prix des blés à Odessa, depuis 1846, ont été sensiblement plus élevés qu’auparavant, et si l’année 1851, par exemple, a été marquée par une dépression de la cote, c’est que l’abondance de la récolte en ce moment occasionnait l’abaissement du prix partout, et diminuait singulièrement les besoins que l’Europe éprouve communément des blés de la Russie.
- ↑ Il s’y paie même davantage, vu que le blé de la Meuse est d’une qualité supérieure à celui d’Odessa, de sorte que, à prix égal par hectolitre, le blé d’Odessa est notablement plus cher.
- ↑ On assure que très prochainement une institution de crédit agricole va être organisée sous les auspices du crédit foncier.
- ↑ A cet égard, l’Enquête offre des exemples curieux. Je citerai ici un passage de la
déposition de M. Lupin, qui exploite avec habileté une vaste propriété dans le Cher :
« Quand j’arrive à la douane, on ne me parle pas seulement du droit protecteur que j’ai à payer, on me dit: « Donnez-moi le plan de la machine que vous voulez faire entrer, avec l’indication détaillée de toutes les pièces en cuivre, en fer, en acier, etc. — Eh bien! voilà que sur un outil de 100 ou 200 fr., indépendamment des droits, on me demande de faire 50 fr. de frais; c’est véritablement impraticable… »
« J’ai des ouvriers flamands qui se servent de louchets, de longues bêches aciérées dans le bout, qui coupent à merveille, et avec lesquelles on fait beaucoup d’ouvrage avec peu de peine. Dans une certaine circonstance, j’ai voulu faire exécuter un travail avec des bêches de cette espèce par des ouvriers du pays; ceux-ci m’ont dit qu’ils ne pouvaient travailler de cette manière, parce que l’instrument coûtait trop cher, au moins 5 fr. J’ai demandé aux ouvriers flamands combien leur coûtaient ces bêches dans leur pays : ils m’ont dit qu’elles leur coûtaient 3 fr. Eh bien! de 3 à 5 il y a une grande différence. Je n’ai pas fait faire le travail à cause de cela. — Je vous cite là un petit exemple, mais il s’étend à tout. Ainsi il y a des charrues faites à l’étranger qui valent mieux que celles qui sont faites en France; mais comment puis-je les faire venir, lorsque non-seulement j’ai à payer un droit, mais encore à subir une infinité de tracasseries qui se traduisent toujours par de l’argent? Aussi je ne fais plus rien venir du dehors : c’est trop cher. » - ↑ Une partie considérable de cette exportation est à l’état de farines ; la meunerie française a une véritable supériorité, qui contribue, dans une certaine mesure, à l’écoulement de nos blés au dehors.
- ↑ Porté à 30 centimes par le double décime.
- ↑ D’après la législation de 1832, qui est actuellement en vigueur, c’est à partir du prix de 19 francs que s’applique, dans l’ouest, le droit supplémentaire de sortie de 2 fr. 40 cent, par hectolitre, droit qui est à peu près prohibitif ; ce droit doit être perçu dès que le prix est de 19 fr. 01 cent.
- ↑ On trouvera sur ce point une révélation intéressante dans la déposition de M. Pagézy. (Enquête, tome II, page 349 et suivantes.) Plusieurs autres personnes ont parlé dans le même sens.
- ↑ C’est le fond de la doctrine de feu M. Le vicomte de Saint-Chamans dans son Traité d’économie publique, et de l’ouvrage bien plus récent de l’honorable M. Lequien, Du libre échange et des prohibitions douanières. Ce dernier ouvrage surtout a été comblé des éloges du parti.
- ↑ Je me sers ici d’un nom qui a été mis à la mode en 1827 par M. Le baron Charles Dupin pour désigner les partisans obstinés et intraitables du système ultrà-restrictif, ainsi qu’on peut le voir dans son livre intitulé le Petit Producteur, et spécialement dans le cahier du Petit Commerçant. Je n’ai pas besoin de dire que, de même que lui, je n’entends appliquer ce nom à personne en particulier, et que j’en fais la personnification du parti prohibitioniste tel qu’il apparaît dans ses manifestations collectives.
- ↑ Enquête, tome Ier, page 514 et suivantes.
- ↑ De 55 francs, le droit fut mis, par décret, à 3 francs 30 centimes par tête de bœuf, et le reste en proportion.
- ↑ Le gouvernement proposait pour le sésame d’Egypte, le seul qu’il y eût lieu à prendre en grande considération, de doubler le droit, qui était de 2 fr. 75 c. par 100 kilogrammes. Le droit aurait donc été porté à 5 fr. 50 c. La commission de la chambre des députés adhéra à cette proposition, et le rapporteur, M. Saglio, la soutint à la tribune. L’amendement de M. Darblay consistait à porter le droit à 10 francs. Au vote par assis et levé, de tous les ministres qui faisaient partie de la chambre des députés, un seul, le ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine, vota contre l’amendement. Il avait aussi pris la parole pour le combattre.
- ↑ Ce système exclusif ne connaît pas d’exceptions. C’est ainsi que la consigne avait été donnée à Mulhouse de ne pas réélire à la chambre de commerce l’honorable M. Jean Dollfus, l’un des hommes qui honorent le plus l’industrie française, et l’un des meilleurs citoyens que compte la France. Malgré son nom, l’importance de sa maison et les services de tout genre qu’il a rendus dans le pays, M. Jean Dollfus a eu de la peine à être réélu.