L’Ève future/Livre 5/05

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 240-245).


V

L’Équilibre


Ma fille, tenez-vous droite.
conseils d’une mère.


― L’Équilibre, donc, se produit ainsi, poursuivit le deus ex machinâ. ― Voici, d’abord l’équilibre latéral ; l’autre, inclus dans l’armure dorsale même, s’obtient de la même manière.

Tout d’abord, étant donnés le fluide électrique et les aimants, l’Équilibre était nécessairement possible.

Donc :

1o Quelle que soit l’attitude de l’Andréïde, la perpendiculaire passe de la clavicule supposée à la vertèbre proéminente, et de celle-ci aboutit à la malléole interne, comme pour nous.

2o Quelle que soit la mobilité de ces deux pieds « adorables », ils constituent perpétuellement les deux extrémités d’une droite horizontale sur le milieu de laquelle s’abaisse toujours une verticale, partie du centre de gravité réel de l’Andréïde, quelle que soit son attitude ; voici pourquoi.

Les deux hanches de Hadaly sont celles de la Diane chasseresse ! ― Mais leurs cavités d’argent contiennent ces deux buires-vasculaires, en platine, dont je vous spécifierai tout à l’heure l’utilité. Les bords, bien que glissants, sont d’une quasi-adhérence aux parois de ces cavités illiaques, à cause de leur forme sinueuse.

Les fonds de ces récipients ― dont l’évasement supérieur est de la forme de ces parois ― se terminent en cônes rectangulaires, lesquels sont eux-mêmes inclinés en bas, l’un vers l’autre soutendant ainsi un angle de quarante-cinq degrés par rapport au niveau de leur hauteur. Ainsi les deux pointes de ces vases, si elles se prolongeaient, se joindraient, entre les jambes, juste à la hauteur des genoux de l’Andréïde.

Ces deux pointes forment, par conséquent, le fictif sommet renversé d’un rectangle dont l’hypothénuse serait une horizontale imaginaire coupant le torse en deux.

La ligne de l’Équateur terrestre n’existe pas : elle est ! Toujours idéale, imaginaire, ― et cependant aussi réelle que si elle était tangible, n’est-il pas vrai ? Telles sont les lignes dont je vais parler, et dont notre Équilibre, à nous-mêmes, sous-entend, à chaque seconde, en nous aussi, la réalité.

Ayant exactement calculé les diverses pesanteurs des appareils fixés au-dessus de cette ligne idéale et les ayant disposés suivant l’inclinaison désirable, je prétends que le sens de toutes ces pesanteurs pourrait être également formulé par un second rectangle superposé au premier, la pointe, aussi, en bas, et que cette pointe aboutirait au centre fictif de l’hypothénuse du premier rectangle. Ainsi, la base du rectangle supérieur serait formée par une seconde horizontale nivelant les deux épaules. Les sommets angulaires de chaque rectangle seraient donc placés en sens vertical correspondant.

Jusqu’à présent, tout le poids du corps, placé, par exemple, debout et immobile, serait, par conséquent, enfermé dans la verticale idéale qui, partant du milieu du front de l’Andréïde, aboutirait au centre même d’une ligne tirée entre ses deux pieds.

Mais comme tout déplacement entraînerait une chute de côté ou d’autre, les deux larges et profonds vaisseaux de platine sont remplis exactement à moitié seulement, de la flottante pesanteur du vif-argent. Juste à moitié au-dessous du niveau de ce métal, ils sont reliés l’un à l’autre par l’entrecroisement horizontal de ces deux flexibles tubulures d’acier doublées de platine, que vous voyez placées sous le Cylindre-moteur.

Au centre du disque supérieur qui clôt hermétiquement chacun de ces récipients, est rivée l’extrémité d’une sorte d’arc, également d’un acier très pur, très sensible, très puissant. L’autre extrémité est fixée et très fortement soudée à la partie supérieure de la cavité d’argent de la hanche, qui est la prison presque adhérente seulement, de ces deux appareils. Cet arc est non seulement tendu par le poids spécifique du vif-argent, vingt-cinq livres, mais encore est forcé, dans sa tension, du poids d’UN SEUL CENTIMÈTRE de mercure de plus que n’en représente le niveau intérieur de chaque buire. L’arc s’efforcerait donc de les ramener de ce centimètre de plus vers la partie supérieure de la cavité illiaque s’il n’était maintenu, tendu à la seule hauteur du poids du niveau du mercure, par cette petite ganse d’acier que le glissement de la buire rencontre à cette hauteur même sur les parois de la cavité.

Ainsi la légère tension de l’arc demeure constante, grâce à cet obstacle. L’adhérence latérale du disque supérieur de chacune des deux buires à la ganse d’acier est donc parfaite lorsque le niveau du vif-argent qu’elles contiennent est égal en ces deux récipients.

Or, à chaque mouvement de l’Andréïde, ce niveau flottant change et oscille, l’étrange métal se trouvant en état de fluctuation perpétuelle de l’une à l’autre des buires, grâce aux deux tubulures, ― lesquelles, à la moindre inclinaison de côté ou d’autre, précipitent un poids excédant de vif-argent dans la buire du côté dont l’équilibre est sur le point de se rompre.

Le sinueux vaisseau de platine, cédant et glissant, sous ce surcroît, dans la paroi qui moule sa forme, force, de plus en plus, la tension de l’arc. Cette irruption du vif-argent dans le côté où penche l’Andréïde amènerait une chute encore plus rapide de ce côté même, si la pointe conique de la buire métallique, dès le second centimètre d’exhaussement de son niveau de mercure, ne rencontrait, en cédant, sous ce poids, et en se désisolant par cela même, le courant dynamique. Celui-ci, venant animer la détente graduée de ce système d’aimants fixé à la paroi de chaque buire, fait refluer pour ainsi dire de force, dans la buire opposée, la quantité de vif-argent strictement nécessaire au contrepoids désiré. C’est le mouvement contenu en cette contradiction qui, sans cesse, excepté au repos, redresse le chancellement FONDAMENTAL du corps. Vu la disposition angulaire des cônes vasculaires, le centre de gravité de l’Andréide n’est qu’apparent, n’est qu’instable dans le niveau du mercure. Sans cela, l’Andréïde tomberait malgré le brusque rejet du métal. ― Mais le centre de gravité réel, grâce à cette disposition des cônes, (et c’est un calcul de triangulation d’une extrême simplicité, tout à fait élémentaire) se trouve placé hors de l’Andréïde, dans l’intérieur d’une verticale qui, partant du sommet de l’évasement du cône, ― du point, dis-je, de cet évasement le plus éloigné du centre visible, apparent, de l’Andréïde, ― se prolongerait à côté d’elle, au long de sa jambe immobile, ― jusqu’à terre : ce qui contrebalance latéralement le poids de la jambe mue.

Cette oscillation, ce rejet du métal, ce déplacement du centre de gravité, sont perpétuels comme le courant qui les anime et qui en règle le phénomène. Les tensions de l’arc sont continuellement en éveil à la moindre mobilité de l’Andréïde et le niveau flottant du vif-argent est incessamment en devenir. Les deux tubulures d’acier sont donc, pour elle, le balancier d’un acrobate. Mais, à l’extérieur, aucun chancellement ne trahit cette lutte interpariétale d’où sort le premier équilibre ; rien, pas plus qu’en nous.


Quant à l’équilibre total, vous voyez, depuis les clavicules jusqu’aux extrémités des vertèbres lombaires, ces complications de sinuosités où le vif-argent ondule sans cesse, en contrariant ses pesanteurs par des translations instantanées dues à de très fins systèmes dynamo-magnétiques. Ce sont ces sinuosités qui permettent à l’Andréïde de se lever, de s’étendre, de se baisser, de se tenir et de marcher comme nous. Grâce à leur jeu complexe, vous pourrez voir Hadaly cueillir des fleurs sans tomber.