L’Ève future/Livre 5/03

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 229-237).


III

La démarche.


Incessu patuit dea.
Virgile.


À l’injonction de son ami, l’ingénieur ressaisissant la grande pince de verre :

― L’heure presse, en effet, dit-il, et à peine aurai-je le temps de vous donner une idée générale de la possibilité de Hadaly ; mais cette idée suffira, le reste n’étant qu’une question de main-d’œuvre. Ce qu’il est bon de constater, c’est la simplicité, véritablement fabuleuse, des moyens dont je me suis servi dans ma tentative.

En un mot, j’ai mis mon orgueil à prouver, ici, mon ignorance, aux admirables savants qui honorent notre espèce.

Voyez : l’Idole a des pieds d’argent, comme une belle nuit. Leur maniérisme n’attend que le derme neigeux, le repoussé des malléoles, les ongles rosés et les veines de ceux, n’est-ce pas ? de votre belle chanteuse. Seulement, s’ils semblent légers en leur démarche, ils le sont moins en réalité. Leur plénitude intérieure est réalisée par la lourde fluidité du vif-argent. Cet hermétique maillot de platine, qui les continue, est rempli du liquide métal et monte, en s’étrécissant, jusqu’à la naissance du mollet, de sorte que toute la pesanteur porte sur le pied même. Bref, ce sont deux petits brodequins de cinquante livres et d’une mutinerie, cependant, presque enfantine. Ils paraissent d’une légèreté d’oiseau, tant le puissant électro-aimant qui les inspire et qui anime le mouvement crural se joue de ces deux perfections futures.

L’armure est séparée à la taille, que ce voile noir enveloppait tout à l’heure, par cette ligne ployante, composée d’une quantité de très courts et très fins liserons d’acier, qui relient, sous les flancs, le système crural à la taille même et à l’extrémité de l’abdomen. Cette ceinture, comme vous le voyez, n’est pas, circulaire : elle est d’un ovale incliné en avant, comme la ligne inférieure d’un corset prolongée jusqu’à la pointe.

Ceci donne à la taille de l’Andréïde (recouverte de sa chair à la fois résistante et flexible) ce plié gracieux, cette ondulation ferme, ce vague dans la démarche, qui sont si séduisants chez une simple femme. Remarquez bien qu’ils sont convexes à la taille et concaves en avant du corps, ce qui, grâce à la tension de ces archals, autour des reins, non seulement ne l’empêche en rien de se tenir droite comme un svelte peuplier, mais permet tous les mouvements latéraux qui sont familiers à son modèle. Toutes les inégalités de ces liserons précieux sont calculées ; chacun d’eux subit l’impression du courant central, selon les ondulations du torse vivant qui leur dictera ses inflexions personnelles d’après leurs incrustations sur le Cylindre-moteur.

Vous serez surpris de l’identité du charme qu’elles dispersent dans les attitudes ! Si vous doutez que la « grâce » féminine tienne à si peu de chose, examinez le corset de miss Alicia Clary : et faites la différence de la démarche, de la ligne du corps, enfin, sans ce guide artificiel ! ― Vous voyez, il y a quelques-unes de ces inégales flexibilités à toutes les articulations, surtout à celles des bras, dont les abandons infinis m’ont coûté de longues veilles.

Celles du cou, remarquez-les : unies aux mouvements transmis par les fils impressionnés, elles sont, je crois, d’une délicatesse de ployé irréprochable. C’est le cygne féminin : le degré d’afféterie se mesure exactement.

Toute cette ossature d’ivoire n’est-elle pas d’un fini délicieux ? Ce charmant squelette est retenu à l’armure par ces anneaux de cristal, dans lesquels joue chaque os jusqu’au degré de la valeur du mouvement désiré.

Avant de vous dire comment l’Andréïde se lève, supposons-la debout et immobilisée. Vous formez le vœu qu’elle marche jusqu’à une distance prévue, inscrite en elle selon la longueur de ses pas. J’ai dit qu’il vous suffira de commander à une bague, l’améthyste, pour que l’étincelle-occulte s’utilise en démarche.

Voici, d’abord, l’exposé brut, sans commentaire, du théorème physique présenté par les figures suivantes de l’Andréïde : ce sont les moyens de sa démarche, ― dont l’évidente possibilité devra ressortir ensuite dans la démonstration, ― que j’ajouterai.

À l’extrémité du col de chaque fémur, voici une rondelle d’or, légèrement concave, assez semblable à la cuvette d’une montre et de la dimension d’un fort dollar.

Toutes deux sont imperceptiblement inclinées l’une vers l’autre et montées sur une longue tige mobile, laquelle est incluse dans l’os fémoral.

Au repos, le haut de ces deux tiges dépasse les cols des fémurs d’environ deux millimètres, ce qui produit la non-adhérence des deux petits disques d’or avec les cols.

Les B de leurs diamètres ― qui viennent en A de la hanche interne de l’Andréïde ― sont reliés par cette coulisse très concave, en lamelles d’acier, qui se prête à la démarche par ses rentrés perpétuels et au milieu de laquelle se trouve, en ce moment, à l’état libre, ce sphéroïde de cristal. Ce globe est du poids d’environ huit livres à cause de son centre hermétiquement empli de vif-argent. À la moindre mobilité de l’Andréïde, il glisse, incessamment, en cette coulisse, de l’un à l’autre des deux disques d’or.

Considérez, maintenant, au sommet de chaque jambe, cette petite bielle d’acier, brisée en deux et dont les deux parties, s’ouvrant en dessous, jouent à l’aise en un centre ou moyeu d’acier. Une extrémité en est solidement rivée à la scission dorsale interne de l’armure, ― c’est-à-dire, au-dessus de la ceinture de flexibilité ; ― l’autre, au bord antérieur interne de chaque jambe.

L’Andréïde étant étendue, les deux bielles se trouvent, en ce moment, pliées, sur leurs centres, en angle aigu, ― et cela dans la partie de son corps qui est divinisée en la Vénus Callipyge. Notez que le moyeu d’acier, qui forme la pointe de l’angle, est plus bas que les deux extrémités des bielles.

Vous remarquez ces deux solides entrecroisements d’archals, qui tirent le dos intérieur de l’armure, depuis la hauteur des poumons, ― et qui aboutissent, chacun, au point où la partie antérieure des bielles se soude à chaque jambe.

Là, ces archals forment torsade et celle-ci glisse, en nœud coulant, sur l’avant de la bielle.

Lorsque l’armure est close, ces barres pectorales en acier, convexes, adaptées en manière de système costal au devant interne de l’armure, surtendent et retiennent ces deux entrecroisements, en les isolant de tous les autres appareils à travers lesquels ils passent sous les phonographes.

Au fond, c’est, à peu près, le processus physiologique de la démarche humaine, et, pour être plus occultes en nous, ces moyens de locomotion ne diffèrent des nôtres que dans leur seule apparence à nos yeux. Qu’importe, d’ailleurs ! pourvu que l’Andréïde marche ?

Les entrecroisements de ces fils d’acier suffisent pour attirer le poids, du torse tout d’abord un peu en avant lorsque la démarche est sollicitée.

Au-dessus de l’angle des bielles, voici les aimants en communication chacun avec ce fil, et voici, maintenant, le Fil générateur de la Démarche ; il est directement en relation avec l’appareil dynamo-électrique dont il n’est séparé que de trois centimètres, juste l’épaisseur de l’isolateur, lorsque celui-ci s’interpose entre le courant et le fil.

Cet inducteur se prolonge jusqu’à la hauteur thoracique. Là, les deux fils qui correspondent aux aimants de chaque jambe viennent attendre de lui l’impulsion du courant dynamique : chacun la reçoit, à son tour seulement, car l’un ne s’électrise qu’en amenant l’interposition de l’isolateur de l’autre.

Excepté lorsque l’Andréïde est étendue ou lorsque l’isolateur est interposé entre le Fil générateur et les aimants, le sphéroïde de cristal est toujours en voyage, d’un disque d’or à l’autre, emprisonné dans la concavité de la coulisse qui se tend et se replie selon les mouvements des jambes. La jambe qui reçoit le cristal sur sa rondelle se tend, par conséquent, la première.

Ceci posé, voici la démonstration nécessaire à l’intelligence de cet exposé.

Nous supposerons que, grâce au léger mouvement drastique interne, imprimé par l’électrique invitation de l’améthyste, le sphéroïde aille se placer sur le disque de la jambe droite, ― selon le hasard impondérable qui l’y sollicite.

Le disque, en sa non-adhérence, fléchit sous le poids du globe ; sa longue tige rentre dans l’os fémoral, amenant ainsi l’adhérence du disque et du col du fémur. L’extrémité basse de cette tige désisole, en fléchissant, le fil inducteur de cette jambe. Celui-ci reçoit donc l’action du générateur.

Le fluide arrive à l’aimant de l’articulation-crurale supérieure et en multiplie instantanément la puissance. Cet aimant attire donc avec violence la brisure centrale interne de la bielle, le moyeu de fer-acier : la bielle se tend, par suite, ― en ligne droite et à l’instant même, ― avec une force calculée, amenant, ainsi, la tension de la jambe à laquelle elle est soudée. Celle-ci se tend sur son articulation, mais elle demeurerait suspendue en l’air ― si le poids du corps, attiré par le nœud coulant de la torsade des archals (qui se tend sur la partie antérieure de la bielle), ne se portait en l’avant vers la jambe mue : ― celle-ci, sollicitée par le poids de son brodequin et de son pied et sous la pesée du torse, pose, nécessairement, ce pied sur la terre, en un pas d’environ quarante centimètres. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi l’Andréïde ne tombe pas de côté ou d’autre.

Au moment précis où le pied touche terre, une émission dynamique arrive aux aimants de l’articulation d’acier-fer du genou : le genou se tend donc, à son tour, en sa rotule.

Aucune brusquerie dans l’ensemble de cette double tension, parce qu’elle se succède ! Une fois la jambe recouverte de sa carnation, qui a toute l’élasticité de la chair, c’est le mouvement humain lui-même. Il y a brusquerie dans la détente de notre fémur, mais elle est atténuée par le relâché du genou qui ne se tend qu’ultérieurement, comme chez l’Andréïde. ― Faites jouer les articulations d’un squelette, elles vous sembleront brusques et automatiques. C’est la chair, encore une fois, et, aussi les vêtements, qui adoucissent tout cela.

L’Andréïde, une fois le pied posé à terre, resterait donc immobile en cette situation, si le fait même de la tension du genou ne repoussait en dehors, d’environ trois centimètres au-dessus de l’os fémoral, la tige de la rondelle d’or sur laquelle est demeuré le globe de cristal. La rondelle, exhaussée de la sorte, et n’étant plus maintenue d’aplomb sur son centre par les bords du col du fémur, fait légèrement bascule, ― en s’élevant, et à cause de sa forme inclinée ― vers la rondelle gauche. Le globe tombe donc sur la coulisse d’acier, y glisse vers cette rondelle, et son poids, multiplié par la chute imperceptible, l’inclinaison et la vitesse, va frapper la rondelle d’or du fémur gauche et s’y installer.

À peine celle-ci a-t-elle fléchi à son tour, sous le poids du sphéroïde, que l’isolateur de droite s’interpose et que, ses aimants cessant d’être impressionnés par le courant, le moyeu de la bielle de droite, plus pesant que les deux brisures, cède et retombe, de lui-même, en angle aigu, dans son cachot d’argent, pendant que la bielle de gauche, se tendant à son tour et amenant, avec une insensible douceur, sur sa jambe, le poids du torse, reproduit le phénomène du pas de l’Andréïde ― et ainsi de suite, à l’indéfini, jusqu’au nombre de pas inscrit sur le Cylindre, ou jusqu’à la sollicitation d’une bague.

Il faut remarquer que l’isolation de l’un des genoux n’a lieu qu’après la tension du genou opposé, sans quoi la jambe isolée fléchirait trop vite. Ce qui ne se passe pas lorsque, par exemple, l’Andréïde se met à genoux, comme perdue en une extase mystique pareille à celle de ces somnambules que leurs magnétiseurs font poser, cataleptiquement, ou à celles que l’on obtient des hystériques en approchant, à dix centimètres de leurs vertèbres cervicales, un flacon d’eau de cerises hermétiquement bouché.

C’est la succession de ces flexions et de ces tensions qui donne à la démarche de l’Andréïde cette simplicité humaine.

Quant au léger bruit incessant du cristal sur la coulisse et les rondelles, il est absolument étouffé par le charme de la Carnation. Même sous l’armure, on ne l’entendrait qu’au microphone.