L’Ève future/Livre 4/05

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 199-204).


V

Exhumation


Lugete, ô Veneres, Cupidinesque !
Catulle.


― Voici, nasillait Edison avec la voix d’un commissaire-priseur : voyez : Ici reposent la ceinture de Vénus, l’écharpe des Grâces, les flèches de Cupidon.

Voici, d’abord, la chevelure ardente de l’Hérodiade, le fluide métal stellaire, les lueurs de soleil dans le feuillage d’automne, le prestige de l’ombre vermeille sur la mousse, ― le souvenir d’Ève la blonde, l’aïeule jeune, l’éternellement radieuse ! Ah ! secouer ces rayons ! quelle ivresse ? Hein !

Et il secouait, en effet, dans l’air, une horrible queue de nattes postiches et déteintes, où l’on voyait des fils d’argent réapparaître, des crêpés violacés, un sordide arc-en-ciel de poils que travaillait et jaunissait l’action des acides.

― Voici le teint de lis, les roses de la pudeur virginale, la séduction des lèvres mouvantes, humides, pimentées de désirs, tout enflammées d’amour !

Et il alignait, sur un bord circulaire de la muraille, de vieux étuis débouchés remplis d’un cosmétique rouge, des pots de gros fard de théâtre de toutes nuances, à moitié usés, des boîtes à mouches, etc.

― Voici la grandeur calme et magnifique des yeux, l’arc pur des sourcils, l’ombre et le bistre de la passion et des insomnies d’amour ! et puis les jolies veines des tempes !… le rose des narines émues qui respirent vite, toutes haletantes de joie en écoutant le pas du jeune amant !

Et il montrait des épingles à cheveux noircies à la fumée, des crayons bleus, des pinceaux à carmin, des bâtons de chine, des estompes, des boîtes de k’hol de Smyrne, etc.

― Voici les belles petites dents lumineuses, si enfantines et si fraîches ! Ah ! le premier baiser sur la provocante magie du sourire ensorcelant qui les découvrait !

Et il faisait jouer, avec bruit, les ressorts d’un ravissant dentier pareil à ceux que l’on voit dans les montres des dentistes.

― Voici l’éclat, le satiné, la nacre du col, la juvénilité de la chair des épaules et des bras frémissants : les lueurs d’albâtre de la belle gorge ondulante !

Et il élevait, l’un après l’autre, chaque instrument du lugubre appareil de l’émaillage.

― Voici les beaux seins bondissants de la Néreïde ensalée des vagues aurorales ! Salut, dans l’écume et les rayons, à ces divins contours entrevus dans le cortège de l’Anadyomène !

Et il agitait des morceaux de ouate grise, bombés, fuligineux et de très rance odeur.

― Voici les hanches de la faunesse, de la bacchante enivrée, de la belle fille moderne, plus parfaite que les statues d’Athènes ― et qui danse avec sa folie !

Et il brandissait des « formes », des « tournures » en treillis d’acier, des baleines tordues, des buses aux inclinaisons orthopédiques, les restes de deux ou trois vieux corsets compliqués, et qui, avec leurs lacets et leurs boutons, ressemblaient à de vieilles mandolines détraquées, dont les cordes flottent et bruissent avec un son ridicule.

― Voici les jambes, au modelé si pur, si délicieusement éperdues, de la ballerine !

Et il faisait se trémousser, en les agitant à bras tendu le plus loin possible, ― deux lourds et fétides maillots, sans doute jadis roses, aux tricots rembourrés d’une étoupe savamment répartie.

― Voici les clartés adamantines des ongles des pieds et des mains, le brillant des petites griffes mignonnes. Ah ! l’Orient ! C’est de lui que nous vient encore cette lumière !

Et il montrait le dedans d’une forte boîte dite de roséine ou de nakarat, avec ses brosses usées, souillées encore de différents détritus.

― Voici l’élancé de la démarche, la cambrure, la sveltesse d’un pied féminin, où rien ne décèle l’intrusion d’une race servile, lâche et intéressée.

Et il choquait, l’un contre l’autre, des talons hauts comme des bouchons de Médoc, ― des semelles finissant sous le coude-pied et trompant l’œil, par ainsi, quant aux dimensions réelles des extrémités infâmes, ― des morceaux de liège simulant une cambrure, etc.

― Voici l’apprêt du sourire ingénu, malin, câlin, céleste ou mélancolique, l’inspirateur des enchantements et des expressions « irrésistibles » du visage !

Et il montrait un grossissant miroir de poche, où la danseuse étudiait, à une ride près, les « valeurs » de sa physionomie.

― Voici la senteur saine de la Jeunesse et de la Vie, l’arome personnel de cette fleur animée !

Et il plaçait, délicatement, comme des spécimens, auprès des fards et des crayons, des fioles de ces huiles puissantes, élaborées par la pharmaceutique pour combattre les regrettables émanations de la nature.

Voici, maintenant, de plus sérieux flacons provenus de la même officine : leur odeur, leur teinte iodurée, leurs étiquettes grattées nous font pressentir quels bouquets de Ne m’oubliez pas la pauvre enfant pouvait offrir à ses préférés.

Voici quelques ingrédients et quelques objets, de formes au moins bizarres, dont, par déférence pour notre chère Hadaly, nous tairons l’usage probable, n’est-ce pas ? ― Ils révèlent que cette naïve créature était quelque peu versée dans l’art de réveiller d’innocents transports.

Et, pour clore, ajouta Edison, voici quelques échantillons d’herboristerie dont les vertus spéciales sont très connues ; elles nous attestent que miss Evelyn Habal, en sa modestie, ne se sentait pas faite pour les joies de la famille.

Ayant ainsi terminé sa nomenclature, le sinistre ingénieur renferma de nouveau, et pêle-mêle, dans le tiroir, tout ce qu’il en avait exhumé ; puis, en ayant laissé retomber le couvercle comme une pierre tombale, il le repoussa dans la muraille.

― Je pense, mon cher lord, que vous êtes édifié maintenant, conclut-il. Je ne crois pas, je ne veux pas croire qu’il exista jamais, parmi les plus plâtrées et les plus blafardes de nos belles galantes, une femme plus… recommandée… que miss Evelyn ; mais ce que je jure, ce que j’atteste ― c’est que toutes sont, ou seront demain, ― (quelques excès aidant), ― plus ou moins de sa famille.

Et il courut à une aiguière s’ondoyer, puis s’essuyer les doigts.

Lord Ewald se taisait, profondément surpris, écœuré jusqu’à la mort, et pensif.

Il regardait Hadaly, qui éteignait silencieusement sa torche dans la terre d’une caisse d’oranger artificiel.

Edison revint à lui.

― Je comprends, à la rigueur, qu’on puisse encore s’agenouiller devant une sépulture ou un tombeau, dit-il ; mais devant ce tiroir, et devant ces mânes !… C’est difficile, ― n’est-ce pas ? ― Pourtant ne sont-ce pas là ses vrais ossements ?

Et, tirant une dernière fois la cordelette des cercles photochromiques, la vision disparut, le chant cessa : l’oraison funèbre était achevée.

― Nous sommes loin de Daphnis et de Chloë, dit-il.

Puis, en manière de conclusion tranquille :

― Allons, ajouta-t-il, était-ce vraiment la peine de devenir déshonnête, de dénuer les siens, d’oublier toute vieille espérance infinie, et de sauter, la tête basse, dans on ne sait quel vil suicide… pourquoi ?

Pour le contenu de ce tiroir.

Ah ! les gens trop positifs ! Quels poètes, lorsqu’ils se mettent à vouloir, aussi, chevaucher des nuages ! ― Et penser que la moyenne annuelle de cinquante-deux à trois mille cas (certes beaucoup moins monstrueux, mais, sous un peu d’analyse, à peu près identiques dans leur genre, à celui-ci), est ascendante en Amérique et en Europe, et que la plupart des victimes ― au moins de la laideur morale de nos « irrésistibles » exécutrices, ― sont, pour la plupart, des gens doués du sens commun le plus terre à terre, le plus pratique, et fort dédaigneux de tous ces songe-creux qui, du fond de leur solitude préférée, les regardent fixement.