L’Ève future/Livre 4/01

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 167-173).


I

Miss Evelyn Habal


Si le Diable vous tient par un cheveu priez ! ou la tête y passera.
Proverbes.


Il se recueillit un moment :

― J’avais, autrefois, dans la Louisiane, dit-il, un ami, M. Edward Anderson, ― un compagnon d’enfance. Ce jeune homme était doué d’un bon sens estimable, d’une physionomie sympathique et d’un cœur à l’épreuve. Six années lui avaient suffi pour s’affranchir, dignement, de la Pauvreté. Je fus témoin de ses joyeuses noces ; il épousait une femme qu’il aimait depuis longtemps.

Deux années se passèrent. Ses affaires s’embellissaient. Dans le monde du négoce on l’estimait comme un cerveau des mieux équilibrés et un homme actif. C’était un inventeur aussi : son industrie étant celle des cotons, il avait trouvé le moyen de gommer et de calendrer la toile par un procédé économique de seize et demi pour cent sur les procédés connus. Il fit fortune.

Une situation affermie, deux enfants, une vraie compagne, vaillante et heureuse, c’était, pour ce digne garçon, le bonheur conquis, n’est-ce pas ? Un soir, à New York, à la fin d’un meeting où l’on avait clos, dans les hurrahs, l’issue de la fameuse guerre de Sécession, deux de ses voisins de table émirent le projet de terminer leur fête au théâtre.

Anderson, en époux exemplaire et en travailleur matinal, ne s’attardait, d’ordinaire, que bien rarement, et toujours avec ennui, loin de son home. Mais, le matin même, une futile petite nuée de ménage, une discussion des plus inutiles, s’était élevée entre mistress Anderson et lui, mistress Anderson lui ayant manifesté le désir qu’il n’assistât pas à ce meeting, ― et cela sans pouvoir motiver ce désir. Donc, par esprit de « caractère » et préoccupé, Anderson accepta d’accompagner ces messieurs. ― Lorsqu’une femme aimante nous prie, sans motif précis, de ne point faire une chose, je dis que le propre d’un homme vraiment complet est de prendre cette prière en considération.

L’on donnait le Faust de Charles Gounod. ― Au théâtre, un peu ébloui par les lumières, énervé par cette musique, il se laissa gagner par la torpeur de cette sorte de bien-être inconscient que dégage l’ensemble de telles soirées.

Grâce aux propos tenus, dans la loge, auprès de lui, son regard, errant et vague, fut appelé sur une adolescente rousse comme l’or et fort jolie entre les figurantes du ballet. L’ayant lorgnée une seconde, il reporta son attention sur la pièce.

À l’entr’acte, il ne pouvait guère se dispenser de suivre ses deux amis. Les fumées du sherry l’empêchèrent même de se rendre bien compte d’une chose : ils allaient sur la scène.

Il n’avait jamais vu de scène : c’était une curiosité : ce spectacle l’étonna beaucoup.

L’on rencontra miss Evelyn, la jolie rousse. Ces messieurs l’ayant accostée, échangèrent avec l’aimable enfant quelques banalités de circonstance, plus ou moins plaisantes. Anderson, distrait, regardait autour de lui sans consacrer la moindre attention à la danseuse.

L’instant d’après, ses amis, mariés depuis plus longtemps, ayant double ménage comme il est de mode, parlèrent, tout naturellement, d’huîtres et d’une certaine marque de vin de Champagne.

Cette fois, Anderson déclina, comme de raison, et allait prendre congé, malgré les affables insistances de ces messieurs, lorsque l’absurde souvenir de sa petite pique du matin, exagérée par l’excitation ambiante, lui revint en mémoire.

« Mais, au fait, à présent, mistress Anderson devait être endormie, déjà ?

« Rentrer un peu plus tard était même préférable ? Voyons ? ― Il s’agissait de tuer une ou deux heures ! ― Quant à la compagnie galante de miss Evelyn, c’était l’affaire de ses amis, non la sienne. Il ne savait même pourquoi cette fille lui déplaisait assez, physiquement.

« L’imprévu de la fête nationale couvrait, à la rigueur, ce qu’une équipée de cet ordre pouvait présenter d’inconséquent… etc. »

Il hésita néanmoins deux secondes. L’air très réservé de miss Evelyn le décida. L’on alla donc souper, sans autre motif.

Une fois à table, il advint que miss Evelyn, ayant observé attentivement la tenue peu communicative d’Anderson, mit en œuvre, avec l’habileté la plus voilée, ses plus séductrices prévenances. Son maintien modeste donnait à sa mine un montant si charmeur, qu’au sixième verre de mousse, l’idée ― oh ! ce ne fut qu’une étincelle !… ― mais enfin, la vague possibilité d’un caprice ― effleura l’esprit de mon ami Edward.

― « Uniquement (m’a-t-il dit depuis), à cause de l’effort ― qu’il essayait, par jeu sensuel, ― de trouver ― (malgré son initiale aversion pour les lignes, en général, de miss Evelyn) ― un plaisir possible à l’idée de la posséder, à cause de cette aversion même. »

Toutefois, c’était un honnête homme : il adorait sa charmante femme : il repoussa cette idée, sans doute émanée des pétillements de l’acide carbonique en sa cervelle.

L’idée revint ; la tentation, renforcée du milieu et de l’heure, brillait et le regardait !

Il voulut se retirer ; mais déjà son désir s’était avivé en cette lutte futile et lui fit presque l’effet d’une brûlure. ― Une simple plaisanterie sur l’austérité de ses mœurs fit qu’il resta.

Peu familier des choses de la nuit, il s’aperçut assez tard, seulement, que, de ses deux amis, l’un avait glissé sous la table (trouvant apparemment le tapis plus avantageux que son lit lointain), et que l’autre, subitement devenu blême (à ce que lui apprit, en riant, miss Evelyn), avait quitté la partie sans explication.

Miss Evelyn, lorsque le nègre vint annoncer le cab d’Anderson, s’invita doucement, demandant, chose assez légitime, qu’on daignât la reconduire jusqu’à sa maison.

Il peut quelquefois sembler dur, ― à moins de n’être qu’un malotru fieffé, ― d’être brutal avec une jolie fille, ― alors surtout que l’on vient de plaisanter deux heures avec elle et qu’elle a proprement joué sa scène de bienséance.

« D’ailleurs cela ne signifiait rien : il la laisserait à ce portail et ce serait fini. »

Tous deux s’en allèrent donc ensemble.

L’air froid, l’ombre, le silence des rues augmentèrent la petite griserie d’Anderson jusqu’au malaise et à la somnolence. En sorte qu’il se retrouva (rêvait-il ?) buvant une brûlante tasse de thé, que lui offrait, chez elle, et de ses blanches mains, miss Evelyn Habal, ― maintenant en peignoir de satin rose, devant un bon feu, dans une chambre tiède, parfumée et capiteuse.

Comment cela s’était-il produit ? Revenu pleinement à lui-même, il se contenta de saisir, à la hâte, son chapeau, sans plus ample informé. Ce que voyant, miss Evelyn lui déclara que, le croyant plus indisposé qu’il n’était, elle avait renvoyé la voiture.

Il répondit qu’il en trouverait une autre.

Miss Evelyn, à cette parole, baissa sa jolie tête pâlissante et deux larmes discrètes luirent entre ses cils. Flatté, quand même, Anderson voulut adoucir la brusquerie de son adieu par « quelques paroles raisonnables ».

Cela lui sembla plus « gentleman ».

Après tout, miss Evelyn avait eu soin de lui.

L’heure s’avançait : il prit une banknote et la posa, pour en finir, sur le guéridon du thé. Miss Evelyn prit le papier, sans trop d’ostentation, comme distraitement, puis, avec un mouvement d’épaules et un sourire, le jeta au feu.

Cette façon déconcerta l’excellent manufacturier. Il ne sut plus guère où il était. L’idée de ne pas avoir été « gentleman » le fit rougir. Il se troubla, craignant d’avoir, positivement, blessé sa gracieuse hôtesse. Jugez, par ce trait, de l’état de ses esprits. Il demeura debout, indécis, la tête lourde.

Ce fut alors que miss Evelyn, encore boudeuse, lui fit la folle amabilité de lancer par la fenêtre la clef de la chambre, après avoir donné un tour à la serrure.

Cette fois l’homme sérieux se réveilla tout à fait chez Anderson. Il se fâcha.

Mais un sanglot, qu’on étouffait dans un oreiller à dentelles, amollit sa juste indignation.

― « Que faire ? Briser la porte d’un coup de pied ? ― Non. C’eût été ridicule. Tout vacarme à cette heure ne pouvait, d’ailleurs, que nuire. Ne valait-il pas mieux, après tout, se décider à faire contre bonne fortune bon cœur ? »

Déjà ses pensées avaient pris un tour anormal et tout à fait extraordinaire.

« En y réfléchissant, l’aventure serait d’une infidélité bien vague.

« D’abord, on lui avait coupé la retraite.

« Ensuite, qui le saurait ? Nulles conséquences n’étaient à craindre. ― Et puis, la belle vétille ! Un diamant, et il n’y paraîtrait plus.

« La solennité du meeting expliquerait demain bien des choses, à son retour, ― en supposant, en admettant même que… ― Ah ! certes, il faudrait se résoudre à quelque petit mensonge officieux et véniel vis-à-vis de mistress Anderson ! ― (Ceci, par exemple, l’ennuyait ; ceci… Bast ! il aviserait demain). D’ailleurs, ce soir, il était trop tard. ― Par exemple, il se promettait, sur l’honneur ! que nulle autre aurore ne le surprendrait dans cette chambre…, etc., etc… »

Il en était là de sa rêverie lorsque miss Evelyn, revenue vers lui sur la pointe des pieds, lui jeta les bras autour du cou avec un abandon charmeur et demeura ainsi suspendue, les paupières demi-fermées, les lèvres touchant presque les siennes. ― Allons ! c’était écrit.

Espérons, n’est-ce pas ? qu’Anderson sut profiter, en galant et brûlant chevalier, des heures de délices que le Destin venait de lui offrir avec une si douce violence.

Morale : C’est un triste mari qu’un honnête homme sans sagacité. ― Un verre de sherry, miss Hadaly, s’il vous plaît ?