L’Ève future/Livre 2/12

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 146-149).


XII

Voyageurs pour l’Idéal : ― bifurcation !


Agressi sunt Mare Tenebrarum,
quid in eo esset exploraturi.

Le géographe nubien Ptolémée Héphestion


Lord Ewald, à ces dernières paroles, se leva sans répondre, endossa l’énorme fourrure, mit son chapeau, boutonna ses gants, assura son lorgnon, puis, allumant paisiblement un cigare :

― Vous avez réponse à tout, mon cher Edison, dit-il. Nous partirons quand il vous plaira.

― Alors, à l’instant même ! dit Edison en se levant aussi et en imitant le jeune Anglais ; car voici une demi-heure d’envolée. Le train de New York pour Menlo Park chauffera dans cent cinquante-six minutes, soit un peu plus de deux heures et demie ― et il lui faut à peine une heure trois quarts pour nous amener l’objet de l’expérience.

La salle habitée par Hadaly est située sous terre, assez loin même. Vous comprenez, je ne pouvais pas laisser l’Idéal à la portée de tout le monde. ― Malgré les longues nuits et les années de travaux que cette andréïde m’a coûtée entre mes autres labeurs, elle est demeurée mon secret.

Voici. J’ai découvert, sous cette habitation, à quelques centaines de pieds, deux souterrains très vastes, antiques obituaires des immémoriales tribus algonquines qui peuplèrent, pendant de vieux siècles, ce district. ― Ces tumuli ne sont point rares dans les États, notamment dans le New Jersey. J’ai fait enduire d’une forte couche de basalte, provenue des volcans des Andes, les murailles de terre du souterrain principal. J’ai relégué pieusement dans le second les momies et les os poudreux de nos sachems : ce dernier, j’en ai fait boucher, ― sans doute pour jamais, ― l’ouverture funéraire.

La première salle est donc la chambre de Hadaly et de ses oiseaux, ― (car je n’ai pas voulu laisser toute seule, par une dernière superstition, cette fille intellectuelle). ― Là, c’est un peu le royaume de la féerie. Tout s’y passe à l’Électricité. On y est, dis-je, comme au pays des éclairs, environné de courants animés chacun par mes plus puissants générateurs. Oui, c’est là que demeure notre taciturne Hadaly. Elle, une personne et moi, seuls, nous connaissons le secret du chemin. ― Bien que la traversée offre toujours, ainsi que vous allez le voir, quelques chances d’encombre à ceux qui s’y aventurent, ― il serait étonnant qu’il nous arrivât malheur ce soir. Pour le reste, nos fourrures nous préserveront de la pneumonie que le long boyau de terre à parcourir pourrait nous attirer sans cette précaution. ― Nous irons comme la flèche.

― C’est très fantastique ! ― dit, en souriant, lord Ewald.

― Mon cher lord, conclut Edison en observant son interlocuteur, voici donc un peu d’humour déjà retrouvé ! Bon signe !

Tous deux étaient immobiles, le cigare allumé aux lèvres, leurs longues fourrures croisées sur la poitrine. Ils rabattirent les grands capuchons sur leurs chapeaux.

L’électricien précéda lord Ewald : tous deux marchèrent vers ce ténébreux endroit du laboratoire, vers la muraille, maintenant refermée et impénétrable, d’où était apparue Hadaly.

― Je vous avouerai, continuait Edison, que, dans les instants où j’ai besoin de solitude, je vais chez cette ensorceleuse de tous les soucis ! ― Surtout lorsque le dragon d’une découverte me bat l’esprit de son aile invisible. Je vais songer là, pour n’être entendu que d’elle seule, si je me parle à voix basse. Puis, je m’en reviens sur la terre, le problème résolu. C’est ma nymphe Égérie, à moi.

En prononçant ces mots d’un ton plaisant, l’électricien avait touché la petite roue d’un appareil : une étincelle partit ; les pans de la muraille se rouvrirent magiquement.

― Descendons ! reprit Edison, puisque, décidément, il paraît que pour trouver l’Idéal, il faut d’abord passer par le royaume des taupes.

Puis, indiquant d’un geste les draperies :

― Après vous, mon cher lord ! murmura-t-il avec un grave et léger salut.