L’Âne mort et la femme guillotinée/VIII


VIII

TRAITÉ DE LA LAIDEUR MORALE


Cependant, je venais d’apprendre que la lèpre du cœur égalait toute autre lèpre en laideur, et qu’aussi bien, puisqu’il nous fallait de l’horreur à toute force, c’eût peut-être été chose sage de ne pas s’arrêter aux infirmités physiques. Entre ces deux laideurs, la laideur du corps et la laideur de l’âme, se trouvait nécessairement la solution du problème que je m’étais proposé, à savoir, la science du laid et du difforme. Malheureux que j’étais ! cette science me coûtait cher : elle me coûtait ma gaieté, mon repos, mon bonheur ; d’une question presque littéraire, elle avait fait d’abord une question d’amour, puis enfin elle faisait une question de cour d’assises. J’étais trop avancé pour reculer ; j’étais comme un homme qui a commencé une collection d’insectes ; pour la compléter, il se voit forcé d’adopter les plus hideux.

D’ailleurs, cette étude triste et cruelle devait, selon moi, me conduire plus sûrement a la connaissance des hommes, que tous les livres des moralistes. On a fait beaucoup de traités sur le beau, sur le sublime, sur la nature morale, et ces traités ne prouvent rien ; on s’est arrêté à d’insignifiantes apparences, quand on aurait dû creuser jusqu’au tuf. Que me font vos mœurs de salon dans une société qui ne vivrait pas un jour si elle perdait ses mouchards, ses geôliers, ses bourreaux, ses maisons de loterie et de débauche, ses cabarets et ses spectacles ? Ces agents principaux de l’action sociale, il entrait dans mon plan de les connaître, d’autant plus que je devais ainsi échapper, au moins pour un instant, à ces tortures du monde extérieur dont j’avais fait mon étude jusqu’alors.

Je me mis donc à étudier même les espions, ces tristes héros qui devaient tenir leur place dans mon histoire ; j’en ai vu de toutes les espèces, dans les salons, sur les places publiques, aux carrefours ; et je n’ai jamais été plus surpris que de voir ces gens-là être pères de famille, sourire à leurs femmes, caresser leurs enfants, avoir des amis qui venaient dîner chez eux : un bon bourgeois n’eût pas mieux fait.

Un jour, au petit cabaret de la rue Sainte-Anne, je vis entrer un homme en guenilles, affreux à voir ; sa barbe était longue, ses cheveux étaient en désordre, toute sa personne était souillée. D’où venait-il ? de quel repaire ? de quelle caverne ? Combien de voleurs avait-il dénoncés le matin même ? — L’instant d’après, je vis ce même homme sortir décemment vêtu, la poitrine chargée des croix de deux ordres d’honneur ; Monsieur le Comte allait dîner chez un magistrat.

Cette transformation si subite me fit peur ; je pensai en tremblant que c’était peut-être ainsi que les deux extrémités se touchaient.

Un autre soir, à la fin de la nuit, au commencement du jour, rentrait chez lui un employé subalterne des jeux publics ; il avait pendant dix longues heures contemplé d’un œil sec la ruine et le désespoir de plusieurs familles, et cependant le voilà qui jette son manteau à un pauvre transi de froid.

Ce juste milieu entre le vice et la vertu, entre cette cruelle indifférence et cette subite pitié, m’épouvanta plus encore que le changement à vue de la rue Sainte-Anne.

J’ai vu une femme dans le comptoir d’une loterie ; cette femme était belle et jolie, elle était assise à côté d’un beau jeune homme, et elle écoutait tranquillement ses propos d’amour, pendant que d’un air indifférent elle vendait à de pauvres ouvriers un papier infâme qui devait porter leur misère à son comble.

Cet amour, en présence d’une roue de fortune, me fit soulever le cœur.

J’ai vu un censeur se mettre à son échafaud, retranchant sans pitié une pensée, comme s’il ne s’agissait que d’une tête humaine ; un homme ivre et ignoble, qui s’escrimait contre une opinion comme un bon soldat se battrait contre son ennemi.

Dans toutes ces ordures sociales, je n’ai rien vu de plus hideux qu’un censeur.