I

LA BARRIÈRE DE COMBAT


Vous parlez de l’âne de Sterne ; — un temps fut où cette mort et cette touchante oraison funèbre faisaient répandre de douces larmes. J’écris, moi aussi, l’histoire d’un âne, mais soyez tranquilles, je ne m’en tiendrai pas à la simplicité du Voyage sentimental, et cela pour de bonnes raisons. D’abord, cette nature, qui est la nature de tout le monde, nous paraît fade aujourd’hui ; elle est d’un trop difficile accès pour qu’un écrivain qui sait son métier s’amuse à cette poursuite, avec la certitude de n’arriver, en dernier résultat, qu’au ridicule et à l’ennui. Parlez-moi au contraire d’une nature bien terrible, bien rembrunie, bien sanglante : voilà ce qui est facile à reproduire, voilà ce qui excite les transports ! Courage donc ! le vin de Bordeaux ne vous grise plus, avalez-moi ce grand verre d’eau-de-vie. Nous avons même dépassé l’eau-de-vie ; nous en sommes à l’esprit-de-vin ; il ne nous manque plus que d’avaler l’éther tout pur ; seulement, à force d’excès, prenons garde de donner dans l’opium.

D’ailleurs, qu’est-ce que la coupe même de Rodogune et le poison aristotélien qui la remplit jusqu’aux bords, comparés à des flots de sang noir qui se tracent un sillon obstiné dans la poussière, pendant qu’autour du cirque romain, les chrétiens, brûlés vifs dans leur enveloppe de poix et de soufre, servent de flambeaux à ces combats nocturnes ; pendant que le robuste athlète, terrassé et cherchant de son dernier regard le doux ciel de l’Argolide, ne rencontre que le regard avide de la jeune vierge romaine dont la main blanche et frêle le condamne à mourir ? Alors le héros de cette étrange fête arrange sa mort ; il s’étudie à rendre harmonieux son dernier soupir, à mériter encore une fois les applaudissements de cette foule satisfaite !

Hélas ! nous n’avons pas encore le cirque où les hommes se dévorent entre eux, comme dans le cirque des Romains, mais nous avons déjà la Barrière du Combat :

Une enceinte pauvre et délabrée, de grosses portes grossières et une vaste cour garnie de molosses jeunes et vieux, les yeux rouges, la bouche écumante, de cette écume blanchâtre qui descend lentement à travers les lèvres livides. Surtout, parmi les hôtes dramatiques de cette basse-cour, il y en avait un qui faisait silence dans son coin. C’était une horrible bête fauve, — un géant hérissé ! mais l’âge et la bataille lui avaient dégarni les mâchoires ; vous eussiez dit le frère aîné de quelque sultan retranché du nombre des hommes, ou bien un ancien roi des Francs à la tête rasée. Ce dogue émérite était affreux à voir, aussi affreux que Bajazet dans sa cage, avec quelque chose du cardinal de la Balue dans la sienne ; fier et bas, impuissant et hargneux, colère et rampant, aussi prêt à vous lécher qu’à vous mordre : le digne comédien d’un pareil théâtre. Dans un coin de ces coulisses infectes, de vieux morceaux de cheval, des crânes à demi rongés, des cuisses saignantes, des entrailles déchirées, des morceaux de foie réservés aux chiennes en gésine. Ces affreux débris arrivaient en droite ligne de Montfaucon : c’est à Montfaucon que se rendent, pour y mourir, tous les coursiers de Paris. Ils arrivent attachés à la queue l’un de l’autre, tristes, maigres, vieux, faibles, épuisés de travail et de coups. Quand ils ont dépassé la porte et la cabane de la vieille châtelaine, qui, l’œil fixé sur les victimes, les voit défiler avec ce sourire ridé de vieille femme qui épouvanterait un mort, ils se placent au milieu de la cour, vis-à-vis d’une mare violette dans laquelle nage un sang coagulé ; alors le massacre commence : un homme armé d’un couteau, les bras nus, les frappe l’un après l’autre : ils tombent en silence, ils meurent ; et, quand tout est fini, tout se vend de ces cadavres, le cuir, le crin, le sabot, les vers pour les faisans du roi, et la chair pour les comédiens dévorants de la Barrière du Combat.

J’étais donc à la Barrière du Combat, à l’entrée du théâtre, un jour de relâche, pour mon malheur. Les aboiements des chiens avaient attiré le directeur du chenil ; un petit homme sec et maigre, des cheveux roux et rares, de l’importance dans toute sa personne, un ton solennel de commandement et en même temps plusieurs rides obséquieuses, un genou très-souple, une épine dorsale raisonnablement voûtée, un juste et agréable milieu entre le commissaire royal et l’ouvreuse de loges. Cependant cet homme fut très-poli à mon égard. — Je ne puis vous montrer aujourd’hui toute la compagnie, me dit-il ; mon ours blanc est malade, l’autre se repose ; mon boule-dogue nous dévorerait tous les deux ; on est en ce moment occupé à traire mon taureau sauvage ; mais, cependant, je puis vous faire dévorer un âne si le cœur vous en dit — Va donc pour l’âne à dévorer, dis-je à l’imprésario, et du même pas j’entrai dans l’enceinte silencieuse, moi tout seul, tout comme si on eût joué Athalie ou Rodogune.

Je pris donc place dans cette enceinte muette, sans que même un honnête boucher se trouvât derrière moi, escorté de quelque bonne exclamation admirative. J’étais dans une atmosphère d’égoïsme difficile à décrire. Cependant une porte s’ouvrit lentement, et je vis entrer…..

Un pauvre âne !

Il avait été fier et robuste ; il était triste, infirme, et ne se tenait plus que sur trois pieds ; le pied gauche de devant avait été cassé par un tilbury de louage ; c’était tout au plus si l’animal avait pu se traîner jusqu’à cette arène.

Je vous assure que c’était un lamentable spectacle. Le malheureux âne commença d’abord par chercher l’équilibre ; il fit un pas, puis un autre pas, puis il avança autant que possible sa jambe droite de devant, puis il baissa la tête, prêt à tout. Au même instant quatre dogues affreux s’élancent ; ils s’approchent, ils reculent et enfin ils hésitent ; ils s’enhardissent, ils se jettent sur le pauvre animal. La résistance était impossible, l’âne ne pouvait que mourir. Ils déchirent son corps en lambeaux ; ils le percent de leurs dents aiguës ; l’honorable athlète reste calme et tranquille : pas une ruade, car il serait tombé, et, comme Marc-Aurèle, il voulait mourir debout. Bientôt le sang coule, le patient verse des larmes, ses poumons s’entre-choquent avec un bruit sourd ; et j’étais seul ! Enfin l’âne tombe sous leurs dents ; alors, misérable ! je jetai un cri perçant : dans ce héros vaincu je venais de reconnaître un ami !

En effet, et à n’en pas douter… c’était lui !

C’était Charlot ! voilà sa tête allongée, son calme regard, sa robe grisonnante !… C’est bien lui ! Le pauvre diable ! il avait joué un rôle trop important dans ma vie pour que le moindre accident de sa personne ne fût pas présent à mon souvenir. Digne Charlot, c’est donc moi qui devais être la cause, le prétexte et le témoin impassible de ta mort ! Le voilà gisant sur la terre sanglante, mon pauvre ami, que naguère j’avais flatté d’une main caressante ! Et sa maîtresse, sa jeune maîtresse, où est-elle à présent ? où est-elle ? Ainsi agité, je me précipitai dans l’arène pour fuir plus vite. En passant devant Charlot, je vis qu’il se débattait sous le poids de l’horrible agonie ; même dans un de ces derniers bonds d’une mort qui s’approche, je reçus de sa jambe cassée un faible coup, un coup inoffensif qui ressemblait à un reproche doux et tendre, au dernier et triste adieu d’un ami que vous avez offensé et qui vous pardonne.

Je sortis, en étouffant, de ce lieu fatal.

— Charlot, Charlot ! m’écriai-je, est-ce donc toi, Charlot ? Toi, mort ! mort pour mon passe-temps d’un quart d’heure ! toi, jadis si fringant et si leste ! Et sans le vouloir je me rappelai tant de bonheur décevant, tant d’agacerie innocente, tant de grâce décente et jeune, qui un jour m’étaient arrivés au petit trot sur le dos de ce pauvre âne ! C’est là une attendrissante et mélancolique histoire ! Deux héros bien différents, sans doute, mais pourtant deux héros inséparables dans mon souvenir et dans mes larmes. L’un s’appelait Charlot, comme vous savez ; l’autre se nommait Henriette. Je vais dire leur histoire ; je la dirai pour moi d’abord, pour vous ensuite, si vous voulez.

Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette ! moi cependant qui les ai perdus l’un et l’autre, je suis encore le plus à plaindre destrois !