L’Âne d’or ou les Métamorphoses/VIII

Traduction par sous la direction de Désiré Nisard.
Firmin Didot (p. 352-366).


LIVRE HUITIÈME.


Le lendemain, au chant du coq, arriva de la ville un jeune homme qui me parut être au service de Charité, ma jeune compagne d’infortune dans la caverne des voleurs. Sa maîtresse était morte, et d’étranges malheurs étaient venus fondre sur cette maison. Voici en quels termes il en fit le récit au coin du feu, devant un cercle de ses camarades. Palefreniers, bouviers et pâtres, leur dit-il, l’infortunée Charité n’est plus : sa fin a été tragique, mais elle n’est pas descendue seule chez les Mânes. Afin de me faire mieux comprendre, je vais remonter à l’origine des faits : pour un plus habile et doué du talent d’écrire, il y aurait un livre à faire de l’aventure que je vais vous conter.

Il y avait à la ville un jeune homme de très bonne famille, d’un rang distingué, et jouissant d’une fortune considérable ; mais gâté par la fréquentation des tavernes, le commerce des filles de joie et l’usage immodéré du vin. Conduit par ces déplorables habitudes à faire société avec des voleurs, il avait pris part à leurs actes de violence, jusqu’à tremper ses mains dans le sang ; on le nommait Thrasylle. Tel était le caractère de l’homme ; sa réputation était à l’avenant. À l’époque où Charité était devenue nubile, il fut des premiers à prétendre à sa main, et il montra dans sa poursuite une ardeur extrême ; mais, bien qu’il éclipsât tous ses rivaux par ses avantages, et qu’il eût cherché par de riches cadeaux à se faire bien venir des parents, on s’effraya de ses mœurs, et il essuya l’affront d’un refus : notre jeune maîtresse passa dans les bras du vertueux Tlépolème ; mais la passion de Thrasylle ne fit que s’accroître par la préférence accordée à un autre, et le dépit de se voir éconduit lui inspira la pensée d’un crime.

Son plan fut médité de longue main ; mais il lui fallait un prétexte pour reparaître dans la famille. L’occasion s’en présenta le jour où la jeune fille, grâce à l’adresse et au courage de son fiancé, se vit tirée des mains des brigands. Thrasylle vint se mêler à la foule joyeuse, s’y fit remarquer par l’empressement de ses félicitations ; il complimenta les heureux époux sur leur délivrance, et leur tira l’horoscope d’une longue lignée. Par honneur pour sa noble maison, on le mit au premier rang des personnes qui étaient reçues chez nous : le traître sut dissimuler ses affreux desseins, et jouer à merveille le personnage d’ami dévoué.

Il multiplia ses visites, prit part à leurs entretiens, à leurs plaisirs, et même à leurs repas. De jour en jour l’intimité devenait plus étroite. C’était en aveugle se précipiter dans l’abîme. Que voulez-vous ? telle est la flamme de l’amour. Au premier abord ce n’est qu’une douce chaleur dont la sensation est délicieuse ; mais à la longue le feu devient fournaise, et son ardeur dévorante consume l’homme tout entier.

Thrasylle chercha longtemps l’occasion d’un tête-à-tête ; mais une armée de surveillants excluait de plus en plus toute chance de commerce adultère. Pouvait-il lutter avec succès contre une affection récente, et qui chaque jour prenait de nouvelles forces ? D’ailleurs, eût-il trouvé Charité aussi disposée qu’elle l’était peu à frauder le devoir conjugal, l’inexpérience de la jeune femme eût suffi pour lui faire obstacle. Thrasylle voit bien qu’il se perd ; mais la fatalité le pousse, en dépit de lui-même, à se prendre à l’impossible. La difficulté dont l’amour s’effraye d’abord, si la passion va croissant, bientôt semblera peu de chose. Or, écoutez de toutes vos oreilles ; vous allez savoir à quels excès l’emporta cette délirante frénésie.

Tlépolème un jour mena Thrasylle avec lui chasser la bête fauve, c’est-à-dire le chevreuil bête fauve très innocente ; Charité ne permettait pas à son mari de courir aucun gibier à cornes ou armé de dents. Les chasseurs arrivent à un tertre boisé, où l’épaisseur du fourré formait rideau devant eux. On découple alors les chiens, tous de bonne race, pour relancer la bête dans son fort. La meute bien dressée se montre intelligente à se partager les quartiers, à fermer toute issue. Elle ne faisait entendre d’abord qu’un grognement sourd. Au signal donné, l’air retentit de ses aboiements sauvages : quel gibier va se lever ? un chevreuil ? un daim timide ? une biche, la plus douce des bêtes ? Non, mais bien un sanglier énorme, que jamais chasseur n’avait lancé, masse de chair formidable, au cuir souillé et hérissé, dont les soies se dressent sur son dos en forme d’arête. Le monstre part, écumant de rage, faisant claquer ses redoutables dents ; l’œil en feu, terrible et prompt comme la foudre. A droite, à gauche, il éventre à coups de boutoir les chiens assez hardis pour le joindre, culbute du premier choc nos toiles impuissantes, et pousse au loin une percée. Nous restâmes terrifiés ; nous n’avions, tous tant que nous étions, vu que des chasses innocentes, et nul de nous n’avait arme ni défense quelconque. Aussi ce fut à qui se blottirait dans le taillis, ou grimperait au haut des arbres.

Le sort servait Thrasylle à souhait. Il pouvait enfin prendre son homme au piège. Voici quel insidieux langage il tint à Tlépolème : Quelle peur nous a saisis ? Allons-nous aussi nous jeter à plat ventre, à l’exemple de cette canaille ? Laisserons-nous en vraies femmelettes une si belle proie s’échapper de nos mains ? Montons à cheval, suivons la trace. Armez-vous d’un épieu ; je prends une lance. Sans plus tarder, les voilà en selle, et suivant l’animal de tout le train de leur monture. Celui-ci, fidèle à son instinct de férocité, tourne et fait tête ; il semble par le mouvement de ses défenses interroger quel ennemi il assaillira d’abord. Tlépolème le premier enfonce son arme dans le dos du monstre ; mais Thrasylle, laissant le sanglier de côté, dirige son coup sur le cheval de son ami, et lui coupe les jarrets de derrière. Le coursier ploie sur ses cuisses en perdant tout son sang, se renverse en arrière, et, malgré lui, désarçonne son cavalier. Le sanglier furieux se rue sur son ennemi abattu, déchire ses vêtements, et l’atteint lui-même d’une blessure profonde au moment où il essaye de se relever. L’excellent ami n’éprouve aucun remords à cette vue sa rage féroce ne sera pas satisfaite à si bon marché. Tandis que le blessé, appelant son compagnon au secours, s’efforce d’étancher ses larges plaies, le traître lui traverse la cuisse droite de sa lance, d’autant plus résolument qu’il compte mettre les coups de sa main sur le compte des dents du sanglier. En attendant, il achève sans peine l’animal.

Ainsi expira notre jeune maître. Nous osons enfin quitter nos retraites, et nous accourons, la mort dans le cœur. Le perfide, au comble de ses vœux et débarrassé d’un rival, dissimule cependant son triomphe. Il compose ses traits, joue le désespoir ; il embrasse le cadavre, triste ouvrage de ses mains, et enfin n’omet aucun des signes d’une profonde douleur, aux larmes près qui ne voulurent pas couler. Il réussit, par ses grimaces, à singer assez bien notre deuil, hélas ! trop réel, et à rejeter sur le sanglier le crime du chasseur.

Le forfait à peine accompli, déjà la Renommée est en marche. Elle frappe d’abord à la maison de Tlépolème, et arrive aux oreilles de sa veuve infortunée. Charité, à cette nouvelle, dont rien pour elle ne peut égaler l’horreur, tombe dans un désespoir frénétique. Comme une bacchante en délire, elle s’élance éperdue sur la place publique, traverse la foule agitée, court au milieu des champs, remplissant l’air de plaintes et de cris inarticulés. Une foule immense la suit, se grossissant de tous ceux qu’elle rencontre. C’est toute la cité qui s’ébranle et qui veut voir. On rapportait le cadavre. Charité le voit ; elle accourt, et tombe sans mouvement sur le corps de son époux, exhalant, peu s’en faut, l’âme qu’elle lui avait dévouée. On la relève, non sans effort, et, malgré elle, on la rend à la vie.

Le convoi funèbre, escorté de tout un peuple, s’achemine vers la sépulture. Thrasylle poussait des cris lamentables. Les larmes qu’il n’avait pu commander à la première explosion de sa feinte douleur coulaient alors par l’excès de sa joie. Pour rendre la comédie complète, tantôt il prononçait le nom du défunt d’une voix lugubre, l’appelant son ami, son compagnon, son frère ; tantôt il s’emparait des mains de Charité qui se meurtrissait le sein. Il cherchait à apaiser sa douleur, à calmer ses cris, prenait les inflexions les plus caressantes, pour opposer à cette poignante affliction tous les exemples d’infortune qui lui revenaient à la mémoire. Sous ce masque d’officieuse pitié, il tâchait de s’insinuer dans le cœur de la veuve, et ces soins dangereux exaltaient de plus en plus son odieuse passion.

Les devoirs funèbres accomplis, la jeune femme ne songe plus qu’à rejoindre son époux. Elle a vainement tenté divers moyens de quitter la vie ; un seul lui reste : le moyen qui opère sans effort, sans apprêt, sans déchirure, et qui fait arriver le trépas comme un sommeil. Elle se prive de tout aliment, abandonne le soin de sa personne, et se séquestre au fond d’un réduit ténébreux, disant adieu à la lumière du jour : mais Thrasylle, par une persistance opiniâtre, et faisant intervenir amis, parents, et jusqu’au père et à la mère de Charité, parvint à l’arracher à cet oubli de son être. Elle consent à se laisser mettre au bain, puis à prendre quelque nourriture. Peu à peu le respect filial triomphant de sa résolution, l’infortunée se fit violence par devoir, et se remit comme on l’exigeait au courant de la vie. La sérénité, sinon la paix, semblait lui être revenue ; mais le noir chagrin vivait au fond de son cœur, et la dévorait jour et nuit ; elle se consumait en regrets interminables. Elle fit représenter le défunt avec les attributs du dieu Bacchus. Vouée au culte de cette image, elle passait les jours et les nuits à lui rendre les honneurs divins ; c’était sa consolation et son tourment.

Cependant Thrasylle, emporté par la fougue présomptueuse que son nom indique, ne sait pas attendre que ce désespoir se soit rassasié de larmes, affaissé sous son propre excès, usé par sa violence même. Charité n’a pas encore cessé de pleurer, de déchirer ses vêtements, de s’arracher les cheveux, que déjà il a risqué une proposition de mariage. Le traître s’oublia, dans l’excès de son impudence, jusqu’à mettre à nu son cœur, et y laisser lire ce qu’il eût dû taire à jamais. À ce seul mot, Charité, frappée d’horreur, tombe à la renverse, comme une personne atteinte d’un éclat de tonnerre, accablée par l’influence d’un astre, ou foudroyée par la main de Jupiter même. Ses yeux se couvrent d’un épais nuage. Reprenant ses esprits, elle rugit comme une lionne blessée. Son œil a percé toute la noirceur de l’âme de Thrasylle ; mais il lui faut le temps de la réflexion : elle se contente d’opposer des délais à l’impatience du prétendant.

Cependant l’ombre de la victime, de l’infortuné Tlépolème apparaît livide et sanglante, et s’adresse à son épouse pendant son pudique sommeil. Chère moitié de moi-même, dit-il, si ma mémoire vit encore dans ton cœur, ah ! n’accorde à à personne le droit de te donner ce nom ! mais si tu regardes nos biens comme rompus par mon funeste trépas, forme, j’y consens, une union plus heureuse ; mais, du moins, ne te livre pas aux mains sacrilèges de Thrasylle : qu’il ne soit pas dit qu’il ait pu jouir de ton entretien, partager ta table ou ta couche. Que ta main ne touche pas l’homicide main de mon meurtrier. Point d’hymen sous les auspices du parricide. Parmi ces plaies, dont tes larmes ont lavé le sang, il en est que la dent du sanglier n’a pas faites. Le fer de Thrasylle a seul porté le coup qui nous sépare. Le fantôme ne se borne point à ces mots, l’horrible drame fut déroulé tout entier.

Charité s’était couchée la face tournée contre son lit ; et, tout en dormant, elle inondait ses joues de larmes. La secousse qu’elle reçut de cette vision l’arrache à ce pénible sommeil, et ses cris, ses lamentations redoublent. Elle déchire ses vêtements, et porte sur ses beaux bras des mains impitoyables. Cependant elle tait l’apparition, garde en son sein les sanglantes révélations de la nuit : sa résolution est prise. Elle punira le meurtrier, et sortira ensuite d’une vie désormais insupportable.

Cependant, aveuglé par ses désirs, l’odieux amant revient à la charge et ne cesse de fatiguer des oreilles sourdes à jamais pour lui. Avec une tranquillité qu’elle sut jouer à merveille, Charité se borne à le gronder doucement de son importunité. Je vois encore, dit-elle, là devant mes yeux la noble figure de votre frère, de mon époux chéri. Je savoure encore le parfum d’ambroisie qu’exhalait sa personne divine. Enfin le charmant Tlépomène est encore vivant dans mon cœur. Il serait généreux à vous, il serait méritoire d’accorder à mon amère douleur un temps de deuil légitime. Laissez écouler quelques mois encore, laissez l’année s’accomplir. C’est au nom de la pudeur, c’est dans votre intérêt que je vous le demande. Craignons, par un hymen prématuré, d’exciter à votre perte les mânes indignés d’un époux.

L’impatient Thrasylle ne tient compte de ces paroles, ni de la perspective assurée de son bonheur : toujours sa langue profane assiège l’oreille de Charité de coupables insinuations. Charité feint de se rendre. Eh bien, mon cher Thrasylle, lui dit-elle, je ne vous demande qu’une grâce. Couvrons pour un temps nos privautés de mystère : que le soupçon n’en puisse même venir à aucun de mes domestiques, tant que l’année n’aura vu son cours accompli. Thrasylle se laissa prendre à cette insidieuse proposition : leurs amours seront furtifs. Il invoque la nuit, la nuit et ses épaisses ténèbres. Qu’il tienne Charité dans ses bras, le reste n’est rien pour lui. Écoutez, lui dit-elle, ayez soin de vous envelopper de manière à bien cacher vos traits, et, à la première veille, présentez-vous devant ma porte sans vous faire accompagner de personne. Sifflez une fois, et attendez. Ma nourrice que voici sera là, postée en sentinelle et guettant votre arrivée ; c’est elle qui vous ouvrira la porte : elle vous introduira sans lumière, et vous conduira jusqu’à ma chambre à coucher.

Thrasylle sourit à ce sinistre cérémonial d’hyménée. Nul soupçon n’effleure son esprit ; l’attente seule le trouble. Le jour lui semble bien long à passer la nuit bien lente à venir. Aussi la lun’a pas plutôt fait place à l’ombre, qu’il arrive déguisé, suivant les instructions de Charité ; trouve au rendez-vous la nourrice, et, sur les pas de son guide insidieux, se glisse, le cœur palpitant, dans le mystérieux réduit. La vieille, fidèle aux ordres de sa maîtresse, se montre aux petits soins. Elle apporte, d’un air discret, une amphore et des coupes. On avait mêlé au vin une drogue soporifique. Tandis qu’il boit à longs traits, la rusée parle de soins donnés par sa maîtresse à son père malade : c’est la cause qui la retient. La sécurité de Thrasylle est entière, et bientôt il tombe en un sommeil profond.

Voilà Thrasylle étendu sans mouvement, et sa personne livrée à toutes les entreprises. Charité avertie accourt. Ce n’est plus une femme. Elle s’empare de sa proie, en frémissant de rage. Debout près du corps de l’assassin : Le voilà donc, dit-elle, ce fidèle ami ! le voilà cet honnête chasseur ! le voilà ce précieux époux ! c’est là cette main qui répandit mon sang ! ce cœur où tant de trames s’ourdirent pour ma perte ! Ces yeux à qui j’ai eu le malheur de plaire, les voilà faisant connaissance avec les ténèbres, avant-goût de ce qui les attend. Dors bien, berce-toi d’heureux songes ; ce n’est ni le glaive ni le fer qui me feront raison de toi. Aux dieux ne plaise que je t’assimile en rien à mon mari, même par le genre de mort ! Tu vivras, tes yeux mourront ; tu ne verras plus rien, si ce n’est en songe. Douce te semblera la mort de ta victime, auprès de la vie que je t’aurai faite. Dis adieu au jour. Plus un pas pour toi sans une main qui te guide ; plus de Charité, plus d’hymen. La mort, moins le repos ; la vie, sans ses jouissances ; voilà ton lot. Va-t’en errer, douteux simulacre, entre la lumière du soleil et la nuit de l’Érèbe. Vainement chercheras-tu la main qui a détruit ta prunelle ; et, pour combler la mesure de tes maux, tu ne sauras à qui t’en prendre. Moi, du sang de tes yeux, j’irai faire une libation sur le tombeau de mon Tlépolème, et je les offrirai à ses mânes sacrés comme victime expiatoire. Mais chaque instant qui s’écoule me fait tort d’une de tes souffrances. Et peut-être en ce moment rêves-tu le plaisir dans mes bras : elles sont mortelles, mes faveurs ! Allons, passe de la nuit du sommeil à la nuit de ton châtiment. Lève ta face vide de lumière, sens ma vengeance, comprends ton infortune, compte tes souffrances. Voilà tes yeux comme ma pudeur les aime ; ils seront les flambeaux de ta couche nuptiale. Ajoutez-y les Furies pour témoins, et, pour assistants de noces, la cité et l’incessante torture de ta conscience.

Après cette imprécation, elle tire une aiguille à coiffer de sa chevelure, perce de mille coups les yeux de Thrasylle, et ne cesse pas qu’elle ne les ait anéantis. Une incompréhensible douleur dissipe à l’instant chez lui le sommeil et l’ivresse. Charité saisit alors et tire du fourreau l’épée que portait habituellement Tlépolème, et se précipite à travers la ville d’une course furibonde. Sans doute elle médite encore quelque exécution sanglante. Elle va droit au tombeau de son époux. Nous quittons le logis pour la suivre, et toute la ville en fait autant. On s’exhortait l’un l’autre à arracher le fer de ses mains forcenées.

Charité est debout près du cercueil de Tlépolème. De son glaive étincelant elle écarte tout le monde, et voyant la foule qui pleure et se lamente : Assez, dit-elle, de ce deuil déplacé ! ma vertu n’a que faire de vos larmes. Je suis vengée du meurtrier de mon époux ; mes mains ont puni le détestable ravisseur de ma félicité domestique. Il est temps de rejoindre là-bas mon Tlépolème, et ce fer va m’ouvrir le chemin. Elle raconte alors tout ce que son mari lui avait révélé en songe, et dans quel piège Thrasylle vient de tomber. Puis elle se plonge le fer sous la mamelle droite, se renverse baignée dans son sang, et, proférant encore quelques mots inarticulés, exhale son âme héroïque. Aussitôt le corps de l’infortunée est soigneusement lavé par sa famille, et religieusement confié au même tombeau qui rejoint pour toujours ces malheureux époux. Quant à Thrasylle, quand il fut instruit de cette fin tragique, il comprit qu’il n’y avait pas de châtiment proportionné au mal dont il était la cause, et que le glaive ne pouvait expier suffisamment son forfait. Il se fait transporter à leur tombeau. Mânes irrités, s’écria-t-il à plusieurs reprises, la victime s’offre à vous. Puis, refermant sur lui les portes du monument, il se condamne à y périr de faim.

Tel fut le récit du jeune homme, récit fréquemment interrompu par ses soupirs, et dont son rustique auditoire se montra très affecté. Leurs cœurs se serrent à ce désastre de la famille de leurs maîtres. Mais comme la propriété va passer dans d’autres mains, et qu’ils appréhendent pour eux les suites d’un tel changement, ils se préparent à prendre la fuite. Le chef du haras, l’honnête homme à qui l’on m’avait tant recommandé, fut le plus habile. Il fit rafle de tout ce qui avait quelque valeur dans le logis confié à sa garde, en chargea mon dos et celui des autres bêtes de somme, et déménagea sans tarder. Les femmes, les enfants, les poules, les oies, les chevreaux, et jusqu’à de petits chiens, en un mot tout ce qui eût pu retarder le convoi par une allure peu expéditive, cheminait par la voiture de nos jambes. Quant à moi, bien que chargé outre mesure, je ne m’en plaignais pas autrement : je ne pensais qu’au bonheur de laisser loin derrière moi le bourreau de ma virilité.

Après avoir gravi un coteau boisé d’un passage difficile, nous traversâmes une plaine unie, et le crépuscule rendait déjà le chemin fort obscur, quand nous atteignîmes un bourg très riche et très peuplé. Les habitants nous engagèrent à ne pas aller plus loin avant le jour, et même à attendre qu’il fût très avancé. Une multitude de loups de la grande espèce, et non moins redoutables par leur férocité que par leur taille, battait le pas, portant partout leurs ravages. Les routes en étaient infestées, et ils se réunissaient, comme les voleurs, pour fondre sur les passants. On disait même que la faim avait poussé ces animaux furieux à des attaques de vive force contre des métairies écartées. Leur rage, d’abord assouvie sur les timides troupeaux, cherchait maintenant des victimes humaines. On ajoutait que sur le chemin qu’il nous fallait suivre nous ne trouverions que cadavres d’hommes à demi dévorés, et dont les squelettes blanchissaient déjà le sol à la ronde ; que les plus grandes précautions étaient à prendre pour nous remettre en route ; qu’au jour seulement, au grand jour, quand le soleil donne en plein, les bêtes vivant de proie perdent de leur férocité ; que nous aurions même encore à nous défier à chaque pas de quelque embuscade, à prendre garde de nous disséminer, à marcher constamment en colonne serrée, jusqu’à ce qu’enfin nous eussions franchi les endroits dangereux.

Mais ces coquins de fugitifs qui composaient la caravane, soit précipitation aveugle, soit crainte d’être poursuivis, ce qui n’était guère probable, ne tinrent aucun compte de ces salutaires conseils. Et, sans attendre le jour déjà proche, les voilà, vers la troisième veille, qui nous rechargent et nous poussent devant eux. Moi, qui n’avais rien perdu de l’avertissement formidable, je gardais autant que possible le centre du convoi, me cachant de mon mieux dans le gros de mes compagnons de charge, pour couvrir mes parties postérieures de l’agression des dents carnassières. On s’émerveillait de me voir prendre le pas sur toute la cavalcade. Ce n’était pas par légèreté, c’était par peur. Sur quoi je fis cette réflexion : Il se pourrait que le fameux Pégase n’ait dû qu’à semblable cause les attributs d’oiseau qu’on lui a prêtés, et que la tradition de ses ailes, et de son essor prodigieux jusqu’à la voûte éthérée, n’exprimât autre chose que la crainte des morsures enflammées de la Chimère.

Mes conducteurs, au surplus, s’étaient armés, dans l’attente d’un combat. L’un tenait une lance, l’autre une épée, celui-ci des javelots, celui-là un bâton. Tous avaient fait provision de cailloux, que nous fournissait en abondance le sentier pierreux où nous marchions. On voyait dans quelques mains des morceaux de bois pointus par un bout ; mais on comptait principalement sur des torches allumées, dont on s’était pourvu pour tenir les loups à distance. Enfin, nous étions, à une trompette près, en complet équipage de bataille. Nous en fûmes cependant quittes pour la peur ; mais nous n’évitâmes ce danger que pour tomber dans un autre bien autrement redoutable. Les loups, intimidés par ce vacarme de gens armés, ou écartés par la lumière des flambeaux, ou peut-être occupés sur un autre point, ne tentèrent pas d’incursion contre nous. Aucun ne se montra même de loin. Mais comme nous passions devant une grosse ferme, les gens qui l’exploitaient nous prirent pour une troupe de voleurs. Inquiets pour leur propriété, et aussi peu rassurés pour leurs personnes, les voilà qui lancent contre nous, avec les cris et excitations d’usage en pareil cas, une bande furieuse d’énormes chiens, dressés par eux à faire bonne garde, et bien autrement acharnés que loups ni ours ne furent jamais. Les éclats de voix de leurs maîtres irritant leur férocité naturelle, ils se ruent sur nous en bondissant de tous côtés à la fois, déchirent sans distinction bêtes et gens, et finissent par mettre par terre une bonne partie de notre monde. C’était vraiment une curieuse et non moins lamentable scène, de voir ces dogues monstrueux, ici happant un fuyard avec fureur, là luttant avec rage contre qui résiste, plus loin s’acharnant sur les corps gisants, et bouleversant tout notre pauvre convoi par leur rage et leurs morsures.

Au milieu de ce désarroi, un mal encore plus terrible vient fondre sur nos têtes. Grimpés sur leurs toits ou sur les hauteurs voisines, les paysans nous accablent tout à coup d’une grêle de pierres ; si bien qu’il n’y avait plus pour nous que l’alternative d’être déchirés de près ou lapidés de loin. Un de ces projectiles vint frapper à la tête une femme qui était assise sur mon dos ; c’était précisément celle du chef de la caravane. Aux cris et aux sanglots que lui arrache la douleur, son mari accourt à son aide. Et voilà cet homme qui, tout en essuyant le sang dont sa femme est couverte, prend tous les dieux à témoins, et se met à crier plus haut qu’elle. Pourquoi cette barbare agression, ces atroces violences, contre de pauvres voyageurs accablés de fatigues ? quelles déprédations avez-vous à repousser ? Quelles représailles à exercer ? Vous n’habitez pas les repaires des bêtes fauves ou les rocs inhospitaliers des peuplades sauvages, pour verser ainsi le sang de gaieté de cœur. Ce peu de mots arrêta soudain la grêle de pierres, et mit fin aux incursions forcenées des chiens, qui furent rappelés. L’un des habitants parla ainsi du haut d’un cyprès : Nous ne sommes pas des brigands, nous n’en voulons pas à vos dépouilles. Nous ne songions qu’à repousser de votre part l’espèce d’agression dont vous vous plaignez. La paix est faite ; vous pouvez tranquillement continuer votre voyage. Il dit, et nous nous remettons en route, les uns se plaignant de coups de pierre, les autres de coups de dents ; et tous plus ou moins éclopés.

Après avoir cheminé quelque temps, nous atteignîmes un bois de haute futaie, entremêlé de riantes clairières tapissées de gazon. Là nos conducteurs jugèrent à propos de faire halte pour prendre quelque repos et donner les soins nécessaires à leurs membres diversement maléficiés. Chacun, de son côté, s’étend sur l’herbe, et, après avoir repris haleine, procède à la hâte à diverses sortes de pansements. Celui-ci se sert, pour étancher son sang, de l’eau d’un ruisseau voisin ; celui-là bassine ses contusions avec des compresses mouillées ; un autre rapproche avec des bandes les lèvres de ses plaies béantes. En un mot, chacun se fait lui-même son médecin.

Cependant, du haut d’un monticule voisin, un vieillard suivait des yeux cette scène. Un troupeau de chèvres paissant autour de lui indiquait assez sa profession. Un des nôtres lui demande s’il avait du lait ou des fromages à vendre ; mais cet homme se met à branler la tête, et dit : Ah ! vous pensez à boire et à manger, vous autres, et à vous donner du bon temps. Vous ne savez donc, personne de vous ; en quel lieu vous êtes ? Cela dit, il rassemble son troupeau et se hâte de décamper. Ce propos, cette brusque retraite n’inquiétèrent pas médiocrement nos pâtres, très empressés de savoir à quoi s’en tenir, et ne trouvant là personne à qui demander explication, quand survint un autre vieillard chargé d’années, et de grande taille, mais plié en deux sur un bâton, et semblant se traîner avec peine. Il pleurait à chaudes larmes, et sanglota de plus belle en nous voyant. Touchant tour à tour les genoux de chaque homme de la troupe : Au nom de la Fortune secourable, leur dit-il, au nom de votre bon génie (et puissiez-vous arriver tous en santé, comme en joie, à l’âge où vous me voyez !), secourez un vieillard au désespoir ; arrachez mon enfant au trépas, et rendez-le à mes cheveux blancs. Je me promenais avec mon petit-fils, doux compagnon de ma vieillesse. Il a vu un oiseau qui chantait sur une haie, et, en cherchant à s’en emparer, il a soudain disparu dans le fossé qui la borde, et dont les broussailles nous cachaient la vue. Il y a de quoi le tuer. Il n’est pas mort cependant, car je l’ai entendu se plaindre, et crier : Au secours, grand-père ! mais, faible et décrépit comme vous me voyez, que puis-je faire pour lui ? À vous qui êtes jeunes et vigoureux, il est si facile de prêter assistance à un pauvre vieillard ! Cet enfant est fils unique ; c’est le dernier espoir de ma famille. Ah ! rendez-le-moi. Ses instantes prières, ses cheveux blancs qu’il arrachait, tout cela émut de compassion la troupe. Un jeune gaillard plus hardi, plus dispos que le reste, et qui seul était sorti sans blessure de l’assaut que nous venions d’essuyer, saute à l’instant sur ses pieds, demande où est tombé l’enfant, et suit résolument le vieillard vers un buisson qu’il lui désigne assez près de là.

Dans l’intervalle, bêtes et gens s’étaient rafraîchis, celles-ci en broutant l’herbe, ceux-là en soignant leurs blessures : on songe à recharger les bagages, on appelle le jeune homme par son nom ; on crie plus fort : point de nouvelles. Ce retard inquiète : on lui dépêche un exprès pour l’avertir du départ et le ramener. L’exprès ne tarde pas à revenir tout pâle, tout effaré, et il fait sur son camarade le plus merveilleux des récits. Il l’a vu étendu sur le dos, plus qu’à moitié dévoré par un énorme dragon qui se tenait sur son corps, achevant sa curée. Quant au misérable vieillard, il avait disparu. À ce récit, qu’ils rapprochèrent bien vite du langage du gardeur de chèvres, nos gens comprirent, à n’en pas douter, que c’était là l’habitant des lieux désigné par cette allusion menaçante. Et vite ils s’éloignent de cette contrée meurtrière, nous chassant devant eux à grands coups de bâton. En moins de rien nous eûmes franchi une distance considérable, et arrivâmes à une bourgade où nous nous reposâmes toute la nuit. Elle venait d’être le théâtre d’une étrange aventure, que je ne résiste pas au désir de vous raconter.

Il y avait un esclave en qui son maître se reposait de la gestion universelle de ses biens, et qui affermait pour son propre compte un domaine considérable, où précisément nous venions de prendre nos quartiers. Cet individu avait pris femme parmi les domestiques de la famille ; mais il avait conçu au dehors une passion violente pour une personne de condition libre. Sa femme, exaspérée de cette intrigue, brûla, pour s’en venger, les registres de son mari, et mit le feu à ses magasins, dont tout le contenu devint la proie des flammes. Mais n’estimant pas que l’outrage fait à la couche nuptiale fût suffisamment puni par un tel désastre, elle s’en prend à son propre sang : se passant une corde au cou, elle y attache un enfant qu’elle avait eu de ce même homme, et se précipite dans un puits très profond, entraînant avec elle l’innocente créature. Le maître, vivement touché de la catastrophe, fit saisir l’esclave qui avait, par sa conduite, poussé sa femme à cette horrible extrémité. Il ordonna de le lier nu à un figuier, enduit de miel des pieds à la tête. Le tronc vermoulu de cet arbre était exploité par toute une population de fourmis qui le minaient dessus et dessous, et faisaient éruption de toutes parts. Les fourmis n’eurent pas plutôt senti l’odeur du miel, que les voilà qui s’acharnent par myriades sur le corps de ce malheureux, et le déchiquettent à l’envi d’imperceptibles, mais innombrables, mais incessantes morsures. Il se sentit ainsi, dans une longue agonie, ronger petit à petit jusqu’au fond des entrailles. Ses chairs disparurent, ses os furent mis à nu ; et finalement de l’homme il ne resta que le squelette, étalant sa hideuse blancheur au pied de l’arbre funeste où il demeurait attaché.

Nous nous éloignâmes au plus vite de ce détestable séjour, laissant les habitants plongés dans une profonde tristesse ; et, après avoir cheminé tout un jour à travers un pays de plaines, nous arrivâmes rendus de fatigue à une cité notable et populeuse : ce fut là que nos pâtres résolurent de prendre domicile et de fixer leurs pénates. Ils comptaient y trouver de sûres retraites, au cas où les recherches eussent été poussées si loin ; et l’affluence des denrées dans cet heureux pays fut pour eux un attrait de plus. On nous laissa à nous autres bêtes de somme trois jours de repos pour nous rendre de meilleure défaite, après quoi l’on nous conduisit au marché. Sur l’enchère ouverte par le crieur, les chevaux et les autres ânes furent adjugés à très haut prix : il n’y eut que moi de rebuté généralement ; le premier coup d’œil donné, on passait avec dédain. Quelques-uns cependant maniaient et remaniaient mon râtelier, pour s’assurer de mon âge. Cette manœuvre m’excéda, et, au moment où un connaisseur, aux mains sales, me grattait pour la vingtième fois la gencive de ses doigts infects, je les lui mordis à les broyer sous mes dents. Cet échantillon de ma férocité ne contribua pas peu à dégoûter les amateurs qui en furent témoins.

Cependant le crieur, las de s’enrouer et de s’époumoner avec si peu de chance, se mit à exercer son esprit à mes dépens. Quand finirons-nous de chercher marchand pour une pareille rosse, vieille à ne pas se tenir sur ses jambes, sans corne aux pieds, dont le poil a perdu couleur, qui n’a de force que pour faire rage, qui n’a de bon que la peau, et encore pour servir de crible à passer des pierres, vrai cadeau à faire au premier qui aura du fourrage à perdre ? Ces plaisanteries du crieur égayaient beaucoup l’assistance ; mais cette Fortune impitoyable, que je ne pouvais éviter, où que j’allasse pour la fuir, ni adoucir en ma faveur, quoique j’eusse déjà souffert de ses coups, détourna encore sur moi ses yeux d’aveugle, et me suscita un acheteur de son choix. Sa malice vraiment ne pouvait mieux rencontrer. Jugez-en par ce portrait.

C’était un vieil infâme à tête chauve, mais qui ne laissait pas d’adoniser avec soin quelques mèches pendantes de cheveux grisonnants ; un échappé de cette canaille de carrefour, qu’on voit courir les rues et les places publiques, armés de cistres et de cymbales, et promenant la déesse syrienne, qu’ils font mendier à leur profit. Ce personnage parut tenté de moi au dernier point. Il demande au crieur de quel pays je venais. De Cappadoce, répondit l’autre. Bonne petite bête, sur ma parole. Vint la question de l’âge. Le crieur, toujours du même ton : Son thème de nativité, dit-il, a été établi par un astrologue, qui lui a donné cinq ans. Quant à la condition du sujet, l’homme des astres en sait plus que moi là-dessus. Je sais bien que je risque d’avoir affaire à la loi Cornélia, si je vends comme esclave un citoyen romain ; mais, bat ! achetez toujours : c’est sobre, c’est vigoureux ; à la ville comme au champ vous en tirerez bon service. Avec cet acheteur maudit, toujours une demande en amenait une autre. Est-il bien doux ? dit-il, en appuyant sur la question. Un vrai mouton plutôt qu’une âne, répondit l’autre. Jamais rétif, ne mord, ni ne rue ; on dirait une personne raisonnable cachée sous cette peau d’âne : voulez-vous en faire l’essai ? Mettez un peu votre tête entre ses cuisses, et vous allez voir comme il est patient.

Le crieur continuait son persiflage ; mais le vieux roquentin, s’apercevant qu’on le bafouait, sentit s’échauffer la bile. Vieille carcasse, s’écria-t-il, crieur maudit, puissent l’omnipotente et omnicréatrice déesse de Syrie, puisse le dieu Saba, Bellone et Cybèle, et la reine Vénus avec son Adonis, te rendre muet et aveugle, pour prix des sots quolibets dont tu m’étourdis depuis une heure ! Crois-tu, bâtard, que j’irai compromettre la déesse avec une monture indocile, pour voir au premier instant culbuter cette divine image, tandis que moi, misérable, il me faudra courir les cheveux épars, cherchant partout un médecin pour la divine estropiée ? En entendant ces mots, je me disposais à faire quelque gambade bien frénétique, afin que mon homme, sur cet essai de ma mansuétude, abandonnât l’acquisition. Mais son impatience de conclure le marché ne m’en laissa pas le temps. Il paya comptant dix-sept deniers, prix que mon maître, enchanté d’être débarrassé de moi, accepta sur-le-champ. Il me passe au cou une petite corde de jonc, et me livre à Philèbe (c’était le nom de mon nouveau maître), qui, s’emparant de ma personne, se hâte de me conduire à son logis. Il n’en eut pas plutôt touché le seuil, qu’il s’écria : Mesdemoiselles, je vous amène un charmant petit sujet dont je viens de faire emplette. Les demoiselles en question, qui n’étaient autres qu’une troupe d’efféminés voués au plus infâme libertinage, se mettent à danser de joie, et font entendre un charivari de voix cassées, rauques et discordantes, croyant trouver dans le nouveau venu quelque jouvenceau qui allait les relayer dans leur sale ministère. Quand ils eurent vu qu’il s’agissait non pas d’une biche en guise de fille, mais d’un baudet en guise de garçon, voilà tous les nez qui se froncent par ironie, et les sarcasmes qui pleuvent sur le patron. Il s’était, disaient-ils, procuré ce luron-là, non pour le service du logis, mais pour son usage personnel. Ah ! n’allez pas l’absorber à vous tout seul, ajoutaient-ils : il faut bien que vos petites colombes puissent parfois en tâter à leur tour. Tout en débitant ces sornettes, on m’attache à un râtelier près de là.

Il y avait dans ce taudis un jeune gars de forte encolure, excellent joueur de flûte, que la communauté avait acquis du produit de ses quêtes. Son office était d’accompagner de son instrument les promenades de la déesse, et de servir à double fin aux plaisirs des maîtres du logis. Le pauvre garçon salua cordialement ma bien venue, et mettant une large provende devant moi : Enfin, disait-il, tu vas me remplacer dans mon malheureux service. Puisses-tu vivre longtemps, être à leur goût longtemps, afin que je trouve, moi, le temps de me refaire un peu ! Je n’en puis plus. Ainsi parla ce jeune homme. Et moi, de ruminer piteusement sur les épreuves d’un nouveau genre que l’avenir semblait me garder.

Le lendemain, voilà tous mes gens qui sortent du logis dans le plus hideux travestissement, chamarrés de toutes couleurs, le visage barbouillé de glaise, et le tour des yeux peints s’étaient affublés de mitres, et de robes jaunes en lin ou en soie. Quelques-uns portaient des tuniques blanches, bariolées de languettes flottantes d’étoffe rouge, et serrées avec une ceinture. Tous étaient chaussés de mules jaunâtres. On me charge de porter la déesse, soigneusement enveloppée dans un voile de soie ; mes gens retroussent leurs manches jusqu’à l’épaule, brandissent des coutelas et des haches, et s’élancent bondissant, vociférant au son de la flûte, qui exalte encore leurs frénétiques trépignements. La bande passe sans s’arrêter devant quelques pauvres demeures, et arrive devant la maison de campagne d’un seigneur opulent. Dès l’entrée, ils débutent par une explosion de hurlements. Puis ce sont des évolutions fanatiques, des renversements de tête, des contorsions du cou, qui impriment à leur chevelure un mouvement de rotation désordonnée. Leurs dents, par intervalle, vont chercher leurs membres, et avec leurs couteaux à deux tranchants ils se font aux bras mainte incision.

L’un d’eux l’emporta sur tout le reste par l’extravagance de ses transports. Tirant avec effort sa respiration du fond de sa poitrine, en homme que le souffle divin oppresse, il semblait en proie aux accès d’une sainte manie : comme si la présence d’un dieu ne devait pas fortifier l’homme, au lieu de lui apporter la souffrance et le délire ! Or, voyez comment le récompensa la céleste providence. Au milieu de son rôle d’inspiré, voilà qu’il s’accuse, qu’il invective contre lui-même comme coupable d’une révélation sacrilège, et veut, qui plus est, punir le forfait de ses propres mains. Il s’arme d’un fouet d’une espèce particulière à cette race d’équivoques débauchés, et qui se composait de plusieurs cordelettes de laine avec des nœuds multipliés. Le bout était garni d’osselets de mouton. Il s’en frappe à coups redoublés, cuirassé contre la douleur de si rudes atteintes par une force de volonté incroyable.

Vous eussiez vu, sous le tranchant des couteaux et les flagellations de ces misérables, le sol se souiller, se détremper de leur sang. Pour moi, témoin de tout ce sang répandu, je sentis naître dans mon esprit une supposition assez alarmante : s’il allait prendre fantaisie à cette déesse étrangère de goûter du sang d’âne, comme certaines personnes ont un caprice pour le lait d’ânesse ?

Enfin, soit lassitude ou satiété, ils firent trêve un moment à cette boucherie, et tendirent les plis de leurs robes à la monnaie de cuivre et même d’argent dont chacun s’empressa de leur faire largesse. On y joignit un tonneau de vin, du lait, des fromages, du blé et de la fleur de farine, de l’orge enfin, donnée par quelques bonnes âmes à l’intention de la monture de la déesse. Les drôles raflèrent le tout, en farcirent des sacs dont ils s’étaient pourvus pour cette aubaine, et qu’ils empilèrent sur mon dos. Grâce à ce surcroît de charge, j’étais à la fois temple et garde-manger ambulant. Voilà de quelle manière ces vagabonds exploitaient la contrée à la ronde.

Arrivés à certain hameau, comme une collecte aussi copieuse les avait mis en belle humeur, ils se préparèrent à faire bombance. Ils extorquent d’un habitant, sous je ne sais quel prétexte de cérémonie religieuse, le plus gras de ses béliers. La déesse syrienne avait faim, disaient-ils ; il ne fallait pas une moindre offrande à son appétit. Leurs préparatifs terminés, mes gens se rendent aux bains, après quoi ils reviennent souper, amenant avec eux, comme convive, un robuste villageois, râblu, et outillé d’en bas comme il leur fallait. Ils ont à peine goûté de quelques légumes, que cette canaille en rut s’abandonne là devant la table à toute la frénésie de ses monstrueux désirs. On entoure le paysan, on le renverse tout nu sur le dos, et des bouches exécrables provoquent à l’envi sa lubricité par leurs immondes caresses. Mes yeux ne purent tenir à ce spectacle d’abomination. Et je voulus crier : O citoyens ! mais la voyelle O put seule franchir mon gosier, laissant tout son cortège de lettres et de syllabes en arrière. Ce fut, à la vérité, un O des plus sonores et des mieux conditionnés, qui certes n’avait rien que de naturel de la part d’un âne, mais qui ne pouvait se faire entendre plus mal à propos ; car la nuit d’avant, un âne avait été volé dans un hameau voisin ; et plusieurs jeunes villageois, pour le retrouver, battaient le pays avec un soin extrême. Ils entendent braire dans notre maison, et, persuadés qu’elle recèle en quelque coin le larcin qu’on leur a fait, ils veulent mettre la main sur leur propriété, et font irruption dans l’intérieur en nombre et à l’improviste. La tourbe détestable fut ainsi prise en flagrant délit d’infamie. Les voisins furent appelés ; on leur expose en détail cette scène de turpitude ; le tout assaisonné de malins compliments sur la pureté, la chasteté exemplaire des dignes ministres du culte divin.

Consternés d’un tel scandale, dont le prompt retentissement allait les mettre en horreur et en exécration aux yeux de la population tout entière, mes coquins se hâtent de rassembler leurs effets, et vers minuit décampent sans bruit de la bourgade. Ils étaient loin avant le lever du soleil, et quand il eut paru sur l’horizon, la troupe avait déjà gagné une solitude écartée. Là, après avoir longtemps conféré entre eux, ils se disposent à me mettre à mort. Ils me dépouillent de tout harnois, m’attachent à un arbre, et me sanglent de leurs fouets à mollettes d’os de mouton, presque jusqu’à me laisser sur la place. Il y en eut un qui fit mine de me trancher sans pitié les jarrets de sa hache, en réparation, disait-il, de l’esclandre où j’avais exposé sa pudeur ; mais le reste, moins par égard pour ma peau que par considération pour l’image gisante à terre, préféra me laisser la vie. On replace donc l’image sur mon dos, et, me menaçant du glaive, on arrive à certaine ville de renom. L’un de ses plus notables habitants, grand dévot d’ailleurs et zélateur du culte des dieux, averti de notre approche par le bruit des tambours et le cliquetis des cymbales, qui contrastait avec la mollesse du mode phrygien, accourt à notre rencontre, et réclame l’honneur d’héberger la déesse. C’est, dit-il, l’accomplissement d’un vœu. Sa maison était très spacieuse ; il s’empresse de nous y installer. Et le voilà prodiguant les adorations et les grasses offrandes, pour se rendre la divinité propice.

Dans cette maison, il m’en souvient, je courus le plus grand danger qui ait jamais menacé ma vie. Un fermier de notre hôte lui avait envoyé, comme hommage de sa chasse, un magnifique quartier de chevreuil. On avait accroché cette venaison derrière la porte de la cuisine, mais sans prendre la précaution de l’élever hors de de portée. Il arriva qu’un chien, chasseur aussi de son métier, s’en saisit furtivement et l’emporta, pour faire curée bien loin de l’œil des surveillants. Quand le cuisinier s’aperçut de la soustraction, ce furent des lamentations aussi interminables que superflues. Déjà le patron avait demandé son souper. O désespoir ! ô terreur ! Le pauvre homme embrasse son fils au berceau, s’empare d’une corde, et va terminer ses jours par un nœud coulant ; mais sa femme a surpris le secret de sa résolution. De ses deux mains à la fois elle arrête d’autorité l’instrument du trépas. Eh quoi ! dit-elle, pour un pareil accident, tu te troubles au point d’en perdre la tête, et tu ne vois pas que précisément la Providence t’envoie un moyen d’y remédier. Voyons : pour peu que ce malheur t’ait laissé de présence d’esprit, écoute bien ce que je te vais dire. Mène-moi cet âne étranger dans quelque coin à l’écart, et coupe-lui le cou. Tu lui enlèveras une cuisse, qui passera aisément pour celle qui nous manque. Tu n’as qu’à la farcir, y mettre une sauce un peu relevée, et la servir au maître en guise de chevreuil. Le pendard sourit à l’idée de sauver sa peau aux dépens de la mienne ; et, tout en complimentant sa moitié sur son invention, il aiguise ses couteaux pour cette boucherie.