Traduction par sous la direction de Désiré Nisard.
Firmin Didot (p. 316-328).


LIVRE CINQUIÈME.

Déposée avec précaution sur une pelouse épaisse et tendre, Psyché s’étend voluptueusement sur ce lit de fraîche verdure. Un calme délicieux succède au trouble de ses esprits, et bientôt elle s’abandonne aux charmes du sommeil. Le repos rétablit ses forces, et au réveil la sérénité lui était revenue. Elle voit un bois planté de grands arbres, d’un épais couvert ; elle voit une fontaine dont l’onde cristalline jaillit au centre même du bocage. Non loin de ses bords s’élève un édifice de royale apparence ; construction où se révèle la main, non d’un mortel, mais d’un divin architecte. On y reconnaît dès le péristyle le séjour de plaisance de quelque divinité. Des colonnes d’or supportent une voûte lambrissée d’ivoire et de bois de citronnier, sculptée avec une délicatesse infinie. Les murailles se dérobent sous une multitude de bas-reliefs en argent, représentant des animaux de toute espèce, qui semblent se mouvoir et venir au-devant de vos pas. Quel artiste, quel demi-dieu, quel dieu plutôt, a pu jeter tant de vie sur tout ce métal inerte ? Le sol est une mosaïque de pierres précieuses, chargées des tableaux les plus variés. O sort à jamais digne d’envie ! marcher sur les perles et les diamants ! À droite et à gauche, de longues suites d’appartements étalent une richesse qui défie toute estimation. Les murs, revêtus d’or massif, étincellent de mille feux. Au refus du soleil, l’édifice pourrait sécréter un jour à lui, tant il jaillit d’éclairs des portiques, des chambres et des parois mêmes des portes. L’ameublement répond à cette magnificence : tout est céleste dans ce palais. On dirait que Jupiter, voulant se mettre en communication avec les mortels, se l’est élevé comme pied-à-terre.

Psyché s’approche, attirée par le charme de ces beaux lieux, et bientôt elle s’enhardit à franchir le seuil. De plus en plus ravie de ce qu’elle voit, elle promène son admiration de détail en détail, passe aux étages supérieurs, et y reste en extase à la vue d’immenses galeries où s’entassent trésors sur trésors. Ce qu’on ne trouve pas là n’existe nulle part sur terre. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’à cette collection des richesses du monde entier on ne voit fermeture, défense, ni gardien quelconque.

Tandis que Psyché ne peut se rassasier de cette contemplation, une voix invisible vient frapper son oreille : Pourquoi cet étonnement, belle princesse ? Tout ce que vous voyez est à vous. Voilà des lits qui vous invitent au repos, des bains à choisir. Les voix que vous entendez sont vos esclaves : disposez de nos services empressés. Un royal banquet va vous être offert, après les premiers soins de la personne, et ne se fera pas attendre.

Psyché vit bien qu’elle était devenue l’objet d’une sollicitude toute divine. Docile aux avis du conseiller invisible, elle se met au lit ; puis elle entre dans un bain, dont l’influence eut bientôt dissipé toute fatigue. Une table en hémicycle se dresse auprès d’elle. C’est son dîner sans doute qu’on va servir : sans façon elle y prend place. Les vins les plus délicieux, les plats les plus variés et les plus succulents se succèdent en abondance. Nul serviteur ne paraît. Tout se meut comme par un souffle. Psyché ne voit personne ; elle entend seulement des voix : ce sont ces voix qui la servent.

Après un repas délectable, un invisible musicien se met à chanter, un autre joue de la lyre : on ne voit ni l’instrument ni l’artiste. Un concert de voix se fait entendre ; c’est l’exécution d’un chœur sans choristes. Enfin, au milieu de tant de plaisirs, le soir vient ; et Psyché, que l’heure invite au repos, se retire dans son appartement.

Déjà la nuit avançait ; un bruit léger vient frapper son oreille : la jeune vierge s’inquiète alors de sa solitude. Sa pudeur s’alarme, elle frémit, elle craint d’autant plus qu’elle ignore ; mais déjà l’époux mystérieux est entré, il a pris place, et Psyché est devenue sa femme. Aux premiers rayons du jour il a disparu. Aussitôt les voix sont là pour prêter leur ministère à l’épouse d’une nuit et panser de douces blessures. Le temps s’écoule cependant, et chaque nuit ramène la même scène. Par un effet naturel, Psyché commence à se faire à cette singulière existence ; l’habitude lui en semble douce ; et le mystère de ces voix donne de l’intérêt à sa solitude.

Cependant les malheureux parents usaient leurs vieux jours dans une douleur sans fin. L’aventure de Psyché avait fait du bruit, et la renommée l’avait fait parvenir aux oreilles de ses sœurs aînées. Toutes deux, le cœur serré, et la douleur peinte sur le visage, avaient quitté leurs foyers, empressées d’aller chercher la présence et l’entretien de leurs vieux parents. La nuit même de leur arrivée, l’époux eut avec Psyché la conversation suivante :

Ma Psyché, ma compagne adorée, la cruelle Fortune te prépare la plus périlleuse des épreuves. Ta prudence, crois-moi, ne saurait être trop éveillée. On te croit morte, et tes deux sœurs, affligées de ta perte, sont déjà sur ta trace. Elles vont venir au pied de ce rocher. Si leurs lamentations arrivent jusqu’à ton oreille, garde-toi de leur répondre, de leur donner même un coup d’œil. Sinon, il en résultera pour moi les plus grands chagrins, pour toi les plus grands malheurs.

Psyché parut se résigner, et promit obéissance. Mais l’époux n’eut pas plutôt disparu avec les ténèbres, qu’elle se lamente, et toute la journée se passe en pleurs et en gémissements. C’est maintenant qu’elle est perdue, puisque ces beaux lieux ne sont qu’une prison pour elle, puisque désormais, sevrée de tout commerce humain, elle ne peut rassurer ses sœurs désolées, et qu’elle n’a pas même la consolation de les voir. Elle néglige le bain, ne prend aucune nourriture, et se refuse à toute distraction. Ses pleurs n’avaient pas cessé de couler, quand elle se retira pour se mettre au lit.

Son mari est à ses côtés plus tôt que de coutume ; et l’embrassant tout éplorée : Ma Psyché, dit-il, est-ce là ce que tu m’avais promis ? Ton époux n’a-t-il rien à attendre, rien à espérer de toi ? Quoi donc ! toujours gémir, et le jour et la nuit, et jusque dans mes bras ? Eh bien ! satisfais ton envie, contente un désir funeste : mais rappelle-toi mes avis, lorsque viendra (trop tard hélas !) le moment du repentir. Psyché le presse, Psyché l’implore : il y va, dit-elle, de sa vie. Enfin elle l’emporte. Elle verra ses sœurs, elle pourra les consoler, s’épancher avec elles. L’époux accorde tout aux prières de la jeune épouse. Il va plus loin ; il lui permet de combler à discrétion ses sœurs et d’or et de bijoux. Mais il lui interdit à plusieurs reprises, et sous les plus terribles conséquences, de jamais chercher à voir sa figure, au cas où ses sœurs lui en donneraient le conseil pernicieux. Cette curiosité sacrilège la précipiterait du faîte du bonheur dans un abîme de calamités, et la priverait à jamais de ses embrassements.

Psyché remercie son époux, et, dans un transport de joie : Ah ! dit-elle, plutôt cent fois mourir que de renoncer à cette union charmante ! car je t’aime, qui que tu sois ; oui, je t’aime plus que ma vie. Cupidon lui-même me paraîtrait moins aimable. Mais, de grâce, encore une faveur. Ordonne à ton familier Zéphyr d’amener mes sœurs ici, comme il m’y a transportée moi-même. Elle prodigue en même temps à son époux les baisers, les mots tendres ; et l’enlaçant des plus caressantes étreintes : Doux ami, disait-elle, cher époux, âme de ma vie… C’en est fait, Vénus sera vengée. L’époux cède, non sans regret ; tout est promis, et l’approche du jour le chasse encore des bras de Psyché.

Les deux sœurs cependant se sont fait indiquer le rocher et la place même où Psyché a été abandonnée. Elles y courent aussitôt. Les pleurs inondent leurs yeux ; elles se frappent la poitrine, et l’écho renvoie au loin leurs lamentations. Elles appellent par son nom leur sœur infortunée. Du haut de la montagne, leurs cris déchirants vont retentir jusqu’aux oreilles de Psyché dans le fond de la vallée. Son cœur palpite et se trouble ; elle sort éperdue de son palais. Pourquoi cette douleur et ces lamentations, s’écria-t-elle ? La voilà celle que vous pleurez ; cessez de gémir, séchez vos pleurs. Il ne tient qu’à vous d’embrasser celle qui les cause. Alors elle appelle Zéphyr, et lui transmet l’ordre de son époux. Aussitôt, serviteur empressé, Zéphyr, d’un souffle presque insensible, enlève les deux sœurs, et les transporte auprès de Psyché. On s’embrasse avec transport, mille baisers impatients se donnent et se rendent. Aux larmes de la douleur succèdent les larmes que fait couler la joie. Allons, dit-elle, entrons dans ma demeure : plus de chagrin ; il faut se réjouir, puisque votre Psyché est retrouvée. Elle dit, et se plaît à étaler à leurs yeux les splendeurs de son palais d’or, à leur faire entendre ce peuple de voix dont elle est obéie. Un bain somptueux leur est offert, puis un banquet qui passe en délices tout ce dont l’humaine sensualité peut se faire idée. Si bien que, tout en savourant à longs traits l’enivrement de cette hospitalité surnaturelle, les deux sœurs commencent à sentir la jalousie qui germe au fond de leurs jeunes cœurs.

L’une d’elles à la fin presse Psyché, et ne tarit pas de questions sur le possesseur de tant de merveilles. Qui est ton mari ? comment est-il fait ? Fidèle à l’injonction conjugale, celle-ci se garde bien de manquer au secret promis. Une fiction la tire d’affaire. Son mari est un beau jeune homme, dont le menton se voile d’un duvet encore doux au toucher. La chasse est son occupation habituelle ; il est toujours par monts et par vaux. Et, pour couper court à une conversation où sa discrétion pourrait à la longue se trahir, elle charge ses deux sœurs d’or et de bijoux, appelle Zéphyr, et lui enjoint de les reconduire où il les a prises. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et voilà ces deux bonnes sœurs qui, tout en s’en retournant, le cœur rongé déjà du poison de l’envie, se communiquent leurs aigres remarques. L’une enfin éclate en ces termes :

Voilà de tes traits, ô cruelle Fortune ! Injuste, aveugle déesse ! nées de même père et de même mère, se peut-il que ton caprice nous fasse une condition si différente ? Nous, ses aînées, on nous marie à des étrangers, ou plutôt on nous met à leur service ; on nous arrache au foyer, au sol paternel, pour nous envoyer vivre en exil, loin des auteurs de nos jours ; et cette cadette, arrière-fruit d’une fécondité épuisée, nage dans l’opulence, et elle a un dieu pour mari ; elle, qui ne sait pas même user convenablement d’une telle fortune ! Vous avez vu, ma sœur, comme les joyaux (et quels joyaux !) font partout litière en sa demeure. Des étoffes d’une beauté ! des pierreries d’un éclat ! de l’or partout ! Et s’il est vrai que son époux soit aussi beau qu’elle s’en vante, existe-t-il une plus heureuse femme au monde ? Vous verrez que l’attachement de cet époux-dieu, fortifié par l’habitude, ira jusqu’à faire de cette créature une déesse ! Et certes tout l’annonce : ces airs, cette tenue… On aspire au ciel ; on ne tient plus à la terre, quand déjà l’on a des voix pour vous servir, quand les vents vous obéissent. Et quel est mon lot à moi ? Un mari plus vieux que mon père, chauve comme une citrouille, le plus petit des nabots et qui cache tout, tient tout sous la clef.

Moi, reprit l’autre, j’ai sur les bras un mari goutteux, perclus et tout courbé, qui n’a garde de faire souvent fête à mes charmes. Je n’ai d’autre soin, pour ainsi dire, que de frictionner ses doigts tors et paralysés. Et mes mains, ces mains délicates que vous voyez, se gercent à force de manipuler des liniments infects, de dégoûtantes compresses et de fétides cataplasmes. Est-ce là le rôle d’épouse, ou le métier de garde-malade ? Enfin, voyez, ma sœur, jusqu’où il vous convient de pousser la longanimité ou la bassesse ; car il faut parler net. Quant à moi, je ne puis tenir à voir un si haut bonheur tombé en de pareilles mains. Vous rappelez-vous sa morgue, son arrogance, et quel orgueil perçait dans cette superbe ostentation de toutes ses richesses ? et comme elle nous en a jeté, comme à regret, quelques bribes ? et comme elle s’est débarrassée de nous ? comme, sur un mot d’elle, on nous a mises ou plutôt soufflées dehors ? Oh ! j’y perdrai mon sexe et la vie, ou je la précipiterai de ce trône de splendeur. Tenez, l’insulte nous est commune ; et si vous la sentez comme moi, prenons ensemble un grand parti. D’abord, ne montrons à nos parents, ni à personne, les jolis cadeaux que nous portons là. Il y a mieux ; ne disons mot de ce que nous savons d’elle. C’est bien assez de mortification de l’avoir vu, sans l’aller conter à nos parents et proclamer par toute la terre. Richesse ignorée n’est pas contentement. Faisons-lui voir que nous sommes ses aînées, et non ses servantes. En attendant, allons revoir nos maris et nos ménages : s’ils sont pauvres, ils sont simples du moins. Nous méditerons notre vengeance à loisir, et nous reviendrons bien en mesure de punir cette orgueilleuse.

L’odieux pacte fut bientôt conclu entre ces deux perverses créatures. Elles cachent d’abord leurs riches présents ; et, s’arrachant les cheveux, se déchirant le visage, (traitement, du reste, trop mérité), les voilà qui se lamentent sur nouveaux frais, mais cette fois par simagrée. Quand elles ont réussi à rouvrir les plaies de leurs parents infortunés, elles les quittent brusquement, et regagnent leurs demeures ; et là, gonflées de rage au point que la tête leur en tourne, elles ourdissent contre leur sœur innocente un détestable, disons mieux, un parricide complot.

Cependant le mystérieux époux de Psyché continue ses admonitions nocturnes. Tu le vois, disait-il, la Fortune déjà escarmouche de loin contre toi, et va bientôt, si tu ne te tiens ferme sur tes gardes, engager le combat corps à corps. Deux monstres féminins ont mis en commun, pour te perdre, leur infernal génie. Leur plan est de t’amener à surprendre le secret de ma figure. Or, je te l’ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne plus la revoir. Si donc ces infâmes mégères revenaient armées de perfides desseins (elles reviendront, je le sais), point d’entretien avec elles ; ou si c’est trop exiger de ce cœur si simple et si bon, du moins sur ce qui me touche n’écoute rien, ne réponds rien. Nous allons voir s’augmenter notre famille. Enfant toi-même, tu portes un enfant dans ton sein, enfant qui sera dieu si tu respectes mon secret, simple mortel, si tu le profanes.

Grande joie de Psyché à cette nouvelle. Une progéniture divine ! un si glorieux gage de leur union ! Et ce respectable nom de mère ! Dans son impatience, elle compte les jours et récapitule les mois. Elle suit avec surprise l’incompréhensible progrès de ce petit ventre qui s’arrondit ; effet prodigieux d’une si légère piqûre. Cependant les deux abominables Furies dont la bouche distille le poison, pressaient déjà leur retour avec l’impatience du crime.

Nouvelle visite, nouvel avertissement de l’époux. Ma Psyché, voici le jour décisif ; nous touchons à la crise. Ton propre sexe, ton propre sang est armé contre toi. L’ennemi est en marche, il a pris position ; le signal est donné. Déjà tes affreuses sœurs ont le poignard levé sur toi. O ma Psyché ! quelles calamités nous menacent ! Aie pitié de toi, aie pitié de nous, et que ta discrétion inviolable conjure la ruine de ta maison, de ton mari, la tienne, celle de notre enfant. Ces femmes, qu’une haine homicide, et les droits du sang foulés aux pieds, ne te permettent plus d’appeler tes sœurs, ces sirènes vont se remontrer sur la montagne, et envoyer à l’écho des rochers leur appel perfide. Ne les reçois pas, ne les écoute pas.

Psyché répond, d’une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes : Je vous ai montré, je pense, que je tiens ma parole et que je sais me taire ; laissez-moi vous prouver maintenant que ma persévérance n’est pas moindre que ma discrétion. Ordonnez seulement à notre Zéphyr de me prêter encore son ministère ; et, ne pouvant jouir de votre divine image, que j’aie du moins la consolation de voir mes sœurs. Je vous en conjure par les boucles flottantes et parfumées de votre chevelure, par ces joues charmantes, non moins délicates que les miennes ; par cette poitrine qui brûle de je ne sais quelle mystérieuse chaleur. Un jour les traits de cet enfant me révéleront ceux de son père ; mais qu’aujourd’hui j’obtienne de vous d’embrasser mes sœurs. Accordez cette faveur à mes instances, et comblez d’une douce joie le cœur de cette Psyché aussi dévouée qu’elle vous est chère. Désormais je ne vous parle plus de votre visage : les ténèbres n’ont plus rien qui m’importune ; vous êtes ma lumière, à moi. Elle dit, et en même temps lui prodigue les plus douces caresses. Le charme opère. L’époux, de ses propres cheveux, essuie les larmes de sa Psyché, et s’évanouit encore de ses bras, avant que le jour n’ait paru.

À peine débarqué, le couple conspirateur, sans visiter père ni mère, va droit au rocher, en franchit la hauteur d’une traite ; et toutes deux, au hasard de ne pas trouver de vent pour les porter, se lancent aveuglément dans l’espace : mais Zéphyr est là, prêt à exécuter, bien qu’à contrecœur, les ordres de son maître. Son souffle les reçoit, et les dépose mollement sur le sol de la vallée. Aussitôt elles précipitent leurs pas vers le palais. Elles embrassent déjà leur proie, et la saluent effrontément du nom de sœur ; elles l’accablent de cajoleries : Psyché n’est pas une petite fille à cette heure ; la voilà bientôt mère. Sais-tu ce que nous promet cette jolie petite rotondité ? Quelle joie pour notre famille ! oh ! que nous allons être heureuses de choyer ce petit trésor ! Si (ce que nous ne pouvons manquer de voir) sa beauté répond à celle des auteurs de ses jours, ce sera un vrai Cupidon. Enfin elles jouent si bien la tendresse, qu’insensiblement le cœur de Psyché se laisse prendre à la séduction.

Elle les fait asseoir, pour reposer leurs jambes de la fatigue du voyage. Puis, la vapeur d’un bain chaud ayant achevé de les remettre, elle leur fait servir sur une table magnifique les mets les plus recherchés et les plus exquis. Psyché veut un air de lyre, et les cordes vibrent ; un air de flûte, et la flûte module ; un chœur de voix, et les voix de chanter en partie. Aucun musicien n’a paru, et les oreilles sont charmées par la plus suave harmonie : mais l’âme des deux mégères est à l’épreuve des attendrissements de la musique, et elles n’en songent pas moins à enlacer leur sœur dans leurs traîtres filets. Avec une indifférence apparente, elles lui demandent quel air a son mari ? quelle est son origine et sa famille ? La pauvre Psyché avait oublié sa réponse précédente ; elle fit un nouveau conte. Son mari était d’une province voisine ; il faisait valoir par le négoce un capital considérable ; c’était un homme de moyen âge, et dont les cheveux commençaient à grisonner. Là-dessus, coupant court à toute information, elle les comble de nouveau des plus riches présents, et leur fait reprendre leur route aérienne.

Tandis que la douce haleine de Zéphyr les voiturait vers leurs demeures, les deux sœurs s’entretenaient ainsi, tout en cheminant par les airs : Eh bien ! ma sœur, cette imprudente nous a-t-elle débité d’assez grossiers mensonges ? L’autre jour, c’était un adolescent, dont un poil follet ombrageait à peine le menton ; maintenant c’est un mari sur le retour, et qui déjà grisonne : conçoit-on qu’un homme change ainsi à vue d’œil, et vieillisse si lestement ? Tenez, ma sœur il n’y a que deux manières d’expliquer cette contradiction : ou l’effrontée se joue de nous, ou elle n’a jamais vu son mari en face. Quoi qu’il en soit, il faut l’expulser de cette position splendide. Si elle n’a jamais vu les traits de son époux, c’est qu’elle a pour époux un dieu, et c’est un dieu qu’elle va mettre au jour. Or, avant qu’elle entende (ce qu’aux dieux ne plaise !) un enfant divin l’appeler sa mère, j’irai me pendre de mes propres mains. Allons, avant tout, voir nos parents ; et pour nous préparer au langage que nous devons tenir à Psyché, faisons-leur quelque bon conte dans le même sens. Là-dessus, leurs têtes se montent, elles brusquent sans façon leur visite au manoir paternel : s’en retournant au plus vite et encore exaspérées par une nuit de trouble et d’insomnie, dès le matin elles revolent au rocher, et en descendent, comme à l’ordinaire, sur l’aile du vent. Les hypocrites se frottent les yeux pour y faire venir des larmes, et voici quelles insidieuses paroles elles adressent à Psyché :

Tu t’endors, mon enfant, dans une douce quiétude, heureuse de ton ignorance et sans te douter du sort affreux qui te menace, tandis que notre sollicitude, éveillée sur tes périls, est pour nous un tourment de toutes les heures. Écoute ce que nous avons appris de science certaine, et ce que notre vive sympathie ne nous permet pas de te celer. Un horrible serpent dont le corps se recourbe en innombrables replis, dont le cou est gonflé d’un sang venimeux, dont la gueule s’ouvre comme un gouffre immense, voilà l’époux qui chaque nuit vient furtivement partager ta couche. Rappelle-toi l’oracle de la Pythie, ce fatal arrêt qui te livre aux embrassements d’un monstre. Il y a plus : nombre de témoins, paysans, chasseurs ou bourgeois de ce voisinage, l’ont vu le soir revenir de la pâture, et traverser le fleuve à la nage.

Personne ne doute qu’il ne te tienne ici comme en mue, au milieu de toutes ces délices, et qu’il n’attende seulement, pour te dévorer, que ta grossesse plus avancée lui offre une chère plus copieuse. C’est à toi de voir si tu veux écouter des sœurs tremblantes pour une sœur qu’elles aiment, et si tu n’aimes pas mieux vivre tranquillement au milieu de nous, que d’avoir les entrailles d’un monstre dévorant pour sépulture. Trouves-tu plus de charmes dans cette solitude peuplée de voix, dans ces amours clandestins, dans ces caresses nauséabondes et empoisonnées, dans cet accouplement avec un reptile ? Soit. Du moins nous aurons fait notre devoir en bonnes sœurs.

La pauvre Psyché, dans sa candide inexpérience, reçut comme un coup de foudre cette formidable révélation. Sa tête s’égara ; tout fut oublié, les avertissements de son mari, ses propres promesses ; et elle alla donner tête baissée dans l’abîme ouvert sous ses pas. Ses genoux fléchissent, la pâleur de la mort couvre son visage, et ses lèvres tremblantes livrent à peine passage à ces mots entrecoupés : Chères sœurs, je n’attendais pas moins de votre affection si tendre. Oui, je ne vois que trop de vraisemblance dans les rapports que l’on vous a faits. Effectivement je n’ai jamais vu mon époux ; je ne sais d’où il vient ; sa voix ne se fait entendre que la nuit ; il ne me parle qu’à l’oreille ; il fuit soigneusement toute lumière. C’est quelque monstre, dites-vous ? je n’hésite pas à le croire ; car il n’est peur qu’il ne me fasse de sa figure et des terribles conséquences de ma curiosité, au cas où je chercherais à le voir. Si votre assistance peut conjurer un tel danger, ah ! ne me la refusez pas. Que sert de protéger, si l’on ne protège jusqu’au bout ?

Les deux scélérates voient la brèche ouverte. Elles démasquent alors leur attaque, se ruent sur le corps de la place, et exploitent à force ouverte les terreurs de la simple Psyché. L’une d’elles lui parle ainsi : Il s’agit de te sauver. Les liens du sang nous obligent à fermer les yeux sur nos propres périls. Un seul moyen se présente ; nous l’avons longtemps médité. Écoute ; prends un poignard bien aiguisé, donne-lui le fil encore, en passant doucement la lame sur la paume de ta main ; puis va le cacher soigneusement dans ton lit, du côté où tu te couches d’ordinaire. Munis-toi également d’une petite lampe bien fournie, afin qu’elle jette plus de lumière. Tu trouveras bien moyen de la placer inaperçue derrière le rideau. Tout cela dans le plus grand secret. Il ne tardera pas à venir, traînant sur le plancher son corps sinueux, prendre au lit sa place accoutumée. Attends qu’il soit étendu tout de son long, et que tu l’entendes respirer pesamment, comme il arrive dans l’engourdissement du premier sommeil : alors glisse-toi hors du lit, et va, sans chaussure, à petits pas, et sur la pointe du pied, tirer ta lampe de sa cachette. Sa lueur te servira à bien prendre tes mesures pour mettre à fin la généreuse entreprise. Saisis alors l’arme à deux tranchants, lève hardiment le bras, frappe le monstre sans hésiter à la jointure du cou et de la tête, et tu feras de son corps deux tronçons. Notre assistance ne te manquera pas. Aussitôt que par sa mort tu auras opéré ta délivrance, nous serons à tes côtés. Nous t’emmènerons avec nous, sans oublier toutes ces richesses, et, par un hymen de ton choix, nous t’unirons, toi créature humaine, à un être qui soit de l’humanité.

Quand elles crurent avoir assez attisé le feu dans le cœur de Psyché par ce langage incendiaire, elles se hâtent de s’esquiver, redoutant fort pour leurs personnes la proximité du théâtre de la catastrophe. Elles font, comme à l’ordinaire, l’ascension du rocher sur les ailes du vent. Puis, courant à toutes jambes vers leur vaisseau, elles s’embarquent, et quittent le pays.

Psyché reste livrée à elle-même, c’est-à-dire obsédée par les Furies. Le trouble de son cœur est celui d’une mer orageuse. Son dessein est arrêté, elle s’y obstine ; et ses mains déjà s’occupent des sinistres préparatifs, que son âme doute et flotte encore. Les émotions s’y combattent : Tour à tour elle veut et ne veut pas, menace et tremble, s’emporte et mollit. Pour tout dire en un mot, dans le même individu elle déteste un monstre, elle adore un époux. Cependant le soir est venu ; la nuit va suivre. Elle s’occupe à la hâte des préliminaires du forfait.

Il est nuit. L’époux est à son poste. Il livre un premier combat, prélude de sa campagne nocturne, puis s’endort d’un sommeil profond. La force abandonne alors Psyché ; le cœur lui manque. Mais le sort a prononcé, le sort est impitoyable, son énergie revient. Elle avance la lampe, saisit son poignard. Adieu la timidité de son sexe. Mais à l’instant la couche s’illumine, et voilà ses mystères au grand jour. Psyché voit (quel spectacle !) le plus aimable des monstres et le plus privé, Cupidon lui-même, ce dieu charmant, endormi dans la plus séduisante attitude. Au même instant la flamme de la lampe se dilate et pétille, et le fer sacrilège reluit d’un éclat nouveau.

Psyché reste atterrée à cette vue, et comme privée de ses sens. Elle pâlit, elle tremble, elle tombe à genoux. Pour mieux cacher son fer, elle veut le plonger dans son sein ; et l’effet eût suivi l’intention, si le poignard, comme effrayé de se rendre complice de l’attentat, n’eût échappé soudain de sa main égarée. Elle se livre au désespoir ; mais elle regarde pourtant, et regarde encore les traits merveilleux de cette divine figure, et se sent comme renaître à cette contemplation.

Elle admire cette tête radieuse, cette auréole de blonde chevelure d’où s’exhale un parfum d’ambroisie, ce cou blanc comme le lait, ces joues purpurines encadrées de boucles dorées qui se partagent gracieusement sur ce beau front, ou s’étagent derrière la tête, et dont l’éclat éblouissant fait pâlir la lumière de la lampe. Aux épaules du dieu volage semblent pousser deux petites ailes, d’une blancheur nuancée de l’incarnat du cœur d’une rose. Dans l’inaction même, on voit palpiter leur extrémité délicate, qui jamais ne repose. Tout le reste du corps joint au blanc le plus uni les proportions les plus heureuses. La déesse de la beauté peut être fière du fruit qu’elle a porté.

Au pied du lit gisaient l’arc, le carquois et les flèches, insignes du plus puissant des dieux. La curieuse Psyché ne se lasse pas de voir, de toucher, d’admirer en extase les redoutables armes de son époux. Elle tire du carquois une flèche, et, pour en essayer la trempe, elle en appuie le bout sur son pouce ; mais sa main, qui tremble en tenant le trait, imprime à la pointe une impulsion involontaire. La piqûre entame l’épiderme, et fait couler quelques gouttes d’un sang rosé. Ainsi, sans s’en douter, Psyché se rendit elle-même amoureuse de l’Amour. De plus en plus éprise de celui par qui l’on s’éprend, elle se penche sur lui la bouche ouverte, et le dévore de ses ardents baisers. Elle ne craint plus qu’une chose, c’est que le dormeur ne s’éveille trop tôt.

Mais tandis qu’ivre de son bonheur, elle s’oublie dans ces transports trop doux, la lampe, ou perfide, ou jalouse, ou (que sais-je ?) impatiente de toucher aussi ce corps si beau, de le baiser, si j’ose le dire, à son tour, épanche de son foyer lumineux une goutte d’huile bouillante sur l’épaule droite du dieu. O lampe maladroite et téméraire ! ô trop indigne ministre des amours ! faut-il que par toi le dieu qui met partout le feu connaisse aussi la brûlure ! par toi, qui dus l’être sans doute au génie de quelque amant jaloux des ténèbres, et qui voulait leur disputer la présence de l’objet adoré !

Le dieu brûlé se réveille en sursaut. Il voit le secret trahi, la foi violée, et, sans dire un seul mot, il va fuir à tire d’aile les regards et les embrassements de son épouse infortunée. Mais au moment où il se lève, Psyché saisit à bras-le-corps sa jambe droite, s’y cramponne, le suit dans son essor, tristement suspendue à lui jusqu’à la région des nuages ; et lorsqu’enfin la fatigue lui fait lâcher prise, elle tombe sans mouvement par terre. Cupidon attendri répugne à l’abandonner en cet état : il vole sur un cyprès voisin ; et d’une voix profondément émue : Trop crédule Psyché, dit-il, pour vous j’ai enfreint les ordres de ma mère. Au lieu de vous avilir, comme elle le voulait, par une ignoble passion, par un indigne mariage, je me suis moi-même offert à vous pour amant. Imprudent ! je me suis, moi, si habile archer, blessé d’une de mes flèches, j’ai fait de vous mon épouse. Et tout cela, pour me voir pris pour un monstre, pour offrir ma tête au fer homicide, sans doute parce qu’il s’y trouve deux yeux trop épris de vos charmes. J’ai tout fait pour tenir votre prudence éveillée. Ma tendresse a prodigué les avertissements ; mais sous peu j’aurai raison de vos admirables conseillères et de leurs funestes insinuations. Quant à vous, c’est en vous fuyant que je veux vous punir. En achevant ces mots, il se lance en oiseau dans les airs.

Psyché prosternée sur la terre suivit longtemps des yeux son époux dans l’espace, tout en le rappelant par ses cris lamentables ; et quand un vol rapide l’eut élevé à perte de vue, elle se lève, et court se précipiter dans un fleuve voisin : mais le fleuve eut compassion de l’infortunée, et, par respect pour le dieu qui fait enflammer même les ondes, par crainte peut-être, il la soulève sur ses flots, et la dépose pleine de vie sur le gazon fleuri de ses rivages.

Le rustique dieu Pan se trouvait là par hasard, assis sur la berge. Il tenait entre ses mains ces roseaux qui furent jadis la nymphe Canna, et les faisait résonner sur tous les tons ; son troupeau capricieux folâtrait, en broutant çà et là l’herbe du rivage. Le dieu chèvre-pied, apercevant la belle affligée, dont l’aventure ne lui était pas inconnue, l’invite à s’approcher, et lui adresse quelques mots de consolation : Ma belle enfant, je ne suis qu’un gardeur de chèvres, un peu rustre, il est vrai, mais j’ai beaucoup vécu et acquis raisonnablement d’expérience ; or, si je sais bien former mes conjectures (ce que les gens de l’art appellent être devin), cette démarche égarée et chancelante, cette pâleur universelle, ces continuels soupirs, et surtout ces yeux noyés dans les larmes, tout cela me dit que vous souffrez du mal d’amour. Croyez-en mon conseil, renoncez à chercher la mort dans les flots ou par toute autre voie ; séchez vos pleurs, défaites-vous de cet air chagrin, offrez vos prières avec ferveur au grand dieu Cupidon, et, comme c’est un enfant gâté, sachez le prendre et flatter ses fantaisies.

Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché ne répondit rien ; elle s’inclina devant le dieu, et se mit en marche. Après avoir longtemps et péniblement erré à l’aventure, elle se trouve dans un sentier en pente, qui la mène inopinément à la ville où régnait le mari d’une de ses sœurs. Aussitôt qu’elle en fut informée, elle fait annoncer sa venue. Elle est introduite, et, après les baisers et les politesses d’usage, on lui demande son histoire. Psyché commence ainsi :

Il vous souvient du conseil que vous me donnâtes, d’accord avec notre autre sœur. Abusée, disiez-vous, par un monstre qui venait, se donnant pour mari, passer les nuits avec moi, il fallait, sous peine de servir de pâture à cette bête vorace, le frapper d’un poignard à deux tranchants, et j’y étais bien décidée ; mais lorsque, toujours par votre conseil, j’approchai la lampe qui devait me découvrir ses traits, quel divin spectacle vint s’offrir à mes regards charmés ! c’était le fils de la déesse Vénus, Cupidon lui-même, endormi d’un paisible sommeil. Éperdue, ivre de volupté, je cédais au délire de mes sens. Tout à coup, ô douleur ! une goutte d’huile brûlante tombe sur son épaule ; il se réveille en sursaut ; et, voyant dans mes mains le fer et la flamme : Va, me dit-il, ton crime est impardonnable. Sors à jamais de mon lit ; plus rien de commun entre nous. C’est ta sœur (et il prononça votre nom) que je veux désormais pour épouse. Il dit, et, sur son ordre, le souffle de Zéphyr me transporte hors du palais.

Psyché n’avait pas fini de parler, qu’enivrée du succès de sa ruse, sa sœur brûle d’en recueillir les coupables fruits. Pour tromper son mari, elle feint qu’on vient de lui apprendre la mort de ses parents, s’embarque en toute hâte, et fait voile vers le rocher. Zéphyr ne soufflait pas alors ; mais, dans l’espoir qui l’aveugle : Cupidon, dit-elle, reçois une épouse digne de toi ; et toi, Zéphyr, soutiens ta souveraine ! Et soudain elle s’élance de plein saut. Mais elle ne peut même arriver morte où elle voulait aller ; car les saillies des rocs se renvoyèrent les débris de ses membres, et, par un sort trop mérité, les lambeaux dispersés de son corps devinrent à moitié chemin la pâture des bêtes féroces et des oiseaux de proie.

L’autre punition ne tarda guère. Psyché, continuant sa course vagabonde, arriva dans la ville où résidait sa seconde sœur. Celle-ci, dupe de la même fiction, et rêvant comme sa devancière le criminel honneur de supplanter sa cadette, courut vite au rocher et y trouva même fin.

Pendant que Psyché courait ainsi le monde à la recherche de Cupidon, Cupidon, malade de sa brûlure, gémissait couché sur le lit même de sa mère. Or, cet oiseau blanc qui rase de l’aile la surface des mers, plongeant dans les profondeurs de l’Océan, va trouver Vénus, qui se baignait en se jouant au milieu des flots. Il lui annonce, en l’abordant, que son fils s’est fait une grande brûlure, dont la guérison est incertaine. Il ajoute que les bruits les plus fâcheux se répandent sur elle et sur sa famille : La mère et le fils, disait-on, ne sont plus occupés, l’un que d’une intrigue d’amour sur une montagne, et l’autre que du plaisir de nager au fond des mers. Adieu la volupté, adieu les grâces, adieu les jeux et les ris. Tout s’enlaidit, se rouille, s’assombrit dans la nature ; plus de tendres nœuds, de commerce d’amitié, d’amour filial. Le désordre règne ; ce n’est plus qu’une dissolution générale, un affreux dégoût de tout ce qui entretient l’union et fait le charme de la vie. La volatille babillarde n’oublia rien dans son rapport de ce qui pouvait irriter Vénus contre son fils.

Ah ! dit la déesse irritée, mon bon sujet de fils a fait une maîtresse ! Voyons, toi, seule créature qui me montres du zèle, dis-moi le nom de la femme assez osée pour faire les avances à un enfant de cet âge. Est-ce une des Heures, une Nymphe, une Muse, ou l’une des Grâces de ma suite ? L’oiseau jaseur n’eut garde de se taire. Maîtresse, je ne sais trop, répondit-il ; mais il y a de par le monde une jeune fille du nom de Psyché, si je ne me trompe, dont on le dit passionnément épris. Qui ? s’écria Vénus tout à fait outrée, cette Psyché qui se mêle d’être aussi belle que moi ? qui s’ingère de porter mon nom ? C’est celle-là qu’il aime ? Ce marmot, apparemment, s’est servi de moi comme entremetteuse ! c’est moi qui lui aurai mis le doigt sur cette donzelle !

Tout en grondant, elle sort précipitamment des ondes, et se dirige vers la couche d’or où repose le dieu malade. De la porte, elle lui crie de sa plus grosse voix : Belle conduite, en vérité, pour un enfant discret et sage ! Est-ce là le cas que vous faites des ordres d’une mère, d’une souveraine ? Au lieu de livrer mon ennemie à d’ignobles amours, vous osez, enfant libertin, lui prodiguer vos caresses précoces, et chercher dans ses bras des plaisirs défendus à votre âge ! Vous prétendez m’imposer pour bru la femme que je déteste ! Ah çà, croyez-vous, petit drôle, séducteur avorton, enfant insupportable, que seul vous soyez en état d’avoir lignée et que moi je sois hors d’âge ? Oh bien ! Sachez que je veux avoir un fils qui vous remplacera, et qui vaudra mieux que vous. Tenez, afin que l’affront soit plus sensible, j’adopterai quelqu’un de mes serviteurs, et je le doterai de ces ailes, de ce flambeau, de cet arc et de ces flèches, que je vous avais confiés pour un meilleur usage ; car tout cet équipement m’appartient, et il n’en est pas une pièce qui vous vienne de votre père. On vous a gâté dès l’enfance : vos mains n’ont jamais su qu’égratigner et battre ceux à qui vous devez le respect. Moi-même, moi, votre mère, enfant dénaturé, ne suis-je pas journellement volée par vous, et quelquefois battue ? Vous n’en useriez pas autrement avec moi si j’étais veuve ; et votre beau-père, ce grand et formidable guerrier, ne vous impose même pas. Je le crois bien, au surplus : pour me faire enrager, vous vous êtes mis sur le pied de lui procurer de bonnes fortunes ; mais le jeu vous coûtera cher, et ce beau mariage ne sera pas tout roses pour vous, je vous le promets.

Suis-je assez bafouée ? Que faire ? que résoudre ? comment avoir raison de ce petit vaurien ? Irai-je mendier le secours de la Sagesse, elle qui m’a vue si souvent lui rompre en visière, toujours pour les frasques de ce mignon ? La créature, d’ailleurs, la plus désobligeante et la plus mal peignée… ! Ah ! j’en ai le frisson ; mais il est si bon de se venger, coûte qui coûte ! Allons, j’irai trouver la Sagesse, oui, la Sagesse. Du moins, mon fripon sera châtié de main de maître. Elle videra son carquois, désarmera ses flèches, détendra son arc, éteindra son flambeau, et ne ménagera pas non plus sa petite personne. Je ne serai point satisfaite qu’elle n’ait et rasé cette chevelure dorée que j’ai si souvent peignée de mes propres mains, et rogné ces ailes, autrefois arrosées du nectar de mon sein.

Elle dit, et sort furieuse, tout en continuant d’exhaler sa bile. Elle est accostée par Junon et Cérès, qui, la voyant le teint allumé, lui demandent pourquoi ce sourcil froncé qui obscurcit le brillant de ses yeux. Je vous rencontre à propos, leur dit-elle : la colère pourrait me porter à quelque excès ; mais, je vous en conjure, aidez-moi de tous vos efforts à retrouver cette Psyché qui s’est enfuie, envolée je ne sais où ; car vous n’en êtes pas à apprendre le scandale de ma maison, et les hauts faits de celui que je ne veux plus appeler mon fils.

Les deux déesses, bien instruites de l’aventure, essayent d’apaiser la grande colère de Vénus. Mais, madame, qu’a donc fait votre fils, pour motiver cet acharnement contre lui, et cette hostilité si violente contre celle qu’il aime ? Où est le crime, s’il vous plaît, de faire les yeux doux à une jolie fille ? Vous n’ignorez pas qu’il est garçon sans doute, et, de plus, grand garçon ? Auriez-vous oublié la date de sa naissance ? ou, parce qu’il porte si gentiment ses années vous obstinez-vous à le voir toujours enfant ? Vous, sa mère, vous, femme de sens, vous iriez d’un œil curieux épier ses amusements, lui faire un crime de ses petites fredaines, contrecarrer ses amourettes, et condamner enfin, dans ce beau jouvenceau, vos propres gentilles pratiques, et les doux passe-temps que vous ne vous refusez pas ? Singulière prétention, d’aller semant l’amour partout, et de le prohiber dans vos domaines ! d’exclure vos enfants du droit commun de prendre part aux faiblesses du beau sexe ! Ah ! l’on ne vous la passera pas, ni au ciel, ni sur la terre. Ainsi les officieuses déesses prennent la défense de l’absent, dont elles redoutent les flèches ; mais Vénus, qui n’entend pas raillerie sur les torts dont elle se plaint, leur tourne le dos, et précipite ses pas vers la mer.