L’Âme française et les universités nouvelles

Jean Izoulet
L’Âme française et les universités nouvelles
La Revue bleuetome 49 (p. 196-204).
L’AME FRANÇAISE ET LES UNIVERSITÉS NOUVELLES
Selon l’esprit de la Révolution.
introduction.

Il y a environ un an, le Gouvernement, en la personne de M. Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, a soumis au Sénat un Projet de loi sur la réorganisation de l’Enseignement supérieur, ou, techniquement, sur le groupement des « Facultés » en « Universités ».

Le Sénat a aussitôt nommé une Commission composée d’hommes considérables, presque tous anciens ministres : MM. Berthelot, Bardoux, Magnin, Jules Simon, Challemel-Lacour, de Marcère, Barthélemy-Saint-Hilaire, Maze, de Rozières.

La Commission vient de terminer ses travaux et de désigner son rapporteur, un homme à l’esprit élevé, ayant précisément, par ces temps d’anonymats irresponsables, le sens des responsabilités supérieures, le très féminin psychologue et très viril politique M. Bardoux.

M. Bardoux a déposé son rapport, et le Projet va être mis à l’ordre du jour.

Si l’on veut en parler, c’est donc le moment précis.

Or, il faut en parler.

Qu’y a-t-il, en effet, dans ce Projet de loi ? En apparence, une simple question d’administration et de réglementation, du formalisme sans substance.

Et en réalité ? En réalité, il y a ceci : la concurrence vitale des nations, l’Énergie spirituelle, source de la Force matérielle, les rapports de la Science et de la Religion, l’évolution éternelle des idées et des mœurs, la conception moderne de l’Univers, l’inégale souplesse d’adaptation des peuples d’Europe à cette conception nouvelle du monde et de la vie, l’esprit de la Révolution, la crise de l’Ame française, et l’avenir enfin de la Patrie.

Voilà ce qu’il y a dans ce Projet de loi.

Au surplus, on peut en juger par ce qui suit :

I.
role politique des universités dans l’histoire.

Deux vierges, deux Walkures, — sœurs épiques, — mènent le monde : l’Idée et l’Épée. Et l’Épée n’a jamais rien pu, rien de durable sans l’Idée.

Or quel est l’organe tangible et permanent de l’Idée ? C’est la chaire du savant, du philosophe, du penseur. Un groupe de chaires scientifiques constitue une Université. De là le grand rôle des Universités, chez tous les peuples d’Europe, depuis sept cents ans. Voyez plutôt :

Quand l’Angleterre veut assurer sa domination en Normandie, elle fonde l’Université de Caen (1436).

Quand l’Espagne veut se consolider dans les Pays-Bas, elle fonde l’Université de Douai (1572).

Quand l’Allemagne fait la funeste gageure de germaniser l’Alsace-Lorraine, après 1870, elle commence par reconstituer de fond en comble l’Université de Strasbourg.

Écoutez ce que dit à ce sujet M. Anatole France :

C’est en 1882, à Strasbourg, que j’eus tout à coup l’intuition de ce qu’il y a de force et de majesté dans une Université moderne.

Monté sur la tour de la cathédrale qui domine la plaine d’Alsace, je voyais à mes pieds les maisons de la vieille ville avec leurs hauts pignons aimés des cigognes ; une large voie, à peine bâtie, s’en détachait, et, à l’extrémité, sur la rive droite de l’Ill, sortait de terre une ville entière, dure, blanche, froide, une ville de palais austères. C’était l’Université Empereur-Guillaume qui étendait sur quatorze hectares pour quatorze millions de francs de pierres de taille.

Mon guide, un vieil Alsacien, me désignait du doigt les édifices et me les nommait avec une expression mêlée d’admiration et d’épouvante. — Ce bâtiment, me disait-il, qui regarde par cent yeux la place de l’Université, renferme les salles de cours des Facultés de théologie, de droit et de philosophie. Voici, le long de la rue de l’Université, l’Institut de botanique et l’Institut de physique avec leurs laboratoires. Sur la rue Gœthe, ce palais est l’Institut de chimie, et cet autre palais le Laboratoire de chimie. Tout proche se dresseront bientôt deux Observatoires avec leurs coupoles. La Faculté de médecine est plus loin dans la vieille ville.

A cette vue, mieux que jamais et plus cruellement, je sentis la force de la conquête et l’empreinte du vainqueur. Je vis le sceau de l’Allemand sur la ville.

Ces Universités sont la création la plus puissante de l’esprit germanique…

Caen, Douai, Strasbourg, tous ces exemples ont trait aux conquêtes extérieures.

Mais il en est de même pour les luttes du dedans.

En Angleterre, en 1828, quand le parti whig veut constituer à ses opinions un centre, un foyer, un organe, il songe à fonder l’Université de Londres, pour faire tête à l’Université d’Oxford, foyer du torysme.

En Belgique, en 1834, quand le parti libéral veut lutter efficacement contre l’influence catholique prépondérante dans l’Université de Louvain, sinon dans celles de Liège et de Gand, il fonde l’Université de Bruxelles.

Mais c’est ici encore à l’Allemagne qu’il faut revenir. Quand l’Allemagne, après Iéna, veut se relever de son écrasement politique et militaire, que fait-elle ? Elle commence par fonder l’Université de Berlin (1810) !

M. Ernest Lavisse a raconté avec une simplicité émouvante l’histoire de cette fondation. Il a notamment mis en relief la décisive parole du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume :

« Il faut, dit alors textuellement le roi, il faut que l’État supplée par les forces intellectuelles aux forces physiques qu’il a perdues… »

De quoi s’agissait-il en effet, sinon d’ « accroître par l’éducation la force de résistance des âmes allemandes, dans la même mesure que croissait l’oppression » ?

Mais c’est Schleiermacher peut-être qui osa le plus nettement et le plus fermement escompter l’avenir :

Quand sera fondée cette organisation scientifique, elle n’aura point d’égale ; grâce à sa force intérieure, elle exercera son empire, bien au delà des limites de la monarchie prussienne.

Berlin deviendra le centre de toute l’activité intellectuelle de l’Allemagne septentrionale et protestante, et un terrain solide sera préparé pour l’accomplissement de la mission qui est assignée à l’État prussien.

Relever le royaume de Prusse et élever l’empire d’Allemagne, — par la création d’une École ! Quelle gageure ! nous semble-t-il. Les destins cependant n’ont point infligé de démenti au pensif et hardi philosophe, et Berlin est bien devenu à la lettre la métropole scientifique et la métropole politique des peuples germains.

Je m’en tiendrai ici à ces deux séries d’exemples. Qu’il s’agisse d’action au dehors ou d’action au dedans, c’est donc à ce puissant outil, l’Université, que tous les peuples d’Europe ont recours.

Caen, Douai, Strasbourg, dans le premier cas ; Londres, Bruxelles, Berlin, dans le second, nous l’ont fait voir surabondamment.

Sur trois des frontières de France, pour une œuvre de conquête, et dans trois des capitales d’Europe, pour une œuvre de progrès et de régénération, c’est par des Universités que nous venons de voir agir puissamment cette invisible reine du monde, l’Idée !

Et, chose digne de remarque, c’est l’Allemagne qui nous donne les deux plus éclatants exemples des deux cas.

Le peuple allemand, en effet, aux deux minutes suprêmes de son histoire, après le désastre et après le triomphe, après Léna et après Sedan, à qui ou à quoi s’avise-t-il de demander, soit le relèvement de la défaite, soit la confirmation de la victoire ? A l’Idée, à l’Esprit, à la Pensée, à la Science. Et c’est ainsi qu’il fonde l’Université Frédéric-Guillaume et l’Université Empereur-Guillaume, c’est-à-dire l’Université de Berlin et l’Université de Strasbourg.

Voilà les faits. Cherchons maintenant le pourquoi de ces faits. Pourquoi les Universités sont-elles l’arme et l’outil par excellence, soit au dedans, soit au dehors ? Ce pourquoi nous allons le trouver dans ce que j’appelle

la Vie spirituelle des nations.
II.
la vie spirituelle des nations. religion et églises, science et universités.

L’Histoire, en effet, consiste essentiellement en deux drames, deux drames éternels : un drame extérieur et un drame intérieur, la guerre des Races et la guerre des Classes.

Et ces deux drames, en somme, n’en font qu’un, qu’on peut appeler la lutte — intérieure et extérieure — du progrès et de la routine, du Passé et de l’Avenir.

Car, bien évidemment, c’est le progrès au dedans qui donne la puissance au dehors. Plus de justice intérieure engendre plus de vigueur extérieure. L’énergie spirituelle fait l’énergie matérielle, L’Idée intense fait l’Épée invincible. Vérité et vertu sont force. Erreur et vice sont faiblesse. Pour se fortifier il faut se purifier. Il n’y a de forts que les purs.

Les destins des peuples s’accomplissent dans l’invisible. Et le sort des batailles ne crée pas les défaites : il ne fait que les constater.

De ce point de vue supérieur, envisageons l’histoire de l’Europe moderne.

Comme je l’ai dit ailleurs, cette histoire se résume en un vaste mouvement de bascule. Jadis les races du Sud montaient. Aujourd’hui elles semblent descendre.

Où sont les gloires de la catholique Autriche ? de la catholique Espagne ? La puissante Allemagne et la riche Angleterre répondent.

Pourquoi cela ? Disons-le hardiment : les races du Sud ont perdu du terrain, au point de vue extérieur et matériel, parce qu’elles se sont laissées devancer au point de vue intérieur et spirituel.

Voilà la raison, la raison profonde, pour laquelle l’hégémonie risque de passer décisivement, si l’on n’y prend garde, des races du Sud aux races du Nord.

Considérons spécialement la France et l’Allemagne.

Toutes deux, nous les voyons, dans les temps modernes, s’efforcer de s’affranchir de l’esprit du moyen âge. Toutes deux, nous les voyons s’efforcer de progresser au dedans en Vérité, pour grandir au dehors en Force.

Mais, dans ce pareil effort de régénération, le succès de part et d’autre a-t-il été égal ?

Voilà où, je crois, nous Français, nous sommes enclins à nous faire de bien dangereuses illusions. Me permettra-t-on de risquer ici une indication grave ?

Un pays peut se réformer de deux façons très différentes : en changeant son mécanisme politique, ou en changeant son âme nationale ; en changeant la façade des institutions, ou en changeant l’homme intérieur.

Or souvent, je l’avoue, en comparant la France et l’Allemagne, une inquiétude me prend.

A quelle profondeur, en effet, l’Ame allemande n’a-t-elle pas été renouvelée, en ces trois derniers siècles, par les Luther, les Leibniz, les Lessing, les Herder, les Gœthe, les Fichte, les Schelling, les Schleiermacher, les Humboldt, les Hegel !

S’il était vrai pourtant que nous n’eussions guère en somme, nous, changé que la surface ! Et s’il était vrai qu’ils eussent, eux, sans y paraître, presque changé le fond !

Voyons donc cela. La chose en vaut la peine. Il suffira d’un rapide regard pour nous édifier.

La Vie spirituelle, l’Activité spirituelle, l’Énergie spirituelle d’un peuple a nécessairement deux pôles : la Religion et la Science.

Les Religions sont « les vases sacrés qui contiennent l’âme des peuples ». Maïs, à son tour, la Science, c’est l’expression même du génie des races.

La Religion, c’est la Science de l’immense majorité instinctive. La Science, c’est la Religion de la petite minorité pensante.

Le rapport de la Religion et de la Science, — problème si débattu, — c’est donc tout simplement le rapport de la Foule et de l’Élite, — lesquelles souvent se croient antagonistes, et sont en réalité profondément solidaires.

L’Élite est le ferment des Foules. La Science est le levain des Religions.

Sans la libre pensée, sans la vie et le mouvement scientifiques, sans l’innovatrice philosophie enfin, que devient la tradition religieuse ? Superstition.

Telle une pièce d’eau qu’une source ne renouvelle pas continûment : elle stagne, croupit, se corrompt.

La Science est l’agent purificateur de la Religion.

La Vie spirituelle d’une nation, sa santé et sa vigueur morales ne sont donc assurées que si cette nation sait se ménager trois choses : 1° un bon Office scientifique ; 2° un bon Office religieux ; 3° l’exacte corrélation des deux.

Or jamais un bon Office scientifique n’a été plus nécessaire aux peuples qu’aujourd’hui.

Quel est, en effet, le grand fait des Temps modernes ? C’est le renouvellement profond et vertigineux de la conception de l’Univers.

Je m’étonne qu’on discute encore là-dessus. À quoi bon nier les évidences écrasantes ?

Eh bien, dans la concurrence des nations, n’est-il pas inévitable que celles qui s’adapteront le plus vite à cette conception nouvelle du Monde et de la Vie prendront l’avantage sur les peuples routiniers ?

On s’est aperçu en France qu’il importe à un pays de renouveler constamment son double outillage, militaire et industriel. Mais il y a un troisième outillage, supérieur à ces deux là, l’outillage mental.

La Pensée, en effet, est l’outil des outils. Les Peuples se condensent dans leurs Penseurs. Par-dessus les frontières, les Penseurs croisent en silence leurs Pensées acérées, comme des épées invisibles. D’où les victoires et les défaites des Races. Le galop des escadrons n’est que l’ultérieure et retentissante notification des résultats.

A ce point de vue de l’adaptation aux conditions de la Vie moderne, observons la France et l’Allemagne.

L’Allemagne d’abord.

Au moyen âge, l’Allemagne a reçu de Rome son institution ecclésiastique, et de Paris son institution universitaire.

Mais les deux institutions se sont corrompues.

Que fait l’Allemagne ?

Elle rompt avec Rome et avec Paris.

Dès le milieu du xvie siècle, elle entreprend la purification de la Religion, c’est-à-dire la réforme de l’Église : soit un effort de cent ans.

Et, dès le milieu du xviiie siècle, elle entreprend la réorganisation de la Science, c’est-à-dire la réforme des Universités : soit un autre effort de cent ans.

Réforme ecclésiastique d’abord, réforme universitaire ensuite : la première retentissante et sanglante, la seconde silencieuse et pacifique, — mais non moins profonde, non moins décisive que la première.

La promulgation de la Confession d’Augsbourg (1530) er la fondation de l’Université de Gœttingen (1737) constituent cette double rupture avec la double décadence de la tradition ecclésiastique italienne et de la tradition universitaire française.

On connaît Augsbourg et la révolution religieuse du xvie siècle. Mais connait-on aussi bien Goëttingen et la révolution scientifique du xviiie siècle ?

Je voudrais pouvoir y insister, mais la place me manquerait. Qu’il me suffise de dire qu’en Allemagne la Science a eu plus tard, mais tout autant que la Religion, sa phase héroïque et, pour ainsi parler, son épopée.

Et si l’Allemagne a été appelée la terre classique de la Réforme, elle apparaît aussi comme la terre classique des Universités.

L’Allemagne a donc su chez celle, par un double et immense effort, assurer suffisamment et la Vie spirituelle de la Foule et la Vie spirituelle de l’Élite.

C’est le témoignage éclatant que lui rendait Fichte au lendemain d’Iéna :

« Fichte lut ses « discours à la nation allemande », qui furent entendus de l’Allemagne entière, car il faisait de sa patrie l’éloge le plus passionné, mais aussi le plus propre à relever les courages.

« Il opposait le génie germanique à l’esprit néolatin, vantait la force de travail du peuple allemand, le grand service que, par deux fois, il a rendu à l’humanité : en délivrant le christianisme de l’esclavage des formes catholiques, et en rapprenant au monde la liberté philosophique de penser qu’il avait oubliée depuis l’antiquité. » (Lavisse.)

Réforme religieuse et réforme scientifique, ce n’est pas tout : l’Allemagne a su encore relier l’une à l’autre la Religion renouvelée et la Science renouvelée, de façon à procurer leur progressive harmonie.

Comment cela ? Tout simplement en exigeant des ministres de la Religion un noviciat dans les instituts de Science, c’est-à-dire en faisant passer son personnel ecclésiastique au pied de ses chaires universitaires.

En un mot, l’Allemagne a relativement rempli les trois conditions du programme, et constitué puissamment le réseau vasculaire de sa vie morale.

Ce profond progrès intérieur ne pouvait manquer de se traduire un jour en puissance extérieure, en faisant sourdre dans la race germanique une vigueur et un élan jusqu’alors inconnus.

L’Allemagne, c’est une énergie spirituelle qui a développé lentement et irrésistiblement ses effets matériels.

Passons à la France.

Quelle différence ici !

D’abord notre mouvement religieux au xvie siècle ne réussit pas à réformer l’Église et avorte en simple dissidence. Et notre mouvement scientifique au xviiie siècle n’aboutit pas davantage à réorganiser les Universités.

Comment ? Pourquoi ? Je ne sais. Je n’ose risquer des explications. Je me borne à constater.

Cependant nous voici à la fin du xviiie siècle, et la Révolution éclate.

La France entreprend coup sur coup la réforme religieuse et la réforme scientifique, en même temps d’ailleurs que les réformes civile, politique, administrative et même économique.

Laissons celles-ci, pour ne nous occuper que des deux premières.

La Constituante institue son Comité ecclésiastique pour aborder la réforme religieuse ; et la Convention son Comité de l’instruction publique pour préparer l’organisation de la science nationale.

Mais ni le Jansénisme religieux du Comité de la Constituante, ni l’Encyclopédisme scientifique du Comité de la Convention ne devaient aboutir.

Le premier est mis en échec par le soulèvement de la Vendée, et le second dévie de sa route par la coalition de l’Europe.

Soit, direz-vous. Mais, plus tard, une fois la Vendée domptée et l’Europe vaincue, la voie ne redevient-elle pas libre à la double entreprise des Constituants et des Conventionnels, à la double réforme religieuse et scientifique, ecclésiastique et universitaire ?

Assurément. Et plus on y réfléchit depuis cent ans, plus il semble bien que l’heure ait été alors décisivement propice.

Mais… mais… Bonaparte paraît !

La promulgation du Concordat, en 1801, est le tombeau de la réforme religieuse ; et la constitution de l’Université, en 1808, est Je tombeau de la réforme scientifique.

Quant à la coordination de la Religion et de la Science, il est clair que la question tombe d’elle-même dans ce cas.

Ainsi, il faut avoir le courage de se l’avouer, des trois conditions du programme, toutes les trois ont été remplies par l’Allemagne et aucune des trois par la France.

Un mot est nécessaire ici.

Veux-je dire que l’organisation universitaire est parfaite en Allemagne, et parfaite aussi l’organisation ecclésiastique, et parfaite enfin l’organisation des rapports de l’une à l’autre ?

Tant s’en faut. Mais, enfin, elle existe, cette triple organisation, en Allemagne ! Et elle n’existe pas chez nous.

Avons-nous reconstitué notre Office religieux ? Avons-nous reconstitué notre Office scientifique ? Avons-nous organiquement relié les deux ? Non. Eh bien, donc, il faut l’avouer, que, dans le domaine de l’Idée, l’Allemagne a, pour le moment, l’avance.

Je n’apprécie pas la qualité du fait. Je constate l’existence du fait, simplement.

Je ne dis, par conséquent, ni que la Pensée allemande est incomparable, ni que la Race allemande est supérieure, ni enfin que l’Hégémonie allemande est indestructible.

Je ne dis pas cela du tout. D’abord, parce que je n’en sais rien. Ensuite, parce que ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Tout ce que je dis, c’est que l’Énergie spirituelle est la source de l’Énergie matérielle ; que l’Énergie spirituelle d’un peuple exige trois conditions, à savoir : un bon Institut scientifique, un bon Institut religieux, et l’exacte corrélation des deux ; et qu’enfin ces trois conditions, précisément, sont réalisées en Allemagne, et ne sont pas réalisées en France. Je dis cela, strictement. Je supplie qu’on ne me fasse pas dire autre chose.

Plus ou moins bien douée, la Race allemande ? je ne sais. Mais mieux outillée, c’est sûr. Je ne suis pas germanomane. Mais je vois ce qui est. Je vois, hélas ! que nous en sommes toujours chez nous au Concordat consulaire et à l’Université impériale ! Je vois que la conception nouvelle de l’Univers est pour ainsi dire encore non avenue pour nous, et que nous nous stérilisons dans la lettre d’un Dogme mort, — cependant que se noue le Drame de l’Europe moderne et que s’étreignent lentement le Nord et le Sud.

Car, sachons-le bien, la question est posée, décidément, entre Luther et Loyola.

En quoi le régime du Concordat a-t-il été funeste à l’évolution religieuse de notre Peuple ? Je n’ai pas à le dire aujourd’hui.

En quoi la constitution de l’Université a-t-elle été funeste à l’évolution scientifique de notre Bourgeoisie ? Je vais le dire tout à l’heure.

Maïs qu’il me soit permis d’abord de bien accentuer ma pensée : consciemment ou non, Napoléon a deux fois attenté à l’Ame de la France.

Autant qu’il était en lui, il à tué doublement, d’avance, d’abord dans le Peuple, puis dans la Bourgeoisie, la Vie et l’Énergie spirituelles de la nation.

Et pourtant la France est toujours debout !

Mais que de vitalité et de force perdues !

Que faire, donc, sinon reprendre avec ferveur l’œuvre trahie de la Constituante et de la Convention ? Que faire, sinon briser le double sceau de mort du Concordat consulaire et de l’Université impériale ?

Oui, la réforme ecclésiastique et la réforme universitaire s’imposent à la France de jour en jour plus impérieusement. Et c’est ce qu’ont bien vu d’un bout à l’autre de ce siècle tous nos vrais penseurs et tous nos vrais politiques.

La Religion et les Églises, je n’ai pas, je le répète, à m’en occuper ici. Mais la Science et les Universités, c’est la question à l’ordre du jour.

Voici qu’en effet, à l’heure où je parle, le Gouvernement lui-même prend devant le Parlement l’initiative vaillante d’un grave projet de réorganisation universitaire. L’heure décisive aurait-elle enfin sonné pour l’une des deux grandes rénovations nécessaires ? J’ai lu avidement le Projet de loi, et je vais essayer d’en dégager l’inspiration essentielle, en disant ce que c’est que la Science et ce que c’est qu’une Université.

III.
qu’est-ce que la science ?

Qu’est-ce que la Science ?

C’est la vision nouvelle de la Nature et de la Vie, de l’Univers et de l’Homme, — c’est-à-dire de la scène et du drame, du théâtre et du héros.

Vision nouvelle de la Nature qui, dès le xvie siècle, enivrait les Giordano Bruno, les Copernic, les Képler, les Galilée, les Vinci ; vision nouvelle de la Vie qui, dès le xixe siècle, enivre les Shelley et les Hugo, les Carlyle et les Emerson !

Or, est-ce ainsi que la Bourgeoisie française comprend la Science, l’Enseignement supérieur, les Hautes Études ?

Il s’en faut de beaucoup, — comme on va le voir,

Considérons la Bourgeoisie, d’abord dans sa majorité frivole, puis dans sa minorité sérieuse et pensante.

La majorité se divise, au point de vue du genre de vie, en deux grands groupes, les actifs et les oisifs.

J’entends par actifs les hommes qui suivent une carrière et exercent une profession, le personnel des professions libérales : avocats, médecins, ingénieurs, etc. Et j’entends par oisifs les « gens du monde », puis les rentiers en général, enfin et surtout les femmes.

Les actifs d’abord.

Dans quel but le bachelier va-t-il, au sortir du collège, s’inscrire sur les registres des Facultés ? Ce but n’est pas douteux. L’étudiant, en général, ne s’adresse à la Faculté que pour en obtenir au plus vite un diplôme qui lui permette d’exercer, trente années durant, la lucrative routine de l’éternelle consultation pour l’éternel client « œgrotant » ou processif. Praticien, praticien, voilà tout ce qu’il veut être, le plus tôt possible et le plus longtemps possible. Quant au mystère sacré de la Vie que scrute la biologie, et quant au mystère encore plus sacré de la Justice que scrute la Science du droit, c’est à peine s’il les soupçonne, c’est à peine s’il veut les voir, c’est à peine s’il en emporte malgré lui un fugitif frisson.

Et voilà comment la Science, l’esprit scientifique, la haute Vie intellectuelle, sont étouffés d’avance par le souci exclusif de l’utilitarisme professionnel. Et voilà comment les carrières libérales de notre pays sont remplies de praticiens distingués, de techniciens éminents, — mais sous le savoir spécial desquels ne palpite et ne circule aucune Vie spirituelle profonde.

Passons aux oisifs.

Quelle idée se font de la Science les gens du monde et les femmes ? Nous pouvons nous en tenir aux femmes. Ne font-elles pas l’opinion ?

Or, cela non plus n’est pas douteux : pour les femmes, la Science, c’est un laboratoire ou une bibliothèque, une cornue ou un in-folio, quelque chose enfin d’inélégant ou de morose, — d’où sort, de temps à autre, sous le nom de découverte, quelque chose de drôle ou de sinistre, drôle comme le téléphone ou le phonographe, sinistre comme les poisons ou les explosifs, comme l’aconitine on la mélinite. Pour les femmes, la Science c’est de la physique amusante où de la chimie inquiétante ; mais rien de plus.

Et qu’y a-t-il là, je vous prie, qui puisse alimenter en elles l’intime Vie spirituelle ? Qu’y a-t-il là qui puisse nourrir leur imagination de feu, et leur cœur qui se dévore, et leur rêve éternel ?

Ainsi la Science n’a aucun rapport avec la vie morale. Elle reste extérieure. Elle reste au seuil du sanctuaire. Elle est littéralement pro-fane. Et la vraie vie, celle que l’on sent sourdre au tréfond de l’âme, peut se dessécher et tarir, sans que la Science y puisse rien, ou même en sache rien.

Inefficacité radicale de la Science, dans l’ordre des questions essentielles, des questions vitales : voilà donc le verdict de la majorité frivole de la Bourgeoisie.

Veut-on consulter maintenant la minorité pensante ? Elle se divise aussi à son tour, au point de vue des opinions cette fois, en deux grands groupes : les Catholiques et les Libres Penseurs.

Les Catholiques d’abord.

Qu’est-ce que la Science pour les Catholiques ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord répondre à une autre : qu’est-ce que le Dogme ?

Le Dogme se réduit à deux points essentiels :

1° Le Monde est constitué par une dualité, à savoir la distinction et l’opposition de la terre et du ciel ;

2° L’Homme pareillement est constitué par une dualité, à savoir la distinction et l’opposition du corps et de l’âme.

Au-dessus de la terre, il y a le ciel ; et au-dessus du corps, l’âme.

La vie terrestre est affreuse, mais la vie céleste sera délicieuse.

Le corps est méprisable, maïs l’âme est adorable.

Le corps ira donc pourrir dans la terre, mais l’âme s’en ira fleurir à jamais dans le ciel.

Voilà comment parle le Dogme. Mais voici qu’intervient la Science, et tout change atrocement.

Double désastre : la Science, sous le nom d’astronomie, détruit le Paradis, mystique séjour ; et, sous le nom de biologie, détruit l’Ame, mystique habitante. Plus de violes au fond des nues, plus de harpes éternelles ! Et plus d’immatérielle Psyché pour s’y envoler archangéliquement !

Et voilà comment la Science apparaît aux Catholiques, non plus seulement comme une indifférente, comme une froide étrangère, mais bien comme une sinistre ennemie.

Passons aux Libres Penseurs.

J’entends par là ceux qui, hier encore, s’étant réellement dégagés du dogme catholique, ne rêvaient plus de paradis artificiels, et estimaient que la vie terrestre est belle et bonne, et peut largement suffire.

Où en sont-ils aujourd’hui ? et quelle est leur attitude à l’endroit de la Science ? C’est ici le fait le plus grave que j’aie à signaler.

Les plus libres esprits, à l’heure qu’il est, devant la Science, commencent à être inquiets, et à reculer presque instinctivement. Pourquoi ? En deux mots, le voici.

La vie terrestre que, naguère encore, dans leur généreux optimisme, ils concevaient comme une immense « Amitié », vient de leur être révélée tout à coup comme une inexpiable et universelle guerre, comme un gigantesque duel, un quadruple duel :

duel des races dans l’humanité ;

duel des patries dans chaque race ;

duel des classes dans chaque patrie ;

duel des individus, enfin, dans chaque classe !

N’est-ce pas véritablement, pour l’homme pensif, une perspective affreuse que celle d’osciller ainsi sans trêve ni fin de la guerre des classes à la guerre des races, de la guerre civile à la guerre étrangère ? Haine partout, hypocrite ou cynique. Extermination partout, sournoise ou brutale. Quels horizons pour l’âme de l’homme moderne !

Faut-il donc s’étonner de le voir se replier sur lui-même, et de l’entendre murmurer tout bas des mots bien nouveaux à l’oreille française : désenchantement, désabusement, désillusion, découragement, désespérance !

Et que dire et que faire pourtant, si nous voyons ainsi les meilleurs d’entre nous se désintéresser de la vie ?

On ne l’a pas assez remarqué, en effet : il y a dans l’humanité deux sortes de détresses, — la détresse physique et la détresse morale, la détresse du ventre et la détresse de l’âme. Grave, à coup sûr, est le problème économique pour le grand nombre, le problème du pain matériel. Mais grave aussi, le problème philosophique pour le petit nombre, le problème du pain spirituel. £t, à tout prendre, je ne sais trop si le second de ces problèmes n’est pas plus redoutable encore que le premier. Pour moi, les retentissantes grèves des multitudes ouvrières me paraîtraient peut-être moins inquiétantes, au fond, que la muette grève des nobles cœurs.

Ainsi la Science, déjà si brutale aux yeux des Catholiques, est en train d’apparaître odieuse aux Libres Penseurs. Plus de paradis céleste ! crie-t-elle aux premiers. Et plus de paradis terrestre ! ajoute-t-elle pour les seconds.

Résumons ceci.

Au point de vue de la vie spirituelle, au point de vue de la vie morale, au point de vue de la vie intime et profonde, au point de vue enfin des besoins essentiels de l’âme et du cœur, sous quel jour la Science apparaît-elle à la Bourgeoisie française contemporaine ?

A la majorité frivole de cette Bourgeoisie, la Science apparaît stérile. Et à la minorité sérieuse, elle apparaît néfaste.

Impuissance ou malfaisance, tel est le double verdict.

La Science est incapable de susciter la Vie spirituelle, là où elle manque. Et elle la tue à coup sûr, là où elle existe.

Conclusion : peu ou pas de Vie spirituelle dans la Bourgeoisie. Et comme il n’y a déjà guère de Vie spirituelle dans le Peuple, il suit que, Peuple et Bourgeoisie, la Cité française tout entière, en cette veillée des armes qui s’appelle la veille du xxe siècle, est toute pareille à un vieil arbre qui ne vivrait plus que par l’écorce, — l’écorce des plaisirs et des intérêts matériels immédiats, chez les vulgaires, et, chez les hautains, l’écorce du « point d’honneur ».

Mais, encore une fois, laissons, pour le moment, le Peuple, et ne nous occupons aujourd’hui que de la Bourgeoisie. Laissons la troupe, ne voyons que les cadres.

N’est-il pas véritablement effrayant de constater cette indigence de vie et d’énergie intérieures chez les chefs ? Car n’est-ce pas précisément la foi du chef qui fait la valeur du soldat ?

Comment, dans la lutte militaire ou économique, dans les travaux de la guerre et de la paix, comment les capitaines pourraient-ils communiquer à leurs troupes une foi qu’eux-mêmes n’ont pas ?

Or, on l’a dit, « pour vaincre, il faut avoir aux reins une croyance ». Faire correctement et galamment son devoir ne suffit pas. Pour vaincre, il faut avoir une foi forcenée. Partout et toujours les nobles et mélancoliques Curiaces sont nés vaincus.

Que faire donc, encore une fois, sinon tenter ardemment de rouvrir les sources de l’espérance, de l’enthousiasme, de la foi, dans l’âme de la Bourgeoisie française, c’est-à-dire de notre état-major social ?

Et comment y parvenir, sinon à l’aide de la Science plus et mieux comprise ?

Rapidement, je reprends un à un les quatre groupes entre lesquels j’ai tout à l’heure distribué cette Bourgeoisie.

Aux « professionnels », avocats, médecins, etc., il faut montrer que la Science n’est pas simplement un arsenal à chicanes ou une officine à drogues, mais une profonde investigation du mystère vital et du mystère moral, une grave et sainte apocalypse de l’Ame et de la Vie ; et que, par conséquent, en eux, le praticien peut et doit se doubler d’an penseur, d’un prêtre, d’un apôtre.

Aux « gens du monde » et aux femmes, il faut montrer que la Science, ce n’est pas seulement de la physique amusante ou de la chimie inquiétante, mais bien une hardie percée dans l’Inconnu. Ne pensez-vous pas, leur dirons-nous, qu’une exploration dans les ténèbres de l’Être puisse être aussi passionnante qu’une expédition « dans les ténèbres de l’Afrique » ? La forêt de l’Être n’est-elle pas aussi attirante que la forêt africaine de l’Arowhimi ? Et les savants, les inventeurs, les génies, ne sont-ils pas de pâles « conquistadors » aussi émouvants que les Emin et les Stanley ?

Grâce à eux, une nouvelle et magique vision de la Nature et de la Vie se dégage lentement des brumes de la fiction. Grâce à eux, une nouvelle et immense Isis laisse déjà transparaître, au fond de la forêt cosmique, sa nudité sacrée !

La pensée est un vin dont les penseurs sont ivres…

Ne sentez-vous donc pas, vous aussi, une ivresse profonde émaner de la Science, ce vin nouveau de la vigne éternelle, la vigne de l’Esprit ?

Eh quoi ! de la Science, ô femmes ! ne verrez-vous jamais que les enveloppes vulgaires ? Sous ces écorces, ne saurez-vous jamais saisir le fruit mystique, — pour en nourrir le vide immense de vos rêves et la faim éternelle de vos cœurs ?

Quand les historiens futurs voudront déterminer le caractère profond de l’époque où nous vivons, ils le trouveront, je crois, dans ce fait à jamais mémorable, que ceux d’entre nous qui savent regarder voient s’accomplir sous leurs yeux, à savoir, la rencontre de l’antique sens du Mystère et de la jeune notion de Méthode.

Le sens du Mystère est aussi vieux que l’humanité. Mais la notion de Méthode date d’hier seulement.

L’homme d’autrefois abordait le Mystère avec un esprit très médiocrement armé. Tel le sauvage qui essaye de fouiller une mine de houille avec un misérable éclat de silex.

Mais vienne l’ingénieur, et la mine est exploitée avec un outillage puissant. Vienne aussi le savant, et le Mystère, attaqué avec de rigoureuses et vigoureuses Méthodes, se laisse pénétrer à des profondeurs inconnues qui pétrifieraient de stupeur, s’ils pouvaient renaître à la vie, les saint Thomas et les saint Anselme, les Épictète et les Marc-Aurèle, les Aristote et les Platon !

Voilà comment on pourrait, j’imagine, « évangéliser » les femmes et les purs mondains.

Arrivons à la minorité pensante, divisée en Catholiques et en Libres Penseurs.

Aux Catholiques, qui pleurent de nouveau le Paradis perdu, il faut dire : rassurez-vous ! Ce que l’astronomie et la biologie ont détruit, c’est une fausse notion du « ciel » et une fausse notion de l’ « âme ». Mais le réel de ces notions, le vrai de ces notions, cela, ni l’astronomie ni la biologie ne sauraient le détruire, parce que, cela, c’est votre profond instinct de Justice et de Félicité, et que cela est indestructible, et que les plus durs granits ne sont que terre et cendre en comparaison de ce diamant.

L’opération qui sépare de la gangue le minerai, et de l’alliage l’or, détruit-elle l’or et le minerai ?

Le « ciel » et l’ « âme », ces divines réalités pour lesquelles tremblent vos cœurs, c’est plus pures et plus resplendissantes que vous les verrez sortir de l’effrayant creuset de la raison et de la philosophie.

Cette crise est-elle donc sans exemple dans l’histoire ?

Voyez. Dans les Temps antiques, une heure vint où les belles païennes s’effarèrent. C’est que deux silhouettes s’étaient dressées à l’horizon, les silhouettes du Chrétien méprisé et du Barbare détesté. Et, pourtant, de l’Évangile et de l’Invasion devait naître, à la longue, un nouvel idéal, inconnu de la Grèce et de Rome.

Pareillement, dans les Temps modernes, l’heure est venue où les belles chrétiennes s’effarent. C’est que deux spectres ont surgi, les spectres du Savant inquiétant et du Peuple terrifiant. Et, pourtant, de cette autre Évangile et de cette autre Invasion, de la Science et de la Démocratie, doit naître, à la longue, un nouvel et plus haut idéal, insoupçonné du moyen âge.

Que dis-je ? Ce nouvel idéal de Noblesse et de Tendresse, cette nouvelle Fleur de rêve, ne la sentez-vous pas déjà sourdre obscurément ? Et pouvez-vous bien croire que l’Humanité, à peine adolescente, ait épuisé les formes intarissables de l’éternel Héroïsme et de l’éternel Amour ?

Voilà comment, semble-t-il, on pourrait parler aux Catholiques.

J’ai hâte d’en venir enfin aux Libres Penseurs. C’est notre quatrième et dernier groupe.

C’est celui qu’il importe le plus de convaincre, et de convaincre tout de suite. Car c’est le groupe où se concentre toute l’énergie et toute l’initiative de nos générations. Et si celui-là s’abandonne, tout est perdu.

Mais que lui dirons-nous ?

Ce que nous lui dirons, le voici.

Nous lui dirons : Vous êtes le bataillon sacré de l’Encyclopédie et de la Révolution, de la Démocratie et de la République. Vous êtes ceux qui ont eu foi dans la Raison humaine pour fonder ici-bas le règne de la Vérité et de la Justice. Enfin, vous êtes ceux qui ont rêvé une immense « Amitié » terrestre, et qui ont mis au service de ce rêve leurs biens, leurs forces et leur vie.

Or voici que, par un coup de théâtre inattendu, brusquement, ce « rêve bleu » fait place à un hideux cauchemar !

La naïve fraternité universelle est remplacée par la double et atroce haine des Races et des Classes.

Au lieu d’une idylle au milieu d’une nature amie, on vous montre, dans un coin perdu des mornes solitudes de l’univers, un ignoble duel au couteau !

Et tout cela, grands dieux ! au nom de qui ? Au nom même de la Science ! au nom de la Science, fille de cette Raison en qui seule vous aviez mis votre foi !

Et vos adversaires, foule innombrable, — la foule des stériles et des négateurs, — vous entoure, ironique, railleuse, ricanante. Et vous sentez votre foi hésiter, et votre cœur faiblir ; et le doute, père des défections, sourdre dans vos cerveaux douloureux.

Et voilà comment, vous, vaillant Tiers-État, initiateur de la Révolution, vous, hardie Bourgeoisie, protagoniste de la République, vous êtes sur le point de douter de la République et de la Révolution, de glisser aux résipiscences et aux palinodies, et de rentrer tout confus au giron catholique.

Eh bien, non, nous ne vous laisserons pas commettre ce suicide ! Nous vous parlerons, et vous nous entendrez.

On vous dit : Le verdict de la Science contredit radicalement la devise de la Révolution. La naïve illusion révolutionnaire n’a donc qu’à s’effacer au plus tôt devant la terrible certitude scientifique.

Voilà ce qu’on vous dit.

A notre tour nous vous disons : On vous trompe ! n’en croyez rien ! Repoussez ce pessimisme. Ne donnez pas dans cette panique vulgaire des faibles cœurs. Voyez : en aucun lieu du globe les hauts esprits ne se laissent ébranler. Ils restent impassibles. Ils s’obstinent à avoir foi. Ils en appellent tranquillement de la Science mal informée à la Science mieux informée. Ils en appellent des conclusions hâtives d’une Science anarchique aux conclusions mûries d’une Science organisée. En un mot, ils en appellent de la Science hagarde d’aujourd’hui à la Science sereine de demain.

Oui, nous vous l’affirmons, nous qui le savons : de la souriante Utopie du xviiie siècle, et de la Science sinistre du xixe, c’est la première, en dépit de tout, qui aura le dernier mot.

Et pour réduire le débat à quatre termes : de la fausse Science d’aujourd’hui qui prétend nous montrer dans l’Univers un Antre et dans l’Homme un Fauve, nous en appelons énergiquement à la vraie Science de demain qui, elle, saura voir et faire voir, dans l’Univers. un Temple et dans l’Homme un Juste !

Un Fauve dans un Antre, ou un Juste dans un Temple : voilà donc nettement le débat.

Ce débat, non seulement nous l’acceptons, mais nous le provoquons. Et nous le provoquons avec tranquillité. Car nous sommes sûr. La « foi » n’est pas toujours ce que notre époque imagine, à savoir une croyance gratuite et niaise. La vraie « foi » est un pressentiment et une pré-possession.

Voilà le vrai jour, à notre avis, sous lequel il faut présenter la Science à la Bourgeoisie française contemporaine, aux quatre groupes de la Bourgeoisie que nous avons appelés : les Professionnels et les Mondains, les Catholiques et les Libres Penseurs.

IV.
qu’est-ce qu’une université ?

Mais comment donc se fait-il que la Science apparaisse aux Français sous un jour aussi faux ?

Nous voilà arrivés à la question technique des Universités.

Comment ? C’est que l’Enseignement supérieur qui est chargé d’élaborer la Science a été, chez nous, si mal constitué par le premier Empire qu’il n’a pu donner que des produits incomplets ou faussés. D’un atelier défectueux, en dépit de la valeur des hommes, n’a pu sortir qu’une œuvre défectueuse.

Un simple rapprochement : les instituts d’enseignement supérieur s’appellent, chez nous, Facultés, et partout ailleurs en Europe, Universités. Facultés et Universités ! Ce simple rapprochement de deux mots ne suffit-il pas à évoquer un pénible contraste : langueur et ferveur, stérilité et fécondité ?

Facultés et Universités ! En vérité, le contraste est saisissant.

Mais d’où vient cette stérile langueur de nos Facultés en ce siècle ?

Tout de suite, en deux mots, je réponds : la Science vit d’unité et de liberté… C’est pourquoi Napoléon a décrété : dislocation et sujétion !

Je m’explique.

Ce qui caractérise essentiellement les sciences, c’est qu’elles dépendent les unes des autres, et ne dépendent. d’ailleurs de rien autre. Inter-dépendance étroite au dedans, et in-dépendance absolue au dehors : telle est rigoureusement leur nature, leur condition, leur loi.

Cette inter-dépendance des sciences est aujourd’hui un fait incontesté.

Qui ne sait combien les sciences physiques (Faculté des sciences) agissent sur les sciences biologiques (Faculté de médecine) ? Et les sciences morales (Faculté des lettres) sur les sciences juridiques (Faculté de droit) ?

En bloc, qui ne voit comment le grand groupe des sciences matérielles (Faculté des sciences et Faculté de médecine) et le grand groupe des sciences spirituelles (Faculté des lettres et Faculté de droit) sont destinés à agir et réagir de plus en plus l’un sur l’autre et à se féconder réciproquement ?

C’est Diderot qui paraît avoir le premier saisi fortement cette solidarité et cette unité.

C’est du moins le témoignage que lui rend Auguste Conte dans les termes suivants :

« … L’énergique sagesse de Diderot avait institué l’atelier encyclopédique… une telle concentration tendait à rappeler le but organique au milieu du travail critique, en ramenant toujours la pensée vers la construction d’une synthèse complète… »

Encyclopédie, concentration, synthèse, organisme : voilà bien, en effet, les mots essentiels.

Une Université, c’est le faisceau des quatre Facultés, c’est la synthèse des sciences, c’est une classification en acte, c’est un édifice organique, c’est un encyclopédisme vivant.

M. Liard a là-dessus une comparaison juste et charmante :

« Dans l’Université, dit-il, les Facultés, tout en restant individuelles, ne sont plus compartiments étanches et impénétrables. Comme ceux des fruits cloisonnés, ces compartiments distincts ont des parais communes et perméables, et tous s’ouvrent sur le même cœur. »

Avec moins d’ingéniosité et plus d’énergie fruste, on. pourrait dire : les quatre Facultés sont les quatre membres du corps Université.

Or, qu’a fait le premier Empire ? Il a écartelé le corps pour en disperser les membres. Il a disloqué l’Université, pour en éparpiller les Facultés… disjectæ membra scientiæ

Ainsi l’Empire a fait œuvre de mort.

Eh bien, la république, elle, veut faire œuvre de vie.

Ce que l’Empire a désuni, la république veut le réunir. D’où le présent Projet de loi pour concentrer les forces éparses et ramasser les Facultés en Universités.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas seulement d’obtenir le voisinage, la contiguïté, la juxtaposition, dans une seule ville, ou même dans un seul édifice.

Il s’agit d’organiser, par le commerce des hommes, la pénétration des études.

De là l’idée d’une Assemblée générale des professeurs. De là l’idée d’une Association générale des étudiants.

C’est ainsi que chaque professeur et que chaque étudiant sera amené à se situer dans l’ensemble, à relier sa science spéciale à l’arbre encyclopédique, et à l’y nouer comme le rameau au tronc.

C’est ainsi que sera provoquée une transformation — respective et réciproque — des étudiants et des professeurs.

Mais ceci même ne suffirait pas. À ces groupements généraux, extérieurs et indéterminés, il faut ajouter des groupements spéciaux, déterminés et intérieurs. Et c’est ici qu’apparaît la seconde condition requise par la Science, à savoir, outre l’unité, la liberté.

L’organisme scientifique est-il définitivement constitué ?

Tant s’en faut. Il est encore en plein travail d’évolution. Des différenciations et des corrélations nouvelles s’élaborent incessamment dans ses profondeurs. De nouveaux éléments surgissent, et de nouveaux rapports s’établissent. Ce travail intime, ce devenir mystérieux, celte genèse sacrée, exigent une liberté absolue.

C’est pourquoi, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, l’Empire a décrété la sujétion !

Eh bien, la république a jugé qu’il fallait sans plus tarder restituer à la Science sa condition la plus vitale, l’indépendance. La république veut que les professeurs soient maîtres de leurs programmes.

Les professeurs pourront donc, selon leurs inspirations personnelles et collectives, soit modifier les enseignements anciens, soit établir des enseignements nouveaux.

Ils pourront surtout essayer de nouveaux groupements de cours empruntés aux diverses Facultés ; et cela conformément à une appréciation de plus en plus juste et de plus en plus profonde des rapports organiques que les sciences soutiennent entre elles. C’est-à-dire qu’ils pourront, à l’aide d’expériences attentives et soutenues, faites par eux de concert avec les étudiants, perfectionner de jour en jour l’empirique organisation universitaire correspondant à une « artificielle » classification des sciences et nous rapprocher de plus en plus de ce but idéal : une organisation rationnelle fondée sur une classification « naturelle ».

Enfin, comme sanction à ces nouveaux groupements de cours, ils pourront instituer de nouveaux diplômes, diplômes exclusivement scientifiques, ceux-là, et destinés à marquer le niveau des études, et pour ainsi dire l’étiage intellectuel, — à côté ou plutôt au-dessus des diplômes vulgaires, simplement professionnels, en attendant que l’État puisse transporter la collation de ces derniers à qui de droit, c’est-à-dire aux Administrations respectives, et consommer ainsi l’affranchissement intellectuel des Universités.

Il faut y insister, en effet : la Science vit de liberté. L’Office intellectuel n’est pas un simple mécanisme administratif. Le savant est libre, ou il n’est pas. Domestiquer la pensée, c’est la tuer.

Le penseur ne relève que de sa conscience et de l’opinion ; — non d’une mesquine opinion locale et momentanée, mais de cette large et haute opinion qui constitue comme un invisible tribunal où siège éternellement l’élite universelle des époques et des races.

Unité et liberté, au lieu de dislocation et sujétion. Voilà donc la réplique républicaine au prononcé impérial.

Mais ce n’est pas tout. Ce n’est même qu’une moitié de l’œuvre de réforme.

J’ai parlé de liberté, de liberté de programme, voilà qui est parfait. Mais, il faut bien le dire, au fond, il n’y a pas de liberté réelle sans la propriété. J’ose le déclarer : la propriété seule fonde la liberté.

Et voici de nouveaux horizons qui s’ouvrent devant nous.

Si on veut faire libres les Universités, il faut les faire propriétaires.

C’est ce que voyait à merveille Alexandre de Humboldt, quand, après Iéna, il procédait à la création de l’Université de Berlin :

« Humboldt voulut créer une grande Université, et s’occupa d’abord de lui trouver une demeure digne d’elle.

« Il lui fit donner par le roi le palais du prince Henri, situé au plus bel endroit de la ville, à l’extrémité de l’allée Sous les tilleuls. Puis il songea à la dotation.

« Il ne trouvait pas suffisant que l’Université eût un large revenu ; il voulait encore qu’elle fût propriétaire du capital, et qu’elle possédât, par exemple, des domaines qu’elle administrerait elle-même, afin de jouir, comme les Universités anglaises, d’une indépendance parfaite.

« Cette opinion ne prévalut pas. Le ministère voulut garder les cordons de la bourse… La dotation fut simplement annuelle…, etc. »

Comme Alexandre de Humboldt, M. Léon Bourgeois ne demanderait peut-être pas mieux que de faire les Universités propriétaires. Mais comme l’État prussien en 1810, et pour des raisons sur lesquelles il n’est pas nécessaire d’insister, l’État français, en 1892, ne croit pas pouvoir se désarmer ainsi.

Le problème est-il donc insoluble ? Point.

Les Universités conserveront la dotation budgétaire annuelle ; mais, en outre, elles recevront la « personnalité civile », c’est-à-dire le droit de posséder.

Ah ! dira-t-on, le beau droit que voilà ! Les Universités n’auront pas souvent l’occasion de l’exercer…

Qu’en sait-on ?

Sans doute, la richesse, en France, a, beaucoup moins que dans les pays anglo-saxons, ce qu’on peut appeler le sens social. Cependant, voyez les grands Séminaires : grâce à la personnalité civile, ne sont-ils pas arrivés à posséder des biens immenses ? Voyez l’Institut : n’est-il pas arrivé à disposer d’un revenu énorme ? Voyez l’État lui-même : n’a-t-il pas fréquemment à encaisser des donations considérables ?

Et si plus d’un testateur hésite à verser sa fortune, au loin, dans ce gouffre anonyme qu’on appelle l’État, et pour des destinations inconnues, en sera-t-il de même quand il s’agira de doter l’Université de sa ville ou de sa région, l’Université vivante et florissante qu’il a là sous les yeux, et qui est l’honneur de la petite patrie locale, l’Université où il a fait ses études et puisé les éléments mêmes de son succès professionnel et social, cette Université dont il apprécie la haute fonction scientifique et patriotique, dont il connaît l’organisation libre et forte, et où il sait de façon très certaine que sa fortune trouvera un emploi précis et fécond ?

Maïs pourquoi discuter ? Les faits n’ont-ils pas répondu ? En fait, déjà, à l’heure qu’il est, de nombreuses subventions et donations se sont produites. Les villes de Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Rennes, Toulouse, Lille, ont généreusement ouvert l’ère des libéralités spontanées, et donné de haut un exemple qui sera suivi. A l’heure où je parle, le chiffre exact des subventions, dons et legs, est de {{unité|306519} francs.

Nous pouvons donc, dès maintenant, nous représenter un état de choses futur où le corps enseignant sera mi-partie salarié, mi-partie propriétaire. Salarié, assez pour déférer à l’État ; propriétaire, assez pour éprouver la vivifiante et ennoblissante sensation de l’indépendance.

Mais, cette « personnalité civile » qui achève de garantir aux Universités leur liberté, la voilà qui, par contre-coup, engendre deux nouveaux éléments de succès.

Jusqu’à ce jour, quelle a été l’attitude réciproque des Villes et des Facultés ?

De la part des Villes, beaucoup d’indifférence. Et de la part des Facultés, naturellement, un peu d’indolence.

J’entrevois, au contraire, dans l’avenir, une ère féconde de faveur et d’ardeur, de considération et d’émulation, de popularité et de rivalité.

Hier, les Facultés n’étaient guère que des colonies de fonctionnaires campées çà et là parmi des populations qui les ignoraient. Demain, les Universités seront les âmes vivantes de nos grandes cités.

Entre les Universités et les Cités s’établiront des liens nombreux, des liens étroits, des liens vitaux, des liens organiques. Ils s’établissent déjà.

Ces liens seront de deux sortes :

Liens avec les corps publics ; liens avec les corporations privées.

Liens avec les corps publics ? Il s’agit des Conseils municipaux et des Conseils généraux.

Déjà les villes et les régions ont prouvé combien elles étaient disposées à prêter leur concours à l’État, dans ce projet de constitution des grandes Universités régionales, — leur efficace concours, moral et financier.

Or, n’est-il pas vrai qu’on aime les personnes et les choses dans la mesure des sacrifices consentis pour elles ?

Liens avec les corporations privées ? Il s’agit des Chambres commerciales, agricoles, industrielles, etc., des Syndicats professionnels de toute sorte.

Comment, en effet, les armateurs, les colonisateurs, les exportateurs ne voudraient-ils pas entrer en relations avec les géographes et les économistes ? Les industriels, avec les chimistes et les électriciens ? Les médecins, avec les instituts de bactériologie ? Les avocats et les magistrats, avec les moralistes et les juristes ? etc., etc.

Ainsi les praticiens de toute sorte, au lieu de s’enfermer et de se dessécher dans leur routine professionnelle, resteront en communication avec la Science toujours nouvelle, avec la Science nationale et internationale, avec l’Esprit, qui, aujourd’hui plus que jamais, souffle d’où il veut.

Ainsi, praticiens et théoriciens, au lieu de s’ignorer, ou, qui pis est, de se dédaigner réciproquement, au grand détriment les uns des autres, se connaîtront et se grandiront dans un étroit et perpétuel commerce.

Corps publics et Corporations privées groupant leurs sympathies autour des Universités régionales : voilà donc pour l’élément popularité.

Mais, de leur côté, les Universités, ainsi moralement et matériellement encouragées, pourront-elles ne pas répondre à tant de faveur par un renouveau d’ardeur ? Les individus ou les groupes ne donnent-ils pas précisément en proportion de ce qu’on attend d’eux ?

Une émulation féconde s’éveillera donc entre les maîtres d’une même Faculté, entre les Facultés d’une même Université, — et surtout entre les Universités des diverses régions.

Et c’est ici qu’apparaît un quatrième et dernier élément, la rivalité.

Sur ce point je ne donnerai qu’une indication, brève, mais capitale : Ce sont des grands professeurs qui font les grandes Universités, et ce sont les grands traitements qui attirent ou retiennent, par des situations dignes d’eux, des grands talents.

Si Lyon veut rivaliser victorieusement avec Nancy ou Bordeaux, le moyen est bien simple : qu’il ait seulement, par exemple, un Max Muller, un Pasteur, un Humboldt, un Berthelot, un Mommsen.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, un Max Muller n’ira pas à Lyon pour six ou dix mille francs.

Que faire alors, dites-vous ? Je réponds : Vous êtes « personne civile », et propriétaire ; gros ou petit propriétaire, peu importe, On peut faire beaucoup, même avec peu d’argent, à condition de savoir habilement l’employer.

Appliquez vos ressources plus encore au « personnel » qu’au « matériel ».

Et, là encore, n’éparpillez pas : concentrer.

Par exemple, avez-vous vingt ou trente mille francs disponibles ? Eh bien, au lieu de créer deux ou trois chaires médiocres pour deux ou trois médiocrités, créez une seule chaire richement dotée, ouvrez un concours en Europe, et attendez le résultat. Bientôt vous verrez arriver dans votre ville un gaillard de talent qui vous attirera du plus loin, pendant un quart de siècle, les étudiants par milliers.

Les autres Universités voudront en faire autant, et l’élan imprimé à la vie scientifique du pays sera immense.

Le mieux serait que chaque donateur dotât exclusivement telle chaire, et que les dotations fussent cumulables, et tout virement interdit.

D’ailleurs, chaque région pourrait et devrait même, à mon avis, se faire une spécialité, d’après sa tradition, Je vois très bien, par exemple, Toulouse, Montpellier, Lyon, etc., se constituer ainsi respectivement, grâce à d’illustres spécialistes habilement attirés, de petits monopoles de fait, qui pour le droit, qui pour la médecine, qui pour les sciences industrielles, etc., etc.

Alors les talents feront prime, au plus grand bénéfice de l’activité intellectuelle et morale de la nation.

Aussi bien, c’est un fait notoire : l’Office scientifique, en France, est dérisoirement payé. Aussi les intelligences se détournent-elles trop souvent vers les carrières plus lucratives, industrie, banque, barreau.

Or il n’y a plus désormais d’autres princes que les princes de la pensée. Sachez donc leur faire dans la science de princières situations, et d’ici cinquante ans ils vous auront changé la face du monde.

Résumons :

Le régime des Facultés peut se caractériser par quatre mots : dislocation et sujétion, abandon et stagnation.

Le régime des Universités devra pouvoir se caractériser par quatre autres mots correspondants : Unité et liberté, popularité et rivalité.

Au lieu de « la mort partout », ce serait « la vie partout ! »

Le présent Projet de loi espère donc notamment créer sur les principaux points du territoire d’ardents foyers de vie scientifique et patriotique, d’énergie mentale et nationale.

Beaucoup d’esprits déjà, à Paris et en province, entrent dans ces hautes espérances. Je ne citerai ici qu’un ou deux témoignages, d’abord celui de M. Aynard, député de Lyon, qui, dans son « Lyon en 89 », a écrit les remarquables lignes suivantes :

« Un grand courant de vie circule dans notre Enseignement supérieur, dont les maîtres éminents… travaillent de toutes leurs forces à établir des relations étroites entre les diverses branches du haut enseignement et à former le faisceau d’une grande Université lyonnaise.

« On comprend ici l’importance d’une création qui aurait une si grande influence sur l’esprit général et aiderait à son relèvement ; dans le but de la poursuivre, on vient de former une Association des Amis de l’Université de Lyon.

« Si nous pouvons obtenir pour notre ville la fondation de la première Université provinciale, ce sera peut-être une grande date dans l’histoire morale de notre pays. »

C’est qu’en effet, il faut bien l’avouer, la Révolution a broyé la vieille France en une poussière de Municipalités sans vie, sans force et sans initiative. Les Départements, eux aussi, sont des mécanismes, et point des organismes. L’absence de vie locale, d’autonomie régionale, de self-government provincial, tel est depuis lors, de l’aveu de tous les penseurs, le vice essentiel de la constitution française, son mal profond, et, peut-être, s’il se prolonge, son mal mortel.

Un grand corps anémique et une tête hypertrophiée, un pays atone et une capitale fébrile : voilà la France d’aujourd’hui, languissante et spasmodique…

Vais-je donc critiquer amèrement la Révolution ? Je n’ai garde. Peut-être faut-il dire de l’émiettement administratif ce qu’en disait récemment un publiciste parisien :

On ne saurait affirmer que ce fût une faute dans la pratique… Il fallait, en effet, sortir des vieux cadres usés et rigides… Les nouveaux cadres n’étaient pas prêts ; le temps seul pouvait les reformer. En détruisant l’obstacle à cette reconstitution, la dispersion momentanée des forces fut une cause de progrès…

La Révolution est donc hors de cause. Mais le fait n’en est pas moins là : il n’y a plus guère de vie locale dans notre France contemporaine, — si tant est qu’il y en eût encore au xviiie siècle…

Eh bien, quoi donc est capable de ranimer nos léthargiques provinces, et de réveiller ces « belles au bois dormant » ? Quoi, sinon la constitution sur les principaux points du territoire de plusieurs grandes et puissantes Universités ?

C’est ce qu’a fort bien vu aussi le publiciste que je viens de citer :

La réforme (universitaire) proposée au Parlement, dit-il, aura une portée plus grande que celle de l’Enseignement supérieur. Les Universités sont des foyers où se réchauffe l’âme nationale, où se vivifie l’esprit public

L’Université deviendra le centre des intérêts vitaux de la région. Les grands propriétaires, les chefs d’industrie, les directeurs des grands établissements commerciaux ou financiers, non moins que les ingénieurs et les hommes de science ou de lettres, auront une tendance à se grouper autour du berceau de leurs études. Là, sous l’œil et avec le concours de leurs anciens maîtres, ils aimeront à discuter les questions qui les intéressent, les projets qui les concernent. Là se débattront, sous l’influence des mœurs et des habitudes locales, sous l’empire de nécessités et de traditions particulières au milieu, avec le tempérament de la race, les problèmes de l’économie politique et sociale, Là se formera le lien de solidarité entre les groupes, les syndicats, les associations de tout ordre d’une région déterminée…

En un mot, la constitution sur la surface du territoire de plusieurs grands foyers de pensée scientifique et philosophique, rien certainement n’est plus capable de réveiller ou de raviver la vie locale, et l’énergie mentale et morale dans la France entière.

V.
rattachement nécessaire de la religion à la science, c’est-à-dire des églises aux universités.

Telles sont les bases philosophiques profondes et la grave portée politique de la réforme universitaire que le Gouvernement vient de soumettre au Parlement.

Cette réforme-là, c’est la seule dont j’ai voulu parler aujourd’hui.

Mais, je l’ai dit au début, et j’y reviens expressément pour finir, cette réforme scientifique et universitaire peut et doit se compléter par une autre, à savoir la réforme religieuse et ecclésiastique.

C’est qu’en effet la Vie spirituelle des nations comprend deux fonctions, l’Office scientifique et l’Office religieux, et deux organes correspondants, l’Institution universitaire et l’Institution ecclésiastique.

Ces deux fonctions et ces deux organes, loin de s’exclure, comme on croit, s’impliquent et se complètent respectivement, — comme s’impliquent et se complètent l’Élite et la Foule.

La Vérité, élaborée sur les sommets, par l’Élite pensante, dans ces foyers scientifiques qu’on appelle les Universités, doit être, au fur et à mesure, canalisée et distribuée dans les profondeurs du Peuple, par ce qu’on pourrait appeler le véhicule religieux ou le réseau vasculaire des Églises.

Un actif laboratoire de Vérité, un vaste système distributeur, et l’exacte corrélation des deux, — telle est, en effet, nous le savons, la triple condition requise pour procurer la vie, la santé et la force à l’Ame nationale.

Cette organisation profonde et puissante de la Vie spirituelle, d’autres races paraissent l’avoir jusqu’à un certain point réalisée. Nous, hélas ! nous en sommes encore à la rêver !

La Révolution l’a ébauchée. Mais la guerre civile et la guerre étrangère ont traversé l’ébauche.

Puis l’Empire est venu qui a rasé l’œuvre et les ouvriers, l’ébauche et le rêve même !

A nous, encore une fois, à nous de relever l’entreprise, avec une foi obstinée.

Oui, en faisant résolument la Réforme scientifique et universitaire, nous pouvons aussi amorcer hardiment la Réforme religieuse et ecclésiastique.

Que faut-il pour cela :

Ce qu’il faut ? Je le dirai brusquement et tout net : il faut faire passer par les Universités nouvelles les dix mille Séminaristes de France.

J’entends d’ici le tolle… Mais raisonnons :

1° Si l’État a cru pouvoir et devoir dire : les Séminaristes à la Caserne ! à plus forte raison peut-il et doit-il dire : les Séminaristes à l’Université !

2° C’est ce qui a lieu à l’étranger, en Allemagne, en Angleterre, etc., où les étudiants en théologie forment le plus compact et le plus noble contingent de la population universitaire.

3° C’est ce qui a lieu en France même, pour d’autres cultes, par exemple le culte protestant.

4° D’ailleurs, le prêtre, en France, touchant un salaire d’État, ne devrait-il pas être logiquement tenu de fournir un diplôme d’État, comme l’exigeait l’ancien droit, si malheureusement tombé en désuétude ?

5° Enfin et surtout, l’État français n’a-t-il pas ici, plus encore que partout ailleurs, un haut et impérieux devoir de sauvegarde générale ? Eh quoi ! l’État qui pourchasse impitoyablement, par exemple, les médicastres et les rebouteux, et qui n’entend à aucun prix nous laisser confier nos bras et nos jambes à des praticiens non diplômés, ce même État n’hésite pas à confier le peuple, les femmes, l’âme de la France, non pas à des docteurs ès sciences morales et sociales, à des « docteurs » authentiques, non pas même à des « officiers de santé », mais à de simples « empiriques », élevés loin de ses yeux, en vase clos, dans une science obscure, et dans un esprit hostile à nos aspirations et à nos institutions !

Véritablement n’y a-t-il pas là quelque chose de tout à fait déconcertant ?

Je le dis sans aucune animosité, mais dans un large esprit de vérité et de justice : voyez, d’une part, le futur pasteur anglais ou allemand, installé dans une ville universitaire, dans un centre de libre science, parmi l’élite de la jeunesse de son pays, au pied des chaires des plus éminents esprits de son temps ; et voyez, d’autre part, le futur prêtre français, petit paysan cueilli sur la glèbe par le desservant rural, interné au séminaire du chef-lieu, loin de la jeunesse des classes libérales, loin des maîtres de la pensée contemporaine, séquestré du siècle, et estropiant son esprit dans des disciplines au moins surannées ! Quel lamentable et inquiétant contraste !

Reliez au contraire l’Église à l’Université ; reliez le prêtre au savant… et peu à peu le funeste antagonisme qui nous épuise et nous tue va s’atténuer, pour faire place à la hiérarchie, à la coordination, à la corrélation, à l’évolution harmonieuses.

Ainsi la constitution des grandes Universités, outre ses immenses avantages directs, pourrait encore être l’amorce de la plus profonde des réformes après laquelle soupire depuis des siècles notre malheureux pays, la réforme religieuse et ecclésiastique.

conclusion.

Je conclus.

Au lendemain de 1870, la République française s’est trouvée en face d’une tâche immense.

Elle paraît avoir mené à bien deux grandes entreprises : la réorganisation scolaire et la réorganisation militaire.

Deux autres entreprises, plus vastes et plus difficiles encore, s’offrent maintenant à elle : la réorganisation universitaire et la réorganisation ecclésiastique.

Rien n’autorise à croire qu’elle sera inférieure à cette autre partie de sa tâche.

Pour aujourd’hui, c’est la réorganisation universitaire qui est en cause.

Le Gouvernement a proposé. Sa responsabilité est désormais dégagée, quoi qu’il arrive.

Au Parlement de disposer.

Or il ne paraît pas possible que le Parlement se méprenne sur la portée de ce Projet de loi ministériel, en apparence modeste, et en réalité vital.

Il ne s’agit, en effet, ni de formalisme administratif, ni d’inoffensives manies pédagogiques : il s’agit de rouvrir au peuple de France les sources profondes de l’Énergie spirituelle, mère de la Force matérielle, et condition du Salut dans la tragique mêlée des nations…

J. B. Jean Izoulet.