L’Âme des saisons/Le merle siffle

Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 104-107).
LE MERLE SIFFLE


Trois heures dit matin


J’ai bien dormi dans les lilas ;
Frais lavé, plumes bien lissées,
J’ai bu deux gouttes de rosée,
Croqué deux larves, — et voilà !

Maintenant sifflons. Temps superbe !
Le vent vient du Sud, si j’en crois
La sonorité de ma voix,
Gracile et grasse comme l’herbe.


Ça va bien. Je connais ce ciel
Couleur du cou des tourterelles,
Qui présage mille étincelles
De rosée rose à goût de miel.

Tiens, les hirondelles zézaient…
Signe excellent. Sifflons un coup.
Pour sûr, il y aura beaucoup
De pucerons verts sur les haies.

Ah ! quel plaisir de sautiller
Dans l’herbe, dont l’odeur enivre !
C’est maintenant qu’il fait bon vivre,
C’est maintenant qu’il faut siffler !
 
Ohé ! c’est fête, grande fête !
On nage comme en un bain bleu
Et l’on distingue presque Dieu,
Pour peu qu’on renverse la tête.

Ohé !… Mais allons sur le toit.
Filous d’un trait comme une flèche.
Mésange, j’ai la gorge sèche,
Où est la gouttière où l’on boit ?


Bonjour, rossignol des murailles.
Que penses-tu de ce ciel-là ?
On dirait des tas de lilas
Où de grands vers jaunes tressaillent…

Paix, les moineaux ! C’est un peu tôt
Faire la nique à la décence.
Pas de rixes, ou je commence
À siffler terriblement haut !

Zon ! de brusques zigzags d’abeilles
S’enfoncent dans l’horizon clair
Et rosissant comme la chair
Des bigarreaux et des groseilles.

L’air est tout thym et serpolet.
Volons. Cherchons un point propice
Pour voir l’aurore, et d’où l’on puisse
Lancer de grands coups de sifflet.

Va pour les aubépines blanches.
On siffle bien dans les parfums,
On happe des hannetons bruns
Et la rosée tombe des branches.


Mais finissons de babiller.
L’aurore est comme une fournaise
De rouges roses et de fraises…
Je n’y tiens plus. Je dois siffler

Tout là-haut, dans l’azur, au faîte
De ce peuplier en fuseau,
Tremblant de feuilles et d’oiseaux…
Ohé ! c’est grande, grande fête !…


1905.