L’Âme des saisons/D’autrefois

Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 11-13).
D’AUTREFOIS


L’enfance est un rosier au fond de la mémoire.

Hier, j’ai retrouvé dans une vieille armoire
Un ancien Télémaque aux feuillets barbouillés
De dessins à la plume et de croquis brouillés :
Cavaliers espagnols, duels, batailles épiques,
Oriflammes flottant sur des forêts de piques,
Donjons noirs, émergeant des étangs assoupis
Où d’étranges roseaux recourbent leurs épis.
Ravins, touffes de fleurs aux calices fantasques,
Clairs de lune argentant les sapins et les casques,
Manteaux gonflés d’orage où luisent des estocs,

Gnomes trapus marchant en file au creux des rocs,
Tout ce qu’un écolier peut rêvasser en classe...
L’œil humide, je suis resté longtemps en place,
Pâle, le cœur fondant d’un émoi triste et doux,
Avec un grand besoin de pleurer à genoux...

Alors, j’ai tout revu : la classe aux noirs pupitres
Où le soleil, fusant clair à travers les vitres,
Plaquait des flaques d’or ; la chaire, le tableau,
Avec l’exemple inscrit en un vers de Boileau,
La carte d’Amérique où, dans la verte zône,
En large ruban bleu s’allongeait l’Amazone,
Tandis qu’en haut s’évaporait le Labrador,
Le petit professeur portant lunettes d’or,
Expliquant Télémaque avec des hoche-téte
Si drôles ! Les copains dont l’œillade secrète
Vous logeait à la bouche un rire folichon,
Moussant frais, comme un vin clairet sous le bouchon,
Et pst ! la plume aux doigts et le nez dans le livre,
Avec de fins trémoussements de fauvette ivre.
 
Moi, je ne restais coi que lorsque je révais.
 
O rêves de jadis, oiseaux au blanc duvet,
Dont le chant me berçait comme un épithalame,

Et qui ne venez plus gazouiller en mon âme,
Où l’ortie et la ronce étoufferaient vos nids,
O rêves envolés, si blancs, soyez bénis !

En été quelquefois on ouvrait la croisée.
Pendant qu’on expliquait l’Olympe et l’Elysée,
Mon regard se perdait dans les vertiges bleus
Du ciel où floconnaient des papillons neigeux,
Et mon cœur rejoignait les fleurs et le feuillage
Des lilas déferlant par dessus le grillage.
Souvent aussi un chant flûté de rossignol
Arrivait, charrié par la brise et si mol
Qu’il ne faisait plus qu’un avec l’odeur des roses...
Et c’était un concert immense que les choses !
O l’après-midi plein d’azur et de soleil !
O l’église à croix d’or ! O le grand toit vermeil
Où le soleil d’ardoise en ardoise ricoche!
Et parfois, quand tintait un son joyeux de cloche,
Je me figurais voir, en l’azur attiédi,
Le dimanche approchant sourire au samedi...


1894.