L’Âme bretonne série 4/Un pèlerinage aux Rochers


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 82-90).

UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS.



À André Hallays.


Vitré, qui mêle à un rude passé féodal tant de gracieux souvenirs de la Renaissance, n’est point absent des Lettres de la marquise : les Sévigné y avaient leur « tour », qu’on a rasée et qui n’était point qu’une tour, mais un grand logis seigneurial avec cour et jardin et des appartements assez vastes pour que la marquise y pût recevoir « toute la Bretagne » quand les États se tenaient à Vitré. La ville n’est qu’à une petite lieue et demie des Rochers et, même avec les chemins mal accommodés du temps, ce n’était qu’une promenade de s’y rendre. Madame de Sévigné y venait donc assez souvent et tantôt pour ses intérêts et s’entendre avec les fournisseurs, tantôt pour ses dévotions et « gagner le jubilé », tantôt en visite de cérémonie et pour faire sa cour à la « bonne » princesse de Tarente. Mais, sauf à l’époque des États, où il fallait bien qu’elle payât de sa personne et qui mettaient Vitré sens dessus dessous, au point qu’il semblait que « tous les pavés fussent métamorphosés en gentilshommes », elle y séjournait guère et, à peine arrivée, reprenait le chemin de ses « chers » Rochers.

Nous l’y suivrons, si vous le voulez bien. Plus constants que Vitré, les Rochers sont encore tout pleins d’elle. Le domaine qui, par retour de dot, a passé des Simiane aux Hay des Nétumières, n’est point tombé en des mains mercenaires et le culte de Madame de Sévigné prend ici le touchant caractère d’une tradition de famille. N’en croyons point cette méchante langue de Charles de Mazade qui racontait qu’un jour, il n’y a pas si longtemps, un héritier lointain et direct de la marquise se plaignait tout haut des curiosités indiscrètes que lui attiraient les « paperasses » d’une telle aïeule. Nulle demeure célèbre n’est plus accueillante, plus exquisément hospitalière que les Rochers. J’en prends à témoin tous ceux qui comme nous, sans autre titre que leur admiration pour la marquise, ont eu l’honneur d’y être reçus par Madame la comtesse Yvan des Nétumières ; le précieux souvenir qu’ils ont gardé de leur visite aux Rochers reste intimement associé à celui de la femme charmante et distinguée qui voulut bien se faire, leur cicérone et dont la parole fine, spirituelle et renseignée, témoignait assez que ce ne sont pas seulement les avantages de la naissance qui sont héréditaires chez les descendants de Madame de Sévigné.

C’est à l’automne qu’il faut voir les Rochers. Nous y arrivâmes justement par un de ces « beaux jours de cristal » qui faisaient les délices de la marquise et dont la transparence a « quelque chose de merveilleux ». Ils sont plus fréquents ici que dans le reste de la province : la Bretagne est déjà presque angevine à Vitré, Madame de Sévigné le savait, et, aux gens qui la plaignaient d’habiter une région aussi humide, elle répliquait du tac au tac :

— Humides vous-mêmes ! Les Rochers sont sur une hauteur !

Le domaine doit son nom à un amas de grandes roches gréseuses qui se voyaient à l’ouest des parterres et qu’on a nivelées il y a quelque cent ans. Passé la chapelle Saint-Etienne, aujourd’hui désaffectée et qui fut peut-être un prêche de réformés, la route qui y conduit s’engage sous la futaie. Rafraîchis par une averse nocturne, ces vieux arbres exhalaient une odeur terreuse et puissante ; le fin clocher d’Etelles pointait entre leurs frondaisons, de ce vert « mêlé d’aurore et de feuilles mortes » dont notre connaisseuse disait que cela ferait une « étoffe admirable » ; un chapelet d’étangs et « une petite rivière » luisaient par échappées au creux d’un vallon. Mais, sur le point d’y descendre, la route prit à droite, monta, décrivit une courbe légère et nous déposa sur une large esplanade en forme de rectangle ouvert qu’on appelle la cour verte et qui était autrefois la place Madame.

Là se trouvaient, au temps de la marquise, « le jeu de paume, le manège à travailler les chevaux, les logements pour le receveur et la grande grange avec le pressoir et autres commodités ». Tous ces bâtiments ont disparu, remplacés par des communs plus modernes. Disparu aussi l’appareil féodal d’antan : « défenses, canonnières, fortifications, hautes murailles, fossés, grand portail ». Mais le manoir lui-même, qui occupe deux des côtés du rectangle, n’a pas bougé et Madame de Sévigné s’y retrouverait tout de suite chez elle.

Voilà ces deux ailes en équerre aux grands toits plongeants, aux mansardes en plein cintre, « avec leurs grosses tours et tourelles » que coiffent de si élégants capuchons d’ardoises bleutées. On a cependant, au XVIIIe siècle, ajouté un corps de bâtiment à l’aile droite et, plus récemment, le perron d’entrée, qui donnait de plain-pied dans le salon, a été doublé d’un vestibule extérieur dont on a tâché du moins d’accommoder le style avec celui de l’édifice. Enfin « le Bien-Bon », entendez l’aimable abbé de Coulanges, qui avait la manie de la truelle et qui fournit les plans de la chapelle du manoir, ne tarirait point d’éloges sur l’excellent état de conservation de cette rotonde assez disgracieuse, pour être franc, et dont la laideur n’est point sauvée par le coquet lanternon qui la couronne.

Une des pièces seulement du manoir, mais la plus importante, qui était la chambre à coucher de Madame de Sévigné et dans le « cabinet » de laquelle furent écrites la plupart des Lettres datées des Rochers, a été restituée par les châtelains dans son ancien état.

Elle est au rez-de-chaussée. On n’y habite point. C’est une pièce réservée et quasi un sanctuaire : les dévots de la marquise y peuvent communier avec sa mémoire sans qu’aucune faute de goût les dérange dans leur culte rétrospectif. Tout y est de l’époque et garanti, jusqu’aux tentures. Il n’y manque que la marquise elle-même. Encore, pour l’y suppléer, avons-nous son portrait attribué à Mignard et qui la représente vers l’âge de trente-cinq ans.

C’est de ce portrait fameux que l’artiste s’est inspiré pour la statue qu’on lui veut ériger à Vitré : Madame de Sévigné, coiffée à la grecque, un grand manteau de cour négligemment jeté sur les épaules, des guirlandes de fleurs à la main, n’y a point cette lourdeur qu’on lui voit dans ses autres portraits ; son automne, blond et rose, garde encore toutes les flammes de l’été ; la taille est élancée, la figure sans empâtement, les mains longues et fines. Elle n’est point seule sur la cimaise d’ailleurs. Une vraie troupe de contemporains se presse autour d’elle, dont il a bien fallu loger quelques-uns au salon voisin : son mari, son fils, sa fille, son père, le Bien-Bon, la marquise de Lambert, Madame de la Fayette, le duc de Chaulnes, M. d’Harrouis, sainte Chantal, grand-mère de la marquise, quatre ou cinq Coulanges et ce « divin » Pomenars qui portait si plaisamment sa double accusation de rapt et de fausse-monnaie et qui, condamné par la chambre criminelle, paya, dit-on, les épices de son arrêt en fausses espèces…

Ils sont tous là, vous dis-je, les parents, les commensaux et les amis de la châtelaine des Rochers. Incomparable galerie, échappée par miracle au vandalisme révolutionnaire ! Le château fut pillé cependant : mais déjà les toiles avaient été descendues de leurs cadres, roulées et enfouies. Que n’en put-on faire autant du lit de la marquise ?

— Les barbares, nous dit Madame des Nétumières, le jetèrent dans la cour avec quelques autres meubles qu’ils ne purent emporter, les archives et la bibliothèque du château, et firent de ces inestimables reliques un autodafé autour duquel ils dansèrent toute la nuit.

Il y a pourtant un grand lit à baldaquin dans la chambre ; mais ce lit n’est pas celui de Madame de Sévigné, quoi qu’en prétendent les Guides : c’est celui de sa fille, qu’on a drapé avec le couvre-lit de lampas jaune brodé de bleu, de vert et de blanc, que Madame de Grignan exécuta pour sa mère. Par exemple, le reste du mobilier défie la critique et l’on n’y peut rien voir qui ne soit de la plus scrupuleuse authenticité. Comment fut-il préservé de la destruction ? Le cacha-t-on ? Le reconstitua-t-on pièce à pièce ? Toujours est-il que le voici au grand complet : fauteuils, chaises, miroirs, la table de nuit et ses mouchettes, la coiffeuse et son jeu de brosses, de peignes, de capsules pour le rouge, de boîtes à mouches, etc., peint au vernis Martin et décoré dans le style chinois qui commençait d’être à la mode, la toilette avec son pot à eau, fort petit, mais fort élégant et qui provenait des faïenceries de Vitré, ainsi qu’un objet plus intime très propre à nous rassurer contre les allégations de M. Fauchois sur la prétendue « saleté » du grand siècle.

J’en passe. C’est un huissier qu’il faudrait pour continuer l’inventaire et ne rien oublier de ce mobilier de haut style, depuis le chandelier mobile, fiché près du lit dans une planchette du mur, jusqu’aux chenets à bourdon et à coquille de l’immense cheminée portant sur le bandeau de son chambranle, au-dessous des armes conjuguées de la marquise et de son mari, les grandes initiales M. R. C. (Marie de Rabutin-Chantal) et la date : 1664…

Madame de Nétumières nous fit remarquer la disposition de la pièce, éclairée au nord et au midi par deux fenêtres symétriques.

— C’est devant la première, nous dit-elle, que, d’après nos traditions de famille, Madame de Sévigné portait sa table à écrire, et voilà l’embrasure dont elle faisait son cabinet de travail.

Sa « table à écrire » ? On la cherche en effet et on est étonné de ne pas la voir dans cette pièce si soigneusement reconstituée et dont il semble qu’elle devrait être le meuble essentiel. Ce ne peut être cette table en marbre turquin posé sur des pieds en bronze doré : elle est trop lourde et trop froide et il ne s’agissait que d’un « petit bureau » portatif. Le petit bureau aurait-il donc suivi le même chemin que le grand lit de la marquise ? Point. Il est en lieu sûr, mais chez les Nétumières de la branche cadette, au Chatelet, où l’ont exilé des partages de famille.

À défaut de la table, on nous présente l’écritoire de l’illustre épistolière, une riche écritoire en cuivre émaillé, exposée sous une vitrine avec d’autres souvenirs d’inégale valeur, dont les plus précieux sont la bourse de Madame de Sévigné, le livre de comptes de Pilois, arrêté au 16 novembre 1671 et paraphé par la marquise, enfin un cahier de « morceaux choisis » où l’on a voulu reconnaître son écriture de jeunesse et qui contient d’abondants extraits en vers et en prose des auteurs de l’époque.

Que tout cela parle aux yeux et à l’esprit ! Et comme on serait peu étonné, dans cette pièce inhabitée et où l’on croit sentir pourtant comme une présence invisible, de voir tout à coup la marquise écarter les tentures et se révéler à ses visiteurs !

Ils révoqueront mieux encore dans ses bois : elle y coulait, à vrai dire, la moitié de son temps, levée à huit heures et tout de suite « les pieds dans la rosée », passant d’une allée à une autre et de la Sainte-Horreur à la Solitaire ou à l’Humeur de ma fille, pour s’arrêter enfin au bout de son Mail et y goûter le plaisir de « jouir de soi-même », sans trop craindre les rhumatismes, sous l’un de ces petits kiosques couverts en chaume qu’elle appelait ses « brandebourgs », sa « vermillonnerie », et dont il subsiste un charmant spécimen dans la Capucine de la Motte à Madame.

Les allées ont gardé les noms que leur donna la marquise et, si ce ne sont point les mêmes arbres, ce sont au moins les mêmes essences qui y répandent comme autrefois « le repos et le silence ». Mais où s’est le mieux marqué le respect des héritiers de Madame de Sévigné pour les lieux qu’elle illustra, c’est dans l’entretien du jardin à la française, demeuré tel que le dessina Le Nôtre et que le vit la marquise, avec sa charmille de tilleuls, plus âgés seulement de quelques centaines d’années, mais si robustes encore, ses beaux orangers disposés dans leurs caisses autour de « la place Coulanges », sa grille à cinq ouvertures, nommé « la porte de fer », son « écho » célèbre et qui n’a point cessé d’être un « petit rediseur de mots jusque dans l’oreille », son cadran solaire, ses pelouses, ses pavés et ses jasmins. Sauf quatre cèdres assez beaux, mais qui n’ont que la bagatelle de cent cinq ans, tout ce que vous voyez céans est contemporain du grand siècle et en remémore les splendeurs…

Bon ! direz-vous. Mais le labyrinthe, ce labyrinthe dont l’édification avait coûté tant de soins à la marquise et dont elle écrivait avec un orgueil tout maternel : « Il est net, il a des tapis verts et les palissades sont à hauteur d’appui » ?

Eh ! oui, sans doute, le labyrinthe ! Mais d’abord le labyrinthe ne faisait pas partie du jardin ; on l’avait logé sur les derrières. Puis, Madame de Sévigné s’en était bien dégoûtée sur la fin : elle l’appelait son « galimatias ». Tant y a qu’on l’a remplacé par des carrés de choux et des planches de salades. Le labyrinthe n’est plus qu’un potager.

Mais les bois, le parc, le manoir nous restent, et c’est assez, avec les Lettres de la marquise.

Magnifique accord du paysage et de la tradition écrite ! En vérité l’histoire de la Belle au bois dormant n’est point un conte et tout ce domaine semble avoir été touché par la baguette d’un enchanteur. Comment expliquer sans cela que rien ou presque rien n’y ait changé ? Savez-vous que les fermes du domaine sont encore tenues par des Meneu, des Catherine, des Bordage dont vous retrouverez les noms dans le livre de comptes de Pilois ? Et sentez-vous à présent l’incroyable profondeur du mot de Bussy enveloppant choses et gens des Rochers dans la même appellation dédaigneuse et les traitant tous en bloc d’« immeubles de Bretagne » ?

Immeubles, oui, puisque le propre des immeubles est d’être immobiles et que, dans ce pays-ci, par un privilège unique, gens et choses sont encore en place après plus de deux cents ans.