L’Âme bretonne série 4/La maison mortuaire d’Émile Souvestre


LA MAISON MORTUAIRE
D’ÉMILE SOUVESTRE



C’est à peine si, au cours des derniers événements, quelques journaux ont parlé de l’inauguration qui vient d’avoir lieu à Montmorency. Inauguration très simple, à vrai dire. Il ne s’agissait que d’une plaque commémorative posée sur la maison où est mort Émile Souvestre, le 5 juillet 1854, et dont un comité, présidé par M. Olivier de Gourcuff, a fait généreusement les frais.

Je n’assistais point à la cérémonie et, quoique Breton, n’y avais point été prié d’ailleurs. Je ne savais même point qu’elle dût avoir lieu et j’ignore donc encore, à cette heure, sur quel document s’est appuyé l’érudit M. de Gourcuff pour déterminer avec précision l’endroit de Montmorency où le catholique auteur des Derniers Bretons s’éteignit dans les bras d’un pasteur protestant. Une longue et minutieuse enquête récemment menée par Léon Durocher n’avait donné aucun résultat décisif. Un moment notre confrère avait cru tenir la piste. L’architecte J. Ponsin ne lui avait-il pas assuré que Souvestre était mort au no 22 de la rue Grétry ? La maison, qui fut bâtie en 1848, est habitée aujourd’hui par un mycologue, M. Boudier, membre correspondant de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine. Mais M. Boudier, qui n’est point de la première jeunesse pourtant, n’a aucun souvenir du prédécesseur qu’on veut lui donner. En outre, M. Jacques Bertillon tient de son père, médecin à Montmorency, qu’il vit un jour « entrer dans son jardin, sur un cheval couvert de sueur, une belle jeune fille, le visage baigné de larmes, ses cheveux inondant ses épaules ». C’était une des demoiselles Souvestre, dont le père « habitait Soisy » et qui venait le supplier d’accourir auprès de l’auteur des Derniers Bretons frappé d’apoplexie. Touché de cet accent et par le désordre pathétique de sa visiteuse, l’excellent praticien ne voulut même pas, à en croire M. Jacques Bertillon, « perdre le peu de temps nécessaire pour seller son propre cheval. Il était vigoureux et très alerte ; il sauta sur le cheval de Mlle Souvestre et la prit en croupe. Quand il arriva, le pauvre Souvestre était mort ».

Il était mort. Mais où était-il mort ? À Soisy, comme l’assure M. Bertillon ? À Montmorency, comme l’affirme M. Ponsin ? Mme Beau-Souvestre, consultée, ne put tout d’abord se prononcer.

« J’étais alors presque une enfant, écrivait-elle à Léon Durocher, et, quoique cette demeure (il s’agit de celle où est mort son père) soit associée dans ma pensée à des heures tragiques, le nom de la rue, le numéro de la maison sont bien effacés de ma mémoire, et je ne vois aucun moyen de reconstituer ce passé ».

Un peu plus tard, Mme Beau se montra plus affirmative. Ayant eu connaissance par notre confrère du récit de M. Jacques Bertillon, elle fit subir à ce récit un petit travail de mise au point qui semblait propre à tout concilier. Mme Beau était en effet cette même demoiselle Souvestre que le chef des travaux anthropométriques de la ville de Paris nous peint accourant chez son père, comme une héroïne de Feuillet ou de George Sand, « sur un cheval couvert de sueur, ses cheveux inondant ses épaules, etc. » Mme Beau ne conteste point le cheval, mais elle craint pourtant que l’anecdote, exacte dans son fonds, ne se soit « parée », chez M. Bertillon, d’un certain « romanesque ».

« Je puis dès maintenant, écrivait-elle à M. Durocher, le 31 août 1909, situer absolument la maison habitée par mon père rue Grétry, où nous avons passé deux saisons d’été en deux maisons différentes. Une première année, nous demeurâmes Maison des Bains (où habitait aussi, dans un pavillon en recul, Rachel) ; l’année suivante, un peu plus loin du centre de Montmorency et du même côté de la rue. Peut-être ces très faibles renseignements, mais très exacts, pourront-ils fixer votre religion. Il ne serait pas surprenant que la vieille masure, que M. Le Jean (un des auteurs de la Biographie Bretonne, qui avait fait visite à Souvestre quelques années auparavant et qui parle de cette visite dans sa notice) décore du titre de « joli cottage », ait été remplacée par une maison habitable ; il est certain qu’elle ne peut plus être debout et que le seul emplacement peut être recherché et déterminé ».

Plus heureux que Léon Durocher, M. de Gourcuff est-il parvenu à « déterminer » cet emplacement ? Nous aimerions fort le savoir. Comme on l’a déjà fait remarquer ci-dessus, le numéro 22 de la rue Grétry, où M. Ponsin et la tradition locale veulent que soit mort Souvestre, date de 1848, époque où la maison fut bâtie par un certain M. Court au lieu dit « Le Clos Divat ». Voilà qui ne s’accorde guère avec l’affirmation de Mme Beau-Souvestre, laquelle assure que la maison où est mort son père « ne peut plus être debout » et a dû être « remplacée » par une autre maison. Si M. de Gourcuff a découvert cette maison, tout va bien ; s’il ne l’a point fait, on est en droit de juger assez sévèrement sa tentative, qui n’allait à rien moins qu’à dépouiller M. Durocher des fruits d’une laborieuse enquête.



En retour et sur la nature même de l’hommage rendu à l’auteur des Derniers Bretons, je suis tout à fait à mon aise pour louer M. de Gourcuff et le féliciter de ses efforts. L’orateur qu’il avait choisi pour célébrer Souvestre n’a pu manquer de s’acquitter de cette tâche avec son talent habituel. C’était M. Camille Le Senne, l’inventeur du « feuilleton parlé » et l’un de nos critiques les plus avertis.

Je doute pourtant que M. Le Senne, très compétent pour disserter du Souvestre romancier et auteur dramatique, ait été aussi bien renseigné sur un troisième Souvestre moins répandu, moins accessible aux esprits parisiens et qu’on peut appeler le Souvestre traditionnaliste. Or, c’est ce Souvestre et point d’autre qui a quelque chance de survivre et qu’on peut tenir sans trop d’exagération pour un précurseur. De la masse incroyable de romans à tendance piétiste accumulée par ce Breton dévoyé, s’il surnage quelque chose, c’est uniquement les livres où il abdique le ton prédicant et se contente de décrire sa province. On ne lira plus — et de fait qui donc dès aujourd’hui les lit ? — Un Philosophe sous les toits, le Mémorial de la Famille, les Soirées de Meudon, Sous la Tonnelle, le Mendiant de Saint-Roch’, etc., etc. qu’on lira encore, au moins en Bretagne, le Foyer Breton, les Derniers Bretons, les Souvenirs d’un Bas-Breton. Excellents ouvrages qui suffisent amplement à la gloire de leur auteur ! Aussi bien ne sais-je pas d’écrivain chez qui le vieux mythe d’Antée trouve une application plus directe : chaque fois qu’il descendait de son évangélisme et touchait le granit natal, Souvestre recouvrait instantanément cette vigueur et cette saveur si remarquablement absentes du reste de son œuvre ; dès que la « vertu celtique » ne le soutenait plus, il redevenait le plus fade, le plus lymphatique, le plus mortellement ennuyeux de tous les écrivains de sa génération.

Qu’on ait fait en Suisse un succès à cet écrivain-là, je le veux bien et je le conçois parfaitement. Il n’est pas moins vrai que — littérairement parlant — le plus grave mécompte qui pouvait arriver à Souvestre était de déserter sa tradition et sa race. On n’a rien négligé autour de lui pour l’y aider et il me faut bien ajouter que le caractère même de l’auteur offrait une prise singulière à la passion zélatrice de ses nouveaux amis.

Que nous sommes loin de Renan et de l’heureux, du souriant tempérament trégorrois ! C’est un hasard qui a placé le berceau de Souvestre sur la rive droite du Queffleuc’h. Moralement et physiquement, l’homme est léonard de la tête aux pieds ; il a, de cette race austère et triste, le front carré et l’humeur puritaine. J’ai toujours été surpris que la Réforme ait fait si peu d’adeptes dans le Léon. Le clergé catholique, qui s’y est montré plus que partout ailleurs, au XVIe siècle, l’ennemi des danses et des chants, qui y a éteint toute inspiration profane, qui y a interdit les veillées, qui y a proscrit du costume féminin les galons et les colifichets, semblait préparer inconsciemment le terrain à quelque Wesley ou à quelque John Knox bas-breton. Celui-ci ne s’est pas présenté : le Léon est resté catholique, mais avec je ne sais quoi de roide et de sombre qui s’est encore aggravé chez Souvestre et qui le disposait à chercher dans une foi étrangère les satisfactions morales qu’il ne trouvait plus dans la sienne.

Entendons-nous. M. Marcel Guieyesse, dans une communication récente au Fureteur Breton, certifiait que Souvestre, tout en « évoluant un peu vers le milieu protestant, ne dut certainement pas y adhérer officiellement, ni définitivement », — ce qui n’empêche pas que ses enfants reçurent une « éducation protestante » et que lui-même fut enterré par le pasteur Paschoux.

L’adhésion tacite au protestantisme est donc patente, à défaut de l’adhésion écrite, et l’on n’a point ici à en faire un grief ou un mérite à Souvestre, qui fut, en tout état de cause, un homme d’une exceptionnelle moralité et d’une admirable dignité de vie. Nous concevons sans peine que les deux Coquerel aient été jaloux d’annexer à leur église une recrue de cette qualité. Le malheur est — et c’est le seul point de vue auquel nous avons voulu nous placer — que tout ce que la cause réformée gagnait chez Souvestre était perdu pour la Bretagne et pour Souvestre lui-même, qui n’était plus dans les dispositions requises pour comprendre ses compatriotes. Le malentendu ne fit que s’aggraver avec l’âge. Après plus d’un demi-siècle, il n’est point complètement dissipé. À Morlaix, sa ville natale, Souvestre n’a ni une statue ni un buste. C’est tenir un peu trop rigueur, vraiment, à un homme dont il est permis aux catholiques de regretter la défection et qui en porta tout le premier la peine, mais dont on ne saurait contester ni l’élévation ni la sincérité et qui, quand il n’eût écrit que les Derniers Bretons, vaudrait bien qu’on l’honorât autrement que par une plaque commémorative et ailleurs qu’à Montmorency.