L’Âme bretonne série 4/La légende de Mgr Duchesne


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 212-220).

LA LÉGENDE DE Mgr DUCHESNE.



Personne ne prêta plus à la légende que ce démolisseur de légendes. Il n’y a pas de fumée sans feu, dit-on. D’accord, mais à condition que d’une allumette qui flambe on ne fasse pas un feu de la Saint-Jean et d’un prélat homme d’esprit un prélat voltairien — ou pire.

En fait, le mot le plus exact qui ait été dit sur Mgr Duchesne l’a été par Etienne Lamy qui le félicitait, dans son discours de réception, d’être « le moins crédule des croyants ».

Le moins crédule, soit ! Mais « croyant » enfin, et c’est l’essentiel, croyant au point de s’être institué en public, certain jour, l’apologiste de la tradition.

C’est aux élèves du Collège Stanislas qu’il fit cette surprise :

« Mes enfants, leur dit-il — ou à peu près — vous êtes ici dans une maison de tradition, tradition religieuse, tradition patriotique, tradition littéraire. Profitez-en. Imprégnez-vous d’esprit traditionnel. Faites-en d’abondantes provisions ; vous aurez assez d’occasions de les dépenser. Nous autres Français, nous avons l’instinct anti-traditionnel ; nous avons toujours peur que la tradition ne nous trompe ; nous nous défions d’elle ; nous avons une tendance innée à nous estimer d’autant plus que nous nous en sentons plus complètement détachés. Cela va jusqu’à la puérilité. J’ai vu le temps où l’on ne pouvait trouver un silex taillé sans le jeter à la tête de Moïse. Avons-nous réalisé quelque amélioration dans les conditions de la vie ou dans l’organisation de la société ? Nous nous empressons de proclamer qu’on n’en avait pas fait autant sous Louis XIV. Tout le monde n’est pas ainsi : voyez plutôt les Anglais. Vous avez lu des descriptions de leurs dernières fêtes, du couronnement de S. M. Georges V. Quoi de plus traditionnel ? On se serait cru au sacre de Henri II Plantagenet ou de Philippe-Auguste. Et pourtant les Anglais qui officiaient dans cette cérémonie sont des Anglais du vingtième siècle et vivent sous le ministère très libéral — subversif même, disent ses adversaires, — de M. Lloyd George ».

Voilà un langage où la plus ombrageuse orthodoxie ne trouverait rien à reprendre. Le bon sens s’y aiguise de malice, mais on ne peut se tromper à la fermeté de l’accent. Qu’est-ce-à-dire cependant et nous aurait-on abusés sur le compte de Mgr Duchesne ? Et ce prélat qui recommandait à nos enfants de s’imprégner d’esprit traditionnel, est-ce le même dont on colportait dans les feuilles anticléricales les mots irrévérencieux sur Pie X, nautonier sans habileté, conduisant la barque de saint Pierre « à la gaffe », et sur l’encyclique contre le modernisme, baptisée par lui l’encyclique digitus in oculo ?

C’est le même Homo duplex. À moins, pourtant, que les mots qu’on prêtait à Mgr Duchesne et contre lesquels, jusqu’à sa mort, il n’a cessé de protester, n’aient été forgés de toutes pièces par d’ingénieux mystificateurs.

S’il en était ainsi — et, quand on a lu l’excellente notice de Mme Claude d’Habloville qui vécut à Rome dans l’ombre de l’illustre prélat, on ne doute point qu’il en soit ainsi — il faudrait plaindre bien sincèrement le défunt, victime d’une réputation d’homme d’esprit universellement établie et qui comporte plus d’inconvénients que d’avantages. On ne prête qu’aux riches, dit le proverbe. Mais il est rare que ces prêts soient gratuits et qu’on n’en attende pas quelque profit inavoué.

Ce serait précisément le cas ici, d’après Mme d’Habloville, qui s’indigne contre la « campagne tantôt ouverte et sincère, tantôt perfide et venimeuse », qu’une « certaine » presse mena contre Mgr Duchesne au moment où il se présentait à l’Académie. « On lui fit un grief, dit-elle, de « mots » dits dans l’intimité et déformés pour les besoins de la cause ; on lui imputa comme crimes de vieilles plaisanteries de séminaire, rééditées et augmentées.[1] » Bref, peu s’en fallut que l’Académie ne lui claquât la porte au nez, avec un : « Serviteur, monsieur, vous avez trop d’esprit pour nous », qui eût été bien fâcheux pour la réputation de cette compagnie. Après sept tours de scrutin, durant lesquels les partis adverses restèrent sur leurs positions respectives, l’élection fut remise à un an. Il passe pas mal d’eau, en un an sous le pont… des Arts. Nos immortels eurent tout le temps de se faire une raison. Ce fut un peu dur, mais, enfin, l’heure de la seconde élection venue, ils ne se dérobèrent pas comme la première fois. Et, voulant un prélat, ils se résignèrent à le prendre homme d’esprit, savant et roturier.



Il apparaît bien aujourd’hui qu’on peut être l’un et l’autre, et prélat de surcroît, sans nourrir de ténébreux desseins contre le Saint-Siège et la tradition catholique. Les Goncourt écrivaient, un jour, à Flaubert : « Vous nous demandez pourquoi nous n’avons pas l’air rigolo dans nos lettres ? La réponse est bien simple : c’est que nous ne sommes pas rigolos pour un sou. » Les Goncourt étaient nés tristes, comme Mgr Duchesne était né gai. Il était Breton, pourtant, mais Malouin, ou plutôt Servannais, ce qui y ressemble fort. J’entends bien que Chateaubriand et Lamennais sont aussi Malouins et que, s’ils furent gais, ceux-là, c’est donc de cette gaieté de fossoyeurs dont parle quelque part Sainte-Beuve. Les races actives sont rarement mélancoliques, et l’exception de Lamennais et de Chateaubriand ne prévaut pas contre un trait de caractère affirmé par vingt autres Malouins ou Servannais illustres.

« Issu d’une lignée de marins bretons toujours prêts à monter à l’abordage ou à lutter avec la tourmente, dit Mme d’Habloville, Louis-Marie-Olivier Duchesne naquit dans les brumes matinales d’une fin d’été, alors que son père pêchait la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Une sœur, plus âgée que lui, seconda sa mère dans les soins de la première enfance. Novice en ses essais de puériculture, la jeune fille s’effrayait, tâtant le crâne de son petit frère, d’y trouver des protubérances excessives. Elle craignit une maladie du cerveau ; le médecin de la famille, consulté, la rassura. Palpant les bosses incriminées, il déclara que, dans l’avenir, le nouveau-né n’aurait pas à s’en plaindre. Suivant le système phrénologique de Gall, elles annonçaient de belles facultés intellectuelles. La prédiction se réalisa tôt. Quand cette grande sœur commença à donner au tout petit les notions élémentaires de la science, il y mordit d’un superbe appétit : « Encore ! réclamait-il après chaque leçon. Encore ! ». Le supérieur du collège Saint-Charles, de Saint-Brieuc, où Louis Duchesne fit ses études classiques, a recherché, dans les anciens palmarès de l’établissement, quels furent les succès scolaires de l’académicien. Il eut tous les premiers prix, sauf un seul : celui de thème latin. Mgr Duchesne ne fut jamais un « fort en thème ». On s’en doutait. Ceux-là finissent, généralement, sous-chefs de bureaux dans une administration provinciale ».



Pas toujours. Retenons cependant, de cette preste et jolie page, où je croirais volontiers que l’intéressé collabora, que Mgr Duchesne, de bonne heure, montra un goût très vif pour les sciences. Nous comprendrons mieux que, plus tard, après avoir failli se diriger vers l’École Polytechnique, il aborda l’histoire par son côté le moins conjectural, qui est l’érudition.

On ne conçoit point aujourd’hui qu’un historien ne soit point un érudit. C’est une opinion qui n’était pas si courante il y a une cinquantaine d’années où, malgré l’autorité de Fustel et son exemple, l’on avait encore de l’histoire une conception beaucoup plus oratoire que scientifique. Chez Mgr Duchesne, dans ses mémoires, dans ses articles d’érudition, le style, volontairement dépouillé, n’a pour fonction que de servir et d’éclairer la vérité. C’est un esclave, non un tyran. Mais sa nudité n’est point sécheresse. Et jamais style, dans sa sobriété, ne fut plus français que celui-là. Et enfin ce style sait sourire. Mme d’Habloville cite, comme un modèle de critique enjouée et pénétrante tout à la fois, l’article que Mgr Duchesne publia, en 1882, sur l’Ecclésiaste de Renan. Le pastiche est des plus réussis, en effet, et M. André Thérive lui-même n’eût pas mieux fait. Ah ! dame, vous savez, quand les Bretons se mêlent de faire la leçon aux Bretons…

« C’est moi, Renan (Ernest), qui suis l’auteur du Kohéleth. La métempsychose n’est pas une fable vaine. Avant d’être professeur d’hébreu au collège de France et d’épigramme au palais Mazarin, avant même de gouverner l’Empire roman sous le nom de Marc-Aurèle, j’ai été professeur à Jérusalem… Je demeurai sur le chemin des jardins du roi, comme qui dirait[2] les Champs-Elysées de Jérusalem… Des terrasses de ma villa, je pouvais voir, chaque matin, fumer l’autel du Temple… Les cavaliers de la cour du roi Hyrcan distrayaient mes regards. Parfois je les laissais errer plus loin, sur les tombeaux épars dans la vallée de Josaphat. Toutes ces contemplations et certaines expériences d’une vie déjà longue engendraient en moi une sorte de mélancolie sceptique ; las de porter le poids de mes pensées, je finis par m’en décharger sur un rouleau de parchemin que l’on trouva longtemps après ma mort, dans le coin de quelque secrétaire. Un rabbin, complaisant, mais un peu myope, déclara le livre inspiré et le mit dans la Bible. Dieu a permis que je revinsse au monde sous l’écorce d’un hébraïsant, pour étudier ce phénomène curieux d’inspiration et me convaincre, une fois de plus, par la fortune de mes boutades, que tout est vanité ».

Boutade aussi, dira-t-on. Sans doute, mais qui prouve, du moins, qu’un érudit, chez nous, n’est pas nécessairement un pédant alourdi de science. Vous avez vu comme la manière de Mgr Duchesne, jusque dans ce pastiche, restait vive et succincte. Le jour qu’il voulut faire œuvre d’historien, il n’eut presque rien à changer dans ce style net, un peu court et qui ressemble assez au style de Montesquieu.

Hélas ! nous sommes si gâtés de romantisme que nous ne savons plus apprécier à sa valeur un style comme celui-là. C’est au nombre et à la splendeur des images que nous jugeons du style d’un écrivain. Je ne veux pas dire du mal des images. L’image est évidemment un progrès sur le geste : elle est trop souvent la ressource des esprits incapables d’étreindre leur pensée et de l’exprimer dans toute sa sévère et vigoureuse nudité. C’est un don de sauvage — ou de poète. L’humanité pensa d’abord par images ; elle ne s’est haussée que par étapes du concret à l’abstrait. Nos plus beaux siècles littéraires sont ceux où, comme chez Mgr Duchesne, la raison parla le langage de la raison…



Et j’ai cité encore, après Mme d’Habloville, cette page peu connue de Mgr Duchesne pour bien marquer sa position dans le camp des exégètes. Paul Souday, sans en faire tout à fait un esprit fort, veut cependant qu’il y ait eu dans sa physionomie et dans sa verve quelques traits du vieil Arouet. Dans sa physionomie peut-être, dans le plissement de son œil malicieux et dans ses lèvres minces d’où, comme d’un arc tendu, partait le mot acéré, mais la qualité de ce mot, l’humanisme de cette verve faisait plutôt songer à Erasme dont le portrait — le seul avec celui de Mommsen — décorait son cabinet du palais Farnèse. Je crois bien qu’après la guerre, Mommsen disparut, mais Erasme resta. Et cet Erasme, en effet, sceptique et croyant, téméraire et circonspect, brouillé avec Luther, comme Mgr Duchesne avec Renan, mais qui trouve le moyen de se concilier les bonnes grâces du pape Léon X et du schismatique Henri VIII, ressemble par tant de côtés à notre prélat !

Nulle duplicité là-dedans et aussi bien les hommes de ce type sont assez fréquents chez les Bretons, race d’éternels louvoyeurs qui ne détestent rien tant que le vent arrière et préfèrent à la ligne droite, facile et sans danger, les bordées aventureuses dans toutes les directions. La grande adresse de Mgr Duchesne — et peut-être sa plus grande jouissance — fut de naviguer toute sa vie sous le pavillon de l’Église dans les eaux du libre-examen, sans amener son pavillon et sans renoncer — pour tout ce qui n’était pas le dogme — aux principes du libre-examen. Je dois dire pourtant qu’une petite aventure personnelle ne laissa pas de m’inspirer certains doutes sur la sûreté de son information : il avait parlé de moi au bon éditeur Honoré Champion comme d’un de ses élèves (du temps où il enseignait à l’institution Saint-Vincent de Rennes) ; il ajoutait même — sympathiquement : « C’était un fameux cancre. » Ayant eu plus tard l’occasion d’entrer en rapports avec lui, je ne crus pas devoir l’encourager dans son erreur, si avantageuse qu’elle me fût, et je lui confessai que c’était mon frère Alphonse, et non moi, qui avait eu l’honneur de paître sous sa férule. Et je le priais en même temps de reporter sur le cadet des Le Goffic la sympathie qu’il semblait avoir gardée pour l’aîné.

Ah ! la riposte ne traîna pas !

« Je sais ce que je dis, m’écrivit ou à peu près Mgr Duchesne, et c’est bien vous et pas un autre qui avez été mon élève à Saint-Vincent. »

Les palmarès du lycée de Rennes font pourtant foi du contraire ; mais j’étais candidat à un fauteuil de l’Académie, et Mgr Duchesne était académicien, ecclésiastique et irritable. Qu’auriez-vous décidé à ma place ? Moi je crois bien que je lui répondis — comme Pandore :

— Monseigneur, vous avez raison.




  1. Mme d’Habloville n’est point la seule qui parle ainsi et c’est le même son de cloche que nous entendons dans les Débats chez M. Étienne Dupont, le micheletiste incomparable, l’érudit charmant qui fut souvent le compagnon de vacances et d’excursions de Mgr Duchesne et qui a entendu maintes fois le prélat s’indigner — « avec quel feu dans le regard, avec quelle tristesse sur son fin visage » — des « propos ineptes et inconvenants » que certains journalistes lui prêtaient à l’adresse de personnes augustes et vénérables.
  2. Tournure tout de même un peu trop vulgaire dans cette bouche raffinée.