L’Âme bretonne série 4/L’héroïsme breton


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 378-387).

L’HÉROÏSME BRETON[1]



Dans la forêt de Pinon, cernée par l’ennemi, trois bataillons du 219e d’infanterie tenaient encore le soir du 27 mai 1918. On les croyait anéantis ou prisonniers, quand un pigeon voyageur, sous son aile endolorie, apporta au général de Maud’huy ce message :

« Mon général, nous sommes encerclés. Mais nous tiendrons. Sinon, nous mourrons jusqu’au dernier. »

Le message était signé : « Pérès, chef de bataillon. » Il eut l’honneur d’un communiqué spécial à la séance de la Chambre du 4 juin. Débloquer ces braves ? Impossible, hélas ! d’y songer. Mais cet îlot de résistance au milieu de la marée ennemie gênait sa montée et l’obligeait d’emprunter des couloirs latéraux. Le temps employé à cette manœuvre débordante permit à nos réserves d’arriver, d’endiguer le mascaret allemand. Après ? Après, on ne savait plus.

On savait seulement que ces hommes, depuis leur commandant, né à Plestin-les-Grèves (Côtes-du-Nord), jusqu’à son ordonnance, Jean-Marie Le Goff, cultivateur, originaire de la même commune, étaient tous des Bretons. Leur tâche finie, ils étaient rentrés dans le silence — l’éternel silence peut-être, qui ne devait pas les changer beaucoup de celui qu’ils observaient volontairement dans la vie[2].

Les grands espaces, les couverts profonds, les hautes altitudes donnent à l’homme qui vit dans leur intimité quotidienne une gravité qui manquera toujours au citadin : il est dans la Nature comme dans un temple. L’un des plus subtils observateurs du front, le romancier espagnol Gomès Carillo, visitant un secteur de l’Artois, près de Thiepval, était frappé du silence presque solennel qui y régnait.

— Qu’ont donc vos soldats ? demandait-il au commandant qui l’accompagnait. Ils n’ont pas l’air de nous voir, et, quand nous leur adressons la parole, c’est à peine s’ils paraissent nous entendre. Sont-ils sourds, aveugles ?

— Non, répondit son guide. Ce sont simplement des Bretons. Il n’y a pas qui les fasse parler. Mais, par exemple, quand il s’agit de se battre, personne ne l’emporte sur eux… Et, la lutte terminée, on dirait qu’ils ne se souviennent de rien. Tranquillement, après un terrible corps à corps nocturne, ils retournent à leurs fossés et s’y couchent. Ou, s’ils n’ont pas sommeil, ils chantent à voix basse des airs de leur pays…

Que voilà bien cette race bretonne, la plus nostalgique peut-être qu’il y ait par le monde et qui, partout en exil, portant en tous lieux sa soif d’infini, ne connaît d’autre refuge que le songe contre les platitudes ou les tristesses de la réalité ! Elle s’y plonge avec délice ; elle y boit à longs traits l’illusion. Le chant pour elle, certaine mélopée en mineur, trois ou quatre notes toujours les mêmes, c’est simplement une manière d’endormir son mal, un chloral plus léger que ceux auxquels sa faiblesse native la fait trop de fois recourir, moins par goût de l’alcool que pour s’arracher aux dures contraintes du présent. Dans ce même secteur de l’Artois, deux sapeurs morbihannais, Mauduit et Cadoret, surpris par l’explosion d’une mine, travaillèrent quarante-huit heures à se frayer une issue : sans vivres, sans eau, presque sans air, bloqués dans un espace si étroit qu’ils ne pouvaient opérer de conserve, ils se soutenaient, me contait le général Descoins, « en se chantant des airs bretons ».

Airs étranges, d’une douceur et d’une mélancolie indicibles, de ceux certainement, comme le pense Gomès Carillo, auxquels fait allusion le poème allemand des tranchées :

« Dans l’ombre, dans nos trous, nous entendons les Français entonner leurs chansons qui nous arrivent mystérieusement, flottant dans les ténèbres, douces mélodies où palpite une nostalgie à peine perceptible, comme l’écho suave des jours lointains de bonheur, comme un souffle qui languit et s’évanouit… »

Par quelle mystérieuse transformation de leur être, ces sentimentaux, ces nostalgiques deviennent-ils soudain si terribles dans la mêlée, foncent-ils sur l’ennemi avec cette ardeur sombre, tiennent-ils, comme les bernicles de leurs roches, sur les positions qu’on leur a confiées ? C’est leur secret. Profondément religieux pour la plupart, ils trouvent sans doute dans leur foi un précieux réconfort moral. « Ceux qui craignent le plus les dieux, disait Xénophon, sont ceux qui dans la bataille craignent le moins les hommes ». Mais la force de cette race, si changeante, si féminine pourtant à certains égards, naïve et raffinée, spirituelle et crédule, taciturne et passionnée, elle est surtout dans son sentiment de l’inéluctable, dans sa soumission sans phrase à la nécessité. Un Breton ne discute pas un ordre : il l’exécute. « On nous a mis là, c’est que nous devons y être ; on nous a dit de tenir jusqu’à la mort, c’est que notre mort est nécessaire. »

Il n’y a, dans cette attitude, ni vain étalage de stoïcisme, ni exaltation passagère de la fibre patriotique. Bien que David Hume les appelle « les plus guerriers des paysans français », c’est sans la moindre allégresse que les Bretons virent se lever sur le monde, comme une lune de deuil et de terreur, suivant l’expression d’un de leurs bardes[3], la face sanglante de la guerre. Même à travers le prisme de la poésie, la guerre ne leur apparaissait ni fraîche ni joyeuse et ils estimaient plutôt, comme messire Bertrand, qu’elle est une chose « moult griève » à laquelle on ne se doit résigner qu’après avoir épuisé tous les moyens de conciliation. En vérité, plus d’une bouche se crispa douloureusement parmi eux, le 1" août 1914, si pas un cœur n’y défaillit. Cette race courte, résistante, pareille à l’ajonc de ses landes, n’habite pas en vain, depuis deux mille ans, au bord d’une mer blanchissante dont elle tire sa chétive subsistance et qui semble rouler un Dies iræ perpétuel : sur son bout de roc battu des vents, elle est comme une antenne vivante qui capte au vol les moindres frémissements et jusqu’au silence des étendues. Quand le tocsin se propagea de clocher en clocher, l’après-midi du 1er août, il y eut comme un arrêt de la respiration universelle. « Tout se tut, me disait une paysanne de Rospez, même les oiseaux. » L’été sombra brusquement ; une Toussaint anticipée descendit sur le monde, et des vieilles demandèrent si c’étaient les vêpres des Morts qui tintaient pour le dernier jour de la chrétienté.

Le lendemain, par longues files qui encombraient les chemins creux de la Cornouaille et du Trégor, les premiers mobilisés gagnaient les stations voisines et s’y embarquaient vers leurs dépôts. Ni chants, ni vivats au démarrage du convoi. Plus tard, dans la griserie contagieuse des départs pour le front, j’ai vu passer des trains tumultueux, pavoisés comme pour une fête et bruyants comme des soirs de « pardon ». Les hommes, sur un rythme de plain-chant, martelaient le refrain d’une pauvre chanson gallote apprise le matin même à la cantine du dépôt :

Jamais les All’mands ne viendront
Manger la soupe des Bretons…

Ils appuyaient sur le mot jamais, comme pour lui conférer la valeur d’un serment. Et ce serment, en définitive, ils l’ont tenu.

 
Nep na ra mat, her dra guieli drezo !

« Quiconque ne fait pas bien, sus à lui tant que tu pourras ! »

M. Antoine Thomas découvrait l’autre jour, sur un vieux registre de Sorbonne, cette phrase écrite en breton par le clerc Henri Dabelou, du diocèse de Quimper, et datée de l’an 1360. C’est le plus ancien texte, paraît-il, qu’on possède en moyen armoricain ; c’est le premier cri de la race parvenue à la conscience. Et c’est un appel déjà tout moderne par le fond, sinon par l’accent, aux justes sanctions qui doivent frapper les fauteurs de mauvais coups. En tout temps, la révélation d’un pareil texte eût réjoui les Bretons ; mais que cette révélation se soit produite au cours de la cinquième et dernière année de l’affreuse guerre où tant d’entre eux sont tombés pour la défense du droit outragé, il y a là, semble-t-il, plus qu’une simple coïncidence et comme une intention du Destin. Ils ont été pendant ces cinq ans partout où il y avait à recevoir des horions et à en donner ; ils ont couru sus partout et tant qu’ils ont pu aux bandits d’outre-Rhin. On les a vus à Charleroi et sur la Marne, sur l’Yser, sur l’Aisne, sur la Somme, à Verdun, où l’ennemi pour expliquer ses sanglants échecs devant Douaumont, alléguait la résistance opiniâtre des régiments bretons, « les meilleurs de tous », d’après la Gazette du Rhin et de Westphalie…

Les meilleurs ? Ne donnons pas de rangs ; n’établissons pas de préséance entre les contingents de nos diverses provinces. Tous ont été admirables, c’est entendu. Il suffit qu’en revendiquant la palme pour lui-même, chacun en particulier la décerne après lui aux contingents bretons, comme ce Sénégalais qui disait à un soldat du 10e corps, le soir des premières attaques de Champagne :

— Toi Briton ? Briton y en a bon. Briton li pas peur.

Et, après une pause accordée à la réflexion, condensant sa pensée dans une formule qui sauvegardait à la fois son amour-propre et la vérité :

— Briton comme tirailleurs !

Oui, et Britons encore comme alpins, chasseurs, zouaves, coloniaux, qui sont, du reste pour une bonne part, d’anciens inscrits maritimes versés dans la « biffe ». La Bretagne est une mère si féconde qu’elle peut fournir à toutes les formations : dans quelle autre province trouverait-on dix frères Ruellan et onze frères Mercier sous les drapeaux ? La valeur du contingent breton, personne ne la conteste, non plus que son importance numérique. Mais il y a d’autres raisons, plus profondes peut-être, et que le subtil génie d’une femme pouvait seul dégager, à cette sympathie universelle qui entoure les soldats bretons :

« J’ai toujours été attirée et retenue par ces secrets et francs visages, m’écrivait Mme  de Noailles. Dieu sait pourtant que nul homme de France ne m’est plus fraternel que ses compagnons, mais la Bretagne possède la poésie silencieuse qui teinte les beaux regards des soldats de chez vous. »

Que cela est finement senti ! Cette poésie silencieuse a un nom : elle s’appelle la pudeur. Une vertu qui explique bien des choses et notamment que les régiments bretons aient été les derniers de tous à recevoir la fourragère. Je doute pourtant qu’ils s’en soient plaints. « Ces Bretons, disait un officier, ils ont toujours l’air de demander pardon de ce qu’ils ont fait. » Tel ce Le Guennec, seul survivant de la garde du drapeau, et qu’il fallait réconforter, rassurer contre les suites de son acte héroïque, quand, après avoir erré pendant deux jours et deux nuits dans les lignes ennemies, il tomba d’épuisement, comme le coureur de Marathon, en remettant la chère relique à un capitaine du 318e ; ou tel ce Legars, dont Paul Ginisty nous contait la sublime odyssée, qui, lors des dernières attaques sur Château-Thierry, tout nu, sous les feux croisés des Boches, traversait la Marne à la nage pour porter un pli de son commandant, revenait avec la réponse par le même chemin, dans le même équipement sommaire, et s’étonnait sincèrement qu’une action aussi simple eût pu lui valoir la médaille militaire. Et telle encore — pour prendre cette fois un exemple collectif — cette division bretonne de Verdun, engagée le 22 février 1916 et qui peut se vanter d’avoir battu le record de toutes les présences en première ligne. On l’avait peut-être oubliée ou l’on avait fini par croire, comme disait un loustic, qu’elle faisait partie du paysage, car on ne la releva qu’au bout de six mois et quand l’effort allemand était complètement brisé.

Ainsi, à travers l’espace et le temps, la race des Roland, des Guesclin, des Richemont, des La Noue, des Guébriand, des Plélo, des La Tour d’Auvergne, des Cambronne, des Bisson, des Lambert demeure fidèle à son type historique et, la première au feu, elle est aussi, suivant l’expression magnifique d’un de ses chefs, le colonel de Malleray, tombé devant Verdun, « la race qui combat partout la dernière ». Race de granit, qu’aucun choc n’ébranle et, comme ces vieilles pierres grises de sa campagne qu’étoilent des lichens argentés, des orpins d’un rose si tendre, à la fois la plus farouche et la plus douce des races, celle qu’une pudeur invincible retient toujours de parler d’elle et que Shakespeare semble avoir incarnée dans son Troïlus « éloquent par ses actions et sans langue pour les vanter », celle dont un légionnaire de l’Uruguay qui l’avait vue à l’œuvre disait au commandant Jacob : « Je ne veux pas retourner en Amérique sans avoir visité la contrée mystérieuse qui enfante de tels hommes. » Et cet enthousiasme inspiré par les soldats bretons à un étranger qui combattait sous nos drapeaux, cette ferveur de dévotion pour leur pays, sont peut-être, en raison de son caractère désintéressé, le plus bel hommage que l’héroïque province ait reçu depuis la guerre.



FIN
  1. Nous remercions MM. Bloud et Gay de nous avoir permis d’emprunter à notre livre les Trois Maréchaux, publié chez eux, cette page par laquelle nous souhaitions clore la 4e et vraisemblablement dernière série de l’Âme Bretonne.
  2. « Vous le croyez mort ainsi que la plupart de ses hommes ? m’écrivait, le 18 août, Mme  Pérès. Non, Dieu n’a pas voulu m’imposer un si dur sacrifice. Il m’a gardé le père de mes quatre jeunes enfants. Il a laissé à la France un ardent patriote et un brave soldat. Il en est de même de son ordonnance. Mon mari est interné à Rastadt, duché de Bade, et Le Goff à Wesel. Si je vous écris aujourd’hui, monsieur, c’est pour faire plaisir à mon mari qui voudrait que la Presse relatât l’héroïque conduite de ses hommes, ces braves Bretons ! Voici ce qu’il me dit :

    « Entre 6 et 8 heures du matin, le 27 mai, à droite et à gauche, six régiments, dont quatre actifs, venaient d’être capturés ou anéantis par l’ennemi. Les deux unités du 219e d’infanterie qui était en ligne (pour ne pas dire le régiment entier) seules ont résisté jusqu’au bout (13 h. 57) et n’ont cessé le combat que les dernières. Elles ont ainsi empêché une forte unité ennemie de rejoindre les autres. Le colonel du 219e ayant disparu, j’avais pris le commandement du régiment. Je ne veux pas laisser dans l’oubli les épisodes de la défense de deux bataillons (5e et 6e) du 219e régiment d’infanterie et d’un régiment actif de Fontenay-le-Comte. »

    Les deux unités du 219e dont il est question dans cette lettre sont les 5e et 6e bataillons, commandants Pérès et Muller ; le colonel du 219e porté disparu était le lieutenant-colonel Le Gallois, qui fut tué. Outre la dépêche qu’on a lue et dont le texte, cité de mémoire par M. Clemenceau, eut les honneurs de la séance parlementaire du 4 juin, d’autres messages, par pigeons voyageurs, étaient parvenus au haut commandement pendant la journée du 27 :

    7 h. 10. — Bombardement violent a commencé sur réduit Quimper. Orangerie (à Pinon) prise et plateau de Chavignon. Sommes isolés. Résisterons jusqu’au bout.

    8 h.15. — La situation est la suivante : le 246e régiment d’infanterie ayant cédé, la compagnie de l’écluse, tournée sur sa gauche, se replie sur le réduit Romans où nous tiendrons le plus longtemps possible.

    11 heures. — Bataillons Muller et Pérès tiennent toujours forêt de Pinon et le bois Dherly avec bataillon Lascazes du 137e régiment d’infanterie ; ils organisent la défense et attendent d’être dégagés.

    Enfin ce dernier message, signé du commandant Muller et expédié à 15 heures 55 :

    « Nous tenons toujours dans le réduit Romans. Nous sommes complètement encerclés. Le centre de résistance à droite (bataillon Pérès) est pris de flanc et subit une pression extrêmement forte. Tout le monde a fait son devoir de la façon plus extrême, officiers et soldats. Il ne reste plus que le quart de l’effectif. Vous pouvez venir nous chercher : nous tiendrons encore une demi-journée. »

    En réalité, nous l’avons vu par la déclaration du commandant Pérès, le drame touchait à sa fin ; quelques minutes encore et le dernier barrage qui arrêtait la marée ennemie s’effondrait. La résistance héroïque de huit heures, les lourds sacrifices supportés par les hommes avaient obtenu du moins leur récompense : « Par leur farouche conduite à Pinon, écrira le critique militaire allemand Steggmann, les Bretons ont rendu difficile notre avance et permis à Foch de lancer ses réserves entre Soissons et Villers-Cotterets. »

  3. Le sublime et sombre Calloc’h, le plus grand poète peut-être qu’ait suscité la guerre et qui fut révélé au public par un magistral article de M. René Bazin, dans l’Écho de Paris. Les poèmes de Calloc’h, réunis sous le titre À genoux par son ami Mocser, ont paru à la librairie Plon.