L’Âme bretonne série 3/Les polders du Mont-Saint-Michel


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 111-134).


LES POLDERS DU MONT-SAINT-MICHEL




À M. Jules Roche.


I


D’Avranches à Cancale, la côte n’est qu’une interminable bande de terres basses coupées de digues, de canaux, de drains et toutes pareilles, moins les moulins, dont les tours subsistent, mais ont perdu leurs ailes, aux polders des Pays-Bas. De fait, on dirait un pan de Hollande cousu à la Normandie et à la Bretagne qui sont ici mitoyennes. L’ourlet de mer, qui festonne ce grand ruban de 35.0000 hectares, complète l’illusion. Un énorme tumulus de 65 mètres de haut rompt seul la perspective, le Mont-Dol, île autrefois[1], comme le Mont-Saint-Michel, et depuis le XIIe siècle rattaché à la terre, cerné par la culture riveraine.

Présentement le Mont-Dol est à six kilomètres de la mer ; la mousse, sur ses rochers abrupts, a remplacé les algues ; une route y mène, large, bien macadamisée, qui se détache à la Bégaudière de la grand’route de Saint-Malo. Le sommet du mont est occupé par une petite tour, une chapelle, une fontaine et deux moulins désaffectés. De cette sorte de belvédère naturel, sanctifié par l’empreinte que l’un des pieds de l’archange Michel laissa sur sa crête granitique, « lorsque d’un bond, dit la légende, il s’élança du Mont-Dol sur le rocher de la baie où s’élève aujourd’hui la célèbre abbaye qui porte son nom et qui s’appelait alors le Mont-Tombe », l’œil embrasse un panorama de pays dont il est malaisé d’évaluer la superficie, mais qui ne comprend pas moins de quarante villages et de trois ou quatre cités importantes.

En hiver, la plaine qui s’étend autour du Mont-Dol, — le Marais, comme on l’appelle, — a je ne sais quoi de triste et d’austère. Tout y est mesuré, quadrillé, tiré au cordeau. Ce paysage géométrique n’est égayé que par les files des peupliers qui processionnent sur deux rangs le long des anciennes digues converties pour la plupart en chemins vicinaux. La glèbe, entre ces grands remblais rectilignes, n’est pas rousse comme ailleurs, mais grise et presque plombée. Quelle terre est-ce là ? se demande-t-on. Attendez le printemps, l’été surtout. Aux premières chaleurs, la nature prend sa revanche ; elle jette sur cet horizon mélancolique un splendide tapis d’émeraude, dont la mer, toute proche et de plain-pied avec lui, semble prolonger les ondulations à l’infini. En même temps la vie s’éveille dans le Marais. Les fermes sortent de leur léthargie hiémale ; un peuple de travailleurs se presse, va, vient, bine, sarcle, bêche, entasse dans les hottes et sur les chariots les succulents produits de ces glèbes marneuses qui cachaient en elles une sève si puissante. De grands troupeaux de ruminants paissent en liberté dans des prairies vastes comme des steppes. L’air est tout frémissant d’abeilles. Dans les labours, et pour parler comme les impressionnistes, les houppes veloutées des trèfles mettent une note inattendue, d’un rouge profond, sur l’or des blés, sur les verts épanouis des navets et des rutabagas ; les asperges pointent ; les choux bombent ; les oignons… Ah ! que font les oignons ? Bref, pas un coin de champ, une parcelle de terrain qui reste en jachère ; on ne trouve céans ni landes, ni genêts, ni fougères, ces végétaux des pays pauvres. La terre rend au centuple les semences qu’on lui a confiées ; un hectare d’emblavure produit jusqu’à 45 hectolitres ; la luzerne donne jusqu’à trois coupes. Étonnez-vous, après cela, que la crise agricole ait retenti faiblement sur les prix de location de cet heureux pays. Avant cette crise, le loyer moyen des polders dolois était de 166 francs par hectare ; aujourd’hui, exception faite pour quelques parcelles moins privilégiées, le loyer moyen de l’hectare est encore de 150 francs.

Il n’y a pas à dire : c’est du bel ouvrage ! Et l’on ne peut, en bonne justice, marchander son admiration aux valeureux pionniers qui ont conquis à la culture, à la plus fructueuse des cultures, ces trente ou trente-cinq mille hectares de zones désertiques. Car tout ce pays riverain, d’Avranches à Cancale, comme une bonne moitié de la Hollande et de la Belgique, a été pris sur la mer. Ce n’était jadis qu’une tourbe infecte, crevassée d’étangs salins, où quelques pauvres diables de pétras, minés par les privations et la fièvre, cherchaient un maigre gagne-pain dans l’exploitation des souches mortes, bourbans ou canaillons, enfouies sous les eaux. On trouve encore de ces souches, çà et là, quand la herse pénètre à certaines profondeurs. Le long séjour quelles ont fait dans la tourbe semble avoir changé leur substance ; au contact de l’air leur bois se durcit, prend une très grande pesanteur spécifique. Tels de ces végétaux ont encore leurs fruits. Dans les lits inférieurs, on a trouvé des débris d’animaux préhistoriques, des bois de cerfs, avec leurs andouillers, une tête d’auroch.

C’est qu’en effet la mer, ici, recouvre une forêt — non point la fabuleuse forêt de Scisei dont l’abbé Manet fait remonter la submersion à l’an de grâce 709. Le prétendu raz de marée qui aurait ravagé à cette date le littoral normando-breton est de l’invention du brave abbé, victime, comme l’a très bien montré La Borderie, d’une fausse interprétation d’un texte du VIIIe siècle : Apparitio S. Michaëlis in monte Tumba. Maintenant à quelle époque la forêt disparut-elle ? M. Charles Epry pense qu’elle existait encore partiellement au commencement du ixe siècle[2]. Et tel n’est point sans doute l’avis de M. Camille Jullian, pour qui « rien n’est plus controversable que la théorie courante sur les modifications du rivage de la Manche » et qui croit qu’au temps de César « les hautes mers bloquaient déjà la masse solitaire » du Mont-Saint-Michel. Qu’on recule ou qu’on avance l’événement, il y a tout au moins accord chez les savants pour reconnaître que « la mer s’est comportée là comme ailleurs » : le littoral normando-breton a subi au cours des siècles le même travail d’érosion lente et d’affaissement graduel que le littoral de Saint-Brieuc et de Perros-Guirec. L’adjuvant d’un raz de marée n’est nullement nécessaire pour expliquer les empiétements des eaux.

Tant il y a cependant que d’assez bonne heure les riverains bretons de la baie du Mont-Saint-Michel tentèrent d’arracher à la mer ce que la mer leur avait pris. Peut-être est-il excessif de fixer la date du xiie siècle à la digue de 35 kilomètres de développement qui subsiste encore aujourd’hui et qui va de Cancale à Pontorson[3]. Un fait certain, c’est que cette digue est très ancienne ; les 15.000 hectares de terres labourables qu’elle avait permis de soustraire au flot marin furent répartis entre 28 paroisses. La valeur de ces 15.000 hectares est évaluée à 50 millions de francs (chiffre approximatif) ; leur rapport annuel à 2 millions.

Les Hollandais de Bretagne n’ont rien à envier, comme on voit, aux Hollandais des Pays-Bas. Et tout serait pour le mieux, en définitive, dans le plus plantureux des terroirs, si, gagnés par la contagion de l’exemple, les Hollandais de la Chapelle-Sainte-Anne, du Roz, de Saint-Georges, de Beauvoir, de Moidrej, de la Caserne, d’Ardavon, etc., ne s’étaient piqués d’amour-propre et n’avaient fait le projet eux aussi de s’annexer tout ou partie de la baie du Mont-Saint-Michel. Aux propriétaires riverains se joignit, pour comble de malchance, la puissante Compagnie des polders de l’Ouest, reconnue par décret du 21 juillet 1856 et qui reçut à elle seule, du gouvernement impérial, la concession de 2.800 hectares de lais de mer, compris dans un triangle limité à l’est par le Couesnon, au sud par la terre ferme et au nord par une ligne droite allant de la Chapelle-Sainte-Anne, sur la côte bretonne, à la Chapelle Saint-Aubert, sur la rive montoise. Par suite de cette concession et de l’établissement, sur l’autre versant de la baie, d’une digue submersible partant de la Roche-Torin et s’avançant vers le Mont, celui-ci est menacé des deux côtés à la fois, à l’est et à l’ouest.


II


Il n’y a rien de comparable, en France et peut-être dans l’univers, au Mont-Saint-Michel. Ce que Balzac disait de Guérande, on pourrait le dire à bien plus juste titre de ce merveilleux ensemble architectural, où l’art a étroitement collaboré avec la nature : « C’est une image exacte du passé, le symbole d’une grande chose défunte, une poésie. » C’est une abbaye et une citadelle, un sanctuaire et une aire. Ses hôtes participaient de ce double caractère : à la fois moines et soldats, ils portaient la cotte de maille sur le froc blanc, se coiffaient d’une calotte de fer et dormaient le chapelet au poing, l’épée dégainée au côté. Entre deux gardes, chaque nuit, ils entendaient l’office. L’office était « pour Dieu, contre Satan » ; la garde « pour le roi, contre l’Anglais. » Sous deux noms, le même ennemi, expert aux embûches sournoises, prompt à saisir l’occasion et à profiter d’un relâchement de la surveillance. Car, pour s’emparer du Mont de vive force, en plein jour, il n’y fallait pas songer. Tout avait été combiné pour le rendre imprenable. Bedfort, Montgomery, vingt autres y usèrent leurs griffes. Même aujourd’hui le formidable appareil de tours, de châtelets, de barbacanes qui enveloppe l’abbaye confond par la hardiesse de son élan et l’ampleur de ses dimensions. Telle de ces tours, la Mirande, monte d’un seul jet à 75 mètres d’altitude. Maison de vertige ! dit Michelet. Babel des mers ! dit Hugo. Et le miracle, c’est de trouver à l’intérieur de ces murs cyclopéens, de ce rude corset de bataille si rigidement lacé et fait d’un granit si dur qu’il n’a pas encore une entaille, la plus exquise, la plus délicate en même temps que la plus luxuriante floraison de chapiteaux, de colonnes, de fleurons, de pinacles, de rinceaux, qui ait jamais été. Le moyen âge français, mystique et guerrier, s’exprime là dans une formule unique. Iliade de pierre, où un chapitre de la Légende dorée s’inscrit dans un fragment de l’épopée chevaleresque !

Cette merveille va-t-elle donc disparaître ? Je ne suis pas l’ennemi des polders et on a déjà pu s’en apercevoir. Je rends pleine justice aux efforts des propriétaires riverains comme des Sociétés qui travaillent à élargir le sol national en lui annexant et en revivifiant des zones mortes, d’un rendement à peu près nul ; je souhaiterais même que l’État encourageât davantage ces efforts.

Aux calculs de M. Hervé Mangon, la superficie approximative des lais et relais de mer, marais ou étangs salés, que l’on pourrait endiguer et sécher avec succès, en dehors de la baie du Mont-Saint-Michel, peut être évaluée à 100.000 hectares, répartis principalement dans les départements du Pas-de-Calais, de la Somme, du Calvados, de la Manche, de la Vendée, de la Charente-Inférieure et des Bouches-du-Rhône. Que ne met-on en valeur ces 100.000 hectares ? C’est que les lais et relais de mer appartiennent à l’État. C’est aussi que ne se fait point créateur de polders qui veut. Pour commencer, il faut se livrer à des études fort longues et coûteuses ; puis, quand on a constaté la possibilité pratique et économique d’un endiguement, on adresse une demande de concession à l’État. Mais cette demande ne va pas toute seule : les projets présentés à l’administration sont soumis à des enquêtes et à des contre-enquêtes ; ils passent par quatre ministères, reçoivent successivement le visa des agents du Domaine, de la Marine, du Génie militaire et des Ponts et Chaussées. Cette procédure prend quelquefois plusieurs années. Par surcroît, l’on n’obtient pas toujours une concession directe et l’on est exposé aux aléas d’une adjudication publique qui peut rendre stériles toutes les études et les dépenses préparatoires.

Pourquoi tout cet appareil de formalités ? Comme le fait justement remarquer M. Le Cler, dans son rapport au Congrès international d’agriculture, « les difficultés qu’on oppose aux demandes de concession sont d’autant plus regrettables qu’il faut des capitaux considérables pour entreprendre ces grandes opérations agricoles et que les résultats rémunérateurs peuvent se faire attendre assez longtemps. Aussi l’initiative privée s’arrête-t-elle devant les embarras qu’elle rencontre dès le début ». L’État serait bien mieux inspiré en chargeant ses ingénieurs des Ponts et Chaussées et du service hydraulique de déterminer les points où les endiguements peuvent être entrepris et les dessèchements effectués. On ferait connaître ainsi les diverses zones plus ou moins avancées en colmatage et susceptibles d’aliénation. Les postulants n’auraient plus qu’à rédiger une demande, à moins que l’État ne préférât recourir au système de l’adjudication.

Quels services ne rendrait-on point, de la sorte, à l’agriculture nationale ! Le temps est loin où les créateurs de polders se heurtaient à l’hostilité des populations riveraines, qu’un farouche préjugé enchaînait au respect des « volontés de la mer ».

— Ceci est du terrain volé à la mer, disait un paysan breton à un ingénieur-agronome qui venait de construire une digue pour l’assèchement des lais du Kurnic, et le bien volé ne profite pas.

— C’est un vol qui me revient à 50.000 francs, répliqua l’autre.

— Possible ! Mais la campagne a été faite pour les paysans et la ville pour les messieurs. Si ceux-ci viennent aux champs, il n’y aura bientôt plus de place pour nous. Autrefois, quand cette baie était à la mer, elle nous la prêtait huit heures par jour ; nous pouvions y conduire nos charrettes et y empiler nos goémons. Il y avait, là-bas, un coin où il poussait un peu d’herbe salée, que nos moutons broutaient ; maintenant, vous avez tout entouré d’un talus ; vous avez dit à la mer et à nous, qui étions ses parents et ses amis : « Vous ne viendrez plus ici ; ceci est à moi. » Et vous vous étonnez que nous ne soyons pas contents !… Si nous aimions mieux voir là l’eau que du blé, c’est que la mer est toujours pour nous une meilleure voisine que les bourgeois…

Il y avait du vrai dans ces doléances du vieux paysan rapportées par Souvestre. Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il n’aperçoit d’abord, dans les transformations dues au progrès des connaissances, que les petits mécomptes dont ces transformations sont toujours accompagnées : c’est plus tard seulement que, mettant en balance les profits et les inconvénients, il verra combien les premiers l’emportent sur les seconds.

Les marais de Dol, du temps où la mer les recouvrait à demi, avaient aussi certains attraits pour les malheureux riverains qui déterraient des souches mortes : n’empêche que pas un paysan d’aujourd’hui ne voudrait troquer son sort contre celui de ces pauvres gens. Une terre grasse, de beaux légumes, des blés qui balancent au vent leurs têtes lourdes de grains et riches d’espérance valent bien la plate étendue des grèves de jadis et les quelques charretées de goémons qu’on y récoltait au flot de mars. Nous sommes d’accord là-dessus avec les concessionnaires de polders et, puisqu’il est tant d’espaces désertiques en France qui sollicitent leur activité et qui ne demandent qu’à être conquis sur la mer, nous souhaiterions qu’ils y pussent déployer à l’aise leur génie entreprenant et hardi.

Sur un seul point du littoral, nous les prions d’apporter quelque discrétion à leur prurit de conquête : c’est au Mont-Saint-Michel et parce que le paysage marin qui se déroule autour de la célèbre abbaye est son complément naturel. Le Mont-Saint-Michel ne peut être détaché de la mer sans cesser d’être lui-même : ils sont l’un et l’autre dans une étroite dépendance ; ils conspirent au même effet esthétique. L’art aussi a ses droits, qui sont égaux, sinon supérieurs, aux droits des agronomes. Et, quoi qu’on ait dit de la concession accordée à la Compagnie des Polders de L’Ouest par le gouvernement impérial, je ne crois pas qu’il fût dans l’intention de Napoléon III de sacrifier ceux-là à ceux-ci.

Évidemment, il eut mieux valu que la concession ne fût pas accordée, puisqu’elle a été l’origine des embarras présents. Reste à savoir si, aux termes stricts du décret impérial, il eût été loisible à la Compagnie de mettre son programme complet à exécution.

On a de fortes raisons pour en douter. De tout temps la mer jeta dans les fonds de la baie les riches alluvions qu’elle arrache aux falaises normandes mêlées aux débris coquilliers provenant du large. Là où se déposaient ces éléments de colmatage, le sol de la baie s’exhaussait insensiblement ; la salicorne y enfonçait la première ses vrilles amphibies. Puis, le sol continuant son lent mouvement d’ascension, l’agrostis maritima prenait la place de la salicorne : elle feutrait la dune de son gazon fin, aromatique et serré. C’était la période de l’herbu ou pré-salé. Libre encore, recevant aux marées de syzygie la salubre caresse du flot marin, l’herbu ne tentait que les moutons qui lui empruntaient une saveur de chair bien connue des gourmets ; on ne l’enclosait que plus tard, quand on le jugeait propre à la culture. Mais, devant qu’on n’en fût là, il fallait de longues années, parce que le colmatage de la baie était continuellement dérangé par le déplacement des chenaux du Couesnon, de la Sée, de la Sélune, de l’Hordée, etc., petits fleuves lunatiques et capricieux, au demeurant les meilleurs gardiens de l’intégrité du Mont et qu’il eût fallu s’interdire soigneusement de fixer par une canalisation quelconque.

Le jour que la Compagnie des Polders de l’Ouest eut réussi à persuader aux pouvoirs publics que cette canalisation s’imposait « dans l’intérêt général » et que les pouvoirs publics furent tombés dans le piège (25 juin 1874), ce jour-là — et ce jour-là seulement — fût décrétée implicitement la mort du Mont-Saint-Michel : en échange de la canalisation du Couesnon, dont la Compagnie prenait « généreusement » la charge, l’État, bon jobard, acceptait de construire à ses frais la fameuse digue insubmersible qui devait s’arrêter primitivement à deux cents mètres de la Porte de l’Avancée et qui, continuée jusqu’aux remparts, allait consommer la ruine du Mont.

Présentée par les ingénieurs comme un simple chemin d’accès en prolongement de la route de Pontorson, cette digue constituait en effet beaucoup moins un chemin qu’un barrage, un énorme remblai de protection contre la mer qui, ne pouvant plus circuler autour du Mont, est rabattue vers les remparts dont elle sape les assises. Et tel est bien le rôle que la Compagnie entendait lui faire jouer. Sa manœuvre sournoise avait parfaitement réussi. À l’abri de la digue, le colmatage de la partie occidentale de la baie s’est effectué avec une rapidité extraordinaire ; l’herbu ou pré-salé, que ne dérangeaient plus les divagations du Couesnon, a gagné chaque jour du terrain ; il n’est plus séparé du Mont que par le chenal de la rivière et deux cents mètres de grève. Au pied même de la digue, sur la partie orientale de la baie, les dépôts de tangue s’accumulent, de grands bancs verdâtres, qui, s’élargissant, auront bientôt rejoint les herbus en formation derrière la digue submersible de la Roche-Torin. Cette jonction une fois faite, le Mont, à l’est et à l’ouest, sera définitivement bloqué. On calcule effectivement que, depuis la création de la digue et la canalisation du Couesnon, les apports de la mer se chiffrent annuellement, dans la baie du Mont-Saint-Michel à 635 mètres cubes par hectare.

De ce train-là l’« enterrement » du Mont n’est qu’une affaire de huit ou dix ans. La digue, à cette date, aura cessé d’être une digue pour redevenir, comme tant d’autres de ses aînées, un simple chemin communal sur remblai coupant à travers des prairies et des emblaves d’une fertilité prodigieuse. Il n’y aura plus de raison pour demander sa suppression, ni sa réduction, ni sa transformation. Et, seule, la Compagnie des Polders de l’Ouest pourrait à la rigueur s’offusquer de son maintien et trouver que, depuis qu’elle a cessé de lui servir, elle tient bien de la place dans le paysage.


III


Les partisans de la digue font valoir en sa faveur un dernier argument assez inattendu et qu’on pourrait appeler l’argument sentimental : combien d’existences, nous disent-ils, la digue n’a-t-elle pas sauvegardées !

Il est bien vrai que les sables de la baie sont traîtres. Aujourd’hui encore, le voyageur qui aborde le Mont-Saint-Michel par Avranches, Genest ou Pontaubault, doit recourir, s’il ne veut jouer sa vie, à l’expérience d’un guide. Même les voitures publiques, qui font, pendant l’été, le service entre ces localités et le Mont-Saint-Michel, sont attelées de deux chevaux en flèche, que précède, par surcroît de précaution, un piéton chargé de sonder les « lises ».

On appelle ainsi des bancs de sables mouvants, formés par des dépôts d’eau ou des courants souterrains. À sec, par temps clair, il est assez aisé de les distinguer, car les parties solides de la grève ou « paumelles » sont sillonnées de grandes rides régulières qu’y trace le reflux ; les lises, au contraire, sont unies, et leur teinte est ordinairement plus terne que celle des paumelles. Mais il en est qu’on ne voit pas, cachées qu’elles sont sous la tranquille surface des rivières qui baguenaudent par la baie. Seul un homme du pays peut s’y reconnaître.

Les gués les plus sûrs sont généralement ceux où la rivière « étaldit », c’est-à-dire élargit son lit et coule presque à fleur de sable. Encore est-il prudent de tâter le terrain devant soi à l’aide d’un bâton. Certaines lises ont la fluidité de l’eau, et un objet y est aussitôt englouti que jeté ; d’autres — qui ne sont peut-être pas les moins dangereuses — présentent quelque consistance ; mais, si l’on se fie à leur élasticité relative et qu’on pousse plus avant, on est perdu. Les pieds s’engluent peu à peu. On fait effort pour les dégager, et l’on ne réussit qu’à les enfoncer davantage. Les yeux se troublent ; les oreilles s’emplissent de bourdonnements… Est-ce votre corps qui descend ou le sable qui monte ? Lentement la lise aspire sa victime : les genoux, le haut des jambes, le buste, disparaissent successivement. Le sable atteint maintenant les aisselles. Si l’homme alors avait la présence d’esprit d’étendre les bras en croix, on dit qu’il réussirait à conjurer l’enlisement. Mais l’épouvante le paralyse ou l’incite aux contorsions les plus dangereuses. En réalité, il n’y a qu’un moyen d’échapper à la lise, et il faut l’appliquer tout de suite : c’est de se jeter à plat ventre, pour répartir le poids du corps sur un plus large espace, et de ramper doucement vers les paumelles.

« L’enlisement, a écrit Victor Hugo dans une page célèbre, est un sépulcre qui s’est fait marée et qui monte du fond de la terre vers un vivant. » Nul supplice comparable à celui-là. Il peut durer un quart d’heure, au dire de certains témoins. Jadis, si, de l’abbaye, on apercevait le drame et si la distance et le temps ne permettaient pas de porter secours à l’enlisé, la cloche sonnait le glas et la population était invitée, par une voix tombant des galeries supérieures, à se mettre à genoux et à prier « pour un en danger de périr ». La même voix intervenait quand les volutes cotonneuses du brouillard roulaient vers le mont : armée de crécelles, de tambours, de clairons, la population se portait aussitôt sur les remparts pour fournir un repère aux voyageurs égarés. Tous n’en réchappaient pas : le nombre des victimes ainsi ensevelies par l’effet de la brume ou des lises sous les « sablons du grand champ tombéan », comme s’exprime le chroniqueur Jean de Vitel, atteignait bon an mal an trente ou quarante…

Ce chiffre, nous le reconnaissons, a beaucoup baissé depuis l’établissement de la digue qui joint le Mont à la terre ferme. Mais cette digue ne sert que pour les communications avec Dol et Pontorson ; vers Avranches, Genest, Pontaubault, etc., on continue d’emprunter la grève. Et les accidents aussi continuent comme devant. Qui parle, d’ailleurs, de supprimer complètement la digue ? Ce n’est en tout cas ni le Touring-Club, ni la Société des amis du Mont-Saint-Michel, ni la Société pour la protection des paysages de France, ni le Congrès des architectes, qui ont les uns après les autres émis des vœux pour « le maintien de la situation insulaire du Mont ». Tel de ces groupements se borne à souhaiter que la digue soit « modifiée », sans préciser de quelle façon ; d’autres voudraient qu’elle fût « achevée en estacade ». Mais les uns et les autres s’accordent pour demander l’arrêt du colmatage dans la baie à une distance minima de 1.500 ou 1.800 mètres. Et cet accord est sans doute très remarquable. Mais il se produit un peu tard. Les conventions sont passées, et il me paraît aujourd’hui bien difficile, sinon impossible, de contester à la Compagnie des Polders de l’Ouest le droit de s’annexer les lais et relais de mer dont elle a obtenu la concession en due forme.

Aussi bien l’opération est-elle déjà beaucoup trop avancée pour que, sauf vers l’est, la mesure qu’on préconise puisse donner des résultats. De fait, sur les 2.800 hectares concédés à la Société dans la baie du Mont-Saint-Michel (en sus des 1.000 autres hectares dont cette même Société est concessionnaire dans la baie des Veys, à l’embouchure de la Vire), savez-vous ce qui avait été mis en valeur au mois de juillet 1900 ? Plus des deux tiers. L’annexion d’une aussi vaste superficie ne s’est évidemment pas exécutée sans de grosses dépenses. L’endiguement du Couesnon, tenté deux fois sans succès par de précédents concessionnaires et mené à bonne fin par la Compagnie des Polders de l’Ouest, n’a pas coûté à lui seul moins d’un million. Il a fallu créer de toutes pièces un chenal de 5.600 mètres de long, sur 6 à 7 mètres de profondeur, contenu par deux puissantes digues en enrochement, insubmersibles aux plus hautes marées sur la majeure partie de leur parcours. Ce chenal est à plusieurs fins, il est vrai : en même temps qu’il contient le fleuve et s’oppose à ses divagations, il sert encore pour écouler à la mer les eaux d’égouttement des polders, qui y sont amenées par un canal de 12 kilomètres de longueur, et d’une pente, au plafond, de 9 m. 25 par kilomètre. Un autre collecteur, affluent du premier, sert à l’assèchement des polders du fond de la baie. Des canaux secondaires, ou rigoles, espacés de 50 en 50 mètres, recueillent les eaux et les conduisent dans les deux collecteurs. L’accès et la desserte intérieure des polders sont assurés par des ponts, des passerelles et trente kilomètres environ de chemins, pour la plupart empierrés par la Compagnie ou classés, sur sa demande, comme chemins vicinaux. Des plantations considérables de saules, trembles, frênes, peupliers, etc., ont été exécutées avec succès dans toute l’étendue de la concession. Des vergers existent déjà autour de quelques corps de ferme, bien qu’à cause des sels marins dont le sol est imbibé on ne puisse « faire » du pommier à cidre avant la dixième ou douzième année de l’exploitation. Pour la même raison, le chêne et le bouleau s’accommodent mal des polders…

Tels quels et malgré la baisse générale du taux des fermages, ces polders sont encore affermés, par baux de 9 à 12 ans, à raison de 150 et de 175 francs l’hectare, prix moyens. Et l’on en a vu pour qui la Compagnie trouvait preneur jusqu’à 240 francs, alors que, dans le reste de la Bretagne, sauf à Roscoff, à Plougastel et dans cette partie de la côte trégorroise qu’on appelle « la ceinture dorée », l’hectare ne va guère au-delà de 100 francs et qu’il tombe à 50 en Normandie. Mais je vous ai dit qu’il n’y avait pas au monde de plus riche terroir que ces polders. Un Montois que j’interrogeais et qui possède lui-même, à la Caserne, quelques hectares d’herbu qu’il s’apprête à enclore, me confiait que tout était bénéfice dans leur exploitation. Dès la première année, sans amendement, les polders donnent du blé qui se vend aux Vilmorin de Paris, comme blé de semence, 27, 28 et 29 francs le sac. Et ils en donnent ainsi trois années de suite.

— Et la troisième année, Monsieur, est encore meilleure que la précédente !… C’est si riche, si gras, ce terreau-là, que ça n’a jamais besoin de se reposer ; c’est également bon pour la luzerne, les plantes à graine et les légumes, choux-fleurs, oignons, artichauts, échalottes, asperges de primeur surtout… J’ai connu un Anglais qui est venu ici, il y a vingt-cinq ans, avec deux bidets et une carriole : il a loué quelques pieds carrés de polders et s’est mis à « faire » de l’asperge qu’il allait lui-même expédier au train de Pontorson tous les matins ; il a maintenant ses 20,000 livres de rentes.

Ajoutez que la main-d’œuvre est à très bon marché dans toute cette région : un ouvrier agricole ne se paie guère plus de trente-cinq sous par jour, non nourri. L’élevage du bétail, qui est superbe, des moutons (les fameux prés-salés), des oies, etc., pour ne venir qu’au second rang, donne un rendement très supérieur à celui des fermes ordinaires. Enfin, l’horizontalité du pays facilite les charrois et la culture elle-même, qui peut recourir, comme dans la Beauce, aux instruments perfectionnés.

Tant d’avantages, qui expliquent les hauts prix qu’atteint l’hectare de polders, expliquent aussi que les concessionnaires de ces polders se soucient assez peu, pour des raisons d’esthétique, de renoncer à leur privilège. Et tous les vœux du monde n’y feront rien. La Compagnie a le droit de s’étendre jusqu’à la Chapelle-Saint-Hubert ; elle usera de son droit — ou l’on plaidera.

Et l’État perdra, soyez-en sûrs.


IV


Or, il peut gagner sa cause — qui est aussi la nôtre — autrement qu’en cherchant noise à la Compagnie : il n’a, pour ce faire, qu’à laisser agir le flot, à lui permettre de circuler librement comme autrefois autour du Mont.

C’est ce qu’avait très bien vu, dès 1882, M. Jules Roche qui, avec son éloquence incisive et précise, signalait à la Chambre les dangers que faisaient déjà courir au Mont les travaux d’approche de « cette congrégation autorisée qui s’appelle le corps des Ponts et Chaussées. » On ne savait pas et les ingénieurs eux-mêmes ignoraient peut-être encore que la digue dont ils achevaient la construction servirait surtout à précipiter le colmatage de la baie ; on ne protestait que contre l’ensablement dont étaient menacés à bref délai par cette digue malencontreuse les remparts extérieurs du Mont. Et certes c’était là une raison suffisante d’intervenir. Ces remparts sont un des plus beaux spécimens de l’architecture militaire du xiiie et du xive siècle. Mais il n’est chef-d’œuvre qui tienne aux yeux d’un ingénieur. Et l’intervention de M. Jules Roche demeura sans effet.

En nous y reportant aujourd’hui, nous y trouverions rappelés fort à propos certains engagements solennels, pris à cette époque par l’État ou plutôt par le ministère de l’instruction publique et des beaux-arts et qui témoignent qu’il n’était pas dans les intentions du gouvernement que la digue fût poursuivie jusqu’au Mont. Elle devait s’arrêter à une certaine distance, tant pour permettre la libre circulation des eaux que pour empêcher la dénaturation « de la partie la plus intéressante de l’enceinte ». Et, de fait, c’est en violation formelle des conventions que les ingénieurs passèrent outre et menèrent la digue au pied même des remparts.

La Compagnie triomphait. Par la complicité des Ponts et Chaussées elle s’assurait à bref délai la prise de possession de la partie occidentale de la baie. Mais ce que les Ponts et Chaussées ont fait, ils peuvent le défaire et rien n’empêche que la digue soit coupée aujourd’hui comme elle eût dû l’être à l’origine sur un espace de deux ou trois cents mètres. Sans doute, cette coupure tardive ne réparera pas le mal : elle préviendra du moins sa consommation, car le colmatage du reste de la baie s’arrêtera presque instantanément dès que les courants marins pourront « boucler la boucle » et s’épandre à l’aise autour de l’île. La Compagnie ne saurait protester d’autre part contre ce qui n’est qu’un retour aux termes stricts des conventions passées entre elle et l’État ; son droit sur le triangle de lais de mer à elle concédé entre la Chapelle-Sainte-Anne, la Chapelle-Saint-Hubert et la terre demeurera intact : mais ce ne sera plus l’État qui s’emploiera bénévolement à lui en faciliter le colmatage.

L’État demeurera neutre entre la Compagnie et la mer. Et cette neutralité suffira pour nous assurer la victoire. Que servirait en effet qu’on ait dépensé tant d’années à la restauration d’un monument dont on cherche encore la destination et qui devrait être notre Westminster ? Le Mont-Saint-Michel ne peut rester lui-même qu’à condition de rester « cette double œuvre de la nature et de l’art » dont parlait le poète, isolée sur son désert des eaux comme la Grande Pyramide sur le désert des sables.



  1. « Sur la plaine immergée qu’il dominait en ces temps lointains vint s’échouer une baleine dont un cultivateur de Cherrueix, en défonçant une pièce de terre, dégagea les restes fossiles en 1880 » (Charles Epry : le Recul des côtes).
  2. « Les voies romaines, enlisées aujourd’hui sous dix pieds de sable près du Mont même et en divers points de la côte, témoignent que les Romains l’ont vu s’étendre au moins à 6 milles de l’abbaye, jusqu’à Jersey et aux abords des plateaux des Minquierset des Ecrehous, déjà soumis au régime lagunaire. D’après Nennius, abbé de Bangor, l’empereur Maxime, en 383, distribue à ses soldats des terres « au nord du Mont ». C’est seulement au sixième siècle, alors que, exposent les chroniques de Coutances, on accède encore à Jersey par une planche jetée sur un ruisseau, que, définitivement, la forêt a fait place aux marais dans le voisinage du Mont. Celui-ci, en 708, n’est encore entouré qu’aux vives eaux. Les derniers bois qui le relient au rivage disparaissent en 811 : le Mont est enfin un îlot in periculo maris » (Charles Epry).
  3. Elle fut plusieurs fois rompue, d’ailleurs, du xiie au xviie siècle et, en 1630 encore, une marée de « gaspas » envahissait le bourg de Paluel et l’enlisait littéralement.