L’Âme bretonne série 1/Au cœur de la Race - La Langue et les Bardes



LA LANGUE ET LES BARDES


La vraie Bretagne — la Bretagne bretonnante — commence vers Plouha et finit sur le versant de l’Atlantique, non loin de l’embouchure de la Vilaine. Tracez une ligne suffisamment flexible du premier de ces points à l’autre : tout le pays à l’ouest parle breton ; le pays à l’est parle français ; c’est le pays gallo, dénomination vaguement méprisante et que justifie l’abominable patois en usage dans le peuple des campagnes.

Il y aurait fort à dire pourtant sur le breton lui-même, corrompu tous les jours par l’apport des mots étrangers que charrient l’école primaire et la conscription. Les « celtistes » lèvent les mains au ciel ; ils n’en peuvent mais. Des quatre dialectes principaux parlés dans les Côtes-du-Nord, le Finistère et le Morbihan, c’est encore le léonais qui s’est le mieux conservé. Non qu’il soit le plus littéraire ni le plus riche en traditions et en légendes de toutes sortes. Il faut réserver la palme au pays de Tréguier, que le regretté Luzel appelait justement l’Attique de la Basse-Bretagne. C’est là que vous entendrez, aux veillées, les plus jolies sônes, les gwerz les plus émouvants[1] ; là provigne et fructifie, comme en son terroir naturel, l’étrange et plaisante race des « bardes-coureurs-de-pays ». Encore que leur confrérie ait bien perdu de sa splendeur et de sa cohésion, ces descendants authentiques de Lywarc’h-Henn et de Gwic’hlan continuent de faire les beaux jours des « aires neuves », des « pardons » et des aguilées. Sans doute nous n’avons plus rien en Bretagne qui rappelle les célèbres collèges bardiques de Clogher, d’Armagh, de Lismore et de Tara. Nos rapsodes nationaux ne vont plus vêtus du cotaigh à manches jaunes, la rhote agrafée à la ceinture. Ils ne sont plus nourris aux frais de l’État, « avec un logement particulier, un cheval donné par le roi, un habit fourni par la reine, une terre libre et un dixième dans le butin du clan ». Et même, s’il fut un temps où ils jouirent de ces privilèges en Bretagne, ce ne put être qu’à l’époque des premières migrations cambriennes et iroises. Les seuls noms de bardes proprement armoricains[2] qui soient parvenus jusqu’à nous sont ceux de saint Hervé et du Cadiou mentionnés par le cartulaire de Quimperlé. Le moine de Saint-Gall parle aussi d’un ménestrel ambulant de la Petite-Bretagne qui accompagnait Charlemagne dans ses expéditions et la Vie de saint Yves d’un jongleur du pays de Vannes que le bon official accueillit avec sa « mesnie » en son hospitalier manoir de Kermarlin ; mais le moine et le légendaire sont également muets sur les noms que portaient ce jongleur et ce ménestrel. Et l’on arrive ainsi, les mains presque vides, jusqu’au XVIIe siècle et au P. Le Maunoir, l’auteur des fameux Cantiques spirituels, sans avoir trouvé trace dans l’histoire ni du barde-clerc Kaerymell, que Quellien suscita tout exprès pour la défense de sa Perrinaïk, ni de ce brelan de poètes bretons (Yvon Troadoc, Ian Abalen, Per Coatmor et Olivier Morvan) que Souvestre nous montre attablés, « le quinzième jour du mois de décembre de l’année 1530 », à Bréhand-Loudéac, dans une salle basse du cabaret de la Résurrection. Des bardes, il y en eut certainement sans discontinuité des origines aux temps contemporains. Mais nous ne possédons sur eux que les plus vagues indices. Toujours est-il que leurs hoirs sont des manières de vagabonds qui n’ont rien à démêler avec les somptueux ollamhs, couverts d’argent et d’or, des civilisations primitives. Ils n’en vivent pas moins, tant bien que mal, du produit de leurs gwerz et de leurs sônes imprimés sur feuilles volantes ou par petits cahiers de huit pages. Souvent la chanson est anonyme. Quelquefois le nom de l’auteur se trouve dans la dernière strophe.

« Si vous voulez savoir maintenant qui a composé cette chanson, dit l’auteur du Débat entre un vieillard et un jeune garçon, c’est un pauvre homme d’esprit court, nommé Yves Sourimant. » — « Sachez, dit fièrement un autre, que celui qui a composé cette chanson n’est pas un paysan : il s’appelle Pierre Derrien et il est de Morlaix. » Un troisième nous apprend « qu’il habite au bourg de Kerien et qu’il s’appelle Jacques Simon, baptisé le jour de la Circoncision de N.-S., l’an de grâce 1847 » ; ce quatrième « qu’il y a juste 283 mois qu’il est né à Plouagat et que son nom bien écrit est Gilles Mordellet ». Le fameux Yann-ar-Gwenn, surnommé Jean l’Aveugle, termine de la sorte son Débat entre un cordonnier et un sabotier : « Celui qui a rimé cet ingénieux débat en a rimé plusieurs autres. Son nom est Jean Le Guenn, et vous le voyez ordinairement à la fin de ses chansons. » Il est plus explicite encore, avec une pointe de malice, dans le couplet final de son Débat entre le Feu et l’Eau : « Celui qui a rimé ce gwerz nouveau pour le dicter à un prote et le lire ensuite [aux auditeurs] est un manant de Plouguiel, nommé Jean Le Guenn, lequel habite au bas de Crec’h Suliet. Quelle hâblerie est-ce là [direz-vous] ? Comment saurait-il lire quand ses yeux sont fermés ? Depuis l’âge de sept mois, il a cessé de voir clair. Où qu’il aille, il passe sa vie à divertir le monde. »

C’est ce même Yann-ar-Gwenn que Brizeux a mis en scène au chant XXII des Bretons :

Jean Le Guenn est assis au seuil de sa cabane ;
D’une longue tournée aux paroisses de Vanne
Il arrive, son sac dégarni de chansons,
Mais plein de beaux deniers jetant de joyeux sons.
Comme le mendiant qui vend ses patenôtres,

Lui va semant partout ses chants et ceux des autres ;
Il va les yeux fermés et le front en avant,
Barde aveugle appuyé sur le bras d’un enfant ;
Enfin, quand ses cahiers courent chaque commune,
Il rapporte au logis sa petite fortune.
Le voici revenu depuis la fin du jour,
Et gaîment sur sa porte il chante son retour :
« Ma maison est bâtie au bord de la rivière,
Si son toit est en paille, elle a des murs en pierre ;
Comme cet ancien barde, harmonieux maçon,
Chanteur, avec mes chants, j’ai construit ma maison…
Ma chaumière, il est vrai, n’a pas une fenêtre :
Sans doute elle a voulu ressembler à son maître,
Elle est aveugle aussi ; notre sort est pareil ;
Comme moi, ma maison est fermée au soleil… »

Aucun de ces détails n’est de l’invention de Brizeux. L’auteur des Bretons ne connaissait Yann-ar-Gwenn que par ouï-dire. Il emprunte les éléments de son épisode à un article publié dans le Magasin pittoresque de 1842, avec un croquis représentant la petite maison du barde, la maison « aveugle » du val Suliet, aux bords de la rivière de Tréguier. Ce Yann-ar-Gwenn, disparu il y a une soixantaine d’années, jouissait en son temps d’une renommée extraordinaire. « Petit de taille, pâle et maigre de figure », si l’on en croit Olivier Souvestre, il était la joie, le boute-en-train de tous les pardons. La date de sa naissance n’est pas connue avec précision. Il dut naître, je pense, aux environs de 1774. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, il gagnait péniblement sa vie à teiller du chanvre ou du lin dans les fermes de Plouguiel, n’abandonnant ce travail sédentaire qu’aux approches de Noël « pour aller de porte en porte annoncer la bonne-nouvelle. » Un matin de juillet 1792, il se trouvait à Quimper sur la place Saint-Corentin, quand il entendit une grande rumeur, des sonneries de clairons et des roulements de tambour : la patrie était en danger et l’on enrôlait des volontaires. Yann-ar-Gwenn, quoique bien jeune encore, fut touché de l’aura, du souffle sacré qui fait les héros et les bardes. — « Conduis-moi dans quelque solitude», dit-il à l’enfant qui l’accompagnait. L’enfant le conduisit sur la rive gauche de l’Odet, non loin de Lokmaria, « Quand je n’entendis plus les rumeurs de Quimper, racontait-il plus tard à Olivier Souvestre, je me couchai sur l’herbe, la tête entre les mains, et des larmes ruisselèrent de mes yeux aveugles. Elles m’inspirèrent dix couplets et je dis tout à coup à l’enfant : — « Ramène-moi sur la place Saint-Corentin ». En m’y voyant arriver, quelqu’un me demanda : — « Pauvre infirme, viens-tu nous aider à sauver la patrie ?… » Je lui répondis avec douleur : — « Je viens donner mon chant à ceux qui la sauveront… » Aussitôt on m’entoura : « Chante donc aveugle, chante I » Je chantai mes vers improvisés et l’on jeta dans mon chapeau beaucoup de monnaie cuivre avec quelques pièces de six francs, en criant : « Vive l’aveugle !… » À partir de ce jour, je n’ai eu d’autre moyen d’existence que la vente de mes gwerz… » Il les semait à tous vents. C’était une explosion de hourrahs quand il débouchait sur la place d’un village, traîné par son barbet et flanqué de sa commère Fantik. À Rumengol, son poste favori était sous le vieil if, au pied du mur du cimetière. Il n’y avait pas de bon pardon sans Yann-ar-Gwenn. Je ne suis pas sûr, quoi qu’en ait dit le Magasin pittoresque, qu’il « affectionnât surtout le Morbihan » ni qu’il ait écrit indifféremment dans les quatre dialectes. Les chansons que j’ai de lui et dont quelques-unes ont été imprimées chez mon père sont toutes en dialecte trégorrois. Son genre préféré était le genre des Disputes ou débats. Genre très florissant encore et pour qui mes compatriotes ont un penchant bien marqué. Quand le barde, dans ses tournées, est accompagné de sa femme ou d’un de ses enfants, c’est celui-ci ou celle-là qui lui donne la réplique. Comme toutes les poésies populaires, d’ailleurs, et à quelque genre qu’elles appartiennent, ces dialogues sont chantés. Quelquefois l’air, le « ton », comme on dit en Bretagne, est de l’invention du barde : War eun ton nevez (sur un air nouveau), lit-on alors en tête de la feuille volante ; d’autres gwerz ou sônes sont sur de vieux airs locaux : War ton Fantik Coant ; ar C’hoq ; ar Chasseer ; sant Kaourantin[3], etc.; quelquefois sur l’air d’une chanson française, comme Ton humeur est Catherine ou Malgré toute ta tendresse. D’autres fois, l’acheteur est prié d’en faire à sa fantaisie : War eun ton da ober (sur un ton à inventer). Quelquefois enfin, on indique seulement que la sône ou le gwerz doit être chanté sur un air agréable, ou joyeux ou languissant…

Yann-ar-Minous, qui fut de nos contemporains immédiats, avait hérité pour partie de la popularité de Yann-ar-Gwenn. Ses meilleures poésies se chantent encore dans les assemblées. Elles se terminaient presque toutes par cet envoi : « Si vous désirez savoir qui a employé plume, papier et encre pour écrire cette sorte de récit et l’envoyer à l’imprimeur, c’est moi, Joan Le Minous, le petit barde de Tréguier. » La même formule se retrouve à la fin du Gwerz à Notre-Dame de Coz-Ilis, du Débat entre le premier valet et la servante de ferme, de l’Histoire de treize personnes mortes rendues à la vie par la vertu du tombeau de Saint-Yves, etc. Mais elle ne s’adaptait qu’aux pièces en vers de treize syllabes, à rimes plates, et le barde en avait d’autres pour les pièces en vers plus courts et à rimes croisées ou embrassées[4].

Je l’ai connu personnellement, ce bon Yann, quand il venait soumettre à mes parents les strophes de quelque chanson nouvelle. C’était un Breton de la race brune, court et trapu, perpétuellement coiffé d’un chapeau de paille défoncé, le menton glabre, comme tous ceux de son clan qui exercent leur profession à terre, et qui, dans ses longues marches d’été, pour courir d’un « pardon » à l’autre, tenait ses sabots à la main, crainte de les user. Il était né à Lézardrieux en 1827. Son père était tisserand et sa mère filandière. Il resta tout juste neuf mois en classe. C’était, d’ailleurs, le temps des fameuses écoles mutuelles, engouement de nos pères, où du frottement de deux ignorances on attendait le miracle de leur coéducation : Minous apprit à lire sans pénétrer le sens de ce qu’il lisait ; pour l’écriture, ce fut longtemps peine perdue. Il finit tout de même, à force de patience et d’entêtement, par savoir former quelques jambages. Ses « envois » en témoignent et qu’il ne tenait pas à peu de prix cette difficile victoire. Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’au début et quand il embrassa la profession de barde il lui fallut, pour se rappeler ses strophes, emprunter aux boulangers le procédé mnémotechnique dont ils se servaient, dans mon enfance, pour se rappeler le nombre de pains qu’ils avaient fournis à crédit. À chaque strophe composée par lui, il taillait une coche dans un bâton. La précaution n’était point inutile. Ses chansons étaient interminables et, à mesure qu’il les dictait au prote, il suivait du doigt sur sa baguette, ne lâchant une coche que quand il avait fini de dicter une strophe. Si, la chanson dictée, il restait de surcroît une entaille ou deux, c’est que sa mémoire l’avait trahi ; il la reprenait mentalement et n’avait point de peine à retrouver les strophes égarées. J’ai vu ainsi tel de ces bâtons, qu’il jetait ensuite et qui ne portait pas moins de 118 incisions. Yann-ar-Minous avait l’inspiration facile, trop facile même ; l’œstre poétique lui faisait perdre toute mesure : son Débat entre Jean et François, qui compte trente couplets de quatre vers chacun, ne lui avait pas coûté plus d’une heure de travail. C’était une façon d’improvisateur (diskaner) et qui avait les défauts avec les qualités du genre.

Riche, il ne l’était point sans doute. Non que la clientèle lui fît défaut ou qu’il boudât la clientèle : si extraordinaire que cela paraisse, il y a un public pour les poètes en Bretagne. Dans tous les pardons, dans les foires, aux moindres marchés, vous rencontrerez, adossé contre le pignon de l’église ou juché sur le socle du calvaire, un de ces bardes gyrovagues, comme Yann-ar-Minous, parfois même toute une famille, une tribu véritable de chanteurs ambulants, homme, femme, enfants, qui, devant un carreau de serpillière ou de lustrine étalé sur la route et faisant office d’éventaire, hurlent à plein gosier la sône ou le gwerz fraîchement composé par l’un d’eux. Et le public fait cercle pour les entendre. L’air est aisé à retenir et la chanson ne coûte que deux sols. Il est vrai qu’elle est imprimée en têtes de clous, sur papier à chandelle. L’imprimeur fait volontiers les frais de ce tirage élémentaire, mais la chanson devient sa propriété. Pour ses droits d’auteur, le poète ne peut prétendre qu’à deux rames gratis ; c’est tout son bénéfice, auquel s’ajoute le produit de la vente au détail.

Minous, bon an, mal an, retirait ainsi trois cents francs de ses chansons. Maigre chevance, malgré tout, et qui n’aurait pas suffi pour lui donner à vivre et aux siens. Il avait épousé une femme de Pleumeur-Gautier, qui travaillait en journée, et il en avait eu quatre garçons, dont il voulait faire des marins. L’automne venu, Minous retournait près d’elle et se louait à son tour pour les travaux de semaille et de labour. Comme la cigale, il ne chantait qu’aux mois chauds. Il se mettait alors en route, son canapsa en peau de vache sur l’épaule, qui contenait son bagage de papier imprimé, et on le voyait à la Clarté, à Rumengol, à la Palud, à Callac, aux extrémités du pays. Voyageant de nuit et de jour, sa petite pipe noire fichée dans un creux des dents, il s’arrêtait à la première ferme venue ou bien avisait une meule de paille et s’y étendait pour dormir aux étoiles. Tout lui était bon, jusqu’à la douve, qui lui faisait un lit maternel aux soirs de grande beuverie. Car il n’avait pas d’aversion pour le gwin-ardent ; il ne tenait point pour méprisable une chopine de cidre frais ou de chuféré, qui est peut-être l’hydromel des anciens Celtes ; il n’eût point été Breton sans cela. Boire à la bretesque est synonyme de bien boire et longtemps, depuis Rabelais. En été, son quartier général était Bégard, qui est au cœur du pays trégorrois. Il rayonnait de là jusque sur la Cornouaille et le Goélo. Content de peu (il me confia qu’il avait fait une fois dix-huit lieues pour gagner quatre sous), se reposant de l’avenir sur sa bonne chance, du présent sur sa bonne humeur, certain, du reste, qu’il trouverait toujours à l’étape du soir, sinon de magnifiques bombances, du moins l’écuellée de soupe à l’oing, le chanteau de pain bis et la botte de paille doux-fleurante qu’on ne refuse jamais aux mendiants, il vivait ignoré de l’Institut, ignorant lui-même de sa gloire, ayant composé plus de trois cents chansons, dont quelques-unes, comme la Confession de Jean Crenard et Va douç coant Mari, devenues rapidement populaires, et, pour prix de sa constance, n’aspirant qu’à posséder un jour son petit escabeau dans le paradis, entre Narcisse Quellien et Jean l’Aveugle, aux pieds du bon saint Hervé, patron des bardes de Bretagne…

Un patronage qui n’est point une sinécure : les bardes de Bretagne sont légion. Avec un peu de bonne volonté, je crois même qu’on pourrait élargir la confrérie jusqu’à y faire entrer tous les Bretons des deux sexes. « Bretagne est poésie », dit l’épigraphe de l’Hermine. Et il est bien vrai que la poésie éclôt spontanément sur les lèvres de ce peuple, comme de tous les peuples enfants, qu’elle ne lui est pas un langage d’exception, mais le verbe habituel de ses douleurs et de ses joies. Nombre de pièces les plus gracieuses ou les plus émouvantes recueillies par La Villemarqué, Le Men, Luzel, de Penguern, Milin, Quellien, Vallée, Francès, Le Lay, etc., sont l’œuvre de meuniers, de tisserands, de tailleurs et de filandières. Telle chanson satirique que j’ai vue naître un soir d’automne, sur la lande de Kergunteuil, fut l’improvisation collective d’une équipe d’essoreuses de lichen. Les plus imperceptibles tressaillements de l’âme bretonne se coordonnent en rythmes sous un archet intérieur : il n’y est besoin d’aucun effort, d’aucun artifice préparatoire. Le vers et la mélodie n’ont point fait divorce en Bretagne : ils s’épousent si intimement qu’on ne saurait les séparer sans leur porter le coup de grâce à tous deux[5]. Les bardes du genre de Yann-ar-Minous sont des professionnels ; mais eux-mêmes, devant que d’entrer dans la confrérie, furent journaliers, pillawers, tisserands, etc. Ils le redeviennent, comme Minous, aux approches des calendes d’hiver (kalan goan). Gravissons un nouveau degré de la hiérarchie : voici une autre classe de bardes qu’on peut appeler les bardes lettrés, moins proches du peuple et qui, du reste, n’habitent pas tous en Bretagne, un Berthou, un Jaffrennou, un Pierre Laurent, un Pilven, un Le Fustec, un Le Berre, un Le Dorner, un Malmanche, un Picquenard, un Herrieu, pour ne parler que des vivants, et, chez les femmes, une Ninoc’h-euz-ar-Garrec ; dans le nombre, beaucoup d’ecclésiastiques, comme les abbés Thoz, Brignon, Buléon, Le May, Falquerho, Le Strat, Le Bayon, Cadic, Quéré, Mary, le chanoine Le Pon, Mgr Dubourg, etc. La renaissance du théâtre breton, pour ces bardes-lettrés, n’a pas laissé d’élargir la sphère d’inspiration poétique où ils se mouvaient et qui était bien étroite peut-être ; on les a vus se porter d’enthousiasme vers une forme d’art où avaient brillé au XVIe siècle les anonymes dramaturges des Quatre Fils Aymon et du Purgatoire de Saint-Patrice. Tel Charles Gwennou, de qui fut représentée, par la troupe de Ploujean, la première pièce moderne du répertoire breton : Santez Trifina hag ar roue Arzur (Sainte Tréphine et le roi Artur). Si je ne me trompe, le comité de l’Union régionaliste avait prié Gwennou de ravauder un ancien mystère du même nom, de qui la langue laissait fort à désirer. Gwennou se mit au travail ; mais la besogne s’accommodait mal avec ses goûts. C’est un esprit fort alerte et tout primesautier. On lui avait donné un mois pour son ravaudage : il nous revint au bout du mois avec une œuvre de 7.000 vers, tout entière de sa façon et où il n’y avait plus rien de l’ancien mystère.

J’ai voulu présenter mes hommages à l’auteur de cette belle prouesse poétique. Il habite Vitry-sur-Seine, dans la banlieue de Paris. Une campagne rase, plantée de tessons de bouteilles, mène à l’antique église abbatiale près de laquelle s’abrite le petit toit de Charles Gwennou. Un jardinet précède la maison, et tout à coup, la grille franchie, l’œil s’accroche à une demi-douzaine de couronnes mortuaires disposées en fer à cheval sur la façade et qui la font ressembler à un portique de mausolée. L’intérieur de l’habitation est plus déconcertant encore : dans l’antichambre, dans l’escalier, dans la salle à manger, partout des couronnes mortuaires. Et j’ai une petite gêne, je le confesse, quand je m’asseois à la table hospitalière du barde, de sentir autour de moi toute cette décoration funèbre et de ne pouvoir lever les yeux sans lire dans l’entrelacs des fleurs artificielles : « À ma cousine. — À mon enfant, — À mon père. — À notre tante. — À ma belle-mère. » Quelle catastrophe inouïe a pu frapper ainsi cette famille et la priver brusquement de la totalité de ses membres ? N’étaient la gaieté de mes hôtes et le vin qui rit dans les cristaux, je me croirais dans un de ces karneliou, dans un de ces reliquaires de la campagne bretonne, dont les murs sont tapissés comme ici d’inscriptions et de trophées mortuaires.

Le poète, qui voit mon étonnement, me donne tout de suite la clef de l’énigme : simple rédacteur à la Compagnie d’Orléans, il ne possède aucune fortune, et la charmante jeune femme qu’il a épousée subvient de son mieux aux besoins du ménage en tressant d’une main experte ces couronnes de deuil que, faute d’un magasin où les pouvoir exposer, elle suspend un peu partout aux murs de sa maison. L’explication me rassure et je ne tarde pas à me laisser gagner par la gaieté de mes hôtes. Car c’est une chose incontestable que, par ce clair dimanche d’été, il est gai comme un merle — comme un merle blanc — ce bon Gwennou haut de trois pouces, qui danse et sautille et ne tient pas en place plus d’une seconde. L’âge a neigé précocement sur ses cheveux. Mais il y a une jeunesse éternelle dans ses yeux nostalgiques et doux, ses yeux céruléens de Celte enfant... Compatriote de Minous, il est né à Lézardrieux le 14 mai 1851. Sa mère était une paysanne de Pleubian ; son père un modeste préposé des douanes qui savait tout juste écrire son nom et signer au rapport. Recueilli par charité, comme Quellien et tant d’autres, dans le vieux collège épiscopal que hante implacablement le grand souvenir de Renan, il s’initia aux lettres antiques sur les bancs du petit séminaire de Tréguier et tâcha d’en exprimer le miel dans les poésies bretonnes qu’il commençait à composer déjà. Un de ses parents l’avait mis en relations avec un instituteur de Pontrieux, ce Jean-Marie Le Jean, poète breton aussi, et qui avait pris pour nom bardique Eostik Koat-an-Noz, le Rossignolet du Bois-de-la-Nuit. Le Jean guida les premiers pas de l’enfant, lui donna quelques notions de prosodie. Elles lui profitèrent assez pour qu’en 1863, quand Gwennou n’avait encore que douze ans, Le Jean ne craignit pas d’envoyer à mon père une poésie de son jeune élève qu’il jugeait digne de l’impression. La pièce avait pour titre Ar goulmik gwenn, la Colombe blanche ; elle était d’une délicieuse fraîcheur d’inspiration. D’autres pièces prirent leur volée à sa suite qui s’éparpillèrent dans les gazettes de Lannion, de Guingamp, de Saint-Brieuc. Je ne crois pas que Gwennou les ait recueillies : il se destinait à la prêtrise ; il entra même au grand séminaire. Mais il en sortit presque aussitôt. Peut-être lui arriva-t-il comme au clerc de la chanson et qu’une lettre désespérée de sa « douce » le rappela brusquement dans le siècle.

Pa oan ô studian er ger a Landreger
Ez oa digaeset din lizer da vônt d’ar ger,
Da vônt d’ar ger buhan, ma karrien gwelet c’hoas
Ma dous, ma c’harantez, Genovefa Kerloas[6].

Ses attaches cléricales étaient rompues : Gwennou partit chercher fortune à Paris. Il n’y trouva, je pense, comme la plupart de ses malheureux compatriotes, qu’un servage déguisé. Mais il y a dans cette race bretonne une telle puissance de redressement et, pour dire le mot, un idéalisme si incurable qu’aux pires moments de sa vie le poète ne cessa de s’enchanter de beaux rythmes et de lumineuses évocations. Rappellerai-je cette Mort du roi Morvan (Maro ar roue Morvan), le plus magnifique épisode peut-être de notre littérature nationale ? Une traduction du Pater de Coppée, une adaptation en langage de Tréguier, des Géorgiques vannetaises de l’abbé Guillôme, étendirent la réputation de Gwennou dans le petit cercle des celtisants. L’érudit, entre temps, ne chômait point. Il appelait de tous ses vœux la réforme si désirable de l’orthographe bretonne. Il travaillait lui-même à cette réforme et l’on n’a point oublié ses longues discussions avec M. Ernault et le chanoine de la Villerabel.

On oubliera encore moins sa Santez Trifina : excellente pièce de transition, elle tint toute une année l’affiche du théâtre de Ploujean avec le Bourgeois vaniteux (ar Bourc’hiz lorc’hus) de François Jaffrennou. Le drame liturgique et la saynète bouffonne firent de compagnie leur Tro-Breiz, leur « tour de Bretagne ». Rivé à son bureau du quai d’Austerlîtz, Gwennou, cependant, libellait des « expéditions». Ô Muse, vous savez seule combien de fois le barde-rédacteur s’interrompit dans son insipide besogne pour suivre en esprit les acteurs populaires qui promenaient sa chère Tréphine dans les pardons de Bretagne ! Des cloches tintaient sur la lande ; l’air embaumait délicieusement ; la blanche Tréphine, ses bras noués au col du roi des deux Bretagnes, était comme une tourterelle pantelante qui vient d’échapper aux serres d’un émouchet. Et le poète, fermant les yeux, se prenait à répéter les paroles du voluptueux cantique : Hiems transiit ; imber abiit et recessit. Vox turturis audita est in terra nostra. Mais aucune voix ne lui répondait comme dans le cantique : Surge, mi amice, et veni.



  1. « Les gwerziou, dit Luzel dans ses Chants populaires de la Basse-Bretagne comprennent les chansons épiques, qui peuvent se subdiviser en chansons historiques, légendaires, merveilleuses, anecdotiques. Les soniou, c’est la poésie lyrique : chansons d’amour, chansons de kloer ou clercs, chansons satiriques, comiques, de noces, de coutumes, etc. »
  2. Taliésin, Gwic’hlan, Aneurin et Lywarc’h-Henn, qu’on cite souvent comme des bardes armoricains, sont des bardes gallois qui vécurent et moururent probablement dans leur patrie. Hyvarnion, saint Sulyo, saint Ratian, etc., rangés comme eux parmi les bardes armoricains et qui passèrent du moins une partie de leur vie en Bretagne, naquirent de même outre Manche.
  3. Sur le ton de la Jolie Françoise, du Coq, du Chasseur de Saint-Corentin.
  4. Ce système de rimes est, du reste, tout moderne et paraît emprunté de la métrique française.
  5. M. Félix Hémon, dans sa belle étude sur les races vivaces, a bien finement indiqué le caractère de cette union. « La légende, dit-il, raconte que saint Hervé, patron aveugle des chanteurs mendiants de Bretagne, naquit d’Hyvarnion, jongleur à la cour de Childebert Ier, et d’une psalmiste nommée Rivanone ou la petite reine. Hyvarnion allait s’embarquer pour la Bretagne insulaire, son pays, lorsqu’il entendit une voix jeune qui chantait dans le bois voisin. Il chercha la chanteuse, qui cueillait des fleurs près d’une fontaine, il la vit, il l’aima. Ne serait-ce pas un gracieux symbole de l’union, si intime chez les Celtes, de la poésie et du chant ? »
  6. Cf. Luzel, Bepret Breizad : « Quand j’étais à étudier en la ville de Tréguier, — une lettre me fut envoyée pour m’appeler à la maison, — pour m’appeler promptement à la maison, si je voulais voir encore — ma douce, mon amour, Geneviève Kerloas. »