L’Âme américaine

L’ÂME AMÉRICAINE


L’Âme américaine, par M. Edmond de Nevers, 2 vol. in-18, Paris, 1900 ; Jouve et Boyer.


I

Ce n’est assurément pas une entreprise banale, ni même peut-être modeste, que de s’être proposé de définir « l’âme américaine ; » et ainsi d’emprisonner dans une formule rigide l’une des combinaisons psychologiques ou sociologiques les plus complexes, et les plus instables, qu’il y ait dans notre monde contemporain. Qu’est-ce, en effet, qu’un Américain, ou, à vrai dire l’Amérique elle-même ? et, tout d’abord, pourquoi, dans le livre classique d’Alexis de Tocqueville : la Démocratie en Amérique, ou dans celui de M. James Bryce : American Commonwealth, n’est-il question ni du Pérou, par exemple, ni du Chili, ni du Mexique ? Il n’y est point parlé, non plus, du Canada. Le Canada, le Mexique, le Chili ne sont cependant pas en Afrique. Autre question : les États-Unis ne doivent pas compter aujourd’hui beaucoup moins de quatre-vingts millions d’habitans : ceux de ces habitans qui ne sont pas nés sur le sol de l’Union, — et le chiffre en est au bas mot d’une quarantaine de millions, — sont-ils ou non des Américains ? Un Italien, un Allemand établis à Marseille ou à Lyon ne sont pas des Français. Mais, inversement, de dix ou douze millions de nègres, qui sont tous nés sur le sol de l’Union, et qui, de quarante-cinq États, en remplissent aujourd’hui quatre ou cinq à eux seuls, dira-t-on qu’ils soient des Américains ? On ne nous le permettrait sans doute ni en Géorgie, ni en Floride. Je ne parle pas des Indiens : les plus récentes statistiques n’en comptent pas seulement, à l’heure qu’il est, cent cinquante mille. Mais lequel est encore le plus Américain, d’un Irlandais né à Cork ou à Tipperary et fixé depuis vingt-cinq ans à Boston, je suppose, ou d’un native born, — c’est le nom que l’on donne à l’Américain indigène, — né à Chicago d’un père Polonais et d’une mère Allemande ? On sait encore que, s’il n’y a point de « race américaine, » il n’y a pas non plus de « langue américaine ; » et peut-on dire seulement qu’il y ait une « histoire américaine ? » Il y a « une histoire d’Amérique ; » il n’y a point d’histoire américaine, s’il n’y a point, à proprement parler, de tradition ni même de civilisation « américaine. » Existe-t-il seulement une « littérature américaine ? » Quelques Américains le prétendent ; mais les Anglais n’y veulent voir qu’un prolongement de la littérature anglaise. Comment peut-on donc, en ces conditions, parler de « l’âme américaine ? » et, quand il est déjà si difficile à un Français de définir « l’âme française, » ou à un Italien « l’âme italienne, » comment un étranger se flatterait-il de ramener à quelques caractères essentiels ce qu’il est sans doute permis d’appeler la bigarrure du phénomène américain ? Ces difficultés n’ont point arrêté M. Edmond de Nevers ; et, — disons-le tout de suite, — non seulement son audace ne lui a point porté malheur, mais au contraire son livre est l’un des plus intéressans qu’on ait publiés depuis longtemps sur l’Amérique ; et il le doit précisément à ce qu’il y a de plus téméraire dans le dessein de son auteur.

L’origine en est toute politique. M. Edmond de Nevers, Canadien français, très fier de l’être, et très résolu à le demeurer, s’est un jour demandé quelle politique les Canadiens français, qui ne sont pas moins de 2 ou 3 millions, — dont 1 200 000 ou 1 400 000 dans la province de Québec, — devaient observer à l’égard de leur puissant voisin. « Est-il de notre intérêt politique de contribuer à l’unification de tout le continent nord-américain ; et nous sera-t-il possible, sous le drapeau étoile, de grandir et de nous développer sans rien abdiquer, sans rien abandonner de ce qui nous est cher, en restant fidèles à nos traditions françaises et catholiques ? » Telle est, aux yeux de M. de Nevers, coin me aux yeux de quelques-uns des ministres actuels du Dominion, M. Tarte, par exemple, la question destinée, « dans un avenir plus ou moins éloigné, à prendre la première place dans les préoccupations des Canadiens français ; » et qui ne voit, en passant, que, si l’intérêt en est considérable pour eux, à peine, en vérité, l’est-il moins pour la France ? On entend bien, — puisque, dans le temps où nous sommes, il faut prendre de ces précautions oratoires, — qu’il ne s’agit point du tout de nous bercer de sottes espérances ; d’en appeler, nous, Français de France, après cent cinquante ans, du traité de Paris, ce qui serait ridicule ; ou de travailler, même si nous le pouvions, à détacher le Canada de l’Angleterre, ce qui ne serait pas moins insensé que déloyal. On ne refait pas l’histoire ! Mais, s’il y a, dans ce continent nord-américain, trente-cinq ou quarante fois plus grand que la France, un centre de culture française et catholique, il importe évidemment à notre avenir, même européen, d’en favoriser le développement. « Avant que les enfans de la génération actuelle soient devenus des vieillards, — écrivait un haut fonctionnaire anglais, sir Lepel Henry Griffin, en 1884, — il ne restera plus que trois grandes puissances dans le monde civilisé : l’Empire britannique, la Russie et les États-Unis. » C’est ce que l’on verra bien ! Mais, en attendant, il n’y a rien de plus légitime, pour nous Français, que de faire obstacle, ouvertement, pacifiquement, mais résolument, à ces ambitions démesurées de l’impérialisme anglo-saxon, et, quand nous en avons un moyen aussi simple que d’entretenir, là où ils existent déjà, des centres de culture française et catholique, nous serions de grands maladroits si nous feignions de ne pas les voir, ou, les voyant, de les négliger. Il faut savoir gré à M. Edmond de Nevers d’avoir pour la première fois, si je ne me trompe, posé la question en ces termes précis. Nous avons un intérêt majeur, nous aussi, en France, à sonder ce que l’ « âme américaine » contient, selon l’expression de M. de Nevers, « de promesses ou de menaces pour l’avenir de notre race et de notre foi. » Les Canadiens français y en ont un plus immédiat encore ; et c’est pourquoi l’intention seule du livre de M. Edmond de Nevers suffirait à nous en conseiller la lecture.

On dit couramment d’une question bien posée qu’elle est à moitié résolue ; et il n’y a rien de plus faux ! Beaucoup de questions très bien posées ne recevront jamais de solution. Mais ce qui est vrai, c’est qu’en posant les questions d’une manière nouvelle, on s’avise presque nécessairement d’une manière nouvelle de les traiter ; et c’est ce qui est arrivé à M. Edmond de Nevers. Je voudrais qu’il l’eût, non pas certes mieux vu, mais mieux montré lui-même. Le dessin de son livre, en effet, a plutôt l’air un peu banal, et la division qu’il a cru devoir suivre n’en donne même pas une idée très juste. Il a traité d’abord des Origines, puis de la Formation historique de l’Union. Dans une troisième partie, sous un titre un peu vague ou trop général : l’Evolution, on ne discerne pas bien ce qu’il a pu vouloir mettre qui n’eût déjà trouvé sa place dans la seconde. Sa quatrième partie : A travers la Vie américaine, ne semble rien avoir qui la distingue essentiellement de tant d’écrits où tant d’observateurs ont consigné leurs impressions d’outre-mer. Et quant à la cinquième : Vers l’Avenir, je ne sais si peut-être je l’ai lue trop vite, mais je ne l’ai point trouvée du tout comparable aux quatre autres. Ce qui est plus fâcheux, c’est qu’aucune de ces cinq parties, dans l’énoncé de son titre ou dans la suite de leur enchaînement, ne laisse apparaître l’idée maîtresse du livre, celle qui en fait l’unité profonde et la portée, pour ne pas dire la valeur scientifique, et grâce à laquelle il déborde, en quelque manière, les limites elles-mêmes de la question américaine. Expliquons-nous brièvement sur ce point.

Le phénomène américain, — je prends ici, comme plus haut, ce mot de phénomène dans son sens étymologique, — se ramène donc pour M. Edmond de Nevers à un problème d’ethnographie et de psychologie comparées. Supposé qu’il existe une « âme américaine, » quelle est, dans sa lente formation, la part des circonstances, mais surtout quelle est la part, ou, pour mieux dire, quel est l’apport de chacun des élémens ethniques qui sont entrés dans sa composition ? Les Américains se considèrent volontiers eux-mêmes comme des Anglo-Saxons, et, naturellement, ce ne sont pas les Anglais d’aujourd’hui qui les détourneront de cette croyance : ils y ont trop d’intérêt ! Mais les uns et les autres ne se tromperaient-ils pas ? En réalité, la population de l’Union s’élevant à 73 ou 80 millions d’habitans, les statistiques les plus dignes de foi n’évaluent pas à moins de 20 ou 25 millions les Américains d’origine irlandaise et à moins de 20 ou 20 millions les Américains d’origine allemande. Si l’on ajoute à ces deux chiffres un chiffre de 10 ou 12 millions d’âmes, qui est, comme nous l’avons dit, celui de la population nègre, la soustraction ne nous laisse plus qu’environ 25 ou 30 millions d’Anglo-Saxons. Encore ce chiffre est-il trop fort ; et, par exemple, dans tel État du Nord, — le Massachusetts, avec Boston pour capitale, — si le nombre des protestans est déjà presque balancé par celui des catholiques, la cause en est due à un autre courant d’émigration, d’origine canadienne française. Le Rhode-Island n’est pas grand, mais enfin il fait partie de ce qu’on appelle encore en Amérique la Nouvelle-Angleterre : M. Edmond de Nevers nous affirme qu’au cours d’un séjour de trois ans qu’il y a fait, c’est à peine s’il a eu l’occasion d’y parler cinq ou six fois anglais. C’est encore un effet de la même cause : les Français ou, si l’on veut, les Américains d’origine française, sont assez nombreux en Louisiane ; et, pareillement, les Américains d’origine espagnole en Floride ou en Californie. Dans quelle mesure ces mélanges de sang ou ces antagonismes de race ont-ils modifié le sang anglo-saxon ? L’ont-ils dénaturé, et l’ont-ils appauvri ou enrichi de qualités qui n’étaient point les siennes ? C’est à cette question que M. de Nevers a cru qu’il fallait principalement répondre pour définir « l’âme américaine, » et, en effet, c’est sur ce point qu’il a fait porter son principal effort. C’est donc par-là qu’il faut prendre son livre, si l’on veut le comprendre ; et, ainsi que nous le disions, c’est ce qui en fait la signification et la portée.

Car, je ne l’apprendrai pas sans doute à nos lecteurs, il n’y a guère aujourd’hui de problème plus obscur, ni plus passionnant, ni peut-être plus inquiétant, que celui de savoir ce que c’est qu’une « race. » Qu’est-ce à vrai dire qu’un peuple, et qu’est-ce qu’une nation ? Nous éprouvons déjà quelque embarras à le bien définir. On répondait autrefois avec Taine : « A tout âge, un peuple resté toujours lui-même… Les cinq ou six grands instincts qu’il avait dans ses forêts le suivent dans ses palais et dans ses bureaux. » Nous dirions volontiers aujourd’hui qu’il n’y a rien de moins assuré. Mais, quand nous continuerions de partager l’opinion de Taine, encore faudrait-il examiner où commence et où finit la race. C’est ainsi qu’en histoire naturelle il ne s’agit que de savoir où commence et où finit l’espèce. On n’a pu réussir jusqu’à présent à blanchir un nègre, — ou du moins il y faut du temps, beaucoup de temps, huit ou dix générations, — mais on ne voit rien d’impossible, ni même de très difficile à angliciser, par exemple, un Allemand, ou, si je l’ose dire, à italianiser un Français. Les Romains ont bien latinisé la Gaule ! La volonté de l’homme, je le sais, rencontre promptement ses limites, et même, pour les rencontrer, elle n’a pas besoin de se rien proposer de très extraordinaire : nous est-il cependant impossible, en de certaines conditions, qui seraient d’ailleurs à préciser, de nous approprier une civilisation ou une forme d’esprit qui ne nous étaient pas congénitales ? Autre côté de la question, dont je n’ai pas besoin de montrer ici l’importance. Je ne doute pas que sur tous ces points le livre de M. Edmond de Nevers ne projette une vive lumière, et c’est ce qui m’amène à en signaler un autre mérite : M. Edmond de Nevers a compris et admirablement montré que l’Amérique du Nord était, pour ainsi dire, un prodigieux laboratoire de sociologie comparée.

Cette jeune Amérique n’a peut-être sur la vieille Europe qu’une supériorité certaine, qui est précisément d’être jeune, et si tant est que ce soit une supériorité ! Ce n’en est certainement une qu’aux poètes et aux amoureux ; et les Américains ne sont, dit-on, ni amoureux ni poètes. Mais, quoi qu’il en soit, leur jeunesse leur vaut cet avantage que les questions, chez eux, ne sont point surchargées d’histoire, et qu’en sociologie particulièrement, elles se posent à l’état neuf. Tel est le cas de la question de race. Indéchiffrable dans l’histoire de la vieille Europe, si jamais elle s’éclaire d’un rayon de lumière, ce rayon viendra d’Amérique. En d’autres termes, nous ne saurons jamais avec certitude, comment, d’un mélange ou d’une contrariété d’aptitudes celtiques, latines et germaines, — pour n’en retenir ici que les principaux élémens, — s’est autrefois formée « l’âme française ; » mais, pour concourir à la formation de « l’âme américaine, » nous savons, à quelques milliers d’âmes près, combien l’Angleterre a en quelque sorte délégué d’Anglais au-delà des mers, et l’Irlande de Celtes, et l’Allemagne de Germains. Si quelques Américains le voulaient, nous pourrions joindre, à ces renseignemens d’un caractère un peu général, des renseignemens d’ordre plus précis, et il suffirait pour cela d’un livre où l’histoire de quelques familles nous serait loyalement contée. C’est Eugène Sue, je crois, qui a écrit l’Histoire d’une famille française à travers les âges. Qu’y aurait-il de plus simple que de nous donner l’histoire de quelques familles américaines depuis deux cents ans ? Ce livre nous serait plus utile que celui qu’un M. Ch. H. Browning a publié, voilà dix ans, sous le titre suivant : Americans of royal descent ; Familles whose lineage is traced to the legitimate issue of Kings. Les dites familles étaient alors au nombre de 3 300 : cela fait environ 10 ou 12 000 Américains « de race royale. » Il y en a peut-être qui sont « crieurs de saulce verte ! » Et, sans doute, à quelques conclusions que l’on puisse arriver sur les effets du mélange ou de la lutte des races en Amérique, on se gardera de les appliquer telles quelles à notre histoire européenne. Il subsistera toujours d’essentielles différences : un Allemand contemporain de M. de Bismarck ne ressemble guère à un Germain du temps d’Arminius. Mais on aura pourtant avancé d’un pas la question. Elle ne se posera plus tout à fait, même en Europe, de la même manière. Et qui sait si peut-être le résultat final de l’expérience américaine, dans les conditions relativement pacifiques, — je dis « relativement » et on va bien le voir, — où elle s’est accomplie, n’aura pas pour effet d’enlever quelque jour aux compétitions de race ce qu’elles ont eu dans le passé, ce qu’elles ont encore, et même chez nous, en Europe, de moins humain qu’animal, à vrai dire, et de sanguinaire en leur animalité ?


II

« On attribue généralement aux passagers du Mayflower une influence plus grande que celle qu’ils ont exercée sur les destinées de la Nouvelle-Angleterre, mais les circonstances qui ont accompagné leur départ et leur arrivée dans la baie de Plymouth, les engagemens solennels par lesquels ils se sont liés en présence de Dieu, donnent à la première page de l’histoire des colonies anglaises dans l’Est de l’Amérique un cachet romanesque qui lui manquerait sans cela. » Ainsi s’exprime M. Edmond de Nevers ; et, un peu plus loin, il fait observer avec raison que le caractère commun de la plupart des écrits que nous ayons sur les Etats-Unis est d’en avoir longtemps réduit toute l’histoire à celle des colonies de la Nouvelle-Angleterre. Ce n’est pas qu’il n’y en ait d’assez fortes raisons, et ce n’est pas surtout que M. Edmond de Nevers méconnaisse ce qu’il y eut d’héroïque autant que de romanesque, — les deux choses, quelquefois, vont assez bien ensemble, — dans l’aventure des pèlerins du Mayflower. Le 20 novembre 1620 est une date à jamais mémorable dans l’histoire de l’humanité. Exilés par la persécution religieuse, mais invinciblement fidèles au souvenir de la patrie qu’ils avaient dû quitter, et craignant que leur postérité ne perdît en Hollande, où ils s’étaient réfugiés d’abord, « tout intérêt dans la langue et dans la nationalité anglaises, » c’est en effet ce jour-là qu’une centaine de paysans et d’ouvriers, ou, comme on disait autrefois, de pauvres valets laboureurs de bras, jetèrent « pour la gloire de Dieu, l’avancement de la foi chrétienne et l’honneur de leur roi et de leur pays, » les fondemens de ce qui devait, en deux siècles et demi, devenir la république des États-Unis ; et, — nous n’en doutons pas, ni M. de Nevers non plus, — à mesure que l’Amérique s’éloignera de ses origines, ce n’est pas assez de dire que la mémoire lui en deviendra, d’âge en âge, plus chère, mais l’humanité tout entière admirera dans cet épisode l’un des plus éloquens symboles de ce que peuvent tout seuls, sans aucun des secours que l’on croit nécessaires au succès, la foi, le patriotisme et l’énergie de la volonté. Disons-le donc comme lui, sans détour ni réticence, et au risque de provoquer la raillerie des dilettantes ou l’invective des énergumènes : ce sont là d’autres exemples que celui des « vainqueurs de la Bastille ; » et ce sont d’autres modèles d’énergie que ceux que de petits Machiavels, de tout petits Machiavels, font profession parmi nous d’admirer dans la personne d’un Sigismond Malatesta ou d’un Castruccio Castracani ! Mais, après cela, les pèlerins du Mayflower ne sont pas les seuls, ni les premiers même, qui aient pris pied sur le sol d’Amérique. Leur influence a été grande, mais d’autres influences ont dû contre-balancer la leur. Puisqu’on l’oublie généralement, c’est ce que l’auteur de l’Ame américaine a cru devoir mettre en lumière ; et nous, pour nous en rendre compte, nous n’avons, à sa suite, qu’à prendre une date, celle de la guerre de l’Indépendance, 1776, — et qu’à consulter une carte des États-Unis.

En 1776, la population des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, — c’était toujours le nom sous lequel on désignait officiellement les treize États signataires de la Déclaration d’indépendance, — s’élevait à 2 millions d’habitans, sans les nègres, dont le chiffre était approximativement de 500 000. Mais il s’en fallait de beaucoup que ces 2 millions de blancs fussent tous de race anglaise, de souche anglo-saxonne, et, même dans les États de la Nouvelle-Angleterre, s’il n’y avait pas d’esclaves noirs, il semble bien qu’il y en eût de blancs, — je dis de vrais esclaves, — et d’une autre origine que leurs maîtres, des Irlandais ou des Allemands. C’est du moins ce que l’on peut conclure de quelques textes cités par M. Edmond de Nevers et empruntés aux archives coloniales : « 6 septembre 1653. Sur pétition de David Shellock, de Boston, marchand, le Conseil d’Etat autorise Georges Dalle et Thomas Swanley à passer dans la Nouvelle-Angleterre et dans la Virginie, où ils ont l’intention de transporter 400 enfans irlandais, et ordonne qu’un mandat leur soit accordé, à condition par eux de donner des garanties, leur permettant de se rendre en Irlande, d’y prendre, dans le délai de deux mois, 400 enfans et de les transporter aux colonies. — 14 septembre 1653. Le capitaine John Vernon, au nom des commissaires de l’Irlande, passe avec MM. Leader and C°, de Bristol, un contrat par lequel il s’engage à leur remettre 250 femmes de race irlandaise âgées de plus de douze ans et de moins de quarante-cinq ans, et 300 hommes de plus de douze ans et de moins de cinquante, pour être transportés dans la Nouvelle-Angleterre. » Apres au gain, très durs pour eux-mêmes, Anglais jusque dans les moelles, respectueux en eux de la pureté de leur sang et profondément convaincus qu’ils étaient « un peuple élu de Dieu, » les puritains de la Nouvelle-Angleterre se félicitaient sans doute, en voyant débarquer ces chargemens humains, de l’occasion qui leur était offerte d’en « faire des Anglais et des chrétiens. » C’est un trait de caractère ! Tout bon Anglais estime, non-seulement qu’il n’y a rien au-dessus d’un bon Anglais, mais il est convaincu que les autres peuples ne se consolent pas de n’être pas Anglais ; et, — n’en avons-nous pas la preuve sous les yeux ? — que des milliers de Boers se soient fait massacrer plutôt que de devenir Anglais, c’est, littéralement, ce que l’Angleterre de 1900 ne comprend pas encore ! En tout cas, et c’est ici principalement ce qui nous intéresse, ni le Massachusetts, ni le Connecticut, en 1776, n’étaient peuplés uniquement d’Anglais ; mais les Irlandais ou descendans d’Irlandais n’y devaient guère être moins nombreux que les Anglais eux-mêmes : et, si les sangs celtique et anglo-saxon ne s’y étaient peut-être pas intimement mélangés, ils y coulaient l’un à côté de l’autre depuis plus de cent ans.

Continuons notre voyage, et du Connecticut passons dans le New-York, qui lui est limitrophe. Ici, c’est un autre sang qui domine, et ce ne sont point des Anglais qui ont fondé l’Etat-Empire, comme on l’appelle, ni la ville de New-York, ni celle même d’Albany : ce sont des Hollandais, mêlés eux-mêmes de Wallons, entre 1620 et 1630 ; et ce sont des huguenots français. Aussi bien quelques parties de la ville ont-elles conservé jusque de nos jours l’empreinte originelle, et je me rappelle fort bien que rien au premier abord ne me frappa davantage à New-York : il était sept ou huit heures du matin ; un soleil printanier se levait dans la brume ; nous marchions à l’aventure, avec, si je l’ose dire, encore un peu de roulis dans la tête, et, dans certains quartiers, il n’y avait pas jusqu’au silence de la ville à peine éveillée qui ne me fit songer vaguement d’Amsterdam ou de la Haye bien plus que d’Amérique. Une autre impression de New York, que je conserve très nette, est celle du mouvement du dimanche, aux environs de la 154e ou 155e rue : rien ne ressemblait moins à un dimanche anglais, à un dimanche de Londres, et j’aurais pu me croire à Paris, du côté du boulevard des Batignolles ou de l’avenue Trudaine. N’est-ce pas là ce que voulait dire, il y a trente ans, sir Charles Dilke, quand il trouvait à New-York « un cachet latin très marqué ? » Il disait encore : « La démocratie de l’Etat-Empire est du type français, non du type anglais ou américain. » M. Edmond de Nevers ajoute qu’un peu avant la guerre de l’Indépendance, « les huguenots (français) constituaient à New York la classe la plus riche de la population. » Ils y étaient assez nombreux, dit de son côté l’historien Bancroft, « pour que les documens publics fussent souvent rédigés en français, de même qu’en hollandais et en anglais. » Et en effet on estime qu’à cette date, aux environs de 1776, pour les Hollandais, — dans les trois États du New York, du New Jersey et du Delaware, — le chiffre pouvait s’en élever à 100 000 âmes. Quelques années auparavant, en 1750, un témoin digne de foi nous assure qu’Albany, — c’est, on le sait, la capitale de l’Etat de New York, — était une ville entièrement hollandaise : « Les habits sont anglais : la langue et les manières y sont demeurées hollandaises. »

Traversons maintenant l’Hudson : nous entrons en Pensylvanie. Quis primus ? Quel a été le colonisateur de la Pensylvanie ? William Penn, répond l’histoire ; et du haut de l’hôtel de ville de Philadelphie, sa statue colossale domine et protège encore son œuvre. Mais prenons-y garde : toute une partie de Philadelphie, qui en faisait bien la moitié en 1776, s’appelle toujours Germantown ; et nous savons d’autre part que, lorsque William Penn entreprit, en 1678-1679, le voyage d’outre-Rhin, ce fut « afin d’y recruter des colons pour son domaine de Pensylvanie. » Il y réussit. Des Allemands le suivirent en nombre, par dizaines de mille, et on a calculé qu’en 1742, ils étaient plus de 100 000. Quelques années plus tard, — si nous en croyons un témoin dont le livre, paru en 1786, est tout à fait étranger à nos préoccupations ethnographiques ou « nationalistes, » — « il serait débarqué, en 1759, à Philadelphie environ 2200 émigrans venant des seuls États du Palatinat, du grand-duché de Bade et du Wurtemberg. » Ce chiffre annuel aurait été dépassé en 1770 et en 1771. Enfin, de 1772 à 1776, vingt à vingt-quatre navires chargés de passagers allemands « seraient arrivés chaque année dans le port de Philadelphie. » Qu’est-ce à dire, sinon, qu’à la veille de la guerre de l’indépendance, la Pensylvanie était plus d’à moitié germaine ? Et ainsi, dans les deux États qui étaient alors le centre géographique de l’union prochaine ; qui en sont aujourd’hui les plus peuplés, les plus industrieux, les plus riches ; et que ni l’Ohio, ni l’Illinois, avec Chicago, n’ont encore dépossédés de leur suprématie, l’élément anglo-saxon était déjà contrebalancé par des élémens diversement étrangers, et dont quelques-uns, le celtique et le latin par exemple, ni ne devaient être assimilés tout de suite, ni ne le seront peut-être jamais.

L’élément anglo-saxon reprenait la prépondérance, avec la supériorité numérique, dans le Maryland, en Virginie, et généralement dans les trois autres États, — Caroline du Nord, Caroline du Sud et Géorgie, — qui prolongeaient le domaine anglais jusqu’aux frontières de la Louisiane, alors française. On ne peut, à ce propos, s’empêcher de faire une remarque. Si la Louisiane, à cette époque, était encore française, il n’y avait pas plus de douze ans que le Canada avait cessé de l’être (en 1763) et, du Lac supérieur jusqu’aux embouchures du Mississipi, dans le golfe du Mexique, des établissemens français s’échelonnaient tout le long de l’énorme fleuve. La colonisation anglo-saxonne était donc comme enveloppée de toutes parts et bornée par une influence française ; elle ne respirait librement que du côté de la mer ; et, si l’historien de la littérature ne saurait l’oublier, — puisque c’est là, dans cette région, que le chevalier des Grieux enterra Manon Lescaut, et que René reçut la confidence des amours de Chactas et d’Atala, — on admettra difficilement que cette influence n’ait pas laissé d’autres traces, moins poétiques, plus profondes peut-être, et plus ou moins faciles d’ailleurs à définir ou à démêler, mais certaines. Saint-Paul au Minnesota, La Crosse, Dubuque, Saint-Louis, Bâton-Rouge, etc., sont des noms français. La Nouvelle-Orléans est une ville à demi française, et il n’y a pas encore trois ans que la législature de la Louisiane a décidé que les actes de l’autorité publique ne seraient plus désormais publiés qu’en anglais : ils l’avaient été, jusqu’en 1898, en anglais et en français. Je dois à la vérité de convenir que la décision a passé presque inaperçue, comme étant de celles qui ne font que constater un fait, et, en quelque sorte, l’authentiquer par un acte du pouvoir compétent.

Si maintenant on examinait de près la situation des cinq États du Sud à la veille de la guerre de l’Indépendance, on y trouverait encore bien du mélange. Les Irlandais catholiques, descendans des premiers colons amenés au Maryland en 1633 par lord Baltimore, formaient en 1776 la moitié de la population de l’Etat. La Géorgie, de cent ans plus jeune, 1733, ne comptait guère plus de 50 000 âmes, parmi lesquelles nombre « d’Irlandais, de Frères moraves, de Salzbourgeois catholiques, de quakers et de juifs. » C’était aussi dans ces cinq États que se trouvait dès lors comme entassée la totalité de la population nègre : 480 000 pour 1 300 000 habitans. Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que, s’ils étaient généralement Anglais, les planteurs des deux Carolines et de la Virginie l’étaient, pour ainsi parler, d’une autre manière que les puritains de la Nouvelle-Angleterre. Leur origine sociale était autre, et leurs mœurs étaient différentes. Ils avaient bien apporté d’Angleterre quelques-uns de ces vices qui sont ceux de toutes les vieilles aristocraties, mais ils avaient aussi quelques-unes des vertus qui en sont le rachat. Nés pour le gouvernement, et invités à le prendre par les puritains eux-mêmes de la Nouvelle-Angleterre, c’est eux qui allaient poser les fondemens de la constitution, et c’est eux qu’avec une préférence marquée, jusqu’en 1860, la confiance populaire allait charger d’en assurer le bon fonctionnement. Je ne sache rien de plus anglais, ni de plus admirable, que cette espèce d’abnégation politique avec laquelle on a vu la démocratie d’Amérique, pendant près d’un siècle, déléguer le gouvernement à ceux des siens qui étaient censés en avoir l’expérience héréditaire, si ce n’est le désintéressement avec lequel cette aristocratie de planteurs a gouverné contre elle-même, et généralement, — sauf sur l’article de l’esclavage, — dans le sens des aspirations populaires.

Nous pouvons passer rapidement sur les années qui suivirent la guerre de l’Indépendance. Elles virent l’accroissement de la population nègre, qui, d’environ 500 000 âmes, s’éleva jusqu’à 3 ou 4 millions, mais il n’y eut pas de mélange de sang, — les lois particulières des États se chargèrent d’y pourvoir, — ni de concurrence ou de rivalité de « couleurs ; » et la situation respective des élémens ethniques de l’Union ne se fût pas sensiblement modifiée, ni tout de suite, sans l’occasion que lui en procurèrent les guerres de l’Empire. La fortune de l’ancien et du nouveau monde commençaient ainsi de se lier. La France, occupée d’autres soins, ne conquit pas en Amérique l’influence qu’en d’autres temps le souvenir de son intervention dans la guerre de l’Indépendance lui eût assurément value ; les nécessités de la guerre européenne interrompirent le courant de l’émigration allemande ; et il sembla que le Yankee dût incarner « l’âme américaine. » On en pourrait donner bien des raisons, dont la principale est celle-ci, qu’il était à peu près le seul, dans cette république désormais constituée, qui eût l’orgueil de sa race ; le seul qui la préservât du mélange comme d’une contamination ; et le seul enfin qui, dans le fond de son cœur, gardât plus de fierté d’être sorti jadis du « vieux pays » que de rancune ou de ressentiment d’en avoir été chassé par la persécution. M. de Nevers ajoute « que les colons d’origine anglaise avaient une foi absolue en eux-mêmes et dans leur mission, alors que les colons des autres races, coupés de tous rapports avec leurs patries d’origine… étaient isolés, sans lien d’union entre eux, sans même l’espoir ou le désir de conserver l’identité de leur être. » Et pourquoi ne ferions-nous pas observer à notre tour que, dans une société nouvelle, où l’argent n’allait pas tarder à devenir l’unique distinction, ils avaient ce grand avantage que la sévérité de leur morale, si pure à tant d’autres égards, et si haute, ne s’étendait pas jusqu’aux articles d’argent ? Le calvinisme et la banque ont toujours fait bon ménage. Il y a donc lieu de croire que l’âme américaine « porterait encore l’empreinte exclusive de leur civilisation et de leur esprit, » si la guerre de Sécession n’était venue, en 1861, diviser dans l’Union l’élément anglo-saxon contre lui-même ; si le progrès de la colonisation de l’Ouest, en déplaçant, avec le centre de la population, celui de l’influence politique, n’avait renversé l’ancien équilibre fédéral ; et enfin si le flot de l’émigration, à dater surtout de 1865, n’était venu submerger et noyer l’élément anglo-saxon. On voit sans doute assez clairement la connexion ou la solidarité de ces trois causes pour qu’il soit inutile de la mettre en lumière, et nous nous contenterons d’insister sur la dernière.

Notons d’abord qu’à dater de 1865 de nouveaux courans d’émigration se sont formés, et c’est par milliers qu’on a vu débarquer, à New York ou à Philadelphie, de futurs Américains que les Yankees de ce temps-là n’avaient jusqu’alors rencontrés pour ainsi dire que dans les livres, — quand ils en lisaient. En 1860, il n’y avait guère aux États-Unis que 200 000 Suédois ou Norvégiens, — répartis dans les États du Wisconsin, du Missouri, de l’Iowa et du Minnesota ; — il y en a aujourd’hui 2 500 000. Dix ou onze ans plus tard, en 1871, on ne comptait encore dans toute l’Union que 70 000 Italiens ; depuis trente ans le chiffre s’en est élevé jusqu’à 1 600 000. A la même époque, c’est à peine si quelques Polonais avaient traversé l’Atlantique ; on en compte aujourd’hui 2 millions ; et, si je crois l’avoir déjà donné, on ne m’en voudra pas de reproduire ici ce renseignement, que la paroisse catholique la plus nombreuse, et la plus riche de l’Union tout entière, est celle des Polonais de Chicago. Ajoutons à ces chiffres 1 300 000 Canadiens français et un million de Français, de Belges ou de Suisses, dont quelques-uns occupent des situations considérables. Quand je suis passé à Yale, voilà trois ans, c’était un Suisse qui dirigeait ce qu’on appelle, dans les Universités d’Amérique, le département des langues romanes, Department of the Romance Languages ; c’est un Français, M. Adolphe Cohn, qui le dirige à Columbia Collège ; c’est encore un Français, M. Ferdinand Bôcher, qui le dirige à Harvard ; et comment oublierais-je que, si la même Université se glorifie avec raison du grand nom d’Agassiz, l’illustre naturaliste était Suisse d’origine ? Il n’y a point non plus, je pense, à rechercher bien curieusement l’origine du plus illustre des peintres de l’Amérique contemporaine : M. John Lafarge ; ou du plus fameux de ses sculpteurs, M. de Saint-Gaudens ; et leur nom seul suffit sans doute à la déclarer. Mettons maintenant 600 000 Hongrois, autant de Tchèques, 125 000 Danois, 250 000 ou 300 000 Chinois : tout cela joint ensemble ne fera guère moins d’un dixième de la population totale de l’Union, 7 ou 8 millions, et déjà beaucoup plus qu’il ne subsiste de « descendans de puritains, de Virginiens et d’Anglo-Saxons de vieille souche américaine, » si du moins les évaluations de M. de Nevers sont exactes. Il n’en compte en effet, de ces derniers, qu’environ 6 ou 7 millions.

Les Allemands ou descendans d’Allemands formeraient à eux seuls plus du triple, soit 20 millions ; et ce chiffre n’a rien qui doive nous étonner, si l’on considère que rien qu’à New York on n’en compte pas moins de 800 000, soit un quart de la population. Il doit y en avoir presque autant à Chicago. Que dirait là-dessus ce gouverneur de Pensylvanie qui écrivait en 1729 : « Il est clair que les groupes d’émigrans qui arrivent d’Allemagne auront bientôt créé ici un État allemand ; il est temps que le Parlement intervienne ? » Le Parlement (d’Angleterre) n’intervint point. Mais on fit durement sentir aux Allemands combien un Anglo-Saxon l’emportait sur eux « par droit de naissance ; » et leur condition générale, jusqu’en 1860, ne semble pas avoir été beaucoup meilleure aux États-Unis que celle des Irlandais. Les Allemands d’aujourd’hui ne sont plus la même sorte d’Allemands. Leurs victoires de 1870-1871 en ont fait en Amérique les représentans d’un grand peuple. On ne partage point du tout sur eux, à New York ou à Chicago, l’opinion de ce fonctionnaire anglais qui, dans ses rêves d’expansion britannique, voyait l’Allemagne bientôt réduite à une quantité négligeable. Les Américains ont des raisons de savoir qu’il n’y a point de ville de l’Ouest même, dont le développement ait été plus rapide que celui de Hambourg. Ce qu’ils voient de plus rapide encore, c’est la transformation de la physionomie même de leurs villes sous l’influence allemande. Et, comme on sait enfin que, bien loin de s’en désintéresser, il n’y a rien que l’Empereur allemand suive d’un œil plus complaisant que cette formation d’un centre de culture allemand dans l’Ouest américain, tout cela, se joignant ensemble et s’ajoutant en quelque sorte au chiffre brut de l’immigration pour en former le coefficient, donne à ce chiffre une valeur politique singulière. Il serait surprenant que l’âme américaine n’en eût pas été profondément modifiée.

Elle n’a pas dû l’être moins profondément par l’apport de l’immigration irlandaise. « La tyrannie et l’injustice ont peuplé l’Amérique d’hommes nourris dans la souffrance et dans l’adversité. L’histoire de notre colonisation, c’est l’histoire des crimes de l’Europe : the history of our colonisation is the history of the crimes of Europe ; » ces paroles de l’historien Bancroft ne sont vraies d’aucune puissance de l’Europe autant ou plus que de l’Angleterre ; et, quand on voit aujourd’hui les Anglais s’enorgueillir des progrès de la civilisation américaine comme d’un prolongement ou d’un épanouissement de la leur, on ne peut s’empêcher d’admirer la manière dont ils ont l’esprit fait. Car ils sont sincères, n’en doutons pas ! Ils ont oublié, parfaitement oublié que, dans l’histoire de l’Europe moderne, rien ne s’est vu de comparable à l’atrocité des persécutions qu’ils ont exercées, qu’ils exercent depuis deux cent cinquante ans contre l’Irlande. Ni l’Espagne n’a traité plus cruellement ses musulmans ou ses juifs, ni la France ses protestans, ni la Russie ses Polonais. Mais quoi ! ni la Pologne, ni la France, ni Grenade ou Cordoue ne sont, comme l’Irlande, l’extrémité du monde, extrema Thule ; et ni l’Espagne, ni la France, ni la Russie ne sont séparées du reste de l’univers, comme l’Angleterre, par les flots de la Manche, et, comme l’Irlande, par six heures de la plus dure traversée maritime. La Grande-Bretagne se dresse à l’occident de l’Europe comme un mur dont l’opacité nous empêche de voir ce qui se passe en Irlande. Mais, de se faire honneur d’avoir expatrié les Irlandais par centaines de mille de leur île natale ; mais, de profiter de ce qu’ils parlent anglais, ou d’en abuser, pour s’attribuer ce qu’ils ont pu faire, depuis cent ans surtout, en Amérique ; mais enfin de parler de 26 millions de Celtes, comme si c’était le plus pur du sang anglo-saxon qui coulât dans leurs veines, voilà ce qui passe toute croyance ; et c’est ce que font les Anglais ; et pourquoi ne le feraient-ils pas, puisque les Irlandais y consentent ? A moins peut-être, — et nous inclinerions pour notre part à le penser, — que ces revendications ne leur soient à eux-mêmes un moyen de se faire illusion ! Voyant que les Irlandais d’Amérique, plus nombreux tous les jours, s’augmentent, pour ainsi parler, du triple ou du quadruple de l’élément anglo-saxon, ils essaient de se persuader à eux-mêmes, de persuader aux Irlandais d’Amérique, et de persuader au monde que ce que l’on croirait que l’Angleterre perd, elle le gagne tout de même. Ils affectaient jadis un aristocratique dédain de l’Amérique et des Américains, et, pour ne rien dire du reste, la manière seule dont on prononce l’anglais en Amérique leur était un prétexte d’inépuisables railleries. L’Américain était le parent pauvre à qui l’on fait payer en brocards l’honneur d’être admis, aux jours de fête, à la table de sa riche famille. Mais, s’il n’y a pas, depuis quelques années, de flatteries dont les Anglais ne soient prodigues à l’égard du « frère Jonathan, » c’est qu’ils ont senti que Jonathan s’émancipait tous les jours davantage de leur tutelle morale ou intellectuelle ; c’est qu’ils ont senti le danger que faisait dès à présent courir à leurs ambitions de pan-britannisme une division plus profonde peut-être que celle qui jadis a séparé d’eux leurs colonies d’Amérique ; et c’est enfin qu’ils savent que, de toutes les modifications que « l’âme américaine » puisse jamais subir, la plus profonde est celle qui, d’une âme anglo-saxonne, la transformerait en une âme celtique. C’est précisément là ce qui serait en train de s’accomplir, si nous en voulions croire M. Edmond de Nevers, et les raisons qu’il donne de son opinion, pour être assez paradoxales, n’en sont pas moins intéressantes, et dignes qu’on les discute.


III

Il n’a garde de nier, notons-le tout d’abord, ce que l’âme américaine a retenu, et sans doute conservera toujours de traits ou de caractères anglo-saxons, tels que « l’amour du gain, l’esprit pratique d’entreprise, la curiosité des faits, l’exclusivisme dédaigneux, le mépris de l’étranger. » Et, à la vérité, de quelques-uns de ces traits, nous pourrions déjà lui demander ce qu’ils ont d’anglo-saxon : ainsi « l’amour du gain ; » si quelques autres ne seraient pas l’œuvre des circonstances autant que la manifestation du génie de la race, ainsi « l’esprit pratique d’entreprise ; » et comment enfin « l’exclusivisme dédaigneux, » qui n’est guère moins espagnol qu’anglais, a produit en Espagne et en Angleterre des effets si différens ? Mais ce sont les difficultés où se heurte, et souvent pour s’y briser, toute théorie générale qu’on essaie de former sur les races. S’il a jamais existé des races pures, — j’entends pures de tout mélange de sang, — c’était avant l’histoire ; et le fait est que nous ne les retrouvons aujourd’hui nulle part. Est-ce d’ailleurs une raison de ne pas les chercher ? En aucune manière, et surtout ce n’en est pas une de méconnaître en histoire, ou en histoire naturelle, des caractères qu’on a le droit de considérer comme irréductibles aussi longtemps que l’analyse n’a pas séparé les élémens qui les constituent. C’est ainsi que le chien ou le loup ne diffèrent peut-être pas autant que nous le croyons du chat ou du lion, et qui sait si l’iode ou le chlore ne seraient pas des corps composés ? Mais, en attendant, nous avons le droit ou même le devoir de considérer le chlore et l’iode comme des corps simples, le chien et le chat comme des espèces distinctes ; — et c’est ce qu’essaie de faire la psychologie des races.

Se trompe-t-elle en distinguant profondément l’orgueil anglais de la morgue allemande ou de la vanité française ? J’aime mieux dire « l’orgueil anglais » que « le mépris de l’étranger, » qui n’en est qu’une conséquence. « Tous les individus de race anglo-saxonne sont portés a regarder de travers les étrangers que le hasard leur fait rencontrer. C’est une habitude de notre sang… il nous est difficile de voir une figure inconnue, une forme qui ne nous est pas familière, sans sentir dans nos cœurs le désir de crier et de frapper. En présence d’un étranger, un gentleman revêt sa cuirasse de froid mépris, un homme du peuple cherche la pierre qu’il pourra lui lancer… » Ces paroles ne sont pas de nous, ni de M. Edmond de Nevers, mais d’un écrivain anglais, Hepworth Dixon, dont la Nouvelle Amérique et la Russie libre ont eu jadis leur heure de succès. Je les crois fort exagérées. L’Anglais n’est pas tant ennemi de l’étranger qu’ami très particulier de lui-même, et son orgueil est un orgueil de race. Littéralement, il est moins fier d’être Anglais que de l’être né. Si vous n’êtes Anglais, soyez digne de l’être, voilà ce que nous crie toute son attitude ; et ce n’est pas précisément du mépris, encore moins de la haine, qu’il a pour le foreigner, c’est de la pitié, souvent même bienveillante : je veux dire un sentiment analogue à celui qu’inspirent, à un homme de sport, des chevaux qui ne seraient pas de sang, ou des chiens qui ne seraient pas de race. Et il faut comprendre ce sentiment. Il faut même en admirer quelques-unes au moins des suites ! Osons le dire, — nous qui écrivons ces lignes, et qui, selon toute apparence, ne sortons ni de saint Louis, ni de Charlemagne, — c’est presque une vertu que de respecter en soi le sang dont on est descendu ; et c’en est vraiment, c’en est tout à fait une que d’agir conformément à ce respect. Nous touchons ici le fondement même de l’éducation de la volonté. Si l’histoire de l’Angleterre est en partie celle des victoires de la volonté de l’homme sur la nature, la cause n’en est pas ailleurs. J’en conviens donc sans difficulté : c’est une belle espèce d’hommes que l’Anglo-Saxon ; et j’accorde encore que, comme l’on dit, quand elle se compare, elle ait des raisons de se préférer. Mais, en revanche, on m’accordera sans difficulté, je l’espère, qu’il n’y a pas de sentiment plus aristocratique ; et comment, si le fait le plus éclatant de l’histoire de l’Amérique au XIXe siècle est le progrès continu de l’idée démocratique et son effort ininterrompu pour se réaliser dans les faits, comment expliquera-t-on que ceci soit sorti de cela ? cette démocratie de cette aristocratie ? et « l’âme américaine » de l’âme « anglo-saxonne ? » Le progrès de l’idée démocratique en Amérique est la contradiction même de l’idéal anglo-saxon, et si l’on en veut une preuve de fait, on la trouvera dans la résistance persécutrice que les Américains, quand ils étaient vraiment encore Anglo-Saxons, ont longtemps opposée à l’émigration étrangère.

« L’agitation qu’on appelle « américaine native, » dit à ce propos M. de Nevers, concentra en elle pendant de longues années presque toute la vie politique du pays ; » et il en donne de curieux témoignages. Une lettre, publiée en 1839, dans plusieurs journaux, disait textuellement : « Nous, citoyens des États-Unis… nous sommes la noblesse, le sang royal d’Amérique… Les étrangers ne peuvent être employés qu’aux travaux manuels, et c’est le devoir et le droit du peuple américain de les maintenir dans cette carrière qui seule leur convient. » Voilà pour la pureté de la race ! Et voici pour l’idéal politique : « Dans trente-cinq ans, disait un journal en 1845, nous aurons une accumulation de 38 millions d’étrangers… Et cette puissante inondation d’outre-mer aura, alors, et probablement longtemps auparavant, emporté les derniers vestiges des libertés américaines. » Quelques années plus tard, en 1854, une puissante association se formait sous le nom de Know nothing, et se donnait pour objet « de veiller à ce que les fonctions publiques fussent attribuées à des protestans, nés dans le pays, et de combattre les artifices du papisme. » Et qui étaient-ils, ces « papistes » contre lesquels on se proposait de renouveler ainsi les procédés de l’ancienne intolérance ? C’étaient des Irlandais et quelques Allemands, mais surtout des Irlandais. L’Anglo-Saxon se sentait de nouveau menacé par le Celte. « Le native american movement, — a dit l’auteur d’un livre intéressant sur l’Irlandais d’Amérique, — ne fut que l’explosion d’un sentiment existant depuis longtemps, d’étroite jalousie nationale contre les étrangers, joint à la haine du nombre toujours croissant des membres de l’Eglise catholique. Les Irlandais possédaient, dans leur religion et dans leur origine, les deux entités auxquelles on était hostile. » En d’autres termes, et selon la formule de M. de Nevers, une civilisation de type anglo-saxon se sentait en péril d’être dépossédée, ou dénaturée, détournée de son orientation séculaire, par une civilisation d’un autre type, apparemment celtique ; et de là toutes ces craintes et toutes ces colères. L’Anglais n’était plus le maître de la situation ; et on ne peut dire ce qui serait dès lors arrivé si la guerre de Sécession n’eût inquiété la grande République sur son existence même. On sait quelle en fut la fin. Les Irlandais, race militaire, — dont on a pu dire que la principale fonction, dans l’Union britannique, était de gagner les victoires anglaises, — s’enrôlèrent et moururent en foule. Il était difficile de contester à un peuple dont les fils, en si grand nombre, étaient morts pour maintenir l’Union, le droit d’en faire lui-même partie… Et l’immigration irlandaise, nous l’avons dit, continua, plus abondante, à flots plus pressés que jamais.

Or, et quoi qu’il en puisse être de son long et assez obscur passé, l’Irlandais, lui, n’est point un aristocrate. Il le serait autant qu’un autre, peut-être, si les circonstances l’eussent voulu ! Mais elles ne l’ont pas voulu, et les Anglais se sont chargés de les aider à ne le point vouloir. Je ne fais point ici de grandes phrases. Mon objet n’est pas plus de faire l’apologie de l’Irlandais que je ne crois avoir fait tout à l’heure la satire de l’Anglais. Je dis seulement que, si quelque politique dans l’histoire a eu pour objet, ou du moins pour effet, d’inoculer à toute une race la haine de tout ce que représente le mot d’aristocratie, c’est la politique de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande. M. Edmond de Nevers cite ce mot d’un ancien fermier irlandais, devenu Américain et riche : « Vous ne sauriez croire, lui disait-il à lui-même, quelle volupté j’éprouve en wagon à étaler mes pieds sous le nez d’un gentleman qui l’a peut-être toujours été. » Et, certes, ce sentiment ne fait pas honneur à l’ancien fermier irlandais ! En fait-il davantage aux « landlords » qui l’avaient obligé d’émigrer ? C’est une question que je n’examine point. Je constate. Etant données les conditions de l’immigration irlandaise, il y a des chances pour que de pareils sentimens aient été ceux des Irlandais qui, cinquante ans durant, ont débarqué par centaines de mille sur le sol américain. Devenus citoyens de l’Union, leur politique instinctive, presque inconsciente, n’a pu manquer de travailler à détruire tout ce qu’ils trouvaient de traces d’inégalité dans la structure de la société américaine. Le suffrage universel leur en a fourni les moyens. Ils ont dégagé de l’idée démocratique ce qui en fait proprement l’essence, et qui ne consiste point du tout, comme on l’a dit, dans la haine des supériorités, mais uniquement à empêcher que ces supériorités, de quelque nature qu’elles soient, deviennent jamais héréditaires. Il est « démocratique » que l’inventeur des Pullman’s cars devienne plusieurs fois millionnaire et le dernier des humains ne voit pas de difficultés à ce qu’il y ait des millionnaires, s’il aperçoit, ne fût-ce qu’une chance de le devenir lui-même ; mais que Pullman meure, et qu’en mourant il déshérite ses enfans pour cause d’incapacité, voilà qui est également « démocratique ». N’avons-nous pas raison de dire que, si cette manière d’entendre la démocratie est l’œuvre de l’Irlandais d’Amérique, on n’en saurait imaginer de moins anglaise ou anglo-saxonne, et, — quelque apparente communauté que la communauté de langue maintienne entre l’Américain d’aujourd’hui et celui d’autrefois, — ne faut-il pas convenir qu’il y a de ce fait quelque chose de changé aux États-Unis ?

Ce ne serait pas, il est vrai, ce que les plus récens observateurs s’accordent pour appeler « l’uniformité de la vie américaine. » M. James Bryce fait observer, dans un chapitre spécial de son remarquable ouvrage : American Commonwealth, que toutes les villes américaines se ressemblent, et « qu’on trouve, dit-il, dans l’une à peu près absolument ce que l’on trouve dans l’autre. » Mais n’est-ce pas tout simplement qu’elles sont toutes assez récentes ? Qu’est-ce que deux cent cinquante ans dans la vie d’une ville ? Marseille a deux mille six cents ans ; Lyon et Paris en ont tantôt deux mille : il y a en Amérique des villes de 300 000 âmes, Buffalo, par exemple, qui ne sont pas encore vieilles d’un siècle ! Le temps seul, aux villes comme aux hommes, donne une physionomie. Il est encore vrai que toutes les villes américaines, autant du moins que la configuration des lieux l’a permis, sont disposées sur le même plan, en damier, et rien n’est plus commode pour empêcher l’étranger de s’y perdre, mais aussi rien n’est plus monotone, à moins que ce ne soit le mouvement lui-même de la rue. Quand j’en ai cherché la raison, j’ai cru la trouver dans ce fait qu’homme ou femme, personne en Amérique ne traverse la rue dans le costume de sa condition. Dans les rues d’Amérique, on ne voit point de blouse ni de tablier, de bourgeron ni de bonnet : tous les hommes y sont habillés en gentleman et toutes les femmes en dame. Les voitures y sont rares et chères, — je parle surtout de New York et de Philadelphie, — mais les cars s’y succèdent de minute en minute. Etant, par nature, ami des vieilles choses, et gêné par tant de tramways, je saluai avec joie une affreuse guimbarde qui fait, ou qui faisait alors, il y a trois ans, le service de la Cinquième Avenue ! J’avais tort ou j’avais raison : cela dépend du point de vue ! En tout cas, ce sont autant de manifestations de l’esprit utilitaire et démocratique. Une sourde pression de l’opinion, en élevant le prix des dépenses de luxe, et en mettant hors de la portée des mortels ordinaires le moyen de se distinguer, a imposé cette uniformité. S’il y a quelques villes, de celles que j’ai vues, qui aient vraiment leur individualité, ce sont des villes aristocratiques : Boston ou Baltimore. On en dit aillant de la Nouvelle-Orléans. De telle sorte que, si ce ne sont pas les Irlandais qui ont donné à la vie américaine ce caractère d’uniformité, c’est en tout cas et assurément l’esprit démocratique. Nous n’avons aussi bien qu’à voir, pour nous en rendre compte, ce qu’il est en train de faire de Paris. Nos nouveaux boulevards sont des boulevards américains. Et, quand on songe là-dessus à ce que l’on nous a dit si souvent de la maison ou du cottage anglais, si représentatifs de la fantaisie de leur propriétaire ou de leur habitant, — ce qui d’ailleurs n’est point du tout vrai de Londres, — il apparaît que cette uniformité de vie, irlandaise ou non dans sa cause, est ce qu’il y a de plus contraire ù l’esprit anglo-saxon, et c’est justement où j’en voulais venir.

« Quelle est encore l’origine de la réclame effrénée que les Etats-Unis ont mise à la mode vers 1820, » se demande M. Edmond de Ne vers ? et, après avoir constaté que « ni le puritain pieux et austère, ni l’aristocrate du Sud, n’en auraient eu l’idée, » il ajoute : « C’est en Pensylvanie, où les Irlandais dominaient, que furent signalées d’abord ces tendances à l’exagération, ces procédés outranciers qui sont devenus l’un des traits caractéristiques du peuple américain. » Et en effet la réclame américaine, l’annonce même, ont quelque chose de provocant en même temps que d’inattendu, — ou de provocant parce qu’inattendu, — dont l’humour diffère autant de l’humour anglo-saxon que la riche et plaisante imagination d’Addison diffère de l’amertume outrancière et caricaturale de Jonathan Swift. On sait que Swift était plus ou moins Irlandais. D’une manière plus générale, et, sans appuyer plus qu’il ne faut sur des rapprochemens de ce genre, si l’Américain est aussi expansif que l’Anglo-Saxon est concentré ; si l’exubérance et l’exagération qui lui sont devenues familières sont le contraire même de cette froideur et de cette réserve qui caractérisent l’Anglais ; si la grandiloquence dont il s’amuse autant qu’il s’en grise n’a de commun avec la sécheresse coupante du discours anglais que l’usage de la même langue, d’où viennent toutes ces transformations ? M. Edmond de Nevers cite à ce propos un compte rendu bien amusant de la présentation du candidat Bryan, en 1896, à la Convention démocratique de Chicago : « Jamais avant cet instant, écrivait le journaliste, une forme aussi radieuse, un port si noble et si viril, une telle démarche, pleine d’une majesté divine, n’avaient hypnotisé leurs regards. Possédant des traits d’une beauté parfaite, une admirable stature, portant, imprimées par le Créateur, sur la figure la plus majestueusement sereine et sérieuse que j’aie jamais vue, la force du caractère et l’honnêteté des aspirations ; ayant avec cela une tête et des épaules comme un Dieu, cet homme de la destinée, ce libérateur du peuple a entraîné la vaste multitude par son éloquence, et l’a ravie par sa beauté sans égale. Il est le plus grand et le plus remarquable être humain que nous ayons jamais vu. » Je ne sache rien de moins anglais que cet hyperbolique éloge. Et, je ne veux pas dire qu’en revanche il n’y ait rien de plus Irlandais : je n’ai pas pour cela de l’« âme irlandaise » une connaissance assez précise ; et, quand je croirais l’avoir, je me garderais encore d’une conclusion trop formelle. Je sais aussi que le développement des sports a ressuscité en Angleterre une admiration un peu étrange de la beauté virile. Mais je puis du moins retenir deux points : le premier, c’est qu’il ne semble pas qu’avant l’afflux de l’immigration irlandaise, de semblables procédés de « réclame » fussent en usage parmi les Américains ; et le second, c’est qu’on ne peut soupçonner ni la vanité française, ni l’orgueil espagnol de les avoir acclimatés dans le Kentucky. De même que l’apport irlandais a modifié la structure de la société politique, il semble donc qu’il aurait également modifié la mentalité des Américains ; et il se pourrait, ajoute M. de Nevers, qu’il en eût enfin modifié la « religiosité. »

Nous l’avons dit jadis ici même : New York est, avec Paris et Vienne, la plus grande ville catholique du monde ; et, de 75 ou 80 millions d’Américains, il y en a 10 ou 12 millions de catholiques, soit un huitième ou un peu davantage, dont le plus grand nombre est d’origine irlandaise. A ceux qui, comme nous, trouvent considérable cette proportion de catholiques dans une république autrefois fondée par et sur l’intolérance puritaine, on répond, il est vrai, qu’elle devrait être bien plus considérable encore ; que ce n’est pas 10 ou 12, mais 30 millions que les catholiques américains devraient être ; et qu’enfin, s’ils sont bien éloignés de ce chiffre, la faute en est au zèle « anglicisateur » du clergé catholique irlandais. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la question. Le livre de M. Edmond de ne vers, qui reproduit sur ce sujet les argumens des adversaires de l’ « américanisme, » m’en offrirait l’occasion naturelle ; mais la question est de celles que je ne saurais traiter incidemment, et je me contenterai de quelques observations. Si, dans nos pays catholiques d’Europe, en France ou en Italie, par exemple, nous ne comptions comme catholiques que les seuls pratiquans, combien croit-on qu’on en trouverait ? Les catholiques d’Amérique sont presque tous des pratiquans. En second lieu, si beaucoup d’émigrés catholiques sont passés à l’indifférence religieuse ou à la « libre pensée, » combien d’émigrés protestans ne sont-ils pas dans le même cas ? Or, non seulement les catholiques d’Amérique, au chiffre de 12 millions, sont plus nombreux qu’aucune des grandes « dénominations » protestantes, — épiscopaliens, presbytériens, méthodistes, baptistes ou luthériens, — mais il ne s’en faut qu’à peine de 3 ou 4 millions que leur nombre soit égal à celui de toutes les dénominations protestantes réunies. Il faut bien en effet le savoir, que, de 80 millions d’Américains, il n’y en a pas plus de 30 millions qui soient inscrits au recensement sous une dénomination religieuse quelconque ; et ainsi, pour apprécier la situation du catholicisme aux États-Unis, il ne faut comparer le nombre des catholiques ni à ce qu’il pourrait être, ni au chiffre total de la population des États-Unis, mais seulement au chiffre des protestans qui pratiquent. Ajoutez en passant que, de 8 ou 10 millions de nègres, il n’y en a pas plus de 250 000 ou 300 000 qui soient catholiques : les nègres chrétiens sont presque tous méthodistes ou baptistes. Les progrès du catholicisme aux États-Unis sont donc relatifs, j’entends relatifs à ceux du protestantisme ; mais ils sont d’autant plus remarquables que, comme nous l’avons dit, et dans notre siècle même, tout ce que l’intolérance protestante a pu faire pour les contrarier, elle l’a fait ; qu’en s’en prenant au catholicisme dans la personne des Irlandais, elle n’a pas moins travaillé à maintenir une suprématie de race qu’à détruire une communion qui lui semblait, et à bon droit, ennemie de cette suprématie ; et qu’enfin la victoire du catholicisme a été celle non seulement du catholicisme, mais en même temps, et peut-être surtout, de la seule force capable de contre-balancer dans la formation de l’âme américaine l’élément anglo-saxon.

C’est l’explication de ce qu’on pourrait appeler le « nationalisme » du clergé irlandais en Amérique, et, — le dirai-je à ce propos ? — je suis un peu étonné que M. Edmond de Nevers ne l’ait pas vu. Le clergé d’origine irlandaise en Amérique a favorisé de tout son pouvoir, il favorise encore la formation d’une « âme américaine, » distincte et séparée désormais de l’« âme anglo-saxonne. » Quand, en 1860, la guerre de Sécession, en opposant les uns aux autres les planteurs du Sud et les puritains de l’Est, a divisé contre lui-même l’élément anglo-saxon, un nouvel élément, sous la forme du catholicisme, s’est introduit dans une combinaison jusqu’alors essentiellement ou principalement protestante. Depuis lors, et on toute occasion, cet élément nouveau s’est efforcé de montrer, non seulement qu’il n’y avait aucune incompatibilité entre le catholicisme et les exigences de la civilisation américaine, mais encore que les catholiques étaient, de tous les Américains, ceux que leur intérêt même attachait le plus étroitement aux libertés américaines. Et si, consciens aujourd’hui du double service qu’ils ont ainsi rendu au catholicisme et à l’Amérique, — je pourrais dire à la démocratie, — les catholiques américains d’origine irlandaise affichaient, un peu bruyamment quelquefois, la prétention d’être les guides ou les conseillers du catholicisme en Amérique, sous l’approbation de Rome, j’ose dire qu’il ne faudrait résister à leur prétention que dans la mesure où elle s’opposerait aux intérêts du catholicisme. Les Américains ont évidemment le droit d’exiger qu’on soit Américain en Amérique. Et, pour ne toucher en passant que deux mots d’une question singulièrement délicate, il est à craindre, si l’on contrarie l’effort du clergé catholique et irlandais en ce sens, que l’on n’aboutisse qu’à rejeter du côté anglo-saxon ceux qui ne demandent qu’à s’en émanciper, pour achever et couronner ainsi, par la conquête de leur indépendance intellectuelle, la conquête de leur autonomie politique.

En tout cas, peu de phénomènes sont plus intéressans que cet établissement du catholicisme en Amérique, et nous pouvons, je crois, le dire, peu de phénomènes sont plus irlandais. L’avenir du catholicisme en Amérique est-il d’ailleurs lié à la prépondérance de l’élément irlandais dans le clergé catholique d’Amérique ? C’est une autre question, et je ne prétends pas ici prophétiser. Mais ce que je crois voir de certain dans le passé, c’est que, l’orientation de la civilisation américaine ayant été jusqu’ici protestante en tant qu’anglo-saxonne, et, réciproquement, anglo-saxonne en tant que protestante, elle est changée depuis qu’elle est devenue catholique en tant qu’irlandaise, — et irlandaise en tant que catholique, ce qui n’est plus tout à fait la même chose.

Car un doute s’élève ici, qui est de savoir, même en admettant la grande influence du clergé irlandais américain dans la diffusion du catholicisme, si c’est comme Irlandais qu’ils ont réussi ou comme catholiques ? et, plus généralement, tout en accordant à M. Edmond de Nevers que l’immigration celtique a considérablement modifié l’Amérique anglo-saxonne dans un sens très différent de son orientation première, il s’agit de savoir si cette modification est l’œuvre du génie obscur des races ou peut-être celle des circonstances ? M. Edmond de Nevers a bien prévu l’objection, et il a essayé d’y répondre. Je crains qu’il ne l’ait fait un peu brièvement. Et aussi bien ne le reconnaît-il pas lui-même, quand il convient qu’à la base du « caractère américain » il ne se pourra pas qu’il n’y ait toujours bien des traits anglo-saxons ? Ses explications, ses déductions, ses observations sont toutes ou presque toutes, nous l’avons dit, et le lecteur le pensera comme nous, du plus grand intérêt. Elles nous font envisager le « phénomène américain » par un nouvel aspect, et il semble que des faits inexpliqués jusqu’ici s’éclairent par la théorie des races. Mais ne s’éclairent-ils pas tout aussi bien peut-être par des considérations moins matérialistes à la fois et moins mystiques, celles qu’on tirerait par exemple, et tout simplement, du progrès de la démocratie ? S’il y a 10 ou 12 millions de catholiques aux Etats-Unis, c’est sans doute que les Irlandais y sont au nombre de 24 ou 26 millions. Mais pourquoi ne serait-ce pas parce qu’il y a dans le catholicisme une vertu démocratique et sociale, que le protestantisme en a comme éliminée dans la mesure où il a fait de la religion une affaire individuelle ? J’en reviens toujours à l’intervention du cardinal Gibbons dans l’affaire des Chevaliers du Travail, et je rappelle que des motifs sociaux paraissent avoir été, sinon la raison déterminante, à tout le moins une des raisons de la conversion du Père Hecker, lequel n’était point d’origine irlandaise, mais allemande. Et, à ce propos, dans un autre ordre d’idées, que fait-on des 18 ou 20 millions de citoyens américains d’origine allemande ? Ils sont, avons-nous dit, près de 800 000 rien qu’à New York : pourquoi le caractère de la démocratie de l’Etat-Empire ne dépendrait-il pas d’eux autant que des 800 000 Irlandais qui les contre-balancent en nombre ? Je ne vois pas que M. Edmond de Nevers ait discuté ces questions. Les Irlandais lui ont fait oublier les Allemands, et, catholique lui-même, mais Canadien français, je crains qu’il n’ait uniquement vu dans le catholicisme américain l’établissement d’une Eglise d’Irlande en Amérique. Et, comme les conclusions que l’on tire de l’observation des faits dépendent sans doute en partie des raisons qu’on assigne à ces faits, on voit quelle est ici la nature de notre critique. « L’assimilation des émigrés à l’élément de langue anglaise, facteur morbide qui a dominé toute l’évolution morale de la nation pendant la plus grande partie du siècle qui finit, se heurte à une forte réaction qui ne peut désormais que s’accentuer. » Ainsi s’exprime M. Edmond de Nevers, et nous, pour notre part, nous ne voyons rien que de naturel, et même de légitime, dans l’effort de l’élément anglo-saxon d’Amérique pour s’assimiler les « émigrés » qui lui viennent d’Europe, bien loin d’y rien voir de morbide. Ce n’est pas un Français, s’il est lui-même fidèle à ses traditions et qu’il n’ignore pas tout à fait son histoire, qui pourrait reprocher à la grande république des États-Unis de vouloir être une « nation ! » Tout en convenant donc du fait avec M. Edmond de Nevers, ne l’expliquant pas tout à fait par les mêmes causes, nous ne le voyons pas tout à fait du même œil. Il nous reste à dire comment nous le voyons.


IV

Le phénomène américain n’est qu’un cas particulier, mais le plus expressif de tous, et nous en avons dit la raison, du phénomène universel qu’on pourrait appeler la transformation des aristocraties du passé en démocraties de l’avenir. Vers la fin de son livre, M. Edmond de Nevers, insistant sur l’intérêt qu’il y a pour les groupes ethniques de l’Union « à ne rien abandonner de leur héritage ancestral, » et à cultiver « leurs aptitudes héréditaires, » a écrit cette phrase : « Le fait essentiel de la floraison intellectuelle de la Renaissance dans l’Europe du XIIIe siècle, a-t-on dit, c’est que les écrivains de ce temps, bien qu’ils connussent tous le latin, ont écrit dans des idiomes particuliers, ouvrant ainsi à l’humanité de nouvelles sources de beauté. Il est permis d’augurer pour l’Amérique du XXe siècle une renaissance semblable et on en peut saluer déjà l’aurore. » Je crains ici qu’il ne se méprenne sur « le fait essentiel de la floraison intellectuelle de la Renaissance ; » et je ne sais d’ailleurs s’il veut insinuer que l’avenir des États-Unis d’Amérique serait dans une rupture du lien fédéral qui rendrait chacun de ces groupemens ethniques, — Irlandais et Allemands, Polonais et Canadiens, Italiens et Français, — à leur atavisme européen, modifié d’ailleurs par les circonstances, et à leur autonomie politique. Mais l’histoire ne se recommence pas ; et l’intérêt même en est fait de ce que l’humanité, pas plus que l’individu, « ne descend jamais deux fois dans le même fleuve ! » Quand l’idée, jadis chimérique, d’une fédération des États-Unis d’Europe, — et encore fort éloignée de commencer à prendre corps, — n’en apparaît pas moins à beaucoup de bons esprits comme une espérance légitime de l’avenir, c’est se méprendre que de croire que les États-Unis d’Amérique puissent jamais se proposer, comme un idéal, de briser une union qui fait leur force. Il nous faut au contraire partir de cette idée qu’ils vont tendre à se « nationaliser » tous les jours davantage. Et, dans ces conditions, si nous ne pouvons rien attendre d’eux qui ne soit conforme à leur intérêt « national, » on ne peut raisonnablement leur demander de favoriser sur leur sol la constitution d’une Angleterre, d’une Allemagne, d’une France ou d’une Italie d’Amérique.

C’est pourquoi, dans la prépondérance actuelle de l’élément irlandais aux États-Unis, — et en admettant qu’elle soit démontrée, — nous ne saurions voir qu’un accident ou une phase de l’évolution de la démocratie américaine. Il y a de cela trente ou quarante ans, des publicistes américains formaient le vœu que, de toutes ces races qui contribuaient diversement à mettre ses ressources en valeur, l’Amérique à venir s’assimilât les qualités particulières, et les fondît comme indistinctement en elle pour en former son tempérament propre. C’était mal poser le problème, et on oubliait qu’il y a des qualités qui s’excluent. Quand une école de peinture s’est donné comme programme d’unir ensemble dans ses œuvres la composition de Raphaël au dessin de Michel-Ange et au coloris de Titien, sans parler de la grâce du Corrège et du charme énigmatique de Léonard de Vinci, on ne saurait dire si, dans cette entreprise éclectique, elle a dépensé plus de talent ou usé plus d’inutile effort. Et en effet, ce n’est pas ainsi que se passent les choses ! Je reprends la comparaison de M. Edmond de Nevers. Si la Renaissance a favorisé, dans la littérature et dans l’art, le développement successif des nationalités de l’Europe moderne, ce n’a été qu’en imposant d’abord à l’Europe entière cette « latinisation de la culture » dont nous parlions dernièrement ici même ; et, si je puis me servir de ces termes un peu pédantesques, le processus de différenciation a été précédé d’un processus d’unification. C’est ce qui se produit présentement en Amérique. Pour autant que l’on puisse rapprocher des choses si différentes, l’anglicisation des émigrés d’Europe, en s’opérant par l’intermédiaire de l’Irlandais, tend à dégager du mélange de tant de races et de la confusion de tant d’élémens si divers ce qu’il y a pourtant de commun entre eux. « La Révolution française, dit quelque part M. Edmond de Nevers, pour laquelle tant de sang, tant d’énergie, tant d’efforts de tous genres ont été prodigués, a affirmé les droits de l’homme, proclamé l’avènement du règne de la liberté, de l’égalité, de la fraternité : qu’en est-il résulté ? » Nous répondons : Il en est résulté le monde moderne, qui ne serait pas ce qu’il est sans la Révolution française ; et, si l’on veut que nous précisions davantage, il en est résulté cette conception laïque de l’homme universel et moyen pour lequel nos Constituans ont rédigé la Déclaration des droits de l’homme et les Américains de 1783, la Constitution des États-Unis. Ce qui se passe en Amérique, à l’heure actuelle, n’est rien de plus ni de moins que le développement des principes de la Constitution des Etats-Unis, mieux compris, et rendus, si je puis ainsi dire, aux conséquences naturelles dont l’élément anglo-saxon d’Amérique les avait détournés pour le plus grand profit de son idéal de race.

En fait, — et conformément à l’idéal de la Révolution française, qui a été, avant d’être le sien, celui des plus éminens d’entre les signataires de la Déclaration d’indépendance, et j’ajoute celui de nos « philosophes » du XVIIIe siècle ; — il s’agit, non d’établir entre les hommes une égalité chimérique et jalouse qui deviendrait promptement un danger public, mais d’égaliser entre les hommes les chances de la concurrence vitale, et de contribuer en quelque manière, par l’intermédiaire des lois, au libre jeu de la sélection sociale. Partant de ce principe évident, qu’un Allemand et un Irlandais, un Français et un Anglais, un Polonais et un Italien recherchent également d’être heureux, désirent essentiellement les « mêmes biens, » et qu’ils y ont le même droit en tant qu’hommes, il s’agit de faire que leur droit s’exerce aussi librement qu’il le pourra sans nuire à celui des autres, et que, de ce libre exercice, il en résulte la multiplication même des biens auxquels ils aspirent. La démocratie, dont on va si loin chercher la définition, n’est peut-être pas autre chose. Il était naturel que l’Amérique, où l’on peut dire que, grâce à l’existence d’un domaine public, une grande quantité de ces biens est encore sans maître, fût la terre bénie de la démocratie. « Le domaine public, a écrit Henry Georges, a été le grand fait qui depuis le jour où les premiers colons débarquèrent sur les côtes de l’Atlantique, a formé notre caractère national et coloré notre pensée nationale… En Amérique, l’individu, quelle que soit sa condition, a toujours le sentiment que le domaine public est derrière lui, — j’aimerais mieux qu’il eût dit : « en avant de lui ; » — et la connaissance de ce fait, agissant et réagissant, a pénétré notre vie sociale tout entière, lui donnant l’indépendance et la générosité, l’élasticité et l’ambition. » Ce domaine public, les colons anglais ou d’origine anglaise ont longtemps cru qu’il leur était réservé. Depuis tantôt cinquante ans, l’émigration irlandaise ou allemande est en train de se l’approprier. Le souci constant de la démocratie américaine a été de faciliter, de favoriser cette appropriation, et avec « lie et du même coup la réalisation de son idéal égalitaire.

Quand et comment le réalisera-t-elle ? A quel prix ? Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle ne le réalisera pleinement qu’à la condition d’effacer autant que possible, en chacun des 80 millions de citoyens de l’Union, l’empreinte originelle ou le caractère ethnique. Et on le regrettera, si l’on le veut ! Je le regretterai moi-même, si l’on y tient, comme je regrette la disparition de la couleur locale : le mezzaro des femmes de Gênes ou les larges braies que nos paysans bretons portaient déjà du temps de Jules César. Mais peut-être que les paysans bretons ou les femmes de Gênes n’ont pas été créés et mis au monde pour fournir des sujets de tableaux à nos peintres ou des motifs de distraction et d’intérêt aux touristes. Il y a de ces grands courans à la force, à l’ampleur, à la rapidité desquels il serait vain et presque ridicule de vouloir s’opposer ; et on ne les gouverne qu’en gouvernant dans leur sens. Pour des raisons politiques, les « nations » ont, de nos jours, une tendance à se replier ou à se concentrer en elles-mêmes, et cela est excellent quand elles se concentrent à leurs foyers ou qu’elles se replient sur leur centre. Il faut les y encourager ! Mais les races, qui ne sont point du tout les nations, ont au contraire, comme aussi bien depuis un temps immémorial, une tendance à se fondre dans ces organismes complexes qu’on appelle des nations. On le voit encore en Amérique. Il y a bien la question nègre, et elle est grosso de dangers pour l’avenir. Nous en dirons deux mots tout à l’heure. Mais le nègre, — et le jaune aussi, — mis à part, aucun de ceux qui reconnaissent avec Tocqueville, dans la démocratie, le fait le plus continu de l’histoire du monde, ne peut trouver mauvais qu’une démocratie comme celle des Etats-Unis pose en principe que le privilège de race ne remplacera pas chez elle le privilège de classe ou de caste. Et nous, nous pouvons parfaitement voir ce qu’une certaine forme de civilisation y perd : je pourrais le dire, tout comme un autre ! Je pourrais montrer ce qu’il y a de barbare, d’anti-esthétique, d’inintellectuel et de grossier dans ce nivellement universel, mais la question est de savoir si peut-être une autre forme de civilisation n’y gagne point ; ce qu’elle y gagne ; et si ce gain, à le bien considérer, n’en serait pas un pour l’humanité tout entière.

Est-ce à dire pour cela qu’en devenant Américain, l’homme d’origine anglaise, française ou allemande, abdiquera son hérédité ; devra perdre tout souvenir de ses traditions, l’usage de sa langue même ; et, le cas échéant, témoigner contre son ancienne patrie de plus d’hostilité qu’aucun native boni ? C’est ce qui ne s’est vu que trop souvent dans le passé, dans un passé tout récent ; — M. Edmond de Nevers, dans son livre, en a donné de nombreux exemples ; — et, pour le dire en passant, c’est ce qui tendrait à prouver que la race n’est pas la force mystérieuse, irréductible et indestructible que l’on dit. On en pourrait donner une autre preuve, que l’on emprunterait encore à l’auteur de l’Ame américaine, et on la tirerait du nombre et du caractère des mesures qu’il propose pour maintenir à l’état de groupement homogène et national ceux de ces groupemens ethniques qui ont conservé jusqu’ici quelque autonomie. Ils sont donc bien instables, ces caractères de race, qu’il faille tant d’affaires pour les maintenir ! Mais c’est où reparaît la première intention de son livre, laquelle, comme nous l’avons dit, n’était pas tant de reconnaître et de définir en soi l’âme américaine que d’examiner ce qu’on avait à craindre ou à espérer de l’ « âme franco-canadienne. »

Il ne nous appartient guère d’intervenir dans une question de cette nature ; et un Français de France ne saurait parler du Canada sans quelque mélancolie. Nous regretterons toujours de l’avoir jadis abandonné ; nous nous demanderons toujours si l’Angleterre, — avertie, il est vrai, par la séparation de ses colonies d’Amérique, — n’en a pas fait ce que peut-être nous n’en aurions su faire ; et nous aurons toujours aux Canadiens français une juste reconnaissance du souvenir qu’ils ont gardé de la France. J’ai dit plus haut quelques mots de « l’uniformité des villes américaines » : au contraire il n’y a guère en France de ville dont la physionomie soit plus française que Québec, moins américaine ou moins anglaise, et Montréal m’a rappelé Bordeaux. D’un autre côté, il n’est pas douteux qu’à Montréal, comme à Québec et comme ailleurs, partout où nous retrouvons un centre de culture française, nous serions à la fois très ingrats et très maladroits si nous ne faisions pas tous nos efforts pour l’entretenir et pour le développer. Nous le serions surtout dans l’Amérique du Nord, où il s’en rencontre si peu ! Mais de savoir, après cela, quand les Canadiens français, par milliers, s’établissent aux États-Unis, s’il est de notre intérêt, je veux dire s’il importe à notre influence qu’ils s’absorbent dans l’Union ou qu’ils conservent une sorte d’autonomie, j’en serais bien empêché pour ma part ; et eux-mêmes partagent-ils tous en ce point les opinions de M. de Nevers ?

Je me garderai donc, encore une fois, d’intervenir dans la question. Mais ce que je puis pourtant dire, et ce qui me ramène moi-même au centre de mon sujet, c’est que je ne sais si l’on se fait une idée bien juste des conditions de l’influence d’une race ou d’une religion. Nous avons aujourd’hui la superstition du nombre, et, assurément, le nombre est quelque chose, mais il n’est cependant pas tout. Voilà plus d’un an que dure la guerre du Transvaal, et qui peut dire qu’elle soit terminée ? Mais c’est surtout quand il s’agit d’influence intellectuelle ou morale que le rayonnement d’un foyer dépend de l’intensité de sa flamme ; et c’est pourquoi, en Amérique ou ailleurs, si nous voulons que la langue et l’esprit français se répandent, ne nous préoccupons pas tant des moyens de les répandre au dehors que de les maintenir eux-mêmes, et en France, dans le sens de leurs traditions. La tradition française a ceci de particulier qu’il n’y en a pas de plus nationale, en raison de notre formation historique, ni de plus universelle à la fois, en raison de notre situation géographique. Tout ce que la France a fait de grand dans le monde est français, pour ainsi dire, de son caractère même d’universalité. Cela est vrai de l’œuvre de nos missionnaires catholiques, et cela est vrai de l’œuvre de la révolution française. Cela est vrai de nos codes, et cela est vrai de notre littérature : il n’y a que nos écrivains du XVIIIe siècle qui aient oublié quelquefois d’être Français, et il n’y a de cette vérité que le brillant critique littéraire du Temps qui ne se doute point. Même cela est vrai des réformateurs de notre orthographe ou de notre syntaxe, puisqu’en les bouleversant ils-ne se proposent, disent-ils, que d’en rendre l’étude à la fois plus-profitable à nos Français et plus facile aux étrangers. Ils avaient de bonnes intentions, mais les conséquences en seraient désastreuses. Si nous nous conformons à cette double tradition, nous pouvons être assurés que nous ne perdrons rien de notre influence. Elle sera dans l’avenir ce qu’elle a été dans le passé. Nos ennemis eux-mêmes, — si nous en avons ! — ne se serviront contre nous que de nous. Et c’est à peine alors, partout où il existe des centres-de « culture française, » si nous aurons besoin de les « entretenir ; » ils se développeront d’eux-mêmes.

C’est de cette manière, qui diffère un peu de celle de M. de-Nevers, que j’en visage en Amérique la solution du « problème des races. » Le mouvement démocratique, représenté, si l’on le veut, par l’élément irlandais, est présentement en train de dégager de ce contact ou de ce mélange de toutes les races de l’ancienne Europe les caractères essentiels d’une âme américaine, encore instable et indéterminée. Quand ces caractères seront pour ainsi dire fixés, les hérédités anciennes se réveilleront de leur sommeil ; et de même, ou à peu près, qu’autrefois la romanisation-du monde n’a empêché ni la Gaule de devenir la France, ni l’Ibérie de devenir l’Espagne, ainsi l’anglicisation du continent Nord américain n’empêchera pas cette âme américaine d’emprunter aux élémens hétérogènes dont elle se sera formée ce qu’elle en trouvera d’assimilable à sa propre substance. Car, enfin, il y a une justice ! Aux étrangers qui viennent s’établir chez nous, je veux dire en France, en Angleterre, en Allemagne, — et même quand ils ne s’y établissent pas sans esprit de retour, — nous n’avons pas besoin de leur imposer nos lois ou coutumes ; ils les subissent, ou ils s’y résignent, et d’ailleurs ce n’est pas en y résistant, mais au contraire en les subissant qu’ils les modifient. Pareillement en Amérique. Il en sera des autres élémens étrangers comme de l’élément irlandais lui-même. S’il est devenu si puissant et si, comme l’auteur de l’Ame américaine, on peut dire qu’il règne aux Etats-Unis, c’est précisément pour n’avoir pas prétendu maintenir son autonomie dans l’Union. Après tout, on ne se rend, maître en politique, et ailleurs, que de ce que l’on accepte ; et si je me suis fait comprendre, on ne verra point, je l’espère, de paradoxe dans cette formule à laquelle j’aboutirai : si vous voulez, Français ou Italiens, Allemands ou Hongrois, avoir votre influence dans le développement de l’âme américaine, commencez par être vous-mêmes Américains.


V

Mais je m’aperçois que, sous prétexte de mettre en lumière, et, ainsi qu’on le voit, de discuter l’idée générale ou principale du livre de M. de Nevers, je risquerais de ne pas indiquer tout ce qu’il contient et d’autres idées, et d’observations justes, et de satires fines et heureuses de la vie américaine. Ce serait, en vérité, grand dommage ! C’est ainsi, qu’après M. James Bryce, on peut le lire, il faut le lire sur « la Question nègre ; » et il a très bien vu qu’il n’y en avait peut-être pas de plus inquiétante pour (‘Amérique. Songez en effet qu’il y a maintenant 10 ou 12 millions de nègres en Amérique ; reprenez la carte, et considérez que les trois quarts d’entre eux se répartissent entre six États limitrophes, Caroline du Sud, Géorgie, Floride, Alabama, Mississipi et Tennessee ; comptez que, dans trois au moins de ces États, ils sont déjà plus nombreux que les blancs ; voyez que, n’étant pas plus de 4 millions il y a quarante ans, à l’époque de la guerre de sécession, aucune autre race, depuis ce temps, n’a « multiplié » davantage ; apprenez des Américains que tous les efforts qu’ils disent avoir tentés pour élever le nègre au niveau du dernier des émigrans d’Europe semblent avoir échoué ; — et vous vous ferez quelque idée de la gravité de la question.

C’en est une autre, il est vrai, que de savoir si les Américains ont fait autant d’efforts qu’ils le disent pour améliorer le nègre. Ils en ont fait de considérables, je le sais, et, — puisque M. Edmond de Nevers n’en a même pas, je crois, parlé — je saisirai cette occasion de signaler ce que l’on pourrait appeler l’Œuvre du John F. Slater Fund. John Slater était un riche négociant de Norwich, au Connecticut, qui, de son vivant même, en 1882, a constitué un fonds de 5 millions de francs pour les revenus en être exclusivement employés à « élever, — uplifling, — les nègres émancipés des États du Sud, et leur postérité, en leur assurant les bienfaits d’une éducation chrétienne. » Ce Slater, on le voit, n’eût été chez nous, en France, qu’un vulgaire « clérical ; » et ni M. Waldeck-Rousseau, ni M. Henri Brisson, grands ennemis de la mainmorte, n’eussent peut-être refusé ces 5 millions de francs, mais ils les eussent fait servir à développer chez les nègres des sentimens contraires à l’intention du donateur. Le même John Slater n’exprimait-il pas encore, un peu plus loin, dans la lettre par laquelle il annonçait son intention, cette idée vraiment extraordinaire que « l’instruction du nègre lui paraissait inséparable de son éducation ; » et que cette « éducation, qui devait avoir pour objet de l’éclairer sur ses devoirs envers Dieu et envers l’homme, ne pouvait lui être donnée qu’à la lumière des saintes Écritures ? » Et, avec cette simplicité de désintéressement qui caractérise les « milliardaires » américains quand ils font de ces dons magnifiques, il s’en remettait des moyens de réaliser ses intentions à un Conseil d’administration où je retrouve entre autres noms ceux de M. Rutherford B. Hayes, l’ancien Président, aujourd’hui mort, et de M. Daniel G. Gilman, le président actuel de l’Université Johns Hopkins, et l’homme qui peut-être a le plus fait pour l’organisation et le développement de l’instruction supérieure aux États-Unis. (Ceux qu’intéresse cet autre problème liront avec profit le livre qu’il a récemment fait paraître sous le titre d’University Problems.) Administrateur ou trustee du Slater Fund, M. D. G. Gilman ne s’est guère moins occupé de la question nègre ; et j’ai là sous les yeux, non seulement son Discours prononcé le 18 novembre 1896, pour « l’inauguration de l’École commerciale Armstrong-Slater, » mais la collection entière des publications faites aux frais du Slater Fund. J’en note particulièrement deux : l’une sur les Progrès de l’éducation des Nègres depuis 1860, de M. J. L. M. Curry, secrétaire du Slater Fund, et l’autre sur les Occupations des Nègres, de M. Henry Gannett. Il n’y en a pas de plus intéressantes, ni qui témoignent de plus nobles préoccupations.

Malheureusement, ces préoccupations ne semblent être encore que celles d’une élite, et le préjugé contre le nègre, dans les États du Sud au moins, subsiste dans toute sa force. Quel est donc celui de ces États dont la législature, tout dernièrement, cette année même, a voté un ensemble de mesures destinées à priver le nègre du droit de suffrage, que lui reconnaît la Constitution ? N’est-ce pas la Caroline du Sud ? Un écrivain anglais, M. Laird Crowes, cité par M. Edmond de Nevers, disait, il n’y a pas dix ans, en 1891 : « Si les crimes et les outrages qui se commettent tous les jours dans les États du Sud pour des raisons de race avaient lieu dans un pays civilisé ou demi-civilisé de l’Europe, et si on leur faisait une publicité aussi grande que celle qui a été faite aux atrocités commises en Bulgarie il n’y a pas longtemps, l’opinion publique se soulèverait et demanderait une répression, même si une guerre était nécessaire. La situation des gens de couleur dans le Sud est une honte pour le nom de la civilisation anglo-saxonne. » C’est ce qu’oublient quelques-uns de ceux qui reprochent au nègre de ne pouvoir pas s’élever au-dessus d’un certain niveau intellectuel et moral. « Nos enfans sont aussi intelligens que les enfans blancs, disait un évêque de couleur, mais aussitôt qu’ils deviennent assez grands pour apprécier leur situation, pour comprendre qu’on les regarde comme une race inférieure et pour voir qu’ils ne peuvent pas espérer devenir autre chose que cuisiniers ou domestiques, ils perdent leur ambition et cessent de travailler. » Cet évêque avait sans doute raison. J’ai connu, en France même, des « gens de couleur » éminens ; et combien après tout la littérature américaine, en ce siècle, a-t-elle compté d’auteurs « blancs » qui valussent l’auteur des Trois Mousquetaires ou celui du Demi-Monde et de la Dame aux Camélias ? J’en pourrais nommer beaucoup d’autres. Mais que l’homme de couleur puisse devenir son égal, il semble que ce soit ce que l’on aura quelque peine à faire entendre à l’homme de race anglo-saxonne !

Je viens de parler de la générosité des « milliardaires » américains : c’est encore un point sur lequel on trouvera de curieux renseignemens dans le livre de M. Edmond de Nevers. Par exemple, il a très bien vu que, dans le respect dévotieux de la démocratie américaine pour les Astor et les Vanderbilt, les Rockefeller et les Carneggie, il y avait quelque chose d’autre et de plus que le culte idolâtrique et grossier de l’argent. « Fils de leurs œuvres, » en général, ces rois du pétrole ou du fer sont, à vrai dire, les héros, au plein sens du mot, et on serait tenté de dire« les grands hommes » d’une démocratie industrielle et pacifique. Ce qu’on admire en eux, c’est sans doute, — et comme chez nous d’ailleurs, hélas ! — l’énormité de leur fortune, mais c’est encore peut-être et surtout la manière dont ils l’ont faite. Ils sont les Christophe Colomb et les Vasco de Gama du fer ou du pétrole. Ils ont fait preuve de ces qualités d’endurance, d’énergie, de persévérance, d’intelligence aussi qui furent jadis, en d’autres circonstances, les qualités des tyrans de la Renaissance italienne, les Médicis ou les Farnèse. Ils sont, comme eux, et pour 80 millions d’êtres humains, un objet d’émulation autant ou plus que d’envie. On leur pardonne d’ailleurs leurs millions comme ayant autant de chances de les perdre qu’ils en ont eues de les acquérir. Dans la chronique de la vie d’outre-mer, leurs pertes ou leurs gains intéressent et passionnent l’opinion publique à l’égal d’un roman-feuilleton, mais d’un roman-feuilleton qui ne finirait point, qui n’aurait point de « dénouement, » qui recommencerait toujours, à l’instar de ceux du vieux Dumas. On croyait qu’Aramis et Porthos étaient morts, on les avait enterrés, et point du tout, voici que du fond de leur tombe ils se relèvent, et on s’aperçoit qu’en les tuant, le romancier, par des moyens qu’il n’avait pas dits, avait eu l’art de leur conserver une chance de vie. On s’émerveille et on applaudit. Pareillement les milliardaires. Ils étaient engagés dans deux, trois, quatre, dix entreprises gigantesques, et elles s’effondrent ! mais il y en avait une onzième, qu’on ne connaissait point, et, du milieu de la ruine des autres, la voici, tout d’un coup, qui s’élève, et elle est la plus fructueuse ! Comment l’imagination populaire en voudrait-elle aux hommes qui lui ont procuré le plaisir de semblables surprises ? Si les « milliardaires » américains sont l’objet de l’admiration de l’âme américaine, il y en a, comme on voit, des raisons de plus d’une sorte ; et pourtant n’avons-nous rien dit de l’usage en général très noble qu’ils font de leur fortune.

C’est encore ce que M. Edmond de Nevers fait justement observer. « La vanité, dit-il, a rarement la plus grande part dans les motifs qui inspirent les donations ou les legs dont bénéficie le public. Les possesseurs de ces fortunes, en général si facilement conquises, se sentent reconnaissans envers la terre et les institutions qui leur ont été si favorables : ils tiennent à rendre au pays un peu de ce qu’il leur a donné. » Ne pourrait-on pas ajouter qu’autant que de leurs dons l’opinion publique leur sait gré de la manière dont ils les font ? Ce sont quelquefois des hôpitaux ou des asiles qu’ils fondent, mais ce sont plus souvent des bibliothèques, des écoles, des collèges, quand ce n’est pas, comme le vieux Johns Hopkins, des Universités « tout entières. » Il ne leur en coûte alors, au bas mot, qu’une vingtaine de millions. En vérité, ne sont-ce pas là de « bons rois, » comme le dit M. Edmond de Nevers ! et de vrais rois constitutionnels, « qui règnent et ne gouvernent pas ; » qui ne prescrivent même qu’en gros la destination ou l’emploi des dollars qu’ils donnent à mains pleines ; qui s’en remettent aux gens compétens du soin d’en faire la plus fructueuse application ; et qui continuent assurément de s’intéresser à leur œuvre de très près, mais en hommes d’affaires, pour que cette œuvre elle-même continue de profiter de l’accroissement de leur fortune et de leur autorité ? Cela ne vaut-il pas bien qu’on leur passe quelques-uns des « ridicules » ou des « défauts » qui sont ceux de tous les parvenus ? Et d’autant qu’à vrai dire, parmi ceux qui les leur reprochent le plus aigrement, ces ridicules ou ces défauts, on rencontre peu de descendans des Plantagenets ou des Montmorency.

Si maintenant, à ce propos, je voulais suivre M. de Nevers dans les considérations qu’il développe sur les rapports futurs du millionnaire et de l’ouvrier, ou du capital et du travail dans l’Amérique de l’avenir, je m’aventurerais fort imprudemment sur un terrain qui n’est pas le mien. Je me bornerai donc à dire très brièvement que, si la solution de la « question sociale » n’est pas beaucoup plus avancée aux États-Unis qu’en Europe, il semble cependant qu’elle ne s’y pose pas tout à fait de la même manière, et que l’on ne voit pas ce que la lutte des classes y pourrait signifier. « Il n’est pas probable, dit à ce propos M. de Nevers, que l’antagonisme entre le capital et le travail se développe en Amérique à l’état de crise aigüe, car, jusqu’à présent, le capital et le travail y ont été d’excellens alliés, et le premier n’y peut guère être considéré comme le tyran du second. » Que le bon Dieu l’entende et lui donne raison ! Il me suffit d’avoir noté le fait, et aussi bien, si j’insistais, ne tomberais-je pas à mon tour dans le défaut que j’ai reproché à l’auteur de l’Ame américaine, quand je regrettais qu’il n’eût pas mis en lumière l’idée principale de son livre ? J’aurais dû plutôt dire qu’on a quelque peine à la suivre au travers des nombreux développemens qu’il en donne ; et c’est à mon tour ce que je voudrais bien ne pas faire.

Ce qu’il m’est cependant difficile de ne pas remarquer, en terminant, c’est le rôle que la guerre a joué dans la formation de l’« âme américaine, » et c’est aussi, pour l’aider à prendre conscience d’elle-même, le bonheur qu’elle a eu de rencontrer un Georges Washington. En vérité, pour achever de donner à cette « âme américaine » les traits qui la caractérisent, trente ans écoulés depuis la guerre de Sécession n’avaient pas fait ce que viennent d’opérer ces deux ou trois dernières années. Impérialisme et nationalisme se touchent ou se tiennent. C’est, d’autre part, la guerre de Sécession, M. de Nevers l’a fait observer à bon droit, qui, d’une concurrence jusque-là brutale et sanguinaire, a transformé la « lutte des races » aux États-Unis, — entre blancs du moins, — en une concurrence pacifique. Et enfin, de ces treize colonies à jamais fameuses, que leurs différences d’origines divisaient en trois groupes au moins à la veille de la déclaration d’indépendance, la guerre, et la guerre seule, a formé le noyau compact de l’union future. Mais M. de Nevers fait observer encore, et il le prouve, que sans Washington, les vicissitudes ou les péripéties de la guerre d’indépendance n’auraient peut-être abouti qu’à remettre l’Amérique sous la domination de l’Angleterre. On ne louera jamais assez Washington ! Et puisque enfin il faut que tout article ait une conclusion, toute histoire une morale, et que toute morale se résume en une leçon, j’en tirerai jusqu’à deux de cette observation : la première, que la loi de la guerre n’a pas cessé d’être « une loi du monde ; » et la seconde, si je l’ose exprimer de cette façon familière, qu’en histoire — et quoi que l’on dise de la vertu anonyme et impersonnelle des foules — c’est encore quelque chose qu’un homme.


F. BRUNETIERE.