PROLOGUE


Chez FOLLENTIN

Chambre d’un appartement modeste où se cotoyent des meubles disparates, les uns riches et de mauvais goût, les autres simples et sans prétention. À gauche 1er plan, une cheminée, avec une très belle pendule d’époque Louis XV. 2e plan, porte donnant sur la chambre de Madame Follentin et de Marthe. Au fond, à gauche, porte donnant sur une petite anti-chambre. À droite, également de face, porte donnant sur la cuisine. Entre les deux portes, lit formant alcôve. À droite, entre le 1er et le 2e plan, fenêtre ouvrant sur la rue. Au milieu de la scène, un peu à droite, une table servie à trois couverts.


Scène Première

Madame FOLLENTIN, MARTHE, BIENENCOURT
Au lever du rideau, Marthe est à la fenêtre de droite, appuyée contre la vitre, et guette. Bienencourt est assis sur une des chaises près de la table à manger.

Madame Follentin (venant de la cuisine avec un plat qu’elle pose sur la table. À Marthe). — Eh ! bien, tu n’aperçois pas ton père ?

Marthe. — Non, m’mam.

Madame Follentin. — C’est curieux !

Bienencourt. — Écoutez, chère Madame, je ne vais pas pouvoir attendre plus longtemps.

Marthe. — Ma foi ! je n’ai pas de conseil à vous donner, monsieur Bienencourt, mais vous savez, quand une fois papa est dehors !…

Madame Follentin. — Oh ! il rentrera. Surtout aujourd’hui que c’est ma fête. Oui. Et d’ailleurs, il a dit : « Je sors pour une heure. »

Marthe. — Oh ! une heure ! nous connaissons une dame… son mari était sorti, comme ça, pour cinq minutes et il est revenu au bout de quatre ans !

Madame Follentin. — Tu es gaie, toi !

Bienencourt. — Quatre ans !.. Ça me décide ! Je m’en vais, d’autant que, toutes réflexions faites, je préfère que ce soit vous qui abordiez la question.

Marthe. — Vous avez la frousse, Monsieur Bienencourt ?

Bienencourt. — Tiens ! S’il m’envoie promener !

Madame Follentin. — Allez, Monsieur Bienencourt, je ferai tout mon possible pour faire cesser cette brouille ridicule.

Bienencourt. — Oh, oui ! n’est-ce pas ? C’est si bête !… De vieux camarades comme nous !… Songez que voilà quinze ans que nous travaillons côte à côte au ministère des Affaires Etrangères.

Madame Follentin. — C’est évident ! Mais, entre nous, vous avez manqué de doigté.

Bienencourt. — Mais en quoi ?… En quoi ?… Enfin, qu’est-ce qu’il a contre moi ?

Marthe. — Ce qu’il a ? Il a l’éléphant.

Bienencourt. — L’éléphant ?

Madame Follentin. — Eh ! oui, l’éléphant !

Marthe. — Vous lui avez soufflé l’éléphant ! C’est pas chic !

Bienencourt. — Ah ! L’éléphant de Siam ! Mais c’est le roi lui-même qui m’en a nommé commandeur.

Madame Follentin. — Oui, parce que vous vous êtes fait désigner pour l’accompagner pendant son séjour en France.

Marthe. — Ça revenait à papa !

Bienencourt. — Mais, sapristi ! si on m’a désigné, c’est que je parlais le siamois et qu’il ne le parlait pas !… Pourquoi ne le parle-t-il pas, Folletin ?

Marthe (gaiement). — Parce qu’il ne l’a pas appris.

Madame Follentin. — C’est une raison !

Bienencourt. — Ah, non ! vraiment, tout cela est trop stupide, et il est grand temps que cela finisse !…

Madame Follentin. — Ça, je suis de votre avis !

Bienencourt. — Eh bien ! aujourd’hui, c’est l’occasion ou jamais ! Follentin va être nommé chef du bureau où je suis moi-même sous-chef !

Madame Follentin et Marthe. — Ah ! vous croyez ?

Bienencourt. — C’est sûr !… Eh ! bien, alors ! « Soyons amis, Follentin, C’est moi qui t’en convie » comme dit Corneille.

Madame Follentin. — Corneille a dit ça ?

Marthe. — Oui,… à un pied près !

Bienencourt. — Alors, n’est-ce pas, Madame, je compte sur vous !

Madame Follentin. — C’est entendu !

Bienencourt. — Merci, chère Madame, pour cette parole de paix, et à bientôt. (À Marthe) Mademoiselle.

Marthe (faisant une petite révérence). — Monsieur Bienencourt, à la prochaine !

Madame Follentin. — Tenez, par ici.

Coup de sonnette, Mme Follentin qui est passée dans l’antichambre avec Bienencourt ouvre la porte d’entrée.
Un garçon de recette paraît.

Madame Follentin. — Qu’est-ce que c’est ?

Le Garçon de Recette. — C’est pour un effet de 500 francs.

Marthe (à part). — Oh ? Zut !

Madame Follentin. — Parfaitement, je sais ! (Le garçon de recette descend en scène). Justement, mon mari n’est pas là. Si vous voulez laisser la fiche.

Marthe (à part). — Ce qu’ils sont exacts, ces garçons de recette !… C’est dégoûtant !

Madame Follentin. — Eh bien ! au revoir, Monsieur Bienencourt.

Bienencourt. — Au revoir, Madame ! Au revoir et merci.

Il sort.

Scène II

Madame FOLLENTIN, MARTHE — Le Garçon de Recette

Le Garçon de Recette (écrivant la fiche et la donnant). — Voilà, Madame !

Madame Follentin (l’accompagnant). — Merci, Monsieur !

Marthe. — Encore une tuile !

Madame Follentin. — Du tapissier. Ah ! ton père avait bien besoin d’acheter tous ces meubles inutiles.

Marthe. — C’est notre héritage qui lui a tapé sur la cervelle.

Madame Follentin (allant chercher une lampe sur la cheminée, la posant sur la table et l’allumant). — Il aurait bien pu attendre de l’avoir touché avant de l’escompter. Ah ! mon pauvre oncle Vougeard ne se doutait pas qu’en nous laissant sa fortune, il nous mettrait dans un pétrin pareil.

Marthe (fermant les rideaux de la fenêtre). — Crois-tu ! ce sale petit neveu qui vient mettre opposition sur l’héritage ! Lui qui n’a aucun droit !

Madame Follentin. — Tout ça !… du chantage !

Marthe. — Laissons faire Monsieur Gabriel !

Madame Follentin. — Ah ! Gabriel !

Marthe. — C’est lui qui nous tirera du pétrin.

Madame Follentin. — Brave garçon.

Marthe. — Tu parles ! Et c’est cet homme-là que papa a fichu à la porte, parce qu’il a eu le toupet de vouloir briguer ma main.

Madame Follentin. — Qu’est-ce que tu veux ? Ton père trouve que la profession de prestidigitateur…

Marthe. — Eh ! bien, quoi ! il n’y a pas de sots métiers aujourd’hui. Monsieur Robert-Houdin est connu dans le monde entier.

Madame Follentin. — De plus, il n’a pas le sou !

Marthe. — Eh bien ! nous non plus ! Tout le monde ne peut être le fils à Chauchard.

Coup de sonnette.

Scène III

Madame FOLLENTIN, MARTHE, GABRIEL

Madame Follentin. — Qu’est-ce qui sonne ?

Marthe. — Cela ne peut pas être papa. Il a sa clef !

Madame Follentin (allant ouvrir et se trouvant en face de Gabriel). — Vous !

Marthe. — Monsieur Gabriel ! Ah ! que c’est gentil !

Madame Follentin. — Vous êtes fou !… Après la défense de mon mari !… S’il avait été là.

Gabriel. — Je savais qu’il n’y était pas.

Marthe (à part). — Comme il est malin !

Gabriel. — Je n’ai qu’un mot à vous dire.

Marthe. — Oh ! dites-le longtemps !

Madame Follentin. — Marthe ! Voyons ! (À Gabriel) Je vous en prie ! Dépêchez-vous, mon mari peut revenir d’un moment à l’autre.

Gabriel. — Oui ! Eh bien, voilà !… Pour votre procès, un avocat…

Madame Follentin. — Ah !

Marthe. — Il a trouvé un avocat !

Gabriel. — Un garçon plein de talent ! Il se fait tellement fort de vous faire obtenir votre héritage qu’il ne vous demande aucun honoraire tant que vous n’aurez pas été mis en possession de votre fortune.

Madame Follentin. — Est-il possible !

Marthe. — Hein ! Crois-tu, Maman !

Madame Follentin. — Ah ! Monsieur Gabriel, vous ne pouvez pas me faire un plus beau cadeau pour ma fête.

Gabriel. — Comment ! C’est votre fête ?

Marthe. — Ça l’est !

Gabriel. — Oh ! et moi qui n’ai pas la moindre fleur ! Mais cela ne fait rien, nous ne sommes pas prestidigitateur pour rien. Un prestidigitateur s’en tire toujours avec un chapeau ; vous n’auriez pas un chapeau haut de forme à me prêter ?

Marthe. — En v’là un à papa !

Gabriel. — Vous reconnaissez, madame, que ce chapeau n’est nullement préparé ?

Madame Follentin. — Je le reconnais.

Gabriel. — Vous n’auriez pas, par hasard, dans votre poche un œuf, un peu de sel et un verre d’eau ?

Marthe (prenant les objets indiqués sur la table). — Le sel et le verre d’eau, voilà… Quant à l’œuf !…

Gabriel. — Cela ne fait rien ! nous nous en passerons. Au fond, il est purement décoratif. Je mets ce sel et ce verre d’eau dans ce chapeau.

Madame Follentin. — Mais vous allez l’abîmer ?

Marthe. — Laisse-le faire, maman. Aie la foi !

Gabriel. — Maintenant quelqu’un de l’aimable société pourrait-il me donner une cuillère ?

Madame Follentin. — Voilà !

Gabriel. — Je tourne ! Je bats !… je fouette !… une, deux et trois !… Madame, voulez-vous me permettre de vous offrir ce léger bouquet des champs ?…

Il tire un bouquet du chapeau.

Madame Follentin. — Mais c’est admirable !… Vous êtes sorcier !

Gabriel (bas à Marthe). — Entre nous, je l’avais apporté.

Marthe. — Il est épatant.

On entend un bruit de clef dans la serrure de la porte du fond.

Madame Follentin, sursautant. — Un bruit de clef.

Gabriel. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Madame Follentin. — Marthe, c’est ton père.

Marthe. — Papa, vite, cachez-vous !

Gabriel. — Où ça ? Où ça ?

Tout le monde court sur place.

Marthe. — Tenez ! Par là ! dans le bureau de papa ! Il y a une porte qui communique avec l’antichambre !

Gabriel se précipite dans la chambre de gauche.

Scène IV

Madame FOLLENTIN, MARTHE, FOLLENTIN
Ensemble

Marthe. — Ah ! papa !… te voilà !

Madame Follentin. — Ah ! quel bonheur ! Enfin, c’est toi !

Marthe. — Nous commencions à nous inquiéter.

Madame Follentin. — Comme tu reviens tard !

Follentin (de mauvaise humeur, jette son chapeau sur une chaise et se promenant de long en large). — Ah ! non, non, non ! Ah ! sale humanité !

Madame Follentin. — Qu’est-ce que tu as ?

Marthe (à part). — Il est à la grinche.

Follentin. — J’ai… que l’espèce humaine me dégoûte !… J’ai que tout va de mal en pis !… J’ai été voir mes créanciers, pour gagner du temps. Je les ai trouvés de pierre. Si je ne paie pas, on me poursuit à boulets rouges. Comme si le papier timbré vous faisait trouver de l’argent quand vous n’en avez pas !

Madame Follentin. — Mon pauvre ami !

Marthe. — Ne te fais donc pas de coton, papa !

Follentin (se levant). — Et voilà ton cher oncle, voilà ce dont il est cause !

Madame Follentin. — Oh !

Follentin. — Il doit être content de son ouvrage, là-haut !

Madame Follentin. — Enfin, voyons, ce n’est pas de sa faute.

Follentin. — Il n’avait qu’à faire un testament inattaquable ! Quand on se mêle de laisser de l’argent aux gens, on s’arrange pour ne pas compliquer leur vie.

Marthe. — Il ne pouvait pas prévoir.

Follentin. — C’est ce que je lui reproche ! Est-ce que je lui demandais quelque chose, moi ? J’étais très heureux ! Encore si j’avais ces 320 000 francs,… je ne dirais rien !… mais tant que je ne les ai pas, je m’en fiche, moi, de ces 320 000 francs. Enfin ! je n’ai pas raison ?

Madame Follentin. — Écoute, ce n’est pas un reproche que je fais, mais si tu avais été un peu plus raisonnable, si tu n’avais pas acheté à tort et à travers.

Marthe. — Tu aurais pu payer le tapissier.

Follentin. — Ah ! bien ! bien ! Naturellement, c’est de ma faute ! On me dit : « Vous héritez de 320 000 francs. » J’aurais dû deviner que 320 000 francs ne sont pas toujours 320 000 francs. Et parce que cette brute !…

Madame Follentin. — Quelle brute ?

Follentin. — Ton oncle !

Madame Follentin. — Je t’assure que tu exagères.

Marthe. — S’il nous a laissé 320 000 francs, ce n’est pas dans une mauvaise intention.

Follentin. — Est-ce que je sais ! Le monde est si méchant ! Il n’y a qu’à voir la joie des gens quand il vous arrive quelque chose de désagréable. Tiens ! rien que tout à l’heure, en revenant — Dieu sait si j’étais embêté ! — Eh bien ! je n’ai rencontré que des mines épanouies, des gens qui riaient ! J’ai la mort dans l’âme et Paris illumine !

Madame Follentin. — Mais ce n’est pas pour toi ! C’est pour l’arrivée du roi d’Espagne !

Follentin. — Je m’en fiche, de ton roi d’Espagne !

Marthe. — Un gosse !

Follentin. — Est-ce que je lui ai demandé de venir ? Est-ce qu’il me fera trouver quatre sous, ton roi d’Espagne ? Et les voies sont obstruées, et on est bousculé, on ne peut pas avancer !… Et on appelle ça la liberté !… Oh ! quelle époque, mon Dieu ! quelle époque !

Marthe. — Allons, voyons, papa, ne te frappe donc pas !

Madame Follentin. — Au lieu de te tourner les sangs, mets-toi plutôt à table.

Follentin. — Je n’ai pas faim !

Marthe. — Eh ! bien ! n’aie pas faim, mais mange tout de même ! Tu ne peux pas rester l’estomac vide !

Follentin. — Et puis, je n’ai pas le temps ! tu sais bien qu’il y a ce soir réception au ministère !… Et la veille du jour où je dois passer chef de bureau. Je n’ai donc que le temps de m’habiller.

Madame Follentin. — Mon Dieu ! que tu es pressé, il ne s’en ira pas, ton ministre !

Marthe. — Il est du bloc !

Madame Follentin. — Pourvu que tu y sois à 10 heures. Tu as toujours le temps de prendre quelque chose, voyons !

Follentin. — Non ! non !… (Puis avec humeur.) Ah ! On ne peut rien faire comme on l’entend !

Marthe. — Eh bien ! voilà, nous sommes des despotes ! Mets-toi là !

Madame Follentin (le servant). — Voilà un bouillon !

Marthe. — Et pour gagner du temps, tout en mangeant, voici ton courrier que tu pourras dépouiller. (Elle lui remet son courrier, puis va s’asseoir à sa place habituelle).

Follentin. — Pour ce qu’il m’apportera de bon !… (Il prend sa soupe. Les deux femmes se servent. Prenant un papier de contributions parmi les lettres). Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! les contributions !… Il y avait longtemps ! Voilà encore une chose inique,… les contributions ! Encore si c’était une fois,… mais tous les ans !… On n’a pas plutôt payé que ça revient !… Tout cela pour entretenir le Conseil Municipal !

Madame Follentin. — Que veux-tu, mon ami, il n’y a pas que toi !

Follentin. — Oui, mais les autres, ça m’est égal !… On vient vous dire à ça qu’il faut qu’ils éclairent les rues !… Qu’est-ce que ça me fait, à moi !… Je ne sors pas le soir. Enfin !

Marthe. — D’ailleurs, papa, c’est le papier rose ! Tu as encore le bleu, le vert, le jaune ! (Pendant ce qui précède, Follentin a pris sa soupe. Les deux femmes changent les assiettes).

Madame Follentin (les servant). — Voici le gigot !

Follentin. — Encore du gigot !

Madame Follentin. — Une tranche de gigot !

Follentin (rendant son assiette). — Pas trop cuite !… Merci. (Pendant que les femmes se servent, il ouvre une lettre qu’il parcourt). C’est du cuir ! (Il sent la lettre. Lisant) « Infâme capitaliste, nous savons que tu as fait un gros héritage… » Voilà !… « Si tu n’envoies pas une somme de cinq mille francs à l’œuvre des Sans-Patrons, on te fera sauter ! »

Madame Follentin. — Ah ! mon Dieu.

Marthe. — On va sauter !

Follentin. — Eh bien ! il ne manquerait plus que ça !… Qu’on me fasse sauter pour l’héritage de ton oncle ! Ce serait le comble de ses bienfaits !

Madame Follentin. — Eh bien ! oui, là ! Au lieu de t’énerver, mange donc ton gigot qui refroidit.

Follentin. — Dis donc, Caroline !

Madame Follentin. — Qu’est-ce que tu veux, Adolphe ?

Follentin. — Le père Ebrahim n’est pas venu me demander ?

Madame Follentin. — Le père Ebrahim ?

Follentin. — Ebrahim ! Le marchand d’antiquités.

Madame Follentin. — Non ! il n’est venu que deux personnes. D’abord un garçon de recettes qui a laissé cette fiche.

Follentin. — Un garçon de recettes avec un air gouailleur !

Madame Follentin. — Non.

Follentin. — Mais si, c’est à remarquer que quand un garçon de recettes présente un effet, il a toujours l’air gouailleur. Et l’autre ?

Madame Follentin. — Quoi, l’autre ?

Follentin. — Eh bien !… l’autre personne,… puisqu’il en est venu deux.

Madame Follentin. — Ah ! l’autre !… Oui, oui… Eh bien ! écoute, Adolphe, ne bondis pas !… C’est quelqu’un qui t’aime bien !

Follentin. — S’il m’aime bien, pourquoi veux-tu que je bondisse ?

Madame Follentin. — C’est juste !

Marthe. — C’est que, par un malentendu… qu’il regrette profondément…

Madame Follentin. — Ah ! tu peux dire que tu as un ami en lui !

Follentin. — Mais qui ? qui ? qui ?

Madame Follentin. — Monsieur Bienencourt !

Follentin (se levant, furieux). — Bienencourt ! Bienencourt est venu ?… Il a osé !

Madame Follentin. — Non ! Non !… Il n’a pas osé… Il est venu, il est venu !

Marthe. — Il est venu… sans oser.

Follentin. — Ne me parle pas de cet homme-là ! Je ne veux pas le voir ! C’est un jésuite, un intrigant !

Marthe. — Mais puisqu’il venait pour te tendre la main !

Follentin. — Ah ! et puis, fichez-moi la paix avec votre Bienencourt ! Non, tenez ! Il est dit qu’on ne me laissera pas même dîner tranquille !

Ensemble

Madame Follentin. — Mon ami !

Marthe. — Papa !

Follentin (ouvrant la porte de gauche et revenant sur ses pas). — Vous m’entendez bien !… si jamais il a le malheur de se représenter ici, je ne lui dirai qu’un mot : « Sortez, Monsieur, sortez ! »

Les deux Femmes. — Sortez ?

Follentin. — Sortez !


Scène V

Les Mêmes, GABRIEL

Gabriel (sortant de la chambre de gauche). — Voilà !

Follentin. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Madame Follentin (à part). — Lui !

Marthe (à part). — Il n’était pas parti.

Follentin. — Vous, Monsieur. Qu’est-ce que vous faites là ?

Gabriel. — J’obéis, Monsieur. Vous m’avez dit : « Sortez ! ». Je suis sorti.

Follentin. — Est-ce que c’est à vous que je disais ça ? D’abord, qu’est-ce que vous faisiez dans mon bureau ?

Gabriel. — Mais…

Marthe. — C’est moi, papa… c’est moi qui l’ai fait passer dans ton bureau quand je t’ai entendu venir.

Follentin. — Dans mon bureau ! Et pourquoi ?

Marthe. — Pour que tu ne le voies pas.

Follentin. — Ah ! vraiment !… C’est réussi !…

Marthe. — Et C’était pour qu’il puisse s’enfuir par la porte qui donne sur l’antichambre.

Gabriel. — Malheureusement, elle était fermée extérieurement.

Follentin. — C’est trop fort ! Voilà les raisons que vous me donnez ! Je vous avais dit, Monsieur, que votre présence ici me déplaisait ; vous devez donc savoir ce qu’il vous reste à faire.

Marthe. — Oh ! mais papa ! je ne veux pas que tu lui parles comme ça.

Follentin. — Qu’est-ce que c’est ?

Madame Follentin. — Marthe, voyons, Marthe !

Gabriel. — C’est bien, Monsieur, je me retire. Mais avant de partir, je tiens à vous déclarer ceci : j’aime Mademoiselle Marthe. J’ai le bonheur d’en être aimé !

Marthe. — Oui !

Gabriel. — Je jure que nous serons l’un à l’autre, ou à personne.

Marthe. — Je le jure

Follentin. — Qu’est-ce que tu dis ? En voilà assez ! Sortez, Monsieur, sortez !

Il ouvre la porte de l’antichambre.

Gabriel (passant dans l’antichambre). — Au revoir, Monsieur !

Follentin. — Bonsoir ! (Il ferme la porte de l’antichambre sur lui. On entend le bruit de la porte du vestibule qui se ferme violemment.) Oh ! tu peux faire claquer ta porte ! Je te garantis que tu ne mettras plus les pieds ici, toi !

Il entre dans la chambre à coucher.

Scène VI

Madame FOLLENTIN, MARTHE, puis GABRIEL, EBRAHIM, FOLLENTIN
On voit la porte du fond s’ouvrir et la tête de Gabriel qui paraît.

Gabriel. — Il est entré dans sa chambre ?

Marthe. — Ah ! vous !

Madame Follentin. — Mais c’est de la folie !

Marthe. — Mais par où êtes-vous entré ?

Gabriel. — Par nulle part ! Je n’étais pas sorti ! J’ai fait simplement claquer la porte pour faire croire !

Marthe. — Mais allez-vous-en ! Papa est à côté, il peut venir.

Gabriel. — Oui, je m’en vais. Mais dans l’intérêt même de votre père, il faut que nous puissions nous revoir pour nous entendre, nous concerter.

Marthe. — Oui !… Eh bien !… (Coup de sonnette.) Oh !…

Madame Follentin. — Quelqu’un !

Marthe. — C’est bon, je chercherai, je vous ferai savoir. Vite ! Filez !

Gabriel. — Je me sauve !

Il se dirige vers la porte du vestibule.

Madame Follentin. — Pas par là !

Marthe. — Vous pourriez vous cogner avec papa allant ouvrir !

Madame Follentin (ouvrant la porte du fond à droite). — Venez, par ici ! Attendez qu’on vienne vous chercher. (Gabriel sort. Follentin entre de gauche.) Oh !

Follentin (sortant de sa chambre en pantalon de soirée et en bretelles, en train de nouer sa cravate. Il a son gilet et son habit sous le bras). — Eh bien ! qui est-ce qui a sonné ?

Marthe. — On a sonné ?

Madame Follentin. — Nous n’avons pas entendu !

Follentin. — Oui, on a sonné ! (Nouveau coup de sonnette.). Tenez !

Madame Follentin (allant ouvrir). — J’y vais !

Follentin. — Vous n’avez donc d’oreilles que pour votre Gabriel.

Madame Follentin va ouvrir la porte d’entrée. Ebrahim paraît avec le collectionneur.

Madame Follentin. — Vous désirez, Monsieur ?

Ebrahim. — Che suis Monsieur Ebrahim, machand d’andiquidés !

Madame Follentin. — Ah ! parfaitement ! (À Follentin.) Adolphe, Monsieur Ebrahim, marchand d’antiquités, mon ami !

Follentin (se faisant aimable). — Entrez donc, Messieurs, entrez donc ! Excusez-moi de vous recevoir comme ça, je suis en train de m’habiller !

Ebrahim. — Che vous en prie ! Fous m’avez fait dire, Monsieur, que fous aviez une bendule à vendre !

Madame Follentin. — La pendule !

Marthe. — Comment, papa, tu veux laver la pendule ?

Follentin. — Chut ! Chut !… mes enfants, tout à l’heure. (Pendant ce qui suit, Madame Follentin et Marthe enlèvent le couvert tout en prêtant l’oreille. À Ebrahim.) En effet, Monsieur, il s’agit d’une pendule qui nous vient de famille !

Ebrahim (sceptique). — Les bendules qu’on fend fiennent toujours de famille.

Follentin. — Oh ! permettez, Monsieur. Pour celle-là, je vous la garantis, elle a appartenu à Barras lui-même, de qui je descends par ma mère, et Barras la tenait lui-même de son père, le père Barras !

Ebrahim. — Ah ! Ah ! Eh ! pien, foilà !… Monsieur qui est collectionneur, si la bendule lui blaît et si vous êtes et raisonnaple, je ne tis pas que nous ne ferons pas une betite affaire.

Follentin. — Voyez, Monsieur, examinez tout à votre aise. Voici la pendule de Barras. Approchez, Monsieur, approchez.

Ebrahim (lance un coup d’œil au collectionneur en faisant claquer sa langue. À mi-voix). — Recardez.

Le Collectionneur (avec un mouvement, d’admiration). — Oh ! qu’elle est belle !

Ebrahim (bas). — Chut ! Bas de chestes !

Follentin. — Maintenant, Monsieur, si pour faciliter l’affaire, il vous convenait de prendre les candélabres avec… (Il indique les candélabres affreusement modernes.)

Le Collectionneur (à Ebrahim, vivement). — Non.

Follentin. — Comme vous voudrez !

Il s’éloigne par discrétion.

Ebrahim. — Est-elle bien bure ?… On en a fait tant de Louis XV, sous Louis-Philippe.

Follentin. — Mais, Monsieur, puisque je vous dis qu’elle me vient de Barras !

Ebrahim. — Oui !… Enfin !

Follentin va discuter bas avec sa femme et Marthe.

Le Collectionneur (bas). — C’est une merveille ! Offrez cinquante mille francs !

Ebrahim (bas). — Taisez-vous !… J’ai l’hapitude. Tenez ! Foulez-vous que je vous dise ! Allez donc vous en !

Le Collectionneur. — Moi ?

Ebrahim. — Oui ! Prenez un petit air indifférent, et pour le reste, rabbortez-vous en à moi.

Le Collectionneur. — Bien ! (À Follentin.) Eh bien ! voilà, Monsieur, j’ai vu… merci… Ne vous dérangez pas !

Follentin. — Eh !… bien, il s’en va ?

Ebrahim (ouvrant de grands bras). — C’est glagué !

Follentin. — Comment, claqué. Il ne veut pas de la pendule ?

Madame Follentin. — Qu’est-ce qu’il lui reproche ?

Marthe. — Elle est pourtant bien belle !

Ebrahim. — Elle est bien pelle, elle est bien pelle ! et elle n’est pas bien pelle ! Entre nous, ce qui enlève un peu de sa valeur…

Marthe. — C’est qu’elle est à vendre !

Ebrahim. — Oh ! Matemoiselle !

Madame Follentin (La rappelant à l’ordre). — Marthe !

Follentin. — Mais alors, qu’est-ce que nous allons faire ? Qu’est-ce que nous allons faire ?

Ebrahim. — Égoutez ! Vous me faites de la peine ! Qu’est-ce que vous en foulez, de votre pendule ?

Follentin. — Je ne sais pas… la pendule de Barras ! Je l’ai fait voir à un connaisseur. Il l’a estimée à 25 000 francs.

Ebrahim.25 000 francs ! Écoutez, je suis un homme très rond en affaires ! Je crois qu’en vous payant cette bendule… qui est pien, mais qui n’est pas pien, pien, euh !… 1 800 francs

Follentin.1 800 francs ! La pendule de Barras ! Vous êtes fou.

Ebrahim. — Ne vous emballez pas !

Follentin. — Mais j’aimerais mieux laisser crever toute ma famille de faim que de vous la céder à ce prix-là !

Madame Follentin et Marthe. — Absolument !

Ebrahim. — Ah ! Vous êtes bon comme tous les autres. Dès qu’ils ont un pipelot te rien du tout, ils croient tout de suite qu’ils ont l’Opélisque ! Eh bien ! écoutez. Je vais faire une grande folie ! Il n’y a pas, vous me plaisez ; aussi, je vais vous offrir… 2 000 francs tout ronds !

Follentin. — Deux mille francs !

Ebrahim. — Saisissez la palle au bond ! Ne me laissez pas le temps de réfléchir !

Follentin.2 000 francs ! Tenez, voilà ce que j’en fais, de vos 2 000 francs !

Il prend sa feuille de contribution, en fait une boulette et la jette à terre.

Ebrahim. — Vous faites ça avec parce que c’est du papier.

Follentin. — Allez-vous-en, Monsieur, je vois rouge.

Ebrahim. — Pien ! Pien ! Mais la nuit porte conseil ! Quand vous serez décidé, vous viendrez trouver, le betit bère Ebrahim.

Follentin. — Foutez-moi le camp !

Ebrahim (en sortant). — Votre serviteur !

Il sort par le fond à gauche.

Follentin (furieux). — Shylock ! (Il descend. Coup de sonnette.) Encore quelqu’un !

Il ouvre et se trouve en face d’Ebrahim.

Ebrahim. — Écoutez, j’irai jusqu’à 2 500.

Follentin. — Oh !

Ebrahim. — Foui !…

Il sort par le fond gauche.

Follentin (arpentant la scène). — Oh ! Oh ! Oh ! L’avez-vous vue, la sale humanité ! L’avez-vous vue dans toute son horreur !

Madame Follentin. — Mais, mon ami, comment allons-nous faire ?

Follentin. — Je n’en sais rien ! (Il passe son gilet. On sonne.) Ah ! non, mon vieux ! (À sa femme.) Non, ne va pas ouvrir !… Oser m’offrir 2 000 francs d’une pendule qui vaut 25 000 ! (Nouveau coup de sonnette.) Oui, sonne, va, sonne ! (Il met son habit, nouveau coup de sonnette.) je vais lui flanquer mon pied quelque part. (Il se précipite à la porte d’entrée, qu’il ouvre.) Espèce de fourneau ! (Il se trouve en face de Bienencourt.) Bienencourt !

La surprise le fait redescendre en scène.

Scène VII

FOLLENTIN, Madame FOLLENTIN, MARTHE, BIENENCOURT

Bienencourt. — Oui, mon ami, moi !

Follentin. — Ah ! oui !… je sais, ma femme m’a dit. Vous êtes venu tout à l’heure. Mais je ne sais pas ce que vous demandez… Nous nous voyons tous les jours au ministère… et nos rapports…

Bienencourt. — Il ne s’agit pas pour le moment de nos rapports, il s’agit de choses plus urgentes. Je vous avoue qu’il m’est pénible d’arriver ici en messager de malheur !

Tous. — De malheur !

Bienencourt. — Oui, j’ai cru que c’était mon devoir, j’ai tenu à vous exposer moi-même les choses telles qu’elles se sont passées… afin que vous ne puissiez pas croire…

Follentin. — Mais quoi ? Quoi ? Parlez !

Bienencourt. — Eh ! bien, mon ami, cette place de chef de bureau sur laquelle vous étiez en droit de compter…

Follentin. — Je ne suis pas nommé ?

Bienencourt. — Hélas !

Madame Follentin. — Il n’est pas nommé ?

Marthe. — Tu n’es pas nommé ?

Bienencourt. — Vous n’êtes pas nommé !

Follentin. — Ah ! voilà ! Voilà comment les gouvernements d’aujourd’hui récompensent le zèle et le dévouement ! Mais enfin ! pourquoi ? Pourquoi ?

On se rapproche.

Tous. — Pourquoi ? Pourquoi ?

Bienencourt. — Oh ! Il n’y a rien de personnel ! Mais en matière d’avancement le ministre a pour règle de tenir toujours compte de la situation de fortune des candidats. Et comme il sait que vous avez fait un gros héritage !

Follentin. — Encore ! Encore ! cet héritage ! Toujours cet héritage ! Mais où est-elle, ma fortune ? Où est-elle ?

Bienencourt. — Mais enfin, n’avez-vous pas hérité ?

Follentin. — Oui, je sais, j’ai hérité de 320 000 francs !… Ah ! il est joli, mon héritage ! mais je vous le cède, mon héritage ! En voulez-vous ? Donnez-moi 300 000 francs comptant et il est à vous !

Bienencourt. — Tout cela, mon ami, c’est pour vous expliquer…

Follentin. — Mais quoi ?… Qui est-ce qui est nommé à ma place ?… Quelque imbécile !

Bienencourt. — Non ! Je suis vraiment désolé !

Follentin. — C’est vous !

Bienencourt. — Follentin !

Les deux Femmes. — Lui !

Follentin. — Lui !

Bienencourt. — Follentin, je vous jure !

Follentin. — Oui ! Comme pour le roi de Siam ! La croix de commandeur ! Allons ! Assez, Monsieur ! Allez porter vos trahisons ailleurs !

Bienencourt. — Trahisons !… Moi !

Follentin (furieux). — Oui, toi ! toi ! Va-t’en ! Va-t’en ! tu n’es qu’un usurpateur !

Madame Follentin (poussant Bienencourt au fond). — Oui !… Oui !… Allez-vous en, Monsieur !

Marthe. — Vous voyez que vous l’exaspérez !

Bienencourt. — Vous avez raison ! Je m’en vais !

Follentin. — Va ! Va ! Va lécher les pieds à ton ministre ! Va !… Il y a peut-être encore d’autres places à voler !…

Bienencourt (sur le pas de la porte). — Pauvre homme !

Il sort. Follentin referme la porte et redescend.

Scène VIII

Les Mêmes moins BIENENCOURT

Follentin. — Ah ! le gredin ! Ah ! le misérable ! L’ai-je assez dit que c’était un traître. Je ne me trompe jamais sur les hommes !

Madame Follentin. — Voyons !… Calme-toi !

Marthe. — Tu es comme une tomate !

Follentin. — Ah ! j’étouffe ! Tiens, ouvre la fenêtre ! Donne-moi de l’air !

Marthe. — Oui, voilà !… Maman, je ne peux pas l’ouvrir.

Elle tire les rideaux de la fenêtre et ouvre la croisée. Bruit assourdissant des rues de Paris, trompettes de tramways, d’automobiles, etc.

Follentin. — Et on n’a pas le droit de tuer un homme comme ça !… Enfin ! Autrefois… autrefois… un homme vous gênait, on le supprimait ! aujourd’hui, on le fait chef de bureau !… Ah ! je t’en prie, ferme la fenêtre, il n’y a pas moyen de s’entendre avec leur potin !

Madame Follentin. — Oui, mon ami.

Elle ferme la fenêtre.

Follentin. — Et puis, tiens ! regarde-moi comme ça sent ici depuis qu’on a donné de l’air !

Marthe. — C’est les odeurs de Pantin, papa, c’est signe qu’il fera beau.

Follentin. — Et voilà où en est Paris aujourd’hui ! pour qu’il fasse beau, il faut que ça sente ça : Pantin ! Et tu trouves que c’est un siècle, toi ? On ne peut plus même être tranquille chez soi ! On ne peut pas ouvrir la fenêtre sans avoir les oreilles cassées, le nez empuanti. On ne sait que faire pour vous embêter ! Tout est imposé, jusqu’à la lumière et l’air que nous respirons ! Et voilà l’air que l’on nous donne pour notre argent ! On appelle ça… le progrès ! Ah ! non, c’est trop ! c’est trop ! Quelle époque ! Mon Dieu, quelle époque !

Madame Follentin. — Voyons, mon ami, maintenant la fenêtre est fermée.

Follentin. — Mais ça pue ! Ah ! tenez ! Je suis fatigué, j’ai la fièvre, je n’en peux plus !

Marthe. — Sais-tu, papa ! Si tu étais bien raisonnable, tu te coucherais.

Follentin. — Ah bien, oui ! Je ne dormirais pas !

Marthe tout en allant faire la couverture du lit. — Mais si !… mais si !… Maman va te faire une bonne tasse de tilleul avec un peu de fleur d’oranger.

Madame Follentin. — C’est ça ! Pendant ce temps-là, tu vas te déshabiller !

Pendant ce qui suit, elle va chercher dans un placard une veilleuse-réchaud en porcelaine pour faire la tisane, l’allume et prépare la tasse.

Follentin. — Puisque je ne dormirai pas !

Madame Follentin. — Déshabille-toi toujours !

Marthe. — Donne-moi ton habit !

Elle le lui enlève.

Follentin. — Enfin !

Marthe. — Ton gilet !

Follentin (enlevant son gilet). — Non, mais… crois-tu ? Ce misérable de Bienencourt !

Marthe. — Oui, papa ! Ne pense plus à ça. (Lui donnant sa chemise de nuit qu’elle a été chercher sur le lit). Voilà ta chemise de nuit.

Follentin. — Oui… enfin ! Oh ! je le repincerai !… Retourne-toi !… (Marthe se retournant, il enlève sa chemise de jour, et passe sa chemise de nuit. Il se trouve à la tête arrêté à l’intérieur par le bouton du col qui n’est pas défait, et les deux bras de même par les manches dont les poignets sont boutonnés). Allons, bon !… bien !!!

Marthe (sans se retourner). — Qu’est-ce qu’il y a ?

Follentin (sous sa chemise). — Ce qu’il y a ? Tu le vois bien !

Marthe. — Mais non, papa, j’ai le dos tourné !

Follentin. — Eh bien ! tu ne peux pas te retourner ? Tu entends que j’ai la tête et les mains prises… et tu restes là !

Marthe (allant à lui). — Ah ! mon pauvre papa, attends !

Follentin (pendant que Marthe défait les boutons du col et des manches). — À quoi ça rime, je te le demande, de boutonner les chemises quand les gens ne sont pas dedans ?

Marthe. — Oui, papa, tu as raison !

Follentin (en chemise). — Pour vous embêter ! Toujours ! La ligue des blanchisseuses ! Quelle époque !… Mon Dieu, quelle époque !

Il remonte derrière l’alcôve de son lit où il enlève son pantalon.

Marthe. — Et moi, pour te distraire un peu de toutes tes idées noires, je vais te faire la lecture.

Follentin (se couchant). — Ah ! oui, c’est ça ! Pendant ce temps-là, je ne penserai pas ! (Il essaie d’arranger son oreiller). Sacré oreiller !

Marthe. — Attends ! (Elle arrange l’oreiller). Tu es bien, là ?

Follentin. — Oui, ça va ! Voyons ! Où en étions-nous de la « Reine Margot » ?

Elle feuillette le livre.

Follentin (à Madame Follentin qui fait la tisane sur la table du milieu). — Mais ne remue donc pas comme ça, toi, là-bas ! Viens donc t’asseoir ! Comment veux-tu qu’on lise ?

Madame Follentin. — Mais, mon ami,… la tisane !

Follentin. — Eh bien ! quoi ! la tisane ! Elle n’a pas besoin de toi pour bouillir !

Madame Follentin va s’asseoir sur une chaise au pied du lit à côté de Marthe qui est assise sur une autre.

Madame Follentin. — Oui, mon ami.

Follentin. — Où en étions-nous ?

Marthe. — Après le complot, quand La Môle se précipite au Louvre dans la chambre de la Reine Margot.

Madame Follentin et Follentin. — Ah ! oui !

Marthe (lisant). — « La Môle se précipita vers elle. Ah ! Madame, s’écria-t-il, on tue ! On égorge mes frères ! On veut me tuer ! On veut m’égorger aussi ! Ah ! vous êtes la Reine, sauvez-moi ! Et il se précipita à ses pieds, laissant sur le tapis une large tache de sang ! »

Follentin. — C’est beau ! C’est beau ! C’est à cette époque-là que j’aurais voulu vivre !

Marthe. — Oh ! papa ! Sous la Saint-Barthélémy ?

Follentin. — Qu’est-ce que ça me fait ! Je suis catholique, j’aurais couru le protestant !

Madame Follentin. — Voyons, tu n’as pas une nature de guerrier !

Follentin. — Naturellement ! Parce que je suis de mon époque ! J’aurais voulu que tu me voies de ce temps-là ! (Brandissant son oreiller). Tue ! Tue !

Madame Follentin. — Oui !… Eh bien, tue ! tue ! Prends donc ta tisane en attendant !

Elle le sert.

Follentin. — Tu m’embêtes avec ta tisane.

Madame Follentin. — Je t’embête, mais bois-la !

Follentin. — Ah ! Dumas ! Dumas ! « Vive Dieu, mes gentilshommes ! voudriez-vous porter la main sur un fils de France ! À toi la première manche ! Marguerite ! À moi la seconde ! Et maintenant, à la Tour de Nesles ! » (Goûtant sa tisane). Il n’y a pas de sucre.

Madame Follentin. — Mais si ! Tourne !

Follentin (après avoir bu). — Mon Dieu, que je suis fatigué !

Madame Follentin. — Naturellement ! Tu t’agites, tu t’énerves ! Tu fais une gymnastique !

Follentin (s’étendant, à Marthe). — Lis, continue !

Marthe (lisant). — « En voyant cet homme pâle, agenouillé devant elle ».

Follentin. — On n’entend rien !… Change de place.

Marthe (lisant). — « La Reine de Navarre se dressa épouvantée, cachant son visage entre ses mains et criant : » Au secours « ! »

Follentin (qui s’endort, approuvant par un grognement). — Oui.

Marthe (lisant). — « … Madame, dit La Môle, en faisant un effort pour se relever.. » (Follentin ronfle, elle s’arrête un instant, le regarde et dit à sa mère). Il dort.

Madame Follentin (bas). — Laissons-le reposer !

Elle retourne la lampe de façon que la lumière ne frappe pas dans les yeux de Follentin.

Marthe. — Et maintenant, faisons évader M. Gabriel.

Madame Follentin (surveillant Follentin). — Oui, va !

Marthe va sur la pointe des pieds jusqu’à mi-scène.

Follentin (rêvant). — Misérable ! Misérable ! Bienencourt, lui !

Le bruit fait reculer les deux jeunes gens qui, voyant que Follentin ne s’est pas réveillé, reprennent leur marche, à pas de loup, et Marthe suivant à distance sa mère, reconduit Gabriel jusqu’à la porte de sortie. Celui-ci lui baise la main, fait un adieu du regard à Madame Follentin qui lui répond en souriant et sort en refermant doucement la porte à droite.

Marthe (à Madame Follentin qui est arrivée à sa hauteur). — Bonsoir, Maman.

Madame Follentin. — Bonsoir, ma chérie !

(Elles sortent par la gauche).

Scène IX

FOLLENTIN, LE TEMPS

Follentin (rêvant). — Oh ! le traître ! traître ! lui !… Roi de Siam ! Ministère ! Sale époque ! Autrefois !.. Autrefois… Oh !

À ce moment, le fond du lit s’éclaire d’une lueur indistincte, d’abord, qui peu à peu s’accentue.

Le Temps (d’une voix sépulcrale). — Follentin ! Follentin !

Follentin. — Qui m’appelle ? (La lueur a pris une forme humaine. C’est le Temps sous les traits d’Ebrahim). Qui donc es-tu ?

Le Temps. — Qui je suis ! Celui qui peut tout pour toi ! Le seul qui puisse satisfaire ton désir ! Je suis le Temps !

Follentin. — Mon Dieu ! Comme il ressemble à Ebrahim !

Le Temps. — Ce sont les Ebrahims qui ressemblent au Temps. Tu te plains de ton époque ? Tu es mécontent de ton siècle ?

Follentin. — Ah ! oui ! Tout plutôt que de vivre aujourd’hui !

Le Temps. — Eh bien ! que ton souhait s’accomplisse ! Il est dans mon pouvoir de remonter le cours des siècles. Allons à la recherche de l’Âge d’or !

Follentin. — Ah ! oui, à la recherche de l’Age d’or !

La scène devient obscure.
Changement à vue.