L’Âge d’or/Acte II Deuxième tableau
2e TABLEAU
Fenêtres à barreaux au fond. Au fond gauche, pan coupé. Porte d’entrée. Droite, 2e plan, une couchette en paille, une autre à gauche et une troisième au fond. Au-dessus de ces couchettes, rivées au mur, des chaînes.
Scène première
Follentin, donnant les cartes. — Combien ?
Cartouche. — Deux.
Mandrin. — Trois.
Follentin. — Servi !… (Il pose ses cartes. Chacun prend son jeu.) Cartouche, vous n’avez pas mis au jeu !
Cartouche. — J’avais oublié !
Follentin. — Vous oubliez toujours ! À vous de parler !
Cartouche. — Passe parole !
Mandrin. — Parole !
Follentin. — Dix francs !
Cartouche. — Vous dites ?
Follentin. — Deux écus !
Mandrin. — Je passe !
Cartouche. — Je les tiens ! Brelan d’as !
Follentin. — Floche !
Cartouche. — Animal !
Follentin. — À vous de faire !
Cartouche. — À moi !… (Tout en donnant les cartes.) Décidément, c’est très amusant, le poker ! (On entend dans le dessous une voix qui chantonne « Viens poupoule ».) Écoutez !
Follentin. — Le signal que j’ai indiqué au prisonnier du dessous. Il nous annonce que le geôlier fait sa ronde.
Cartouche. — Brave prisonnier !… Vite ! gagnons nos chaînes.
Mandrin. — Flûte ! J’avais full d’entrée !
Cartouche. — Oui, ce sera pour une autre fois !… Vite ! dissimulons le matériel.
Mandrin. — Là !… et à l’attache !
Follentin. — Il était temps !
Scène II
entrant par pan coupé gauche
Bienencourt, une lanterne à la main. — Ah ! Ah ! vous faites honneur au repas, je vois ! C’est bien, messieurs les prisonniers ; il est bon d’avoir le ventre plein à l’heure où l’on va sauter le pas.
Tous. — Sauter le pas ?
Bienencourt. — Mon Dieu, oui !… votre dernier dîner. Demain, pour vous, le fouet, la roue, la mort !
Tous. — La mort !
Follentin. — La mort !… mais non ! C’est impossible !… D’abord, Louis XV m’attend !
Bienencourt. — Oui, mais, pour cela, il faudrait pouvoir arriver jusqu’à lui. Ah ! Ah ! Follentin, tu ne m’échapperas pas ! Et pour plus de précautions, j’ai fait demander le serrurier de la Bastille pour qu’il s’assure que vos chaînes sont bien rivées et que les barreaux de cette fenêtre sont bien solides !… Bon appétit, messieurs !
Tous avec rage. Ah !
Scène III
Cartouche. — Mais nous ne pouvons pas rester ici !…
Tous. — Non !
Mandrin. — Si demain, au petit jour, nous sommes encore là,… c’en est fait de nous !
Follentin. — Et moi, je me connais. Quand on me fait faire quelque chose de trop bon matin, ça me fiche à bas pour toute la journée !
Cartouche. — Aussi faut-il fuir !
Tous. — Fuyons !
Mandrin. — Mais comment ?
Follentin. — Oui ! Eh bien ! nous n’avançons pas. Je crois qu’il vaut mieux chercher le moyen avant.
Tous. — Cherchons !
Follentin. — Ce qui me paraît le plus naturel, c’est la fenêtre.
Mandrin. — Mais les barreaux !
Follentin. — Ah, oui ! sacrés barreaux !… (Allant secouer les barreaux qui lui restent dans les mains.) Ah ! ils ne tiennent pas !
Tous. — Ah !
Follentin. — Sauvés, nous sommes sauvés !
Mandrin. — Comment, sauvés ! mais c’est à trente-cinq mètres du sol !
Follentin. — C’est vrai ! mais enfin, c’est déjà quelque chose, nous savons qu’on peut sortir par là !
Cartouche. — En se cassant le cou !
Follentin. — Oui, mais enfin, c’est déjà quelque chose ! Maintenant, ce qu’il faut trouver, c’est justement le moyen de ne pas se casser le cou !… Eh bien ! en attachant des rideaux, les uns aux autres, sur une longueur de 35 mètres !…
Mandrin. — Oui, mais nous n’avons pas de rideaux !
Follentin. — Oui, mais nous savons que si nous en avions, c’est déjà quelque chose ! Attendez donc !… J’ai une idée !… nos chemises, nos vêtements, en les effilant… et en les tressant après, nous faisons une corde.
Cartouche. — Mais il faudra quinze ans !
Follentin. — Quinze ans !… oui, oui !… En effet ! d’ici demain matin, nous ne trouverons jamais les 15 années nécessaires. Mais alors, j’ai trouvé !…
Tous. — Quoi ?
Follentin. — Mandrin sort le premier et se suspend par les mains au rebord de la fenêtre, vous, Cartouche, vous descendez le long de Mandrin, et vous vous accrochez à ses pieds. Moi je descends le long de Mandrin et puis le long de vous, et je m’accroche à vos pieds !
Mandrin. — Oui, mais ça ne fera jamais trente-cinq mètres !
Follentin. — Oui !… mais c’est déjà quelque chose !… Et puis alors,… attendez !… Mandrin, lui, qui n’a plus rien à faire là-haut, descend le long de vous et le long de moi…
Cartouche. — Mais pour cela, il lâche la fenêtre !…
Follentin. — Naturellement !
Mandrin. — Mais alors, nous dégringolons tous les trois !
Follentin. — C’est vrai !… Je n’y avais pas pensé ! Mon Dieu ! tout de même, si au lieu de trois nous avions été cinq !… Ça allait tout seul !
Tous s’arrachant les cheveux. — Ah ! non ! Ah ! non ! Il faut trouver !… Il faut trouver !…
Tous. — Le geôlier ! le geôlier !… (Affolement général.) À nos chaînes !… non, pas par là !… Ah ! les barreaux !
Scène IV
Bienencourt. — Hein !… Ah, çà ! vous jouez donc aux quatre coins, vous ! Dieu !… les barreaux !… Ils ont scié les barreaux !… Ah ! mes gaillards, vous allez bien, mais vous avez compté sans moi. (Appelant.) Entrez, serrurier !
Gabriel, en serrurier, entrant. — Voilà, patron !
Bienencourt. — Vous voyez ces gredins-là ! Vous allez leur mettre doubles chaînes et les river solidement !… Après quoi, vous rescellerez les barreaux !
Gabriel. — Oui, patron !… Compris !…
Bienencourt. — Je vous enferme !… Je viendrai vous chercher dans un quart d’heure.
Scène V
Tous pendant que Gabriel va déposer sa trousse de serrurier tout à fait sur le devant de la scène et s’accroupit. — Parti !
Follentin. — Oh ! quelle idée !… (Pantomime. Il indique le serrurier à Cartouche et à Mandrin, et fait le geste de lui tordre le cou. Les autres font « oui » de la tête.) Ma foi ! tant pis ! c’est le pied dans le crime !
Tous. — Allons !
Gabriel, se débattant. — Eh ! là ! Eh ! là ! tout beau, vous autres !… Si c’est comme ça que vous recevez les gens qui viennent à votre secours !
Tous. — Hein !
Follentin. — Gabriel !
Cartouche. — Votre lieutenant !
Gabriel. — Lui-même !
Follentin. — Ah ! Gabriel !… Dieu soit béni !
Gabriel. — Et maintenant, mes amis, pas de temps à perdre !… Il s’agit de filer ! Déjà, pour faciliter la chose, j’ai scié les barreaux.
Mandrin. — C’était vous !
Gabriel. — C’était moi !
Follentin. — Brave garçon !
Gabriel. — Et maintenant, vous n’avez qu’à prendre une échelle de corde !
Follentin. — C’est ça !… C’est ça !… une échelle de corde !
Cartouche. — Mais nous n’en avons pas !
Follentin. — Ah ! c’est vrai ce qu’il dit là !… Nous n’en avons pas !
Gabriel. — La belle affaire !… Ne suis-je pas prestidigitateur ! Et n’avez-vous pas votre chapeau !
Follentin. — C’est vrai !
Gabriel. — Une ! deux ! trois !… (En tirant une échelle de corde.) Une échelle, une !…
Tous avec joie. — Une échelle !
Gabriel. — Oh ! Il ne s’agit pas de danser en ce moment. Vous vous réjouirez quand vous serez hors d’ici !… Accrochez l’échelle !
Follentin. — Ça va ?
Cartouche. — Oui !… Elle arrive juste au raz du sol…
Mandrin. — Alors, filons ! (Il va pour enjamber la fenêtre.) Tiens ! Attendez donc ! Quel est cet homme qui tourne autour de la Bastille !
Tous. — Un homme ?
Cartouche. — Oui !… Il a vu l’échelle !… Il lève la tête de notre côté… Mon Dieu !… serait-ce un espion !
Follentin. — Mais, ma parole, il grimpe à l’échelle !…
Tous. — Mais oui !
Mandrin. — Si nous laissions tomber l’échelle ?
Cartouche. — Mais alors nous ne l’aurions plus !
Follentin. — Vous avez raison ! Mieux vaut le laisser monter !… Et si c’est un espion, couic !…
Tous. — C’est ça !…
Follentin. — Oh ! maintenant, rien ne m’arrête plus !
Tous. — Lui !
Latude. — Enfin !
Tous. — Qui vive !
Latude. — Hein ! quoi ?
Follentin. — Allons, parlez, qui êtes-vous ?
Latude. — Moi ?… Latude !
Tous. — Latude !
Latude. — Merci, mes amis !… Merci de m’avoir donné le moyen de réintégrer ma chère Bastille !
Tous. — Comment ?
Latude. — Voilà des années, monsieur, que l’administration me met à la porte chaque fois que je reviens ici. On aura beau faire, chaque fois qu’on me chassera, je saurai bien y revenir.
Follentin. — À votre aise, monsieur Latude ! Mais nous qui n’avons pas les mêmes raisons que vous, nous allons jouer la fille de l’air. À vous, Cartouche !
Cartouche. — Par obéissance !… (Il enjambe la fenêtre et disparaît.) À vous, Mandrin !
Mandrin même jeu. — Ça me connaît !
Gabriel. — À vous, M. Follentin !
Follentin. — À moi !… (Enjambant la fenêtre.) Oh ! nom d’un chien ! Oh ! que c’est haut !
Gabriel. — Eh ! bien, allez !
Follentin. — Mais je ne peux pas !… Il n’y a pas mèche !… j’ai le vertige !
Scène VI
Bienencourt, entrant et l’apercevant. — Oh ! une évasion !… (Se précipitant à la fenêtre et en retirant Follentin.) Allez-vous-en, vous !
Follentin. — Mais je ne peux pas !… J’ai le vertige !
Bienencourt. — Allez-vous-en donc ! (Regardant par la fenêtre.) Mandrin et Cartouche qui se sauvent !… Oh ! mais toi, du moins, tu ne te sauveras pas !… (Il détache l’échelle et la jette dans l’espace.) À la garde ! À la garde !
Gabriel. — Vous voilà bien, maintenant !
Follentin. — Qu’est-ce que vous voulez !… même avec l’échelle, j’aurais pas pu !… Mon Dieu !… Comment sortir d’ici ! (suppliant Gabriel.) Dans mon chapeau… vous ne trouveriez pas encore quelque chose ?
Gabriel. — Attendez donc !… peut-être !… À moi les trucs de Robert-Houdin et de Buatier de Cola ! (Il tire un énorme foulard du chapeau.) Vous voyez ce foulard !
Follentin. — Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’un foulard ?
Gabriel. — Attendez donc !… Voyons, où voulez-vous aller ?
Follentin. — Où ?… Chez Louis XV. Il m’attend !
Gabriel. — Va pour Louis XV !… Mettez-vous là ! (Il le couvre du foulard et l’escamote.) Une, deux, trois, passez Follentin. (Follentin a disparu.) Et d’un ! Et vous, M. Latude !… Eh ! M. Latude.
Latude passant sa tête à travers la paille. — Quoi ?
Gabriel. — Pendant que vous me tenez, vous ne voulez pas en profiter pour sortir d’ici ?
Latude. — Quitter la Bastille ? Jamais !
Gabriel. — Eh bien ! rendez-moi un service !
Latude. — Un service !
Gabriel. — J’ai des dames à aller rechercher sous Charles IX, couvrez-moi de ce foulard et dites : un, deux, trois !… Et escamotez-moi !
Latude. — Mais je ne sais pas !
Gabriel. — Ne vous inquiétez pas, faites ce que je vous dis !… Ça ira tout seul !
Latude. — Vous y êtes ?
Gabriel. — J’y suis !
Latude le couvrant du foulard. — Un, deux, trois !
Bienencourt. — Par ici !… Par ici !… Oh ! il a filé !… (Apercevant Latude.) Qu’est-ce que c’est que celui-là !
Latude. — Moi ? Latude !
Bienencourt. — Vous !… Encore !… Chassez-moi cet homme !… Mettez-le dehors !
Latude se débattant. — Non, non ! Je veux de la prison ! Je veux qu’on me condamne !
Bienencourt. — On ne vous condamnera pas !
Latude. — C’est ce que nous verrons !… (Se campant devant les soldats.) Mort aux vaches !
Tous. — Hein ?
Latude. — Mort aux vaches !… Mort aux vaches !…