Lêda ou la louange des bienheureuses ténèbres/Chapitre 3

Édition Montaigne (p. 27-35).
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Lêda espérait qu’aux prochaines étoiles montantes le Cygne reviendrait vers elle, et elle l’attendit dans les roseaux du fleuve, près de l’œuf bleu qui était né de leur union miraculeuse.

L’Eurotas était peuplé de cygnes, mais celui-là n’y était plus. Elle l’aurait reconnu entre mille, et même en fermant les yeux elle l’aurait senti s’approcher. Mais il n’y était plus, elle en était bien sûre.

Alors elle ôta sa couronne de feuilles d’eau, la laissa choir dans le courant, et défit sa chevelure bleue et y pleura.

Quand elle essuya ses yeux et regarda, un satyre était là, qu’elle n’avait pas entendu marcher.

Car elle n’était plus semblable à Phoebé. Elle avait perdu sa virginité. Les satyres n’auraient plus peur d’elle.

D’un bond, elle fut sur ses pieds et recula effarouchée.

L’oegipan lui dit doucement :

« Qui est -tu ?

— Je suis Lêda », répondit-elle.

Il se tut un instant, puis reprit :

« Pourquoi n’es-tu pas comme les autres nymphes ? Pourquoi es-tu bleue comme l’eau et la nuit ?

— Je ne sais pas ».

Il la regardait très étonné.

« Qu’est-ce que tu fais là, toute seule ?

— J’attends le Cygne ».

Et elle regardait vers le fleuve.

« Quel Cygne ? demanda-t-il.

— Le Cygne. Je ne l’avais pas appelé, je ne l’avais pas vu, et il est venu. Je suis si étonnée. Je vais te dire ».

Elle lui raconta ce qui s’était passé, et elle écarta les roseaux pour lui montrer l’œuf bleu du matin.

Le satyre comprit. Il se mit à rire et donna des explications grossières qu’elle arrêtait à chaque mot en lui mettant la main sur la bouche, et elle criait :

« Je ne veux pas savoir. Je ne veux pas. Oh ! Oh ! tu m’as appris. Oh ! est-ce possible ! Maintenant, je ne pourrai plus l’aimer, et je serai malheureuse à mourir ».

Il la saisit par le bras, passionnément.

« Ne me touche pas ! pleura-t-elle. Oh ! que j’étais heureuse ce matin ! Je ne comprenais pas combien j’étais heureuse ! Maintenant s’il revient je ne l’aimerai plus ! Maintenant tu m’as dit ! Ah que tu es méchant ! »

Il l’enlaça tout à fait et lui caressa les cheveux.

« Oh ! Non ! Non ! Non !… Non ! cria-t-elle encore. Oh ! pas toi ! Oh ! pas cela ! Oh ! le Cygne ! S’il revenait… Hélas ! Hélas ! tout est fini, tout est fini ».

Elle restait les yeux ouverts, sans pleurer, et la bouche ouverte et les mains tremblantes d’effarement.

« Je voudrais mourir. Je ne sais pas même si je suis mortelle. Je voudrais mourir dans l’eau, mais j’ai peur des naïades, et qu’elles ne m’entraînent avec elles. Oh ! qu’ai-je fait ! »

Et elle sanglota bruyamment sur son bras.

Mais une voix grave parla devant elle, et comme elle ouvrit les yeux, elle vit le dieu du fleuve couronné d’herbes vertes et qui sortait à demi des eaux, appuyé sur un gouvernail de bois clair.

Il disait :

« Tu es la nuit. Et tu as aimé le symbole de tout ce qui est lumière et gloire, et tu t’es unie à lui.

» Du symbole est né le symbole et du symbole naîtra la Beauté. Elle est dans l’œuf bleu qui est sorti de toi. Depuis le commencement du monde, on sait qu’elle s’appellera Hélène ; et celui qui sera le dernier homme connaîtra qu’elle a existé.

» Tu as été pleine d’amour parce que tu as tout ignoré. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres.

» Mais tu es la femme aussi, et dans le soir du même jour, l’homme aussi t’a fécondée.

» Tu portes en toi l’être obscur qui ne serait rien que lui-même et que son père n’a pas prévu et que son fils ignorerait. J’en prendrai le germe dans mes eaux. Il restera dans le néant.

» Tu as été pleine de haine parce que tu as tout appris. Et je te ferai tout oublier. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres ».

Elle ne comprit pas bien ce qu’il avait dit, mais elle le remercia en pleurant.

Elle entra dans le lit du fleuve s’y purifier du satyre et quand elle revint sur la berge, elle avait perdu tout souvenir de sa douleur et de sa joie.

Mélandryon ne parlait plus. Les femmes restaient silencieuses. Pourtant, Rhéa vint à demander :

« Et Kastôr et Polydeukès ? tu n’en as rien dit. C’étaient les frères d’Hélène.

— Non. C’est une mauvaise légende, ils ne sont pas intéressants. Hélène seule est née du Cygne.

— Comment le sais-tu ?

—…

— Et pourquoi dis-tu que le Cygne l’a blessée avec son bec ? Cela n’est pas dans la légende et ce n’est pas vraisemblable… Et pourquoi dis-tu que Lêda était bleue comme l’eau dans la nuit ? Tu as une raison pour le dire.

— N’as-tu pas entendu les paroles du Fleuve ? Il ne faut jamais expliquer les symboles. Il ne faut jamais les pénétrer. Ayez confiance. Ah ! ne doutez pas. Celui qui a figuré le symbole y a caché une vérité, mais il ne faut pas qu’il la manifeste, ou alors pourquoi la symboliser ?

» Il ne faut pas déchirer les Formes, car elles ne cachent que l’Invisible. Nous savons qu’il y a dans ces arbres d’adorables nymphes enfermées, et pourtant quand le bûcheron les ouvre, l’hamadryade est déjà morte. Nous savons qu’il y a derrière nous des satyres dansants et des nudités divines, mais il ne faut pas nous retourner : tout aurait déjà disparu.

» C’est le reflet onduleux des sources qui est la vérité de la naïade. C’est le bouc debout au milieu des chèvres qui est la vérité du satyre. C’est l’une ou l’autre de vous toutes qui est la vérité d’Aphrodite. Mais il ne faut pas le dire, il ne faut pas le savoir, il ne faut pas chercher à l’apprendre. Telle est la condition de l’amour et de la joie. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres ».