Léopold Robert, sa vie et ses œuvres/01

Léopold Robert, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 887-913).
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PEINTRES


ET SCULPTEURS MODERNES.




IV.

LÉOPOLD ROBERT.

CORRESPONDANCE INÉDITE. — DOCUMENS NOUVEAUX.


PREMIÈRE PARTIE.

PREMIÈRE PÉRIODE. — GRAVEUR ET PEINTRE.




On peut dire, à beaucoup d’égards, que la meilleure biographie d’un peintre est l’histoire de ses ouvrages. Un croquis de la main d’un maître a pour nous plus de valeur que le récit d’une anecdote dont il sera le héros ; il nous importe plus, en un mot, de savoir ce qu’il a peint que ce qu’il a fait. L’œuvre cependant ne nous suffit pas. Soit légitime curiosité, soit malice ou jalousie secrète, on veut surprendre l’auteur en déshabillé, scruter à l’aise ses qualités morales, ses passions, ses habitudes, ses défauts, assister en quelque sorte, s’il est possible, à l’élaboration de sa pensée. On veut des détails biographiques, on veut des lettres authentiques et autographes. Aussi bien, à cela l’instruction y trouve son compte. L’œuvre et l’auteur s’expliquent l’un par l’autre, l’un et l’autre doivent être également étudiés. A part la nature même du génie d’un artiste, la position sociale, l’éducation, les circonstances extérieures, ont de puissantes influences sur la direction de son goût et de son talent. Des qualités qu’on peut lui reconnaître, des torts qu’on peut lui reprocher, quelques-uns sont à lui, plusieurs à l’école dont il a sucé le lait, d’autres à son siècle. Ainsi, l’artiste qui se livre aux flots de la mode, aux agitations du monde, éparpille son talent en essais éphémères et gaspille sa destinée. Interrogé sur ce qu’il fallait faire pour devenir original, un philosophe répondit : « Vivre seul, ne rien lire, et se promener beaucoup. » Et, de fait, dans les arts d’imitation, les grandes et belles œuvres ne peuvent s’enfanter qu’au sein du calme et de la retraite, comme aussi dans la retraite et le calme seuls peuvent éclore et mûrir les grands ouvrages littéraires. « Comment avez-vous pu tant écrire ? demandait-on à Voltaire. — C’est en ne vivant point à Paris. » Ainsi, le génie de Poussin se sentait mal à l’aise sur le théâtre de la cour de Louis XIII. Un instant, peut-être, « ce ne lui eût pas été peu de plaisir (il le dit lui-même) que de sortir quelquefois de l’orchestre pour, d’un petit coin et comme inconnu, pouvoir goûter le jeu des acteurs, » et bien vite il aspira vers Rome, fuyant ses protecteurs autant que les tracasseries de Vouët et de Fouquières. De même Le Sueur abritait dans la solitude et fécondait silencieusement sa pensée en s’isolant des intérêts du siècle. Ainsi encore ont fait Ingres et Robert. Nulla dies, disait Zeuxis cité par Pline, nulla dies sine linea.

C’est surtout de l’artiste qui se sera montré original et aura procédé seulement de lui-même, qu’il sera juste de dire que sa vie est le meilleur commentaire de ses productions. Elle en est, en effet, l’explication naturelle et comme l’histoire. En général, les artistes écrivent peu ; mais ce qu’on a recueilli de leurs lettres jette un grand jour sur les pensées et les doctrines, sur l’art et la science que reflètent leurs œuvres. Les Lettere pittoriche du recueil donné par l’évêque Bottari sont un monument inestimable des maîtres des XVIe et XVIIe siècles. Il est curieux de voir ces beaux génies, dont la langue naturelle était la ligne et la couleur, achever avec la plume la pensée du crayon et du pinceau, se compléter ainsi eux-mêmes, et suppléer à l’obscurité des traditions que le temps nous a léguées sur la plupart d’entre eux. La publication des lettres de Nicolas Poussin a rendu un important service à l’histoire de l’art comme à celle de l’esprit humain, et ce livre plein de charme a moins de lecteurs qu’il n’en mérite. C’est par Poussin et par Le Sueur que les qualités suprêmes de la grande et véritable peinture sont entrées dans notre école, ou, pour mieux dire, l’ont constituée. De quel intérêt n’est-il point, dès-lors, de suivre pas à pas, jusqu’au degré éminent de doctrine où il est parvenu, ce Poussin dont la dignité de caractère, le sérieux et l’élévation de pensée, la force de conviction et l’originalité de talent ont fait un grand homme ? Poussin, dont les tableaux révèlent d’ailleurs une érudition pittoresque peu commune, avait étudié les livres uniquement dans la vue de son art. Il va au fait, « cueillant la fleur des beaux ouvrages, et travaillant gaillardement, » comme il le dit lui-même, toutefois écrivant bonnement, simplement, avec un fort bon fonds d’idées justes, avec des formes très naturelles, rien de plus ; il s’en excuse et dit « qu’on doit lui pardonner, parce qu’il a vécu avec des personnes qui l’ont su entendre par ses ouvrages, n’étant pas son métier de savoir bien écrire. » Ses descriptions, ses réflexions critiques n’en sont pas moins admirables : c’est simple et grand comme ses beaux dessins. Il y règne surtout cette clarté suprême, qualité française si éminente dans les arts comme dans les lettres, et qui en suppose tant d’autres. Il se proposait « d’ourdir des observations sur le fait de la peinture : » ce devait être l’occupation de sa vieillesse ; mais, comme toujours, la mort prévint l’exécution du projet. Dans cette précieuse correspondance, on voit éclore les œuvres de Poussin ; on voit avec quelle scrupuleuse conscience il les épure, avec quelle jalouse tendresse et quel sentiment d’art il les suit par-delà, quand elles ont quitté ses mains créatrices.

Ce qu’on a fait pour Nicolas Poussin, nous le tenterons pour Léopold Robert. Nous essaierons de raconter l’histoire de sa vie et de ses ouvrages par sa correspondance. Silencieux et recueilli, cet homme réservait toute l’abondance de son ame pour les épanchemens épistolaires, et c’est là qu’il le faut chercher tout entier, mais sans se préoccuper du style. Diffus le pinceau à la main, il l’est à plus forte raison quand il tient la plume. Parfois les idées les plus élevées et les plus justes sont là en germe, qui n’eussent attendu chez lui pour étinceler avec netteté que le choc de la contradiction de quelque esprit exercé ; mais, seul avec lui-même, il lui arrive de n’avoir qu’une expression confuse, même sur les matières qu’il connaît le mieux. Que ceux qui s’imaginent qu’un grand artiste peut toujours écrire avec la plume d’aussi belles choses qu’avec le pinceau se détrompent. Michel-Ange, il est vrai, et Raphaël furent poètes ; Léonard de Vinci toucha de sa plume tous les sujets ; Rubens, qui partagea la gloire des négociateurs, écrivit également beaucoup et bien. Plusieurs, alors et depuis, furent d’habiles écrivains sans s’en douter : fermes, simples, précis, merveilleux surtout de sobriété. On n’y faisait point alors tant de façons. L’analyse et le développement, les finesses et subtilités d’idée et de langage, naquirent plus tard, et l’usage en devint plus fréquent en proportion de la décadence du talent de peindre. Mais, encore une fois, autre chose est l’art de peindre et l’art d’écrire : rien de plus rare que l’assemblage de ces deux dons portés à la fois à un point élevé. Du moins, un mérite peu commun distingue la correspondance de Robert : écrite plutôt avec le cœur qu’avec l’esprit, elle est remplie de sentimens tendres ; élevés, religieux ; elle est le vrai miroir de son âme.

Un naturel méditatif, des études fortes et austères, un travail patient, avaient, de longue date, donné à son esprit cette gravité qui fait la dignité de l’intelligence. Formé, comme Le Sueur, à la sévère école du christianisme, comme lui tendre, comme lui empreint de cette chasteté de goût qui tient toujours à celle de l’âme, nul n’était plus pur, plus naïf, plus inoffensif, nul plus exempt de jalousie et d’ambition, nul plus rempli de cette modération du sage, qui, sans jamais transiger avec l’autorité de la conscience, incline à l’indulgence envers les personnes. Tel il est dans les lettres inédites où nous allons suivre ses débuts difficiles, ses succès, ses jugemens sur l’art ancien et moderne, ses amitiés, ses douleurs, qui préparèrent sa fin tragique, dont on a jusqu’ici plutôt pressenti et deviné qu’analysé les véritables causes. Semblable, par un côté, à Raphaël, à Le Sueur, à Pascal, à Mozart, Léopold fut un de ces hommes qui portent au front le signe fatal d’une fin prématurée. Dieu, en versant dans leur âme le feu céleste, leur donne assez de jours pour mériter la gloire, trop peu pour en jouir. On pourra différer d’avis sur l’excellence des œuvres de Robert, on ne pourra se défendre d’aimer et de plaindre sa personne.


I.

Louis-Léopold Robert naquit, le 13 mai 1794, dans le canton de Neufchâtel en Suisse, au district de la Chaux-de-Fonds, où, sous un ciel brumeux, sur un sol âpre et sauvage, blanchi de neige les deux tiers de l’année, fleurit une de ces colonies d’horlogers dont l’ancienne Suisse française est couverte. A l’époque où Léopold Robert vit le jour, la Chaux-de-Fonds n’était qu’une triste bourgade sans importance. Elle a bien changé de son vivant, et l’on dirait que, sous ce ciel ingrat, l’activité manufacturière a dompté la nature, et que le génie de la liberté et de l’industrie a communiqué sa puissance à la terre et ses feux au soleil. La Chaux-de-Fonds et le Locle, village voisin et rival d’industrie[1], ont produit, de nos jours, plusieurs artistes connus, tels que les frères Girardet, graveurs sur bois et en taille-douce ; Brandt, premier grand-prix de gravure en France, et premier graveur de la Monnaie de Berlin ; enfin, un de nos plus habiles graveurs en taille-douce, Charles Forster, aujourd’hui naturalisé Français et membre de notre Institut. Tous ces hommes, nés à quelques pas de distance les uns des autres, se sont assis sur les bancs de la même école de village, tenue par un digne maître à qui plus tard la tête tourna d’orgueil aux succès de Robert.

Le père de Léopold était un horloger monteur de boîtes. Sa mère, qui fut toujours d’une santé débile, et qui mourut d’une maladie de langueur en 1828, était une personne d’une piété touchante et d’une exquise délicatesse de sentimens. Léopold avait deux frères : Alfred, plus jeune que lui d’une année, et qui, par suite de peines de cœur, s’est coupé la gorge avec son rasoir, le 20 mars 1825, dix ans, jour pour jour, avant que le peintre des Pêcheurs se vouât au même sort, et Aurèle, le plus jeune des trois, qui s’est fait connaître par des dessins et des peintures fort goûtés à nos expositions. Deux sœurs complétaient cette famille : l’une, honorablement mariée ; la seconde, volontairement consacrée au célibat pour soigner son vieux père, mort seulement depuis peu d’années. Tous ces enfans, heureusement doués, avaient pris à tâche de développer les qualités qu’ils avaient reçues de la nature, et les parens s’étaient imposé de grands sacrifices pour ouvrir à leur jeune famille les sources d’une instruction morale digne de leurs mœurs patriarcales et pures.

La biographie qui découvre après coup, dans l’enfance des grands artistes, le facile horoscope de leur destinée future, se trouverait, sur plusieurs points, en défaut pour Léopold. Lui qu’on vit plus tard si triste et si morose, montra, durant ses premières années, une vivacité et une pétulance indomptables avec un naturel ouvert des plus aimables et des plus attachans. La maison où il avait vu le jour est en dehors du village, dans la campagne, sur le chemin qui conduit au Locle. C’est une des plus anciennes du lieu, et sa modeste apparence contraste avec les proportions considérables des constructions modernes, véritables ruches qui contiennent quelquefois jusqu’à vingt familles d’ouvriers[2]. Léopold errait çà et là au milieu des pâtres, prenant plaisir à leurs mœurs. Si la poésie bucolique s’est réfugiée quelque part, c’est en Suisse. Bientôt l’enfant saisit le crayon et ne le quitta plus. Papier, murailles, tout se couvrait de ses esquisses, et un œil attentif eût pu démêler dans ses essais informes, mais empreints d’observation autant que de naïveté, quelque germe de ce goût qui devait faire de lui un artiste. Son bisaïeul maternel, vieillard presque séculaire, mais d’une trempe d’esprit vigoureuse, étant venu, dans ce temps-là, visiter la famille, fut frappé de l’expression et de la vivacité de regard du dessinateur précoce, et lui prédit de hautes destinées.

Cette vie passée à l’air libre de la campagne et au foyer du pauvre, dans l’étude et en quelque sorte dans l’intimité de toutes les harmonies rustiques, fit bientôt place à une initiation plus sévère. Léopold entra dans un pensionnat à Porrentruy, alors chef-lieu de sous-préfecture du département du Haut-Rhin, et là, chose curieuse, il oublia le dessin. Les idées complexes n’allaient point à cet esprit déjà tout d’une pièce. On le vit même prendre en dégoût son ancienne passion, et, quand la leçon de dessin arrivait, en consacrer obstinément les heures à toute autre étude, quelque aride qu’elle pût être. Son aptitude au travail était remarquable, sa persévérance plus remarquable encore, à tel point qu’il en perdit la santé, jusqu’à faire craindre pour sa vie. Son père dut le ramener à la Chaux-de-Fonds, et c’est avec les ressources que pouvait offrir ce village qu’il acheva tant bien que mal son éducation.

Quand il fut en âge de prendre un état, le désir de lui assurer promptement une existence indépendante porta la tendresse inquiète de ses parens à le mettre en apprentissage dans une maison de commerce à Yverdun ; mais le commerce n’était nullement son fait, et quelques mois s’étaient à peine écoulés que l’enfant était au désespoir. Son père alors, ouvrant les yeux, comprit que la vocation de Léopold était celle qu’il avait montrée si fortement dans sa première jeunesse, et dont il avait donné de nouvelles preuves. On se détermina donc à lui laisser courir la carrière des arts, qui effraie toujours les parens sans fortune. L’enfant revint encore dans sa famille, et se mit à copier quelques mauvaises gravures plutôt faites pour égarer son goût que pour le diriger et le développer.

Cependant son père était lié avec de bonnes gens du Locle, les Girardet, de père en fils dessinateurs, libraires, éditeurs d’almanachs, graveurs et peintres, et qui, dans leur humble échoppe villageoise où ils tenaient classe de dessin, résumaient tout un petit monde d’art. Deux frères de ce nom pratiquaient alors la gravure : l’un était cet Abraham Girardet, si connu à Paris pour avoir gravé, sous l’empire, le Triomphe d’Auguste, et, suivant l’expression du temps, illustré de ses gravures dans le style de Ficquet la plupart des collections et des éditions de luxe mises au jour sous la restauration : artiste merveilleux d’adresse, mais dont tout le talent est allé s’éteindre dans les excès les plus abrutissans du vin et des liqueurs fortes[3]. Le second frère se nommait Charles, et n’avait ni les talens ni les défauts de ce singulier artiste. Revenu de Paris en 1810 pour se marier dans un village voisin du Locle, Charles se préparait à retourner dans la capitale. Il proposa d’emmener Léopold et de le former à sa profession. Le père de Robert y consentit, et ce fut chez cet honnête praticien que l’enfant passa les premières années de son séjour à Paris.

Girardet lui enseigna les rudimens de la gravure, le poussa, à sa manière, dans l’étude du dessin, l’envoya travailler d’après nature à l’académie des beaux-arts, et le laissa en même temps fréquenter l’atelier de David, où il avait demandé à étudier. Léopold suivit ces leçons de son choix avec ardeur, car il ne faisait rien sans passion. Ce n’est pas que la méthode d’enseignement de David fût, en général, autre chose que la vieille routine pratiquée chez son maître Vien, chez Lemoyne le maître de Boucher, chez Simon Vouët le maître de Le Sueur et de Le Brun, — c’est-à-dire l’étude, toujours l’étude du modèle humain ; mais ce que cette méthode éternelle avait de dangereux pour le développement de l’intelligence des jeunes gens, David savait le corriger par des leçons sur la composition, par des conseils sur les principes les plus élevés de la philosophie du dessin, par un art merveilleux à saisir en ses élèves le secret de leur génie natif et à les diriger dans leurs propres voies. En effet, il ne voulait point être imité. « On peut étudier les maîtres, leur disait-il sans cesse ; mais c’est la nature seule qu’il faut suivre. On se fait toujours soi-même. Je veux vous préparer pour vous, suivant votre nature, et non contre nature. » Les paroles de David se sont gravées partout où elles sont tombées.

Robert montra, dès ce moment, en ses dessins, un singulier amour de la précision, mais avec cela aussi une difficulté native de travail. Le grand maître eut bientôt discerné ce qu’il y avait en lui de volonté vigoureuse et intelligente. Il l’encouragea avec une bienveillance particulière, et déclara à son jeune Léopold, comme il se plaisait à l’appeler, que, s’il continuait avec la même volonté, il serait tout ce qu’il voudrait être : graveur, peintre ou sculpteur. Il ne cessa, dans tous les cas, de lui conseiller de faire marcher de front l’étude de la peinture et celle de la gravure, dans l’intérêt même de son burin ; — conseil judicieux à coup sûr, mais comparaison dangereuse pour l’élève, car tôt ou tard l’ingrate et aride lenteur du burin, qui n’a d’autre ressource que le blanc et le noir, devait ne pas tenir contre les séductions du pinceau, qui se joue avec la lumière colorée. Néanmoins les progrès du jeune graveur furent rapides, car, laissé à lui-même par Girardet, qui retourna dans son pays, il fut en mesure de concourir, dans l’année 1814, pour le grand prix de gravure en taille-douce. Il obtint le second grand prix ; le premier fut remporté par son compatriote et son camarade, Charles Forster, du Locle, plus âgé que lui, et qui, l’année précédente, avait obtenu le second.

Dans l’atelier de David, Robert se lia avec deux condisciples distingués qui, plus tard, devaient l’environner de leurs soins et l’aider de leurs conseils à son arrivée à Rome : M. Navez de Bruxelles[4] et M. Victor Schnetz, dernièrement directeur de l’académie de France à Rome, artiste aussi distingué par la franchise et la fermeté du talent que par la sûreté du caractère. Avec eux, il suivit un cours d’ostéologie et de myologie, comme l’eût pu faire le plus assidu étudiant en chirurgie.

Cependant, bien que graveur un peu malgré lui, depuis surtout qu’il avait goûté des prompts et attrayans résultats du pinceau, Robert tint bon ; il laboura vaillamment le cuivre pour tenter, deux ans après, la fortune d’un nouveau concours de taille-douce, et enlever de haute lutte, avec le premier grand prix, la pension de Rome. Déjà sa pièce de concours était achevée, quand, la chute de Napoléon ayant fait rendre la principauté de Neufchâtel à la Prusse, Léopold fut déclaré étranger à la France, et, comme tel, rayé de la liste des concurrens, en mars 1816. Le coup était cruel, d’autant que la palme lui eût été acquise, car son heureux concurrent lui-même, Joseph Coiny, ayant vu, après la radiation, la pièce de Robert, ne put s’empêcher de lui dire : « Il est bien heureux pour moi que vous ayez été mis hors de concours, » C’est en vain que le peintre Gérard, qui, par pur amour de l’art, s’intéressait à Léopold presque sans le connaître, et qui voulait à tout prix le rattacher à la France, fit de pressantes démarches auprès de M. Lainé, ministre de l’intérieur : l’exclusion de Robert fut maintenue, et le jeune artiste perdit ainsi le fruit de plusieurs années d’efforts.,


II.

Déconcerté dans cette voie où il ne tenait que par le courage, Léopold posa le burin et se livra à la peinture ; mais les réactions de 1816 le poursuivirent jusque dans la personne de son maître. Celui-ci ayant été condamné à l’exil, son atelier se ferma, et le pauvre élève, frappé encore de ce côté, ne demeura que peu de temps dans l’atelier de Gros, qui avait rouvert et continué celui de David. Il prit le parti de retourner dans son pays pour se retremper dans sa famille. Là, il fit ressource de sa palette, et, durant dix-huit mois, il peignit à l’huile un assez grand nombre de portraits empreints de cette vigueur et de cette vérité de nature qui constituèrent plus tard le caractère de son talent. Parmi ces ouvrages, il faut compter son propre portrait, qui est à Neufchâtel[5].

Les artistes et les amateurs de cette ville applaudirent à ces premiers essais de Robert et regrettèrent qu’il se bornât au genre du portrait. L’un des plus distingués parmi ces amateurs, M. Roullet de Mézerac, arrivant d’une longue excursion en Italie et ne voyant pour former un artiste que la ville de Rome, le pressa vivement de s’y rendre, lui montrant en perspective l’aisance et la gloire ; mais, pour entretenir Léopold pendant six années à Paris, sa famille avait déjà fait des dépenses au-dessus de ses moyens. Et cependant, père, mère, frères et sœurs, tous, comme si ce poids eût été trop léger pour leur tendresse, l’avaient accueilli, au retour, avec la plus vive effusion. Léopold en avait été profondément ému, et, ainsi qu’il le dit dans une de ses lettres, il eût préféré redevenir paysan plutôt que d’abuser de nouveau d’une famille si tendre à bout de sacrifices. Comment réaliser ce saint pèlerinage de l’Italie, son rêve le plus ardent ? Repoussé du côté de la France, il espéra un instant de l’intervention de MM. de Humboldt que le nouveau gouvernement imposé à sa patrie lui en fournirait les moyens, et il s’étaya, pour l’obtenir, du crédit de Gérard. Dès cette époque, il était porté à la mélancolie, et ses regrets s’exhalaient sans cesse. « Mon cher, écrivait-il le 17 décembre 1817 à son parent Brandt, que le roi de Prusse venait d’appeler à Berlin[6], tu ne peux savoir quel désir j’ai de voir l’Italie et avec quelle ardeur j’entreprendrais ce voyage, dans l’espoir de faire des progrès et de vivre peut-être quelque part avec toi. Je me sentirais fort, si j’étais appuyé de tes conseils. Quand on a rencontré des obstacles, on se défie de son talent et de ses moyens. Pour m’exciter, mon cher, il faudrait que je fusse auprès de toi ou que je reçusse souvent de tes nouvelles. J’espère que tu seras persuadé de la vérité de mes paroles et que tu m’enverras bientôt une lettre. Une seule page, si tu n’as pas le temps d’écrire davantage, suffira pour me rappeler que ma destinée n’est pas de rester à la Chaux-de-Fonds, et pour me rendre cette énergie dont malheureusement je manque trop souvent. »

Ces vœux ardens devaient être exaucés : Dieu épargna au cœur tout français de Robert le protectorat direct de la Prusse, et lui ouvrit, par une autre voie, cette sainte Italie où son génie devait éclore. M. de Mézerac, instruit par Brandt de la position de Robert, lui offrit tous les moyens d’étudier pendant trois ans à Rome, sauf à le rembourser à son aise et quand il aurait pris son essor. On devine si Léopold accepta avec joie.

« Enfin, mon cher (c’est à ce même Brandt qu’il s’adresse le 30 avril 1818), toutes mes inquiétudes se dissipent : je vais partir ! Je sens en moi une partie de ta force. Ta manière élevée de voir se communique à moi, et, quoiqu’en ce moment il se trouve ici beaucoup d’ouvrage pour moi, je laisse tout pour ne suivre que tes conseils. Un découragement bien pardonnable, après les fâcheux événemens qui m’ont contrarié, me faisait voir tant de difficultés invincibles, que je ne pouvais m’arrêter à aucune détermination. Maintenant tout me sourit : l’espoir d’une heureuse réussite se présente à moi ; j’aspire à de nouvelles études, et il me semble que ce sentiment est l’avant-coureur des progrès. »

Il partit donc ; mais, à son départ, il sentait en homme de cœur les obligations dont il était chargé, et le souvenir de la touchante abnégation des siens et du généreux patronage de M. de Mézerac devint, de son propre aveu, le mobile de ses actions et le gardien de sa jeunesse. Cette religion du devoir et du foyer domestique fut pour lui, dans tous les temps, la vie de l’âme, et il lui prenait parfois, au souvenir de sa famille, des attendrissemens subits qui le mettaient en larmes. Le nom de mère était sans cesse sur ses lèvres ou sous sa plume : « Si je puis juger ton cœur d’après le mien, disait-il à Brandt, je te souhaiterais une bonne mère, c’est-à-dire je te souhaiterais un bonheur qui ne peut exister sans cela. » Aussi avait-il accoutumé de dire que le chef-d’œuvre de la nature est le cœur d’une mère, et, à coup sûr, il ignorait que Grétry l’eût dit avant lui.

Comme les enfans (cet âge est sans pitié ! a dit La Fontaine), les jeunes gens sont très sévères dans les jugemens qu’ils portent les uns des autres. Les caractères concentrés et taciturnes ne sont souvent, à leurs yeux, que des caractères sournois et dissimulés. Or, le petit paysan de la Chaux-de-Fonds, resté lourd d’extérieur, se communiquait peu, s’ouvrait moins encore ; c’en fut assez pour que ses camarades de l’atelier de gravure trouvassent contre lui un texte incessant de saillies piquantes. Non pas qu’on le tourmentât plus que les autres, car on n’épargnait personne ; mais Robert, qui n’avait point la répartie prompte, prenait moins bien les plaisanteries. Sa timidité et sa gaucherie naturelles s’en accrurent, et avec elles s’accrut la malice des tourmenteurs d’atelier. On cherchait incessamment à l’exciter par la discussion qu’il aimait et où il poussait volontiers les autres, mais à laquelle, par défiance de lui-même, il évitait de prendre une part active. En résumé, il ne se sentait point aimé, quoiqu’il eût si bien mérité de l’être. Or, c’est la chaleur de l’affection qui eût pu fondre les glaces de son caractère. Il demeura donc concentré et intérieur, et il n’est pas douteux que ces souvenirs de sa première jeunesse n’aient réagi sur les impressions prédominantes de son âge mûr.

Avant son départ pour Rome, Léopold n’avait pas encore bien démêlé sa vocation définitive. Une lettre de lui, écrite à Brandt et datée de la Chaux-de-Fonds, 12 décembre 1817, en est la preuve.

« ….. Si je n’avais écouté que mon cœur, j’aurais répondu tout de suite à ta lettre ; mais combien sont froides toutes les paroles pour te peindre le bonheur que j’éprouve d’avoir rencontré un ami tel que toi ! Ton amitié me ranime comme un talisman : elle me rend la force qui m’abandonne parfois. Je le sens, j’ai du penchant à la mélancolie ; comme un voyageur épuisé par une longue et pénible route perd courage en songeant qu’il n’est pas encore au bout de ses peines, de même je ne suis pas toujours maître de mes tristes pensers, quand je jette un coup d’œil sur le long chemin qui me reste à faire. Tes lettres sont pour moi ce que serait un bon gîte pour un voyageur ; aussi pense à la joie que me cause leur réception.

« Je dois te communiquer mes plans, mes études, et l’irrésolution pénible qui m’arrête sur l’art auquel je dois me vouer. Mes désirs me portent à la peinture ; mais ma raison me dit que j’ai beaucoup à faire avant de parvenir à une médiocre importance. Les études d’un peintre sont coûteuses : les modèles, nécessaires aux petits détails, épuisent la bourse. Pour la gravure, au contraire, il ne me manque qu’un peu d’exercice du burin, et je dessine assez bien pour pouvoir, en m’habituant un peu plus au maniement des outils, exécuter des planches qui passeront pour de bons ouvrages. D’un autre côté, je vois que je manie facilement le pinceau ; tous les portraits que j’ai faits ont été trouvés très ressemblans. M. Meuron lui-même m’en dit beaucoup de bien, quoiqu’il pense à peu près comme moi sur la détermination que j’ai à prendre. La vue de l’Italie me donnera, je l’espère, quelques pensées plus grandes et plus relevées. Nous nous rouillons ici, M. Meuron me le dit tous les jours. Il se plaint souvent d’être forcé de rester chez lui[7]. »

À son départ, dans les premiers mois de 1818 (il était alors âgé de vingt-quatre ans), il n’était pas mieux fixé sur son avenir, et, malgré l’opinion de David et les conseils de Gérard, il n’avait pas encore tout-à-fait renoncé à la gravure. L’étude des maîtres du burin, tels que Marc-Antoine dans l’école d’Italie ; Édelinck, Gérard Audran, Jean Pesne, Pierre Drevet, Nanteuil, dans l’école française ; Bolswert, J. Suyderhoef. Corneille Visscher, dans l’école flamande ; Albert Dürer, dans celle d’Allemagne, etc., lui révélait ce qu’il peut y avoir d’élevé dans la vocation de la gravure, dont les moyens si limités suffisent cependant à de si beaux effets. Ce n’était point tant à gagner de l’argent qu’il songeait qu’à s’élever dans l’échelle des arts, et il avait horreur de tout ce qui sent le métier. Il ne lui serait pas venu à la pensée, pour réaliser des gains plus rapides, comme le lui conseillait un graveur subalterne, d’adopter le genre mou du pointillé, impropre aux sujets sérieux. Plus tard, quand il se fut donné exclusivement à la peinture, se propagea la manière noire, ce genre marchand si fort pratiqué en Angleterre, où les graveurs luttent avec les peintres de célérité, de coquetterie et d’effets factices, et tuent à l’envi la gravure de style. Robert n’eut en général que dédain pour ce genre à la mode. « Non pas, disait-il en 1834 à un graveur célèbre, qu’un véritable artiste n’ait pu faire la débauche de s’y essayer, et, relevant le genre de sa mollesse native par le secours magistral du burin, ne s’y soit montré supérieur, parce que l’homme fort est toujours lui-même, quel que soit son instrument ; mais la vraie gravure historique n’en sera pas moins toujours la gravure en taille-douce, pourvu qu’elle sache se donner de l’aisance et de la liberté. » Aussi était-ce le seul genre de gravure qu’il goûtât avec les eaux-fortes de maîtres. Il aurait aimé à voir ses œuvres gravées d’une manière pittoresque, et, comme il le disait, avec ragoût. Il détestait cette gravure froide et compassée que les graveurs appellent exclusivement classique, qui sent le métal, et accorde trop à la mécanique pour ne pas négliger le sentiment. C’est ce sentiment qui donne du prix aux Poilly, qui fait passer sur les défauts des Mellan et des Chauveau, qui fait le charme des petits maîtres dont le talent si souple, si délicat et si fin s’est mis, sous Louis XV, au service des peintres de la décadence.

Le grand graveur suisse mort en Angleterre, Abraham Raimbach, qui a si merveilleusement traduit les principaux ouvrages de David Wilkie, appelait la taille-douce la seule gravure légitime. En effet, par sa fermeté, par la diversité, par le savant entre-croisement de ses tailles, elle dispose d’une variété, d’une intensité de tons, d’une transparence de clairs-obscurs, refusées aux autres genres. Aussi Robert ajoutait-il que, s’il était demeuré graveur, il se fût ligué avec les artistes vraiment dignes de ce nom : les Al. Tardieu, les Desnoyers et les Dupont en France, les Toschi, les Jesi en Italie, les Raimbach, les Doo, les Robinson en Angleterre, les Frédéric Müller en Allemagne, pour protester de toute la force de son courage contre l’envahissement des genres bâtards.

Le graveur peut passionner le cuivre comme le peintre passionne la toile ; mais les œuvres des maîtres du burin prouvent assez que leur première préoccupation est moins la beauté de la taille que la conservation du caractère de leur modèle. On n’est un maître qu’à ce prix, tant il est vrai qu’en toute chose il faut plus d’esprit qu’on ne le croit pour se servir de l’esprit des autres. C’est l’écueil même des plus grands talens. Ainsi, que l’on compare les séduisans mensonges de Raphaël Morghen avec les originaux qu’il a traduits : par exemple, sa gravure de la Cène de Léonard de Vinci avec ce qui reste de cette admirable peinture au réfectoire des dominicains de Milan. Traduttore, traditore, dit-on souvent des plus habiles. A côté des originaux de Raphaël, du Corrége, de Poussin, mettons les estampes qu’en ont faites les vieux maîtres et celles des modernes. Ces derniers, dont l’outil sera, si l’on veut, plus beau, paraîtront plus exacts peut-être au premier aspect, plus mathématiquement littéraux dans les tons ; mais les anciens, plus forts, plus artistes, ont senti qu’à inégalité de moyens il fallait, pour rendre leurs modèles, prendre avec eux des licences, et en définitive ils sont plus fidèles, plus dans le caractère des maîtres. Traduire ainsi, c’est créer.

À cette époque où Robert commençait à sentir avec force la grandeur et le caractère divin de la pensée, les difficultés de son art lui apparaissaient plus ardues. Il avait l’intention de faire à Rome, d’après les fresques de Michel-Ange et de Raphaël (comme le fait aujourd’hui le grand graveur Toschi, d’après les fresques du Corrége à Parme), des dessins dont plus tard il aurait exécuté les planches ; mais comment rendre dignement ces chefs-d’œuvre ? C’est par la base que pèchent ordinairement les graveurs : par le dessin ; il s’était donc vigoureusement adonné au dessin, et, dans les premiers mois de son arrivée à Rome, il faisait, comme à son départ, les plus vastes projets en gravure. Cependant tout ce beau zèle tourna court. Une fois installé dans la ville sainte, il eut une telle joie de retrouver des amis, des camarades d’atelier qui ne s’occupaient que de peinture, que, pour s’essayer, il reprit de nouveau la palette, et finit insensiblement par renoncer tout-à-fait à sa première carrière. Aussi n’a-t-on de lui, en gravure, avec ses deux pièces de concours, que le portrait de la femme de David, d’après une peinture de ce maître, une tête du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, d’après Gérard, tête qu’il a reproduite en plus petit format pour l’ornement d’un Essai statistique sur le canton de Neufchâtel, par M. de Sandoz-Rollin[8], puis un petit portrait de M. de Pourtalès père, puis encore une petite scène champêtre, effet de nuit, et enfin un fragment de la Bataille de Sempach, grande planche terminée par Charles Girardet. Du reste, il le faut avouer, ces gravures, curieuses à raison du nom de l’auteur, n’ont qu’un mince intérêt comme art : ce n’est qu’un travail d’habile écolier. La gravure égratignée plutôt que burinée du portrait de la femme de David eut cette destinée curieuse, que l’éditeur, pour donner quelque essor à la vente de la planche publiée sans aucun nom, s’avisa de faire inscrire au bas celui de la duchesse de Bourbon. De ce moment, la vente augmenta sensiblement. Cette supercherie est plus fréquente qu’on ne croit, et il y aurait une nomenclature piquante à faire des portraits qui ont paru et reparu successivement, toujours également admirés et ressemblans, sous les noms les plus disparates.

III.

Qui de nous, en franchissant, surtout pour la première fois, les derniers pics glacés des Alpes savoisiennes, n’a senti tout à coup l’air comme s’amollir, et la flore de l’Italie pousser comme à notre rencontre son haleine embaumée ? Ainsi Robert se sentait enivré aux caressantes approches de ce qu’il appelait sa terre promise, et il s’élançait vers la vallée d’Aoste en chantant les strophes de la Mignon de Goethe, que lui avait envoyées Brandt : « Connais-tu la terre où les citronniers fleurissent ? où, dans leur sombre feuillage, mûrissent les oranges dorées ?..... » Enfin il est arrivé à Rome. Il baise la terre antique. Ses premières lettres, ses premières exclamations sont pour Brandt.

« C’est de Rome que je t’écris, mon cher, et ce n’est pas un rêve ! Quel séjour enchanteur ! quel paradis pour un artiste ! Ah ! cher ami, je n’oublierai jamais que je te dois ce bonheur. Tout fait naître en moi des sentimens inconnus, délicieux. Je sens que jusqu’ici je n’ai pas vécu. On est ici forcé de penser, et on ne peut avoir de ces pensées étroites et mesquines comme on en a chez nous. Mon cœur est trop plein, je ne sais comment commencer ma lettre....

«Ah ! mon cher, quelle joie j’ai éprouvée en voyant le Vatican ! Quels beaux ouvrages et quelle quantité ! Ah ! David disait bien vrai, quand il disait que le ciel d’Italie pouvait seul inspirer l’artiste. Je cours beaucoup : je ne puis rester en place. Tu vois avec quelle hâte je remplis cette lettre. Il me semble toujours que je perds mon temps quand je ne vois rien de nouveau. Je veux d’abord faire un grand nombre d’esquisses, surtout dans les premiers mois. J’ai l’intention d’essayer ensuite quelques études au pinceau d’après de bons tableaux, et puis nous verrons si j’oserai moi-même entreprendre un tableau, mais pour cela il faut tâcher, de manière ou d’autre, de gagner de l’argent, car naturellement avec cinquante louis on ne peut rien entreprendre. Cependant tout ira bien, j’espère ; jamais je ne me suis senti si content et si heureux. » (Rome, 19 juillet 1818.)

Quelle voie va-t-il suivre ? Il est parti pour Rome, comme il le dit quelque part, avec l’idée d’y vaincre ou d’y mourir. « Ce qui me fait espérer des progrès, disait-il avant de se mettre en route (lettre à Brandt de décembre 1817), c’est qu’aucun de mes ouvrages ne me plaît, et que je sens mieux que je ne puis faire maintenant. » Ce mieux, cet idéal qu’entrevoit sa pensée, et qui sera l’étude ardente de toute sa vie, il le cherche donc sur la toile, il le cherche avec acharnement. Il vit dans une retraite silencieuse, d’une vie d’austérité, de labeur, d’économie, d’incessante et opiniâtre activité. D’abord, il fait de nombreuses études d’après nature, et il ne s’interrompt que pour composer de petits tableaux qui lui sont demandés par des amateurs de son pays. Sa force de volonté semble, pour lui, multiplier les heures, et donne du ressort à une constitution qu’une assiduité sans repos aurait dû briser.

A son début, il s’était essayé dans le genre des intérieurs, et il avait fait entre autres une Procession dans l’église romaine des saints Côme et Damien, pour laquelle le prieur du couvent avait posé ; mais Granet, à qui il avait montré sa peinture, lui avait dit : « Laissez donc ces tableaux à murailles pour les gens qui ne savent pas dessiner la figure. » De ce moment, la vocation de Robert avait été décidée. Voici comme il rend compte à Brandt de ses travaux, sous la date du 6 mai 1819 :

« Je commence, mon cher, par te dire comment j’ai passé mon temps depuis que je suis à Rome. J’ai employé les premiers mois à apprendre à connaître Rome, à faire un grand nombre de croquis, et à essayer quelques esquisses peintes d’après nature ou de ma composition. J’ai aussi, il y a quelques mois, commencé un tableau, un intérieur, qu’on m’a commandé. Il est maintenant fini, et ceux qui le voient en font l’éloge. Je suis sur le point d’en terminer un autre de la même grandeur : je crois qu’il plaira davantage. Je cherche à suivre la nature en tout. David nous disait toujours que c’est le seul maître que l’on puisse suivre sans craindre de s’égarer. Ah ! mon cher, que je suis heureux ! que l’Italie est belle ! avec quelle force le plaisir de tout ce que je vois et que j’admire s’augmente continuellement ! Ces contrées sont faites pour l’artiste, ou plutôt l’artiste seul est en état d’en sentir les beautés. »

Enfin, après bien des efforts, après bien des inquiétudes, l’espérance vint à son tour, quand, au bout de trois ans, en 1820, il eut réuni dans son atelier une douzaine de tableaux dont les artistes faisaient l’éloge et qui plaisaient par leur originalité.

En effet, dans l’année 1819, une circonstance singulière lui fournit l’occasion de traiter avec talent un genre tout-à-fait nouveau. Les brigandages des Apennins avaient rendu chaque jour plus dangereux le voyage de Naples. Dans les états romains, les bandes détruites renaissaient de leurs cendres. Le secrétaire d’état de Pie VII, le cardinal Consalvi, avait été arrêté par le fameux brigand surnommé le Barbone, qui, fatigué de son métier d’aventures, n’avait relâché le cardinal que sur la promesse d’une place dans la police romaine. Les routes et la campagne étaient alors battues par d’autres bandes organisées sous la conduite de Gasparone de Sonnino. Les brigands, poussant leurs courses jusqu’à Albano, arrêtaient les voyageurs presque aux portes de la ville sainte. En vain des colonnes mobiles de carabiniers étaient formées pour courir sus aux bandits ; la peur avait été sur le point de tout désorganiser : pas un officier n’avait voulu partir. Enfin un homme de résolution se rencontra ; un Français, maréchal-des-logis chef, nommé Dubois, décoré de la Légion-d’Honneur par Napoléon, fut choisi pour commandant, et la lutte, une lutte acharnée, une véritable campagne, s’ouvrit contre les brigands. Ceux-ci se recrutaient principalement dans la petite ville de Sonnino, à vingt-cinq lieues de la capitale ; aussi le bourreau et le chevalet du supplice y étaient-ils en permanence sur la grande place. Aux deux portes extrêmes de la ville, assise sur la chaîne des montagnes de Terracine, entre les états romains et ceux de Naples, étaient exposées les têtes des suppliciés. Quand les coupables n’avaient pas mérité la peine de mort, on leur administrait vingt-cinq coups de nerf de bœuf, appliqués avec une vigueur toute romaine, et, comme cette punition était rachetable un écu par cinq coups, on en ajoutait cinq pour les pauvres. Ces rigueurs n’ayant pas suffi, le gouvernement pontifical se résolut à user des moyens extrêmes contre ce nid de brigands. Un édit fut lancé qui en ordonna la démolition, et qui, indépendamment d’une gratification promise pour l’arrestation ou la mort d’un chef, garantit un dégrèvement d’impôt à toute commune qui aurait détruit une bande[9]. En un tour de main, une grande partie de la population de Sonnino fut enlevée, et plus de deux cents montagnards, hommes, femmes, enfans, tous brigands ou parens de brigands, furent entassés à Rome, les chefs au château Saint-Ange, le reste à l’établissement de travail des Termini, ainsi appelé parce qu’il est en face des thermes de Dioclétien.

C’est alors que Léopold s’avisa de solliciter du monsignore gouverneur de Rome, depuis cardinal Bernetti, la concession d’un local propre à travailler au milieu de cette population transplantée. La permission obtenue, il s’installe aux Termini, se mêle aux brigands, dont son argent le fait bien venir, et passe deux mois à les peindre d’après nature, le plus souvent seul au milieu d’eux, parfois en société avec Michalon, qui en fit plusieurs études. Vigueur d’accentuation, énergie de physionomie, beauté de stature, souplesse et fierté de poses, originalité de costumes et de mœurs, tout s’offrait à la fois dans les modèles pour donner aux petits tableaux de Robert une puissance de caractère inaccoutumée. Il réussit au-delà de son attente, et, quand ses études furent terminées, il acheta aux brigands tous les habits qu’il en put obtenir, et qu’il se proposait de faire entrer dans des tableaux nouveaux. Cette collection de costumes et d’armes, également achetées aux brigands, était d’un beau choix : c’est le seul luxe qu’il se soit jamais permis. Un soir que, durant l’hiver de 1830-1831, si fertile en troubles politiques dans les Légations, Léopold recevait chez lui un certain nombre d’artistes et d’amateurs, une émeute, soulevée à Rome même par l’imprudence de quelques jeunes gens de l’académie de France, grondait sous les fenêtres de la maison. Un des hôtes vint à demander quelle attitude on tiendrait au cas où la porte serait forcée : Robert, pour toute réponse, passa dans la chambre voisine, et jeta ses riches armes aux pieds de ses amis. Il y avait de quoi équiper toute l’escouade[10].

Tandis que le procès des brigands s’instruisait avec lenteur, le gouvernement romain, fatigué des dépenses de la détention, donna quelque liberté aux prisonniers des Termini. D’abord, leurs femmes et leurs enfans vaguèrent en mendians dans les rues ; puis successivement quelques hommes furent élargis sur parole, et ces fils des montagnes, où la nature fait tout plus grand et plus beau, frappèrent bientôt les regards par leurs haillons pittoresques et leur beauté sauvage. Tout ce qu’on avait raconté de leurs prouesses excitait au plus haut degré la curiosité du peuple, d’autant que, chez le descendant de Romulus, toujours si prompt au couteau, le brigandage et l’assassinat ne déshonorent point comme dans nos sociétés réglées. La fille du peuple trouve à son fiancé un air de héros, s’il a couru les aventures de la montagne, et Robert disait même que la plupart de ces bandits avaient conservé certaines qualités primitives, une sorte de dignité, et qu’au fond c’étaient d’assez bonnes gens.

Après le sac de Sonnino, le préjugé favorable aux héros de la montagne était dans toute sa force, et l’indulgence romaine sembla caresser les habitans des Termini. Ces malheureux devinrent une population de modèles, que, par égard pour le besoin des ateliers, dans cette ville des arts, le gouvernement romain n’eut plus le courage d’incarcérer ou de bannir ; mais l’abus fut bientôt à côté de l’usage, et, bien différentes de ces dames romaines qui ne professaient la philosophie que couvertes d’un voile, la plupart des femmes modèles ou soi-disant telles professèrent trop ouvertement l’épicuréisme de la beauté sans voile. Le gouverneur de Rome en fit enfermer quelques-unes, et il fallut aux autres, pour conserver leur liberté, un certificat de modèle délivré par le directeur de l’académie de France. De jeunes artistes prirent les plus sages à leur service ; les plus sages, bien entendu, furent les plus belles. C’est ainsi que Maria Grazia, la plus remarquable de ces femmes de Sonnino, fut bientôt comme chez elle, avec sa sœur Teresina, chez Schnetz et chez Robert.

Tandis que le mari de Grazia portait à la jambe l’anneau de fer du bagne, et tenait une misérable et chétive contenance au château Saint-Ange et plus tard à Porto d’Anzio, la belle montagnarde sonninèse errait par la ville et faisait la fortune des ateliers. C’était le vrai type de la femme de brigand : superbe de stature et de forme, la tête couronnée de la plus magnifique chevelure, forte, fière, sans peur, l’œil et le geste du commandement, quelque chose de la Liberté du dithyrambe de Barbier. Teresina, qui était, comme sa sœur, dans le suprême éclat de sa beauté, et qui devint la favorite de Robert, avait plus de finesse et de douceur dans les traits : on eût dit une femme de la ville en costume de ciocciara[11].

Ce serait, il faut le dire, se faire une bien fausse image de la femme romaine, que de s’imaginer rencontrer en elle ce joli, ce piquant un peu apprêté que nous associons si souvent, de ce côté des Alpes, à l’idée de la beauté. Le portrait de la Fornarina si célèbre de Raphaël, — non pas la magnifique peinture de la Tribune de Florence, qui n’est pas la vraie Fornarina, et que de grands connaisseurs croient même ne point être de Raphaël[12], mais le portrait authentique du palais Barberini, et dont le palais Borghèse possède une copie de Jules Romain, — offre des traits d’une beauté élevée, sévère, mais un peu dure et sauvage : une Maria Grazia du XVIe siècle.

À ces modèles des Termini, qui alimentèrent pendant long-temps l’atelier de Robert, vinrent se joindre de nouveaux modèles que les expéditions inexorables des carabiniers romains lui fournirent en encombrant le château Saint-Ange et la forteresse de Civita-Vecchia. Quant à ceux d’entre les brigands libres qui entretenaient de secrets rapports avec leurs amis des Termini, la personne des artistes, celle de Robert surtout et de Schnetz, leur devint sacrée ; une hospitalité chevaleresque accueillait ces artistes là où d’autres eussent probablement trouvé la mort. Des parens des deux sœurs Maria Grazia et Teresina escortèrent les deux amis pour les protéger au plus fort des combats qui suivirent le sac de Sonnino, et l’un de ces hommes, traversant un jour avec eux cette ville où des têtes de suppliciés décoraient les portes extérieures en faconde bucrânes antiques, leur montra dans le nombre, non sans quelque fierté, celle de son frère et celle de son cousin.


IV.

La célébrité de ces deux femmes singulières, qui exercèrent alors et depuis, comme modèles, une sorte d’influence sur le talent de Léopold, a dépassé les limites des ateliers, et c’est encore s’occuper de Robert que de donner sur elles quelques détails.

Maria Grazia et Teresina étaient filles d’un cacciatore ou chasseur, et étaient nées, la Maria Grazia en 1797, la Teresina en 1802. Toutes deux n’avaient que quinze ans quand elles furent mariées. Grazia épousa un garçon de dix-sept ans, Marco Caperchio, berger et brigand, ou peu s’en faut. Il y avait alors, sur la lisière de la montagne, un nommé Mattia Caputi, propriétaire laboureur, qui ne portait pas cette cioccia, la sandale classique du paysan romain. « Il laboure en souliers, donc c’est un riche, » avaient dit les brigands. Le saisir, le garrotter, l’enlever dans la montagne fut l’affaire d’un instant, et Mattia ne dut la liberté qu’à une rançon de cent piastres que sa femme paya en vendant ses bijoux. Depuis cette aventure, poussé par la vendetta, il cherchait ses bandits, quand, un jour, il en trouva plusieurs dans une auberge. Il en tua deux et en poursuivit un troisième, qui ne fut atteint que dans ses habits et s’échappa. L’un des tués était le mari de Maria Grazia, qui ne l’avait épousé que depuis sept mois ; le fugitif était son cousin, un certain Gregorio. Dès ce moment, la vendetta fut mutuellement jurée entre Gregorio et Mattia.

Cependant, Maria, la belle veuve, était l’objet de toutes les ardentes convoitises des héros de la montagne. Ce fut Francesco Nardelli, charbonnier, qui eut sa main. « Le premier un agneau, le second un tigre, » disait Maria elle-même, parlant de ses deux maris. Il y avait un an qu’elle était remariée, quand l’honnête Nardelli fut chargé par sa bande de tuer à Terracina un dénonciateur. Le coup fait, il s’enfuit dans la montagne, où le zèle du bourreau de Sonnino le força à demeurer. Sur ces entrefaites, l’expédition des carabiniers romains s’opéra, et Grazia, qui venait d’être mère, et qui tenait son maillot sur sa mamelle, fut enlevée avec Teresina, et jetée aux Termini. Elle avait alors près de vingt-trois ans, Teresina dix-huit.

Déjà, trois années avant le sac de Sonnino, celle-ci s’était mariée, et précisément à ce Mattia Caputi devenu veuf, Mattia le tueur de brigands, qui avait à régler avec le cousin de la jeune Romaine un certain compte de vendetta. Mattia vint tirer Teresina de l’établissement des Thermes, et fut chargé par le gouvernement d’aller, accompagné de sa femme, dans la montagne, traiter avec les bandits. Dans un défilé, il se rencontre, un jour, face à face avec Gregorio. Prompt comme l’éclair, celui-ci fondait sur lui, le stylet à la main, quand, d’un mot, Mattia l’arrête. « Plus de vendetta ! s’écrie-t-il, nous sommes parens : Teresina est ma femme. » On s’embrasse, la paix est faite, et ils reviennent à Rome de compagnie. Chevalerie manquée que ce brigandage romain !

Pendant que cette réconciliation s’accomplissait, le mari de la Grazia était toujours à la montagne[13]. Il lit un jour un décret d’amnistie à la porte d’une église, et s’empresse de se rendre à Sonnino pour faire sa soumission ; mais, quand il arrive, les délais étaient expirés depuis quelques heures, «t on l’arrête, comme s’il eût été pris les armes à la main. Il rugissait de fureur. On l’enchaîne, et, pendant que sa femme continue à poser pour Robert aux Termini, on envoie le malheureux à Porto d’Anzio. « Tanto meglio ! — me disait Grazia, quand, à Rome, en 1846, elle me contait ses aventures à l’académie de France[14], — tanto meglio per questo cazzaccio che e venuto ad arrendersi ! Fosse arrivato cento anni prima ! (Tant mieux pour cet imbécile qui était venu se rendre ! Plût à Dieu que cela fût arrivé cent ans plus tôt !) Quand on l’arrêta, ajoutait-elle, j’étais encore aux Termini. Là, ma vertu éclatait à tous les yeux ; mais le tigre d’Anzio entend dire que les prisonnières des Thermes causent avec des hommes par les fenêtres. Furieux de jalousie, il s’échappe, se glisse à Rome, et rôde autour de ma prison pour me tuer. On l’arrête, et il est remis à l’ombre à Porto d’Anzio, où il en eut encore pour cinq ans. »

Il semble que, femme et Italienne, menacée du couteau, Grazia va courir à la vengeance. Qu’on se détrompe : le peuple de Rome ne rompt pas pour si peu. Sa dureté, d’ailleurs, n’était que sur les lèvres, son cœur était sans fiel ; dès qu’elle fut sortie des Termini, elle alla voir de temps à autre son mari à Porto d’Anzio, et fit sa paix. Elle supplie même alors qu’on le rapproche d’elle, et l’ardeur de ses démarches, pour obtenir une commutation, répond à l’ardeur de son caractère extrême. Elle redemande son Nardelli au monsignore de la police, elle le redemande aux cardinaux, au pape, à la madone. « Elle eût écrit à Dieu, disait-elle, si la poste allait jusqu’à lui. » Enfin, grâce à l’intervention de notre ambassadeur, le duc de Laval-Montmorency, elle obtint que le forçat d’Anzio fût transféré au château Saint-Ange.

Le mari, devenu sage, n’avait plus guère alors que dix-huit mois de fers à subir. Il comptait même un peu sur les fêtes pour faire diminuer son temps, car, si à Rome on ruine en fêtes le pauvre peuple, encore en tire-t-on quelque indulgence religieuse ou civile. Malheureusement tout cet échafaudage d’espérances croula sous un édit de Léon XII, qui reléguait à perpétuité à la citadelle de Civita-Vecchia tous ceux qui avaient trempé dans le brigandage. Point d’exception, même pour celui qui touchait au terme de sa captivité. Dès-lors, Nardelli, au désespoir, prend son parti. Il s’associe à un prisonnier déterminé comme lui, et, un jour qu’ils sont en quelque taillis écarté à faire du bois, chacun d’eux tue son soldat (chaque galérien a son soldat qui le garde comme son ombre), et s’évade. Passant alors, côte à côte, le Tibre à la nage, ils font, dénués de tout, quarante à cinquante lieues à travers champs et bois, et se jettent dans les montagnes de Terracine, où leur tête est mise à prix.

Le compagnon de Nardelli était un lieutenant de Gasparone. Quelques hommes se groupèrent autour d’eux, et la troupe, pendant deux années, se teignit du sang des carabiniers romains et napolitains. Les bandits, acculés finalement sur une montagne, disputèrent pied à pied ce dernier poste, et tombèrent, l’un après l’autre, sous la fusillade. Seuls, le lieutenant et Nardelli résistaient encore ; mais le cercle se rétrécit incessamment. Enfin, au sommet, les carabiniers aperçurent le lieutenant agenouillé, dont le fusil était appuyé sur une roche : le coup allait partir ; les carabiniers se précipitèrent : l’homme n’était plus qu’un cadavre, une balle l’avait atteint à la poitrine au moment où il se préparait à faire feu. Son sang fumait encore, et c’est à peine si l’homérique bandit s’était affaissé dans la fière attitude qu’il avait prise. A cet instant, un tronc de pin croula du flanc de la montagne : c’est Nardelli qui l’avait déraciné, et qui, accroché aux branchages, se faisait crouler avec lui. Sanglant, plus qu’à demi mort, il est conduit à Mola di Gaëta, et les gendarmes napolitains viennent demander au gouvernement pontifical les cent piastres promises ; mais on reconnaît qu’il est sujet des Deux-Siciles, et Rome refuse. Nardelli rentra aux prisons de son pays pour y attendre la potence ou une grâce douteuse.

Cependant Maria, qui savait la mise à prix de la tête de son mari et ses exploits de la montagne, apprend qu’il est arrêté, mourant et condamné. Elle songe sans tarder à convoler à de nouvelles noces, et s’informe s’il n’y aurait pas moyen de hâter l’exécution du jugement. Morta la bestia, morto il veneno, disait-elle dans sa tendre sollicitude. Un jour donc, elle va à la place Barberine, la place des écrivains publics, et s’y fait faire une pétition pour l’ambassadeur de France. Armée en guerre de tous ses atours et de tous ses attraits, elle se présente chez le duc de Laval-Montmorency. Les valets font mine de lui refuser la porte ; elle la force. « C’est moi, la Grazia, dit-elle au duc ; je viens vous demander justice de ce gouvernement napolitain qui n’en finit pas et me fait languir. » Je passe les détails de l’entrevue ; le duc en a gardé le secret. Malgré cette démarche, les bonnes nouvelles qu’attendait la Grazia n’arrivant pas, la belle Romaine perdit enfin patience. Se mariait alors qui voulait, à Rome, sans papiers et sans consentement de famille. Une commère se trouva d’ailleurs qui déclara devant l’autorité qu’elle avait entendu dire par un marinier que Nardelli était mort, et un nommé Kimerly, de race bohème, chapelier de son état, devint l’heureux époux de la prétendue veuve.

— Mais êtes-vous bien sûre, lui demandai-je, que votre second mari soit bien mort ? S’il revenait ? — Oh ! répondit-elle, j’espère qu’ils y auront mis bon ordre ! — Est-il donc si facile, repris-je, de se marier sans être veuve ? — Bah ! ce n’était pas alors comme sous ce pape-ci ; pour de l’argent, on eût épousé son père ! » Et en me racontant ainsi les agitations de sa vie, Maria Grazia, déchue aujourd’hui comme tant d’autres gloires, refleurissait d’une jeunesse nouvelle, et retrouvait un accent de fierté extraordinaire.

L’abbé Richard, dans sa Description de l’Italie, accuse les femmes romaines, même du premier rang, « d’aller, dans leurs promenades nocturnes de l’été^ chez les bouchers, voir tuer les bœufs, dont elles se plaisent ensuite à examiner les entrailles palpitantes. » Ce reproche serait souverainement injuste aujourd’hui, et l’a probablement toujours été. Les grandes dames de nos jours ne sont plus ces fameuses matrones de l’antiquité dont le pouce impitoyable décidait de la vie et de la mort des gladiateurs. On a dit également que ces cruels spectacles attiraient les femmes des montagnes, dont l’aisance de la vie n’a point amolli le cœur et chez qui, au contraire, l’habitude des luttes sanglantes a dû entretenir des instincts sauvages et le besoin des impressions fortes ; on a parlé de mille folies auxquelles les aurait poussées le besoin de sentir, d’être averties en quelque sorte de leur existence : tout cela, pur roman. Les habitantes de la montagne, celles même, entre les femmes de brigands, qui jadis ont chargé le fusil des héros de la forêt, n’ont nullement ces instincts féroces, et ne s’affichent point ainsi à Rome. Pauvres gens pour qui tout est cher, elles ne quittent pas, à moins d’être modèles, les places Montanara et Campo de Fiori, où sont leurs affaires et leurs habitudes. Elles ne fréquentent aucun des spectacles des dernières classes, et leurs mœurs, que relève, sous le haillon, une certaine dignité indépendante, n’ont rien des bassesses de la lie de Rome. Ignoble comme celle de toutes les grandes villes, celle-ci n’est point ce qu’on appelle le peuple romain ; elle n’en a que le nom. A défaut de bêtes fauves dans les arènes, à défaut de lutteurs humains et de gladiateurs, il lui siérait bien de hanter les boucheries, elle que l’on voit courir avidement au mausolée d’Auguste, prostitué de temps à autre à de grotesques joutes où de malheureux bossus luttent contre des veaux, comme si, pour ces contrées amoureuses de la forme, le bossu n’était point un homme[15] !

La Maria Grazia et sa sœur Teresina, qui est morte en 1839, ont posé pour presque tous les tableaux de Robert et de Schnetz. La galerie du Palais-Royal possédait un portrait en pied de la Grazia, par Schnetz, sous le titre de la Femme du brigand. La jeune femme qui présente à la diseuse de bonne aventure la main de l’enfant dans le tableau de l’Enfance de Sixte-Quint, par le même, est le portrait de la Teresina. Dans l’Improvisateur napolitain, de Robert, la femme assise aux pieds du chanteur et tenant un enfant est encore la Teresina. C’est encore elle qui est représentée dans la danseuse qui précède le char du Retour de la fête de la Madone de l’Arc.

Justine, sœur de Gasparone, le chef de tous les brigands, était aussi un magnifique modèle, et dont les aventures ne le cèdent en rien à celles des deux sœurs. Une autre jeune fille enfin, d’une beauté remarquable, enlevée par les brigands et faisant partie de la population de Sonnino, transférée aux Termini, servit de modèle à Robert pour une de ses meilleures études qu’il peignit, de grandeur naturelle, aux Thermes, pour lord Kinnaird. Cette jeune fille portait au cou une cicatrice que Léopold reproduisit dans son portrait, en mémoire de la résistance énergique opposée par elle à ses ravisseurs.

Nous nous sommes arrêté sur ces épisodes qui appelèrent alors l’attention des peintres français et de Rome entière sur le brigandage italien. C’est là, en effet, qu’il faut chercher l’origine de ces éternelles peintures de brigands dont tant d’artistes inférieurs à Robert et cachés dans son ombre ont inondé les salons du Louvre ; mais les siennes étaient, en 1820, une nouveauté piquante, d’autant plus goûtée, que les poésies de lord Byron venaient de mettre les brigands à la mode. « J’ai été bien favorisé, je l’avoue, écrivait Robert à son ami Brandt le 3 octobre 1822 ; j’ai voulu choisir un genre qu’on ne connût pas encore, et ce genre a plu. C’est toujours un avantage d’être le premier. Lorsque j’arrivai, je fus frappé de ces figures italiennes, de leurs mœurs et de leurs usages remarquables, de leurs vêtemens pittoresques et sauvages. Je pensai à rendre cela avec toute la vérité possible, mais surtout avec cette simplicité et cette noblesse que l’on remarque dans ce peuple, et qui est encore un trait conservé de ses aïeux. Ce que j’ai fait jusqu’à présent ne me satisfait pas encore ; j’espère réussir mieux. Cependant mes tableaux, quoi qu’ils représentent d’abord, sont très recherchés. Je dois me féliciter de mon voyage en Italie ; je crois que j’y resterai long-temps. Un autre avantage, c’est que le climat, au lieu de m’être contraire, m’est extrêmement favorable.... Mon état me coûte beaucoup ; je suis forcé d’avoir continuellement des modèles pour mes tableaux, car je suis résolu à ne pas faire un trait sans ce secours, qui ne peut jamais tromper... Je fais des excursions dans les montagnes les plus sauvages, et j’y trouve des motifs tout nouveaux pour ce genre. »

V.

Robert fit de ses peintures une exposition générale à Rome ; mais, dépourvu de ce savoir-faire qui met à appeler les éloges et les succès tout le talent et l’art qu’il employait à les mériter, il fallut qu’un Vaudois, le consul de Suisse, M. Auguste Snell, son banquier et son ami, amenât dans son atelier la duchesse de Devonshire, qui le prôna, et qu’un artiste bienveillant fît voir son exposition à un riche curieux, le colonel de Lamarre, qui aida à lui donner le premier essor. Depuis lors, son nom passa de bouche en bouche ; les générations successives de voyageurs se le léguèrent, et la réserve modeste du jeune peintre le servit auprès d’eux autant que son talent.

L’extérieur, chez Robert, n’avait, il faut le dire, rien de séduisant pour qui le connaissait peu. C’était un homme petit, grêle, d’un aspect lourd et sans distinction. A ses vêtemens de couleur foncée, étroits, exactement boutonnés, à son chapeau rabattu sur les yeux, à sa grosse tête enfoncée dans les épaules, à son air gauche et refrogné, à l’arc de ses sourcils se fronçant l’un vers l’autre, au timbre discret et timide de sa voix, on reconnaissait un caractère peu expansif, un esprit soucieux. Partout il prenait la dernière place et le dernier rôle. Comme tout homme à pensée unique, il respirait l’ennui : mais, s’il parlait, sa conversation, quoique embarrassée, peignait d’un mot bref et juste. Se sentait-il à son aise, le nuage qui obscurcissait son front se dissipait, et qui avait causé avec lui finissait par lui trouver je ne sais quoi de fin et de vrai, de sensible, d’aimant et de triste, digne à la fois de sympathie et de respect.

Il était temps que la fortune lui sourît, car les trois années fixées par M. Roullet venaient d’expirer ; déjà même le pauvre artiste s’était vu contraint de demander, pour quelque temps encore, la prolongation de sa pension ; mais, soutenu par la vogue, cette fois d’accord avec le bon goût, il fit de petits tableaux qui se vendirent rapidement, et de ce jour il se maintint par ses propres ressources. Il put même, deux ans après (1822), enlever à l’horlogerie et appeler à Rome son frère Aurèle, doux et intelligent jeune homme, dont il voulait faire un artiste, et qui demeura jusqu’à la fin le compagnon fidèle de sa prospérité, de ses triomphes et de ses peines. De ce jour aussi, continuant à affronter vigoureusement la vie, la retraite et la pauvreté, il n’eut de relâche qu’après s’être acquitté envers M. de Mézerac, qu’après avoir remboursé à sa famille les avances faites pour son instruction.

Les ouvrages qui avaient d’abord appelé sur Léopold Robert l’attention du public en Italie n’étaient, à vrai dire, que des études historiées. D’ailleurs, la nature sombre des sujets de brigands avait fini par le dégoûter. «Je ne puis peindre, disait-il, sans m’identifier avec mon sujet, et, quand j’ai achevé un de ces malheureux brigands, je me sens tellement épuisé et si mélancolique, que, si je continuais long-temps, je finirais par perdre la tête ou du moins par tomber malade sérieusement. » Il fit donc divorce avec ces peintures de bandits au moment où le prix en était doublé[16], et, à l’instar de l’habile peintre d’imitation Victor Schnetz, qui paraît avoir exercé une réelle influence sur la direction de son talent, il voulut poursuivre des succès plus élevés.

Sorti de cette grande école de David, qui, depuis, a fait tant de martyrs, mais qui, par la main du maître, a relevé l’art de la décadence où l’avaient plongé les saturnales d’une école de boudoir, il avait l’exemple de ceux qui luttaient à leur tour contre les tristes excès de leur propre école. Son bon sens lui faisait apprécier combien son organisation s’éloignait de celle des génies créateurs, et, à la nature même de ses succès, il comprit qu’il fallait s’en tenir à l’imitation simple et vraie de la grande nature qui l’entourait : partage, du reste, assez beau, si le peintre savait ne pas dépasser son but.

Un incident particulier de son début était venu, d’ailleurs, l’éclairer d’une manière complète et irrévocable sur la portée de son propre génie, et lui apprendre à renoncer à l’idéal de l’inspiration souveraine. Un amateur lui ayant demandé un tableau représentant Corinne improvisant au cap Misène, il avait accepté, mais l’œuvre n’aboutit point. Déjà la composition était agencée, déjà les auditeurs étaient peints, et la figure inspirée de Corinne, ainsi que celle d’Oswald, manquaient encore.

« Je ne sais comment je fais, écrivait-il à son ami Navez, il me semble que je m’occupe assidûment, et je ne fais presque rien quand je compare avec les autres. Je suis en travail sur mon tableau de Corinne. Je suis fâché de ne pas t’en avoir montré la composition ; mais, quand tu es parti, il était si dégoûtant, que je n’ai pas osé. Encore à présent, j’en suis tellement dégoûté, que je suis souvent tenté de crever la toile. » (24 novembre 1821.)

« Mon misérable tableau, dit-il au même le mois suivant, commence à me peser furieusement. Il pourra bien s’y trouver quelques bons détails, mais j’ai bien peur de m’être fourvoyé. J’ai choisi un effet trop difficile à rendre, et d’ailleurs je m’aperçois qu’une Corinne est trop élevée pour moi qui n’ai jamais fait que des brigands et des paysannes. Ma consolation, si j’en puis trouver une, c’est de voir que je ne m’aveugle pas trop sur ce que je fais, et que j’ai beaucoup plus étudié que si j’avais fait vingt petits tableaux. Schnetz, qui voit de temps en temps celui-ci, cherche à me rendre le courage. Je t’avoue que, si je le faisais pour moi, je le laisserais pour en exécuter d’autres qu’on me demande instamment. »

L’année suivante, on retrouve les mêmes doléances dans une lettre du 5 mars au même peintre Navez. « J’ai à peu près fini mon tableau de Corinne. Sur les derniers temps que j’y travaillais, il me tombait tellement sur le dos, que je me suis décidé à le laisser là quelques semaines. J’y travaillais sans l’avancer. C’est un sujet trop difficile. Cette figure de Corinne est ingrate à faire, car on ne sait quel caractère lui donner ni quel costume. D’après ce qu’on me dit, je crois qu’il y a des choses dont la couleur est plus forte que dans mes autres tableaux ; mais, si j’avais prévu tout le mal que cette maudite peinture me donnerait, à coup sûr je ne l’aurais pas entreprise. »

Il s’était en effet risqué, à la fin, à peindre sa Corinne d’après la Maria Grazia ; mais, pour personnifier l’inspiration, copier ne suffisait point, il fallait créer. Le souffle créateur faillit. Ramené incessamment, malgré tous ses efforts, loin du domaine de l’imagination, sans cesse, à la place de l’idéale figure de Corinne, il mettait, dans sa pensée, un des poètes populaires de la Mergellina, du Môle ou de la foire de Carditello. Un instant même, il avait espéré que le propriétaire du tableau accepterait la substitution ; il l’en pressa plusieurs fois, alléguant son peu d’aptitude à ajuster, pour l’Oswald, des vêtemens à la mode. Enfin, sur le refus de l’amateur, il préféra achever à sa guise et pour son compte le tableau commencé, plutôt que de s’escrimer à rendre ce qu’il ne sentait point. Il gratta donc avec le rasoir la figure de Corinne, y substitua un improvisateur, et le tableau annoncé sous ce premier titre de Corinne, au livret du Salon de 1822, mais non exposé, parut, deux ans plus tard, métamorphosé sous le nom, aujourd’hui si connu, de l’Improvisateur napolitain.

Cette transformation de la toile n’a rien de surprenant, surtout chez Robert. David, son maître, qui ne revenait guère sur son travail, n’a laissé que bien peu de repentirs dans ses tableaux, parce qu’il effaçait, s’il avait à refaire, afin d’éviter les repoussés et l’altération inévitable des couches d’huile superposées ; mais de tous les peintres, Léopold fut le gratteur le plus intrépide : il faisait un usage presque aussi fréquent du rasoir que du pinceau, et y avait une merveilleuse adresse. Telle page était couverte ou en partie terminée : un beau jour, ses amis ne retrouvaient plus rien que la toile grise. Il appelait cela travailler à la manière de Despréaux : « Celui-là, disait-il, m’a appris à peindre autant que M. David. »


F. FEUILLET DE CONCHES.

  1. La Chaux-de-Fonds est bâtie sur un des plateaux du versant oriental des montagnes du Jura. Neufchâtel est au bas du versant, et, à une certaine époque de l’année, on ne peut faire qu’en traîneau une partie du chemin qui descend vers la ville. Le Locle est dans la vallée de Fleurier, du côté de France, à trois quarts d’heure de notre frontière.
  2. Depuis la mort de Robert, des mains amies ont placé au-dessus de la porte de la maison une inscription gravée qui rappelle qu’elle est le lieu de sa naissance. L’autorité locale s’est opposée à l’érection d’aucun autre monument en l’honneur de l’artiste, à raison de son genre de mort. Les Genevois ont pu se montrer moins sévères pour leur propre gloire à l’endroit de Jean-Jacques Rousseau.
  3. J’ai connu cet Abraham Girardet, qui était né en 1763, et qui mourut à Paris, le 2 janvier 1823, ivre, comme il avait vécu. Il avait été professeur de dessin des élèves tapissiers de la manufacture des Gobelins, mais n’y logeait pas, les logemens d’artistes ayant été supprimés là comme au Louvre. C’est aux Gobelins que jadis le roi Louis XIV avait donné une retraite au chevalier Édelinck et à Gérard Audran. Le Louvre était réservé aux peintres et aux gens de lettres. Les peintres Le Brun et Mignard logèrent cependant aux Gobelins, mais comme directeurs. Abraham Girardet s’était, à la fin de sa vie, affermé à un boiteux nommé Véron, ouvrier des Gobelins, qui le nourrissait et lui donnait tant par jour. Tout le profit de la besogne revenait à ce Véron, peut-être un peu moins ivrogne que lui. L’une des premières conditions de l’engagement, c’est qu’une bouteille d’eau-de-vie serait, chaque matin, sur la table de Girardet. Celui-ci dessinait assez finement le portrait à la mine de plomb ; mais ses modèles devaient être en séance à l’aube du jour : plus tard, le moderne Lantara était inabordable, mais n’en gravait pas moins. En sortant des Gobelins, l’empereur Alexandre fut conduit, un jour, dans l’atelier de Girardet : l’artiste ne se dérangea pas, faute de comprendre l’honneur qu’il recevait. — Le célèbre Étienne Ficquet, le Gérard Dow de la gravure, a fini à peu près comme Girardet. Ce dernier nom est bien relevé de nos jours par les deux fils du maître de Robert, dessinateurs, graveurs et peintres pleins de finesse, d’observation et de goût. L’un d’eux semble chercher le genre de Robert, mais n’en a pas encore trouvé le style.
  4. M. Navez, né à Charleroy, le 16 novembre 1787, fils d’un magistrat, fut d’abord placé à Bruxelles dans l’atelier d’un peintre d’histoire alors en réputation, nommé François. Il y resta neuf ans et s’y fit remarquer. Ayant obtenu le premier prix à un concours de peinture d’histoire à Gand, il reçut la médaille des mains du comte d’Houdetot, préfet de cette ville, alors française, et cet homme distingué, artiste lui-même et ancien élève de David, l’engagea à se rendre à Paris et à se placer sous la direction de ce grand peintre. La société des beaux-arts de Bruxelles lui en donna les moyens en l’envoyant à Paris comme pensionnaire. Il ne quitta l’atelier de David que pour se rendre à Rome, à l’époque où cet artiste fut exilé. Après plus de quatre ans de séjour en Italie, il revint à Bruxelles, où s’était réfugié David ; il l’entoura de soins, et ce fut lui qui ferma les yeux à son maître vénéré. M. Navez, talent sérieux et classique, a beaucoup produit. Il est directeur du musée de peinture de Bruxelles et de l’académie des beaux-arts.
  5. Le musée d’Avignon conserve l’une des premières peintures de Léopold, exécutée à Paris pendant qu’il était encore dans l’atelier de David. C’est le portrait en petit de l’un de ses camarades d’atelier, pieuse relique à laquelle sa réputation n’a rien à gagner. Ce portrait a été donné au musée avec diverses autres productions de Robert par M. Imer, son compatriote, l’un de ses amis les plus chers, son camarade d’étude chez David, et qui vit aujourd’hui dans la retraite à Avignon.
  6. Henri-François Brandt était né à la Chaux-de-Fonds en 1789, fils, comme Robert, d’un horloger. Il fit un premier apprentissage chez un graveur de montres de son pays, d’où il passa dans l’atelier d’un de ses compatriotes, Jean-Pierre Droz, graveur en médailles, directeur de la Monnaie des médailles de Paris, depuis le directoire jusqu’en 1814, et le même qui, en 1818, remporta le prix au concours ouvert pour la gravure des monnaies. Brandt, qui suivit en même temps l’atelier de Bridan le sculpteur, et reçut les conseils de Louis David, fit d’assez rapides progrès pour remporter, en 1813, à l’âge de vingt-quatre ans, le premier grand prix de gravure en médailles. Le sujet du concours était « Thésée relevant la pierre sous laquelle son père avait caché ses armes. » Les grands prix de gravure en médailles, dont le premier fut obtenu par Tiollier en 1805, le second par Gatteaux en 1809, le troisième par Durand en 1810, et le quatrième par Brandt, donnaient, ainsi que les grands prix en pierre fine, le même privilège que les grands prix de peinture et de sculpture, la pension de cinq ans à l’académie de France à Rome. Ce n’est que depuis 1816 que les graveurs ne reçoivent que quatre années de pension. Brandt partit donc pour Rome. Il y était depuis trois ans, quand les traités lui firent perdre, comme à Robert, la qualité de Français. Il revint à Paris. Le directeur des musées, le baron Denon, ne l’abandonna pas ; il lui fit graver la médaille allégorique représentant l’Aigle française sur le Borysthène. Le roi de Prusse l’appela en 1817 à Berlin, où il est mort en 1816, laissant un œuvre en médailles fort nombreux, dans lequel on remarque particulièrement les portraits de Pie VII, de Louis XVIII, etc., et la représentation de monumens tels que la Trinité du Mont, l’Académie de France à Rome.
  7. Maximilien de Meuron, de Neufchâtel, est un peintre de paysage très distingué qui produit de fort bons tableaux et dessine parfaitement au lavis et à la plume. C’est un homme vraiment digne du nom d’artiste.
  8. Robert avait le dessein de graver une collection des souverains de Neufchâtel : le portrait du roi de Prusse aurait fait partie de la collection, de même que celui de la duchesse de Nemours, resté inachevé, et dont on conserve une épreuve d’essai, à peu près unique, dans le musée d’Avignon.
  9. L’édit est du 18 juillet 1819. Le dégrèvement portait sur le sel et les farines.
  10. On peut voir à ce sujet deux articles de M, Eusèbe Gaullieur, dans la Revue suisse, publiée à Neufchâtel, mois de février et de mars 1847. Ces articles, écrits avec amitié, mais avec un ton de sincérité parfaite, contiennent plusieurs détails intéressans, principalement sur la jeunesse de Léopold Robert.
  11. La cioccia est cette sandale du paysan romain, laquelle s’attache avec des cordes qui remontent autour de la jambe. De là le peuple dit un ciocciaro, une ciocciara, termes consacrés aussi dans les ateliers de peinture.
  12. La couleur olivâtre de ce portrait semble être celle des Giorgion, et s’éloigner de celle des Raphaël, dont la teinte est plutôt brique. En outre, on retrouve le même modèle au musée de Parme, et c’est un Giorgion incontestable comme incontesté.
  13. Se faire brigand s’appelle à Rome se jeter à la montagne : buttarsi alla montagna ; être brigand, esser alla montagna.
  14. Dans sa description de la galerie du Palais-Royal, M. Vatout (article de Maria Grazia, tableau peint par Schnetz) donne une histoire de cette femme, nous ignorons sur quels documens. Nous sommes forcé de dire qu’il n’y a pas le moindre détail qui en soit exact. Un homme d’esprit comme M. Vatout eût, à coup sûr, mieux inventé, s’il se fût livré à son imagination.
  15. Cette parodie des combats antiques et des héroïques combats espagnols de taureaux montre combien le populaire de Rome affectionne le grotesque, comme pour se délasser du beau dont il est entouré. Il faut être un bossu vérifié pour être admis dans l’arène. Les veaux sont de pauvres bêtes efflanquées auxquelles les cornes commencent à poindre. Excités par les bossus, par les cris des spectateurs, par des pointes acérées, ils entrent en fureur et portent à la fin de vigoureux coups. J’ai vu un des malheureux bossus, qui en avait été blessé et mis hors de combat, essayer de sortir de l’arène. La populace l’empêcha de sortir, et criait au veau : « Tue ! tue ! » afin d’en avoir pour son argent.
  16. Robert demeura toujours désintéressé. « Tu aimes mieux l’argent, c’est naturel, tu es père de famille, écrivait-il à un de ses amis ; moi je désespère ma mère, ma sœur et mon frère même par le défaut tout contraire. Je compte cependant changer avec les années. » Il ne changea pas, et c’est ce dédain de l’argent qui a fait sa force.