Léopold Kompert – Le romancier du Ghetto et l’émancipation des Juifs de Bohême

LE
ROMANCIER DU GHETTO
ET
L’ÉMANCIPATION DES JUIFS DE BOHÈME.

Am Pflug, Eine Geschichte, von Leopold Kompert ; 2 vol., Berlin 1855.

À Prague comme à Presbourg, tout le ghetto[1] est en émoi. Ce ne sont partout que préparatifs de départ, on n’entend de tous côtés que paroles de séparation et d’adieu. Quelle tristesse à travers ce bruit et ce mouvement ! Il y a surtout une pauvre famille agitée de mille sentimens divers. Le brave Rebb Schlome Hahn est un marchand qui gagnait péniblement sa vie en vendant comme ses pareils toute sorte de friperies et de bric-à-brac. Or, depuis le matin, une voiture est arrêtée devant l’humble demeure de Rebb Schlome, et tous les membres de la petite communauté, le père, la mère, les deux fils, la jolie petite fille elle-même avec son babil naïf et sa gaieté confiante, tous enfin sont occupés à transporter sur la charrette les meubles, le linge, les ustensiles du ménage. Voilà des gens bien affairés, les uns tristes jusqu’aux larmes, les autres plus résolus en apparence, mais tourmentés en secret par une vague inquiétude. Au moment de quitter les lieux connus depuis l’enfance, au moment de déplacer ces meubles qui rappellent les événemens du foyer, que de pensées, que d’émotions viennent assaillir ces pauvres âmes ! On s’arrête, on réfléchit, on évoque maintes circonstances du passé, circonstances insignifiantes, mais qui tout à coup, en de tels instans, prennent des proportions inattendues ; une dernière fois, on veut revoir à leur place ordinaire les objets familiers, on se remet à l’œuvre, on s’interrompt encore, on ne finirait jamais… Cependant le froid est vif dans la rue ; le voiturier, qui attend depuis le lever du jour, trouve, les heures longues et fait claquer son fouet. Heureusement, plus débonnaires, plus compatissans que leur maître, et comme s’ils comprenaient toutes les douloureuses émotions de ce départ, les chevaux restent là, immobiles, la tête basse, sans fouiller le sol du pied, sans jeter dans les airs des hennissemens d’impatience. Hélas ! il n’est que trop vrai : avant une heure, ces pauvres gens auront quitté leur maison pour n’y jamais revenir. De joyeux cris d’enfans ont-ils rempli jadis ces chambres abandonnées ? Une mère a-t-elle exhalé ici les secrètes tristesses de son cœur ? Sous ce misérable toit, naguère encore un père de famille a-t-il porté le poids de ses inquiétudes et lutté contre les difficultés de la vie ? Qui révélera ces secrets ? qui parlera de ces choses d’hier ? Ces murailles dégarnies sont muettes et lugubres. Une autre famille, une famille heureuse et fortunée, peut s’établir maintenant dans cette demeure ; elle ne soupçonnera pas seulement les douleurs qui l’ont traversée. C’en est fait : voilà un passé, tout vivant encore, effacé du livre de la vie. Un lourd verrou de fer a scellé le tombeau où tant de souvenirs reposent ; les émigrans viennent de partir.

Ainsi commence le nouveau récit que vient de nous donner le peintre et le conseiller des pauvres Israélites de Bohême, M. Léopold Kompert. On n’a pas oublié peut-être les premiers travaux de ce profond et sympathique écrivain. J’ai été heureux de signaler ici ses débuts[2] ; j’ai pris plaisir à mettre en lumière ses peintures si vives, si nouvelles, si tragiques parfois, toujours si instructives et si touchantes. M. Léopold Kompert n’était pas à mes yeux un romancier ordinaire. Israélite lui-même, âme sincèrement religieuse, mêlé et pour ainsi dire attaché par les fibres les plus secrètes de son cœur aux choses douloureuses qu’il raconte, je sentais bien qu’il exerçait une fonction sérieuse en composant ces dramatiques récits. L’auteur des Scènes,du Ghetto et des Juifs de Bohême avait étudié de près les coutumes, les croyances, les préjugés, les terreurs, les doutes sans cesse croissant, et finalement les transformations insensibles de ses coreligionnaires. Dans la Nouvelle Judith il avait peint cette exaltation farouche que les croyances persécutées allument chez les âmes fières ; les Enfans du Randar exprimaient avec une sorte de grandeur épique le doute religieux entrant au sein de la famille juive et brisant les liens du foyer ; l’histoire de Jaikewet de Resèle nous montrait l’obstination invincible des Juifs d’Allemagne, luttant contre des lois iniques ; enfin le Colporteur, Trendeln, la Juive perdue mettaient dramatiquement en scène les rapports du christianisme de nos jours avec les croyances hébraïques et plaidaient au nom de l’Évangile en faveur d’une race opprimée. Encore une fois, M. Kompert ne s’était pas annoncé comme un romancier de profession, on sentait qu’il avait charge d’âmes. — Poursuivez, lui disions-nous, poursuivez cette enquête et cette prédication. Continuez d’observer avec un soin religieux, avec une sympathique philosophie, ces naïves peuplades qui vous ont révélé tant de choses, et dont vous pouvez à votre tour préparer l’émancipation et aplanir les voies !

M. Léopold Kompert ne s’est point hâté. On a pu craindre un instant que ce premier succès n’eût épuisé les forces ou ralenti l’ardeur du jeune écrivain ; non, il étudiait en silence, il observait le développement des idées nouvelles chez les hommes du ghetto, il suivait le conseil que j’avais osé lui adresser et travaillait à l’émancipation de sa race. Le récit que vient de publier M. Kompert est la suite logique des touchantes narrations que je rappelais tout à l’heure. Après la Juive perdue et le Colporteur, il faut lire l’histoire de Rebb Schlome. Heureux le conteur dont les études sont attendues avec cette légitime impatience ! Heureux et bienvenu, ce roman qui se rattache à de telles œuvres et continue une entreprise si noble ! Ne dites pas que ces détails sont loin de nous, que cette question des Juifs nous touche peu, que ce sont là des événemens bien humbles et accomplis sur un théâtre ignoré : qu’importe, si cet obscur épisode appartient à l’histoire religieuse de notre XIXe siècle ? Ouvrons-le, ce livre, avec l’attention qu’il mérite. Nous avions laissé ces pauvres Juifs de Presbourg au milieu d’une crise inquiétante ; voici le tableau qui se déroule devant nous, et les plus graves questions qui puissent préoccuper l’humanité sont engagées dans ces rustiques aventures.

Que s’est-il donc passé depuis que M. Kompert écrivait la Nouvelle Judith et les Enfans du Randar ? Un grave événement en vérité. M. Kompert publiait son premier volume en 1848, et le second paraissait l’année suivante. Or, cette année même, en 1849, le jeune empereur François-Joseph, au milieu des réformes qui signalaient son avènement au trône, décrétait l’émancipation des Juifs. Ces lois odieuses qui pesaient sur les héros de M. Kompert, les voilà abolies. Le pauvre Jaikew ne serait plus obligé d’attendre vingt et un ans autorisation d’épouser Resèle ; il ne serait pas traduit en justice pour avoir perdu patience un beau jour et s’être marié devant le rabbin sans avoir le droit d’être chef de famille ; la chaste Resèle ne serait pas forcée d’aller à Vienne se jeter aux pieds de l’empereur pour obtenir que son fils ne soit pas un bâtard aux yeux de cette loi sans pitié ; non, toutes ces iniquités, et bien d’autres encore, le jeune souverain en a purgé ses états. L’Israélite peut être chef de famille, il peut se marier comme il l’entend, il peut aussi posséder la terre et y verser en sécurité la sueur de son front. Quelle joie et quel étonnement dans le ghetto ! L’étonnement, je le crois bien, est plus grand encore que la joie. Ces malheureuses victimes d’une oppression séculaire avaient fini par s’habituer aux ténèbres de leur existence ; au moment de relever la tête et de marcher à la lumière du soleil, je ne sais quelle timidité les enchaîne. Il y a surtout, je le sais, un noble cœur qu’agite une douloureuse inquiétude : c’est le publiciste qui a demandé l’émancipation de ses frères, c’est le tendre penseur qui veille sur eux et qui compose tout exprès des récits populaires pour diriger ces âmes irrésolues dans les voies de la société moderne. Quel effet vont produire sur les pauvres gens du ghetto ces nouveautés inattendues ? comment passeront-ils de l’état de tutelle à la virilité ? Seront-ils dignes de cette liberté qu’on leur donne ? sauront-ils changer de vie, secouer les vieilles haines, abandonner les ténébreux négoces et prendre loyalement leur place dans la grande famille qui leur ouvre ses rangs ? Qu’on ne s’y trompe pas, c’est une transformation complète qui sera exigée d’eux. Ces droits qu’ils viennent d’obtenir, le guide intelligent qui les surveille sait bien que ce sont surtout des devoirs nouveaux. Il est troublé, il est ému, et s’il apprend que Rebb Schlome quitte le ghetto pour répondre aux intentions du souverain et labourer le coin de terre qu’il a acheté, soyez sûr qu’il accompagnera la famille du marchand dans la rustique demeure, et que là, inquiet, attentif, dévoué, il viendra en aide aux cœurs pusillanimes et dirigera vaillamment l’éducation des forts.

Telle est l’inspiration de M, Léopold Kompert dans ce curieux tableau qui va nous montrer les marchands juifs du ghetto mettant la main à la charrue. A la charrue ! c’est le titre même du livre. Le dramatique intérêt du récit, l’intérêt d’une enquête ethnographique et morale, tout cela se tient dans l’œuvre de M. Kompert. Cette histoire qu’il va nous raconter, c’est une sorte de révolution rustique et populaire qui demeurerait inconnue sans ces révélations. Les érudits qui ont essayé d’écrire l’histoire des classes agricoles se plaignent avec raison de l’insuffisance des documens ; en voilà un, ne négligeons pas de le recueillir. Il est aussi vrai que les diplômes officiels, il est vivant comme la réalité.

Rebb Schlome a donc quitté sa maison du ghetto, et le voilà qui part avec sa petite caravane pour aller prendre possession de son modeste domaine. Hélas ! avant cette heure décisive, il y a eu bien des larmes versées en secret. Rebb Schlome est un homme impérieux ; il n’a pas délibéré là-dessus avec sa femme Nachime, il n’a pas pris l’avis de ses deux fils et consulté leurs goûts. La seule personne de la famille qui ait de l’influence sur l’esprit dominateur du chef, c’est la petite Tillé, une belle enfant d’une douzaine d’années, joyeuse, aimable, insouciante, avec des reparties subites et des idées imprévues qui font songer aux femmes inspirées dont le rôle est si éclatant dans la Bible. Oui, Tillé n’est qu’une enfant, et déjà il est évident que la famille de Rébb Schlome admire en elle un être choisi, une fille de Judith ou de Déborah. Un jour que Rebb Schlome voyait tous ses confrères du ghetto faire leurs paquets et profiter, qui d’une façon, qui de l’autre, de la liberté octroyée par la loi : « Et nous, disait-il, qu’en ferons-nous, de cette liberté tant désirée ? Faut-il que nous restions enchaînés ici, comme au temps de notre servitude ? est-ce en vain que l’empereur nous aura fait cette grâce, et personne de nous ne saura-t-il se rendre utile ? — L’empereur ! l’empereur ! s’écria naïvement Tillé, le regard en feu, la voix tremblante, et comme possédée d’une inspiration subite. Tu ne l’as pas encore remercié, mon père ! Tu n’as pas encore remercié l’empereur. Je crois cependant qu’il conviendrait… — Moi ! remercier l’empereur ! dit Rebb Schlome, tout surpris de cette singulière parole de l’enfant. — S’il m’était permis d’avoir une opinion là-dessus, dit subitement Anschel, le fils aîné de Rebb Schlome et de Nachime, je sais bien ce que nous aurions tous à faire. » Ce cri lui était échappé ; il semblait cependant qu’il n’osât continuer et qu’une crainte respectueuse enchaînât sa langue. « Silence ! laisse parler l’enfant, lui cria impérieusement Rebb Schlome ; ce n’est pas par tes lèvres que parle la sagesse. » Anschel devait être accoutumé à se voir ainsi humilié devant sa sœur, car il se tut à cette rude apostrophe sans en paraître blessé. « Vous allez tous vous moquer de moi, reprit Tillé, un peu troublée cette fois de la supériorité que lui attribuait son père, mais si j’étais le maître ici, je voudrais être paysan et cultiver une terre qui serait à moi. — Dieu vivant ! murmura Anschel, la chère Tillé est-elle dans mon cerveau pour savoir ce qui s’y passe ? Elle a dit précisément ce que je voulais dire. »

Rebb Schlome avait attendu avec anxiété la décision de l’enfant. Tout à coup, à ce cri poussé par Tillé : « je voudrais cultiver ma terre ! » il lui sembla que la chambre était illuminée par les mystiques candélabres, et qu’au milieu de cette lumière éblouissante une voix se faisait entendre, une voix mystérieuse et douce qui lui dévoilait à lui-même le secret de ses confuses pensées. Il se sentait frappé au plus profond de son cœur. Pour cette âme ardente et timorée, pour cette vraie nature de Juif toute nourrie des antiques traditions et de la lecture du saint livre, le cri de l’enfant était une révélation d’en haut. Il avait entendu une de ces sentences décisives qui changent notre vie de fond en comble. « C’est vrai ! » disait-il en phrases entrecoupées, tandis qu’il tournait et retournait dans tous les sens les paroles auxquelles il attribuait une céleste origine ; « c’est vrai ! Avons-nous remercié l’empereur ? O Dieu d’Israël ! moi, Rebb Schlome Hahn, moi sur qui Pawel et Honza ont craché avec mépris parce que Pawel et Honza vont à l’église, moi, Rebb Schlome, je puis maintenant devenir bourgmestre, je puis établir ma boutique là où bon me semblera, je puis me faire bâtir une maison auprès de l’hôtel du premier conseiller de la ville, et si j’ai de quoi m’acheter un champ, je puis vivre de mes récoltes ! O Dieu d’Israël ! de quelle manière, remercie-t-on l’empereur pour des bienfaits comme ceux-là ? » Et, suivant toujours sa pensée, il se demandait naïvement ce que l’empereur avait voulu en promulguant un tel décret, quel était le but de cette loi, le sens de cette épreuve, en un mot par quels actes de reconnaissance et de bon vouloir les gens du ghetto se montreraient dignes de la libéralité du souverain. Un vague sentiment de la transformation de ses frères s’éveillait alors dans son esprit et devenait peu à peu plus distinct : « Ne disent-ils pas toujours (et il avait en vue les ennemis implacables de sa race), ne disent-ils pas toujours que le Juif n’est pas fait pour la vie des champs, qu’il aime mieux se traîner par la ville avec son sac de marchandises que de prendre en main le timon de la charrue et d’aiguillonner une paire de bœufs ? Hélas ! n’est-il pas trop fondé, ce reproche qu’ils nous adressent, et n’est-ce pas maintenant surtout qu’ils auront le droit de le répéter avec injure, si nous ne profitons pas dignement et courageusement de la nouvelle vie qui nous est offerte ? Moi, du moins, j’accomplirai ce devoir ; aussi vrai que je me nomme Rebb Schlome Hahn, je veux montrer à l’empereur ce que je puis faire. La chère Tillé a raison ; le Dieu d’Israël a parlé par sa bouche. »

C’est ainsi que Rebb Schlome s’est décidé à quitter sa boutique du ghetto pour aller cultiver son coin de terre. Une parole inspirée de sa fille a éveillé en lui de graves méditations ; il a compris qu’il y avait là un sérieux devoir à remplir, et aussitôt, sans prendre conseil de sa femme Nachime, sans lui communiquer ses plans, sans l’élever peu à peu à ce même sentiment du devoir, il a vendu son fonds de commerce et acheté une petite ferme dans le pays tchèque. Au moment ou il s’enthousiasme si vaillamment pour la régénération des Juifs, au moment où il promet à l’empereur de s’associer pour sa part à l’œuvre bienfaisante de la loi, il obéit encore aux instincts du vieil homme. C’est l’esprit oriental qui reparaît ici ; c’est le Juif hautain, impérieux, chez qui les habitudes du temps des patriarches ont dégénéré en tyrannie domestique. Pourquoi n’essaie-t-il pas de convertir Nachime à ses idées ? Nachime est bien triste déjà de quitter le ghetto et de recommencer à son âge une existence nouvelle ; ce dur silence jettera dans son cœur le germe d’une rancune amère et implacable. La première condition du succès dans ce travail qu’ils vont commencer, c’est l’union du père et de la mère. Si la femme n’est pas dévouée à sa tâche, si Rachel ne vient pas en aide à Jacob, comment s’accomplira cette transformation laborieuse ? Il y a encore un autre membre de la famille qui paraît souffrir en secret de la décision, de Rebb Schlome. Élie n’est pas un robuste garçon comme son frère aîné Anschel ; il a eu une enfance maladive, il est taciturne, il souffre et je ne sais vraiment ce qu’il deviendra dans la rude existence de la ferme. Élie aura du moins une consolation ; il est passionné pour la science. Disciple enthousiaste du Talmud, il passe ses journées dans la méditation et l’étude. Si vous avez lu dans les Mélodies hébraïques d’Henri Heine le poème de Jehuda-ben-ha-Levy, si vous vous rappelez cette poétique description de la halacha, véritable salle d’escrime, effrayant arsenal de problèmes et de décisions, tandis, que l’autre partie du grand livre des rabbins, celle qu’on appelle la hagada, est un jardin enchanté où fleurissent des milliers de légendes, un paradis, plein de fleurs, de chants d’oiseaux, de fontaines jaillissantes, où le lutteur va s’abriter à l’ombre et reposer son front, — si vous vous rappelez, disais-je, cette description magique, vous ne serez pas inquiet pour le pauvre fils de Rebb Schlome. Sous le toit de chaume de la ferme comme dans la sombre chambre du ghetto, il verra s’ouvrir tour à tour la salle d’escrime et le merveilleux jardin ; mais Nachime, que deviendra-t-elle ? Qui pourra calmer sa tristesse, adoucir ses rancunes ? Celle qui devrait être l’âme de la maison se sentira seule, abandonnée… Ce ne sont là toutefois que des pressentimens ; l’auteur, qui les fait entrevoir, a d’autres scènes encore à raconter avant de nous montrer la tribut juive à la charrue.

Rebb Schlome va donc partir avec toute sa famille. Nachime a pleuré comme un enfant, mais elle a bien été obligée de se soumettre. Seulement lorsqu’on veut revenir un jour dans la maison que l’on quitte, (c’est une superstition des pauvres gens de la Bohême), il faut cacher un objet précieux, dans quelque coin de la muraille. Nachime vient de confier à une cachette obscure le collier que son mari lui donnait il y a vingt-cinq ans, à la fête des fiançailles. Le père, la mère, les trois enfans, ont pris place dans le fourgon qui doit les conduire à la ferme. Il y a la encore, un sixième personnage, un vieux cousin à moitié fou, le pauvre Coppel, armé du talisman, qui jouait un si grand rôle chez les Juifs du moyen âge. Ce talisman est une plaque de bois noir sur laquelle un losange de cuivre représente le bouclier de David ; au milieu du bouclier est tracé en grosses lettres dorées le mot Orient, en langue hébraïque misrach. Or le cousin Coppel est persuadé que son misrach a appartenu au roi David lui-même. David, poursuivant son fils Absalon, laissa tomber son mismach, à l’endroit le plus sombre de la forêt, et Coppel l’a retrouvé. Les tristes réflexions de l’insensé produisent un singulier effet au milieu de la douleur de tous. Le voyage est triste. Maintes pensées inquiètes assiègent les émigrans. C’est en vain que l’auteur, au moment où la voiture s’est ébranlée, a prononcé sur eux la bénédiction sacerdotale ; c’est en vain qu’il s’est écrié : « Dieu vous bénisse et vous protège ! Qu’il éclaire votre chemin des rayons de sa face majestueuse ! Qu’il laisse tomber sur vous ses regards et qu’il vous donne la paix ! » Ces souhaits pourront être exaucés quelque jour, l’heure présente ne s’y prête pas. Vous voyez, hélas ! ce qu’ils emportent avec eux pour la protection de leur entreprise ! Un débris des vieilles superstitions aux mains d’un insensé. Où est le talisman vivant, l’union des cœurs et des courages ? Le père est dur, les fils sont défians, le cœur de la mère est désolé.

M. Léopold Kompert a peint ici avec une singulière franchise un trait bien dramatique et bien vrai du caractère israélite, je veux dire la défiance produite par une oppression séculaire. Lorsque les émigrans atteignent, après une longue journée de pluie, le village qui va devenir leur séjour, la nuit est déjà tombée, une nuit sombre et lugubre. À peine arrivés aux premières maisons, ils entendent un coup de feu qui retentit comme un signal. Des voix moqueuses entonnent une chanson où il est question de Juifs, de Juifs qui veulent devenir laboureurs, et qui préfèrent le sillon nourricier au pavé du ghetto ; puis soudain une immense lueur embrase le ciel, « Dieu vivant ! s’écrie Nachime, c’est un incendie, c’est notre maison qui brûle ! Je te l’avais bien dit, Rebb Schlome, quel accueil nous feraient ces paysans ! » — Les chevaux s’arrêtent tout effarés, et le voiturier n’ose continuer sa route. Rebb Schlome sent fléchir son courage, Nachime éclate en sanglots et en reproches. Tillé seule n’a pas peur, elle écoute cette chanson que profèrent des centaines de voix, et là où les autres ont vu une raillerie injurieuse, elle croit saisir une parole de bienvenue. Tillé ne se trompe-t-elle pas ? Pourquoi ce rassemblement et ces rires étouffés ? Pourquoi cet incendie qui projette au loin sa lumière ? On n’est guère disposé cette fois à accepter l’avis de l’enfant comme une révélation. Rebb Schlome se dresse sur le marchepied de la voiture, et de toute la force de ses poumons il apostrophe la foule cachée dans l’ombre. « Tais-toi ! lui crie Nachime épouvantée, n’ameute pas contre nous ces sauvages. » Cependant les voix s’éloignent, les rires ont cessé, la chanson tumultueuse n’est plus qu’un murmure lointain, mais la campagne semble toujours éclairée par les flammes. Ce silence en un tel moment n’est-il pas plus effrayant que le vacarme de tout à l’heure ? Point de cloches, point de tocsin pour appeler au secours, nul mouvement dans ces rues solitaires. Si c’est la maison du Juif qui brûle, elle brûlera sans qu’une main humaine ait essayé de combattre le fléau. Il faut pourtant voir ce qui se passe dans le village. Anschel veut sortir de la voiture : « Non ! non ! lui crie Nachime, ils vont te tuer, mon enfant ! » Nachime resterait là, pétrifiée par la peur, incapable d’avancer ou de reculer ; mais Anschel a désobéi au cri de sa mère, il s’est élancé hors du fourgon, et déjà, comme si ses pieds avaient des ailes, le voilà au milieu du village. Nachime pousse des cris de détresse ; elle croit que son enfant court à une mort certaine, qu’il va être dévoré par les flammes de l’incendie ou assassiné par ce peuple en fureur. « Ne craignez rien, Nachime, » s’écrie alors une voix qui ne s’était pas encore fait entendre au milieu de cette scène d’épouvante. C’était le cousin Coppel, auquel on ne songeait guère en ce moment. « Ne craignez rien, disait-il, — et son accent avait je ne sais quoi de religieux qui commandait la confiance, — j’ai encore entre les mains le misrach du roi David, et tant que le misrach sera avec nous, il n’arrivera pas malheur à la famille. » Disant cela, il s’était levé, et, tenant au-dessus de sa tête le bouclier sacré, il jetait du côté du village, comme un prêtre de Lévi, cette solennelle apostrophe : « Gardez-vous bien de toucher à un cheveu de sa tête ! C’est moi, Coppel, qui vous parle ici ; c’est moi qui vous donne cet ordre au nom du roi David ! »

Toute la scène que je résume ici est développée de main de maître ; il est impossible de ne pas en être ému. Que de choses dans ce tableau ! Cette carriole arrêtée pendant la nuit à l’entrée du village, cette famille tremblante, ces chevaux qui n’osent faire un pas de plus, le voiturier lui-même qui partage l’épouvante de la petite tribu qu’il conduit, et ne songe pas à faire claquer son fouet, voilà bien la première heure de liberté pour ces Juifs après des siècles et des siècles de servitude. Ils sont libres, et la liberté leur semble pleine de pièges. Inquiets, effarouchés, ils voient partout des ennemis. En vain leur dirait-on que les temps sont changés, que le moyen âge n’est plus qu’une lumière plus pure s’est levée sur le monde, que l’esprit de l’Évangile a percé enfin les ténèbres qui l’obscurcissaient, et que l’égalité des hommes est inscrite dans les lois. Étranges argumens pour des Juifs ! Accoutumés à la haine depuis dix-huit cents ans, accoutumés à maudire et à être maudits, il faut, pour les rassurer, invoquer le nom du livre qui pendant une longue suite de siècles a renfermé leur condamnation. C’est bien ici que se vérifient les terribles paroles des prophètes, lorsque, prédisant la ruine d’Israël, ils montraient tous ses enfans en proie à l’épouvante. Ecce ego dabo te in pavorem, s’écriait Jérémie. Isaïe disait aussi, et avec plus de force encore : Formido, et fovea, et laqueus super te. La peur sera sur toi, partout tu verras le piège, partout l’abîme. Cette effrayante menace revient sans cesse dans les versets des sublimes voyans. Écoutez encore cette prophétie : « Ceux qui survivront porteront un cœur lâche dans le pays de leurs ennemis ; le frémissement d’une feuille morte les remplira de terreur ; ils s’enfuiront devant elle comme devant une épée ; ils s’enfuiront et tomberont la face contre terre, bien que personne ne les poursuive. » Le tableau de M. Kompert est la vivante traduction de ces paroles. L’enfant seul (symbole. expressif), l’enfant seul et l’insensé n’ont pas partagé la commune épouvante.

Il n’y avait cependant rien de sérieux dans ces aventures nocturnes. Il n’y avait pas de complot contre les émigrans israélites, pas d’émeute, pas d’incendie. C’était plutôt le contraire. Le lendemain, après une nuit d’insomnie et d’angoisses sous ce toit qu’ils avaient cru incendié, nos gens s’occupaient encore des premiers soins de leur installation ; quand, arrive chez Rebb Schlome une députation du village. Celui qui la conduit est un homme robuste, aux épaules carrées, à la figure franche et loyale. Il parle au nom de tous, parce que le suffrage populaire l’a fait magistrat de la petite communauté. Il va droit à Nachime, lui prend les mains et les secoue cordialement. « À celle-là d’abord mon salut ! — dit le rustique magistrat d’une voix qui fait résonner les vitres À celle-là d’abord, car c’est la femme qui est l’âme et la vie dans le ménage du paysan, et ensuite à toi, Rebb Schlome ! » Il lui serre la main comme il a fait à Nachime ; puis, ôtant son chapeau à larges bords et enveloppant ; de son regard toute la famille assemblée : « Soyez les bienvenus, dit-il, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ ! Puisse le bonheur et la santé vous réjouir à souhait dans notre village ! Nous savons, nous autres paysans, ce qu’il faut demander à Dieu ; que Dieu vous donne tout cela, à toi, à ta femme et à tes enfans ! » Rebb Schlome est si ému, qu’il ne sait que répondre ; mais les larmes qui coulent sur ses joues expriment mieux que des paroles les sentimens qui l’animent. Il se remet pourtant peu à peu, et s’excuse de son émotion. Il cherche en même temps à expliquer son inquiétude. Quand on quitte sa profession et sa demeure pour entreprendre une vie nouvelle, est-on sûr de l’accueil qui vous attend ? Hier encore, le village ne paraissait-il pas soulevé contre les arrivans ? Ah ! quelle soirée d’épouvante et d’angoisses ! Ils ne l’oublieront de leur vie. — À ces mots imprudens, le paysan irrité frappe le sol de son bâton ferré et fait retentir un juron épouvantable. « En sommes-nous encore là, s’écrie-t-il, et ces haines d’autrefois ne s’éteindront-elles jamais ? Ne sommes-nous pas tous égaux ? À quoi bon cette liberté que l’empereur nous a donnée à tous, si les hommes ont peur des hommes comme on a peur d’une bande de brigands ? » Un murmure d’indignation parcourt les rangs des laboureurs comme pour confirmer ce cri du magistrat. « C’est moi qui ai tiré le coup de fusil, dit une voix, je donnais le signal de votre arrivée. — C’est moi qui ai composé la chanson, dit un autre, et le feu qui vous effrayait, c’était un feu de joie dans les champs. » Tout cela est exact. On était alors en 1849. Après les rudes secousses de l’année précédente, on avait gardé les généreuses idées entrevues seulement à travers l’anarchie démagogique, et les réformes par lesquelles l’empereur François-Joseph inaugurait son règne étaient accueillies et fêtées avec une joie naïve.

La colère du magistrat et l’indignation de ses amis sont aussi rassurantes pour la famille de Rebb Schlome que leurs protestations et leurs vœux. Ce n’est pas tout cependant, nous me sommes ici qu’au début. De nouvelles épreuves vont commencer pour les émigrés du ghetto. Il ne suffit pas d’avoir écarté cette terreur farouche dont les menaçait la Bible ; il ne suffit pas de se sentir en sécurité sous son toit, si l’on ne se décide pas courageusement à cette transformation qu’on désire. Au sordide amour du gain doit succéder le sentiment de la dignité retrouvée, aux pratiques suspectes le travail régulier et honnête. Cet apprentissage de la dignité et du travail, c’est précisément le sujet de M. Léopold Kompert.

Quel sera le maître de Rebb Schlome et de ses fils ? Un valet de charrue. Ce valet, qui se nomme Wojtêch, est un paysan de race slave, un paysan tchèque, comme la plupart des habitans du bourg. C’est un étrange personnage, une nature bourrue, hargneuse, insolente, capable toutefois de dévouement et de tendresse, en somme un caractère plein de contradictions mystérieuses dont le secret ne sera dévoilé, que plus tard. Un matin que Rebb Schlome, en se levant, descendait dans la cour (c’était le cinquième jour de leur installation à la ferme), il fut tout surpris de trouver les chevaux attelés à la charrue et Wojtêch à côté, qui achevait d’aiguiser le soc. « Où vas-tu, Wojtêch ? — Où aller, si ce n’est aux champs ? répond durement le valet sans quitter son travail. Voici le moment de semer. Si l’on attend toujours ainsi, il sera trop tard, et le grain pourrira dans le sol. Avec une maison organisée de la sorte, il faut bien se résoudre à agir sans attendre les ordres. » Rebb Schlome sent la violence du reproche, et au fond de son cœur il en reconnaît la justesse ; Oui, ce reproche poignant est mérité, et cependant est-ce à un valet de parler sur ce ton ? Le rouge lui monte au visage. « Si tu n’es pas disposé à attendre mes ordres, dit-il, tu peux décamper tout de suite. Je n’ai que faire d’un valet qui prend des allures de maître. « Wojtêch le regarde sans colère, mais plutôt avec un mélange de compassion et d’étonnement ; puis, plaçant sa main sur le cou du cheval et caressant sa crinière : « Ces chevaux-là, dit-il d’une voix lente et pensive, personne ne m’en séparera jamais. Nous avons grandi ensemble, et lors même que tous les Juifs de la terre viendraient ici, ils ne m’en arracheraient pas. J’appartiens à la maison, j’y resterai. » Rebb Schlome n’ose en croire ses oreilles. Stupéfait d’une telle audace, partagé entre la colère et une sorte de terreur secrète, il répond d’une voix assez ferme : « Tu menaces les Juifs ? Ce sera un Juif qui te montrera lequel de nous deux est le maître dans la maison. » Wojtêch ne s’émeut pas, et, sautant d’un bond sur le dos de son cheval, il ajoute d’un ton indifférent et comme si rien ne se fût passé entre eux : Il vient-il avec moi ? — Qui cela ? dit Rebb Schlome. — Eh ! votre fils apparemment. Ne dirait-on pas, en vérité, que la moisson est déjà sur pied ? Le gars aura besoin de se lever plus d’une fois avant le soleil, s’il veut arriver à temps. — Allons ! que veux-tu dire ? » s’écrie Rebb Schlome impatienté, car ce ton hautain et mystérieux commence à lui faire monter le sang aux oreilles. « Prenez-le comme vous voudrez, dit le valet en fronçant le sourcil, je n’en retirerai pas un mot. J’avais toujours entendu dire que les Juifs comprennent bien leurs intérêts, mais jusqu’ici je ne m’en suis guère aperçu. Voilà déjà quatre jours écoulés, et je ne vois pas qu’on mette la main à l’œuvre. Si vous ne vous en inquiétez pas davantage, mieux vaut aller tout de suite chez le magistrat et revendre au plus tôt les champs et la ferme ; sans quoi les rats auront bientôt saccagé la maison, et au lieu d’une belle moisson dorée votre champ ne produira que de mauvaises herbes à peine dignes d’être jetées aux pourceaux. Ces Juifs ont d’étranges idées de la campagne ! Ils ne savent pas que la terre est semblable à l’homme et qu’elle veut sa nourriture à heure dite. Le champ a faim aujourd’hui, il aura soif demain ; il faut le veiller et le soigner de près, comme la nourrice son nourrisson. Mais je vois bien que les Juifs ne veulent pas travailler. Le travail leur est à charge, ce n’est pas la première fois que j’en ai la preuve. Voilà des gens qui viennent au village avec l’intention de se faire cultivateurs : admirables cultivateurs, en vérité ! De tout ce qu’ils produiront, il n’y en aura pas assez pour leur chat. Je l’ai dit, je le répète : ces Juifs sont une misérable race, et il n’y a rien à faire avec eux. » Après cette rude mercuriale, Wojtêch, faisant claquer sa langue, donne le signal du départ à ses chevaux ; l’attelage s’ébranle et sort de la cour au grand trot, avant que le Juif ébahi ait pu seulement ouvrir la bouche.

Que vous semble de la leçon ? Voilà nos Israélites de Bohême assez rudement avertis des devoirs qui les attendent. Ces paroles du valet de charme, ne les appliquez pas seulement au travail de la terre ; appliquez-les au travail en général, au travail vrai, suivi, régulier, à ce travail qui n’est plus le brocantage ou l’usure, mais un travail fécond qui enrichit le patrimoine commun de l’humanité : vous comprendrez tout ce qu’il y a de profondément senti dans cette scène. M. Léopold Kompert a le droit de ne pas ménager ses coreligionnaires d’Autriche, car dans ces reproches qu’il leur adresse il y a une compassion sincère et un généreux souci de leur transformation morale. Ces malheureux, pendant des siècles, ont été privés du droit de posséder la terre, de s’établir sur le sol, de faire partie du pays natal et de la cité, c’est-à-dire en définitive du droit de travailler honnêtement ; le jour où ce droit leur est rendu, ils se troublent, ils hésitent, et ces hommes si rompus aux affaires équivoques semblent tout à coup frappés d’inertie et de stupeur. Faut-il donc désespérer ? Non, certes ; il faut continuer l’éducation des émigrés du ghetto. M. Kompert est plein de confiance, sa sévérité même l’atteste. Il ne châtierait pas si durement, par la bouche du valet de charrue, l’apathie et l’incertitude de Rebb Schlome, s’il ne savait bien qu’un jour viendra où la famille juive ira joyeusement faucher les épis d’or sur les sillons arrosés de ses sueurs.

Rebb Schlome est un cœur droit. L’arrogance de Wojtêch a beau l’irriter, il a senti l’espèce de sollicitude cachée sous ces cruelles paroles. Il se garderait bien de chasser un valet si attaché aux intérêts de la ferme. Surtout il est touché de ses paroles, et, rentrant en lui-même, il ne se traitera pas mieux que n’a fait le rude paysan. Si vous pouviez suivre les tumultueuses pensées qui se pressent dans son cerveau, vous verriez que la réprimande de Wojtêch a déjà porté ses fruits. Être mécontent de soi, c’est le commencement de la sagesse. Rebb Schlome est soucieux et sombre ; il lui échappe des paroles de colère, contre qui ? Contre lui-même, et aussi, il faut bien le dire, contre sa femme Nachime, qui se prête si peu aux devoirs de leur vie nouvelle et qui décourage toute la maison par ses éternelles jérémiades. Ces dures paroles, ces effrayantes prédictions du valet de charrue, il les répète à son tour comme si elles venaient de lui. C’est encore là une de ces scènes excellentes dont le roman de M. Kompert est rempli. Anschel, qui a entendu de sa chambre la mercuriale de Wojtêch, descend à la hâte auprès de son père afin de le distraire de ses tristes pensées : « Mon père, que faut-il que je fasse aujourd’hui ? — Belle question ! répond Rebb Schlome avec colère ; ce qu’il faut que tu fasses ? Il faut travailler, et labourer, et semer, jusqu’à ce que la sueur t’inonde le visage. Sans travail, la ferme est perdue, la maison s’écroule, et c’est à peine si le champ produira des herbes à jeter aux pourceaux. » Anschel avait entendu cette sinistre prophétie dans la bouche de Wojtêch ; quand il vit que son père la répétait en son nom, une émotion douloureuse le saisit : « Cela n’arrivera pas, mon père, dit-il d’un ton ferme ; nous sommes la précisément pour que cela n’arrive pas. Tu parles comme si nous étions depuis de longues années au village, et nous ne faisons que d’arriver. Nous sommes à notre début, mon père ! — Notre début ! reprend Rebb Schlome avec amertume. J’en souhaite un pareil à nos ennemis. Ne perdons-nous pas le temps à errer comme des âmes en peine, sans nous décider à rien ? À nous voir ainsi sans courage, on dirait que nous venons de faire des centaines de lieues à pied et que nos forces sont à bout. Et pourquoi ? je te le demande ; oui, pourquoi ? Quelqu’un me dira-t-il pourquoi les choses vont de la sorte ? — Je n’en sais rien, répondait Anschel à voix basse ; mais il sentait bien aussi que ce tableau était vrai. — Je vais te le dire, Anschel, d’où vient tout le mal : c’est ta mère qui en est cause. Ces reproches, ces gémissemens, ou bien ce sombre silence plus insupportable encore que ses plaintes, n’y a-t-il pas la de quoi faire perdre la tête aux plus forts ? Nous en sommes tout démoralisés, cela est trop clair. Ah ! il y a par le monde des milliers de femmes juives qui pleureraient de joie, si elles avaient ce que j’ai donné à ta mère ; mais elle, y prend-elle garde seulement ? Au ghetto, elle attendait souvent des journées entières pour voir arriver, quoi ?… Un acheteur défiant dont elle tirait à grand’peine quelques creuzers. Ici, elle est chez elle, elle n’aura qu’à étendre la main pour trouver le pain que son champ aura produit. Elle devrait en remercier Dieu à genoux. Non, elle aime mieux se désoler et nous désoler tous. C’est ainsi que le temps passe. Ah ! mon pauvre Anschel, comment tout cela finira-t-il ? »

C’est une triste situation quand le père est obligé d’accuser ainsi la mère devant son fils. Heureusement Anschel a toute l’ardeur et la confiance de ses vingt ans. La mère se révolte et le père se décourage, Anschel les ramènera l’un et l’autre. Charmant tableau domestique au milieu de ces pénibles épreuves ! Image gracieuse et pure des ressources que renferme un jeune cœur ! C’est à la génération nouvelle de venir en aide à ses aînés, c’est aux enfans d’accepter vaillamment leur vie nouvelle et d’encourager les anciens. M. Kompert indique tout cela avec une rare finesse. Il n’y a pas trace de prétention dogmatique dans les scènes qu’il raconte, mais la leçon qui en résulte est vivante et éclaire l’esprit en le touchant. C’est là, ce me semble, un des traits distinctifs de M. Léopold Kompert. Il est souvent un peu long, il s’arrête à d’inutiles détails, on pourrait lui souhaiter plus d’art et plus d’adresse, mais on voit que le fond de son œuvre est sérieusement médité. Les idées abondent dans ses récits, et ces idées se produisent toujours sous une forme dramatique. Lisez-le attentivement, laissez-vous prendre aux choses, comme disait Molière, vous sentirez bientôt que votre pensée est provoquée par cette narration féconde, et le pathétique tableau du peintre se traduira dans votre esprit avec la précision d’un enseignement. Est-ce un roman que je lis ? Est-ce une étude historique sur une crise morale de ce temps-ci ? Je lis un roman, un roman qui m’intéresse et qui m’émeut ; mais derrière les héros de la fiction l’histoire m’apparaît en traits visibles. Qu’on publie maintes enquêtes, maints documens statistiques sur l’émancipation des Juifs de Bohême, j’ai mes documens qui me suffisent, j’ai les récits de M. Léopold Kompert.

Nous avons dit qu’Anschel veut consoler Nachime et relever le cœur abattu de Rebb Schlome ; il faut d’abord qu’il leur donne l’exemple et qu’il soit un paysan pour tout de bon. Le matin même où le valet de charrue a parlé si rudement à son père, Anschel va trouver aux champs ce terrible moniteur. C’est précisément le titre de ce poétique épisode : Anschel va à l’école. Voyez-le marcher ; comme il est dispos et joyeux ! comme l’idée du travail relève déjà son front et fait briller une mâle fierté dans son regard ! — Oui, se dit-il tout bas, je vais à l’école. Les autres ont appris la culture dès qu’ils ont appris à manier une bêche ; le fils l’a apprise du père, le père l’a apprise de l’aïeul ; moi, je n’ai pas appris cette tradition de mes ancêtres ; je viens d’une boutique du ghetto, mais je suis libre aujourd’hui ; j’ai le cœur d’un homme et je veux apprendre volontairement ce que ceux-là ont recueilli par routine. — D’inquiètes pensées traversent encore son esprit au souvenir de sa mère ; mais quelle joie, quelle émotion profonde, lorsqu’au milieu de ses méditations il entend une voix bien connue qui lui crie : « Eh ! où allez-vous là-bas ? vous voici sur vos terres ! » Ses terres ! son domaine ! quel mot pour l’Israélite maudit ! avec quelle musique céleste il résonne à son oreille ! Voilà un coin du monde où il est chez lui, où il est le maître, où il est ce que ses pères avaient cessé d’être depuis tant de siècles, un citoyen du sol ! il a sa part dans l’univers immense ! il peut presser le sein de la terre nourricière ! À cette pensée, qui pourra dire tout ce qu’il y a de bonheur, de reconnaissance et de piété au fond de cette âme naïve ? Celui-là seul le sait vers qui montent comme un encens les saints élans du cœur, les prières et les actions de grâces que le monde ignore. C’est à peine si une parole bourrue de Wojtêch peut l’arracher à sa rêverie. Il regarde avec une admiration mêlée de joie ce paysan qui vient de le rudoyer ; il examine avec quelle sûreté il manie le timon, avec quelle souplesse et quelle force il dirige le soc, comme il le soulève à de certains endroits et le replonge de nouveau, comme la terre fume sous le fer qui l’entr’ouvre, comme le sillon se dessine et s’allonge. Il voit tout, et les moindres détails le ravissent. Saura-t-il en faire autant ? Cette idée s’offrait à lui sans l’effrayer, quand tout à coup Wojtêch l’interpelle de son ton railleur et hargneux. Mais laissons parler M. Kompert ; la scène est belle et originale.

« Wojtêch était arrivé à l’endroit où se tenait Anschel, et celui-ci avait dû changer de place pour que le valet pût faire tourner les chevaux et la charrue. Tout à coup Wojtêch s’arrête, et, sans regarder son jeune maître, il lui dit de cet accent bourru qui lui était familier : — As-tu quelque ordre à me donner de la part de ton père, mon petit gars ?

« Anschel n’eut pas l’air de remarquer cette désignation méprisante. Au milieu de l’enthousiasme qui faisait bondir son cœur, c’était assez pour lui que le valet de charrue l’eût jugé digne de lui adresser la parole.

« — Mon père ne m’a donné aucune commission pour toi, répondit-il d’une voix humble, comme si Wojtêch eût été son supérieur, et un de ces supérieurs qui tiennent entre leurs mains le sort de leurs subordonnés.

« Le valet parut réfléchir longtemps à cette réponse. Il tira de sa poche une bourse à tabac en peau de truie, bourra sa pipe et essaya de l’allumer. Anschel le regardait faire avec une attention inquiète ; oui, il était inquiet et presque effrayé, car le valet, n’ayant pas réussi à faire brûler son tabac du premier coup, replaça de l’amadou sur la pierre à feu avec un mouvement de colère, et se mit à battre le briquet aussi violemment que s’il eût eu à dompter un cheval emporté.

« Il réussit enfin, et, après avoir tiré de sa pipe quelques bouffées de tabac pour s’assurer qu’elle allait bien, il remit la bourse de cuir dans sa poche, aspira encore une vigoureuse bouffée qui se répandit sur les sillons comme un léger nuage, et s’installa de nouveau à sa charrue. Anschel sentit son cœur qui se serrait ; Wojtêch n’avait-il donc rien à lui dire ? Ces allures hargneuses du valet ne lui promettaient rien de bon. Sa joie et sa confiance l’abandonnaient déjà.

« Wojtêch en effet, d’un coup de main énergique, avait imprimé une direction nouvelle à la charrue et s’apprêtait à entamer un sillon. Il se retourna tout à coup et regarda fixement son jeune maître ; ce fut un étrange regard, un regard sombre et sardonique tout ensemble que le valet de charrue envoya à Anschel. — Eh bien ! mon petit gars, si tu n’as rien à me dire de la part de ton père, qu’es-tu venu faire ici ?

« Anschel n’était pas préparé à cette apostrophe : un valet lui demandait ce qu’il était venu faire dans le champ de son père, dans son propre champ à lui-même ! Il sentit son sang s’échauffer, et, contenant sa colère à grand’ peine, il répondit : — Je viens dans ce champ, parce que ce champ est à nous.

« Wojtêch ne parut pas troublé de la juste irritation d’Anschel. Son visage ne prit pas une expression plus sombre ; il jeta devant lui une large bouffée de tabac, et continua d’une voix lente : « Tu ne m’as pas compris, mon petit gars ; je n’ai pas dit que le champ ne fût pas à toi, je t’ai demandé ce que tu venais y faire.

« — Ne peut-on jeter les yeux sur son champ ? s’écria Anschel toujours irrité.

« — Pourquoi pas ? répliqua Wojtêch avec la même indifférence ; mais je le vois bien, il faut attendre jusqu’au jugement dernier pour que les Juifs deviennent d’autres hommes. La malédiction de Notre-Seigneur les a traversés jusqu’au dernier fond de leur être. Il n’y a pas de remède.

« — Que veux-tu dire ? demanda Anschel, tout surpris de ces mystérieuses paroles.

« Wojtêch, au lieu de répondre, voulut aspirer une bouffée de tabac ; mais pendant cette conversation la pipe s’était éteinte. Il la remit dans sa poche avec un mouvement d’humeur : — Il n’y a pas jusqu’à une damnée pipe qui ne veut pas brûler, quand il y a la des Juifs. — Il avait dit ces mots à voix basse, mais de telle façon cependant qu’Anschel n’en comprit que trop bien le sens et la portée. Puis il reprit à voix haute : — Veux-tu savoir comment Notre-Seigneur a maudit, votre race de fond en comble, comment il l’a si bien et si complètement maudite qu’elle ne s’en relèvera pas ? Les Juifs n’auront jamais un morceau de terre verte qui soit véritablement à eux, ils ne pourront pas posséder un fétu de paille sur toute la surface du monde. Voilà l’éternelle malédiction qu’il leur a jetée.

« — Mais ce champ est à nous, s’écria Anschel, nous l’avons payé de notre argent.

« — Il est à vous ! dit le valet. C’est vrai et c’est faux, suivant ce qu’on entend par là.

« — Je ne te fais que cette question, Wojtêch, dit Anschel avec vivacité : l’empereur nous a-t-il permis d’acheter et de posséder un champ ?

« — Oui et non, répondit l’inflexible Wojtêch.

« — Ne l’as-tu pas lu dans les journaux ? reprend Anschel avec colère.

« — Je ne sais pas lire, dit Wojtêch d’un ton bref.

« — Si tu ne sais pas lire, pourquoi parler ainsi ? Sache-le donc : nous pouvons acheter des champs autant que nous en voulons.

« — Quand cela serait imprimé dix millions de fois, dit Wojtêch en élevant la voix avec une sorte de solennité, mais sans aucune expression de colère, et quand tous les prêtres du monde en feraient lecture du haut de la chaire, je ne le croirais pas.

« — Tu ne veux pas croire ce que l’empereur a ordonné et ce qui a été imprimé pour être lu en son nom ! dit Anschel, stupéfait plutôt qu’irrité d’une telle assurance.

« — Cela peut être, reprend le valet ; l’empereur peut vous avoir autorisés à acheter des champs, car celui qui a de l’argent peut acheter ce qui lui plait. Ce que l’empereur ne veut pas, c’est que vous soyez des paysans, que vous labouriez la terre et que vous y semiez, du grain.

« — Quoi ! nous serons libres d’acheter des champs, et nous ne serons pas libres de devenir des paysans ! Au contraire, c’est précisément là ce que ne voudrait pas l’empereur ; il faut que nous changions d’existence et que nous apprenions à cultiver la terre.

« Wojtêch secoua la tête d’un air de doute. Il parut cependant un peu ébranlé par ces paroles d’Anschel. Le jeune Israélite remarqua que ses lèvres s’agitaient, comme s’il comprimait quelque vive réponse. Puis il tira sa pipe de sa poche et en fit tomber la cendre ; on eût dit qu’il se recueillait pour lancer à Anschel une réfutation décisive, mais les argumens qu’il cherchait n’arrivèrent pas, car, après une pause assez longue, il s’écria avec une sorte d’impatience : — Non ! non ! cela ne se peut. Comment l’empereur eût-il accordé une chose si manifestement contraire à la malédiction du Sauveur ?

« Anschel comprit qu’il n’avait rien à répondre à cet argument du paysan. On lui avait enseigné dès l’enfance qu’il était dangereux de contester avec l’église dominante. Wojtêch avait transporté le débat sur le terrain théologique, mettant ainsi à l’abri de la religion l’antipathie que lui inspiraient les Juifs. Instruits ou ignorans, tous font de même à cet égard. Anschel eût été fort empêché de le suivre sur ce champ de bataille ; quand même la crainte ne l’eût retenu, il savait trop peu de théologie pour essayer de combattre son adversaire. — Là-dessus, Wojtêch, reprit-il après quelques instans de réflexion, tu comprends que je n’ai absolument rien à dire. Si mon frère était ici, tu trouverais à qui parler, car il a étudié et il sera un jour un des rabbins de la synagogue.

« — Rabbin ! dit Wojtêch, est-ce la même chose que prêtre ?

« — C’est la même chose, répondit naïvement Anschel.

« — Pourquoi donc n’étudie-t-il pas au séminaire, sous la direction de son évêque ? — Et en disant cela, Vojtêch paraissait attacher un singulier intérêt à ce tour nouveau que prenait la conversation.

« — Es-tu fou ? dit Anschel en riant. Chez nous, il n’y a pas d’évêque et l’on peut devenir prêtre sans étudier hors de la maison.

« — Sans étudier hors de la maison ? dit Vojtêch étonné.

« Anschel remarqua un léger tremblement sur la figure du valet de charrue. D’où venait cela ? que signifiait ce symptôme ? Ce ne fut d’ailleurs qu’une émotion fugitive ; Wojtêch se remit bientôt, mais Anschel fut singulièrement surpris quand le valet, changeant de ton, lui demanda d’une voix presque douce :

« — Tu crois donc que le Sauveur ne vous a pas maudits, qu’il vous a permis de posséder des terres et de devenir des laboureurs ?

« — Je le crois, dit Anschel, très frappé de l’accent sérieux et réfléchi du valet.

« — Penses-tu que ton frère le prêtre le croie aussi ? demanda Wojtêch d’une voix mal assurée et jetant à Anschel un regard presque suppliant.

« — Oui, dit Anschel, dont la voix tremblait aussi, car une sorte d’effroi l’avait saisi pendant ce singulier interrogatoire ; oui, je le pense.

« Wojtêch s’éloigna brusquement, et murmura des paroles qu’Anschel ne comprit pas ; mais quelle fut la surprise du jeune Israélite quand le valet de charrue revint de son côté et qu’il put examiner son visage ! Wojtêch semblait métamorphosé. C’était une physionomie nouvelle. Tout ce que son regard avait de dur et de sardonique s’était subitement évanoui ; une bienveillance douce et même une sorte de tendresse avait remplacé l’expression hargneuse qui tout à l’heure déconcertait Anschel. L’étonnement du jeune homme s’accrut encore, lorsque Wojtêch lui dit : — Tu veux donc devenir un vrai paysan ?

« — Je le veux, dit Anschel troublé.

« — Tu veux labourer, tu veux semer, tu veux faire verdir les épis et les couper au jour de la moisson ? continua Wojtêch avec douceur.

« — Oui, disait Anschel.

« — Eh bien ! viens ici, dit-il en élevant la voix. Je te mets les rênes dans la main. Voilà dix ans que je conduis ces chevaux-là, à ton tour désormais. Écoute-moi bien ; je vais te montrer comment on laboure.

« Anschel sentit qu’il tenait les rênes de l’attelage ; les avait-il saisies lui-même ? Était-ce le valet qui les lui avait données ? Il n’en savait rien, tant cette prompte résolution de Wojtêch l’avait comme étourdi. En même temps Wojtêch, saisissant la charrue à deux mains la plaçait dans une direction régulière. Tout cela fut l’affaire d’une minute.

« — Comment dois-je m’y prendre ? dit Anschel.

« — D’abord il faut prier, dit le valet d’une voix grave, et, comme pour encourager Anschel à élever ses pensées vers Dieu, il ôta pieusement son bonnet. Anschel, à ce seul mouvement, se sentit ému au fond de l’âme. Il lui sembla qu’une inspiration invisible descendait sur lui. Il éprouvait des émotions qu’il n’avait jamais ressenties avec cette force ; maintes pensées religieuses affluaient dans son cœur, maintes paroles bénies abondaient sur ses lèvres, si bien qu’Anschel avait achevé sa prière avant de s’être aperçu qu’il priait, prière courte, qui n’était imprimée dans aucun livre, mais qui était sortie vivante d’un cœur d’homme sous l’haleine féconde de la piété. Ainsi les douces brises que Dieu envoie échauffent et fertilisent les sillons.

« — As-tu fini ? dit Wojtôeh après une pause de quelques minutes.

« — Oui, dit Anschel.

« — J’aimerais bien à connaître ta prière, dit Wojtêch avec la même douceur, mais d’un ton qui n’admettait pas de refus.

« Anschel hésita toutefois un instant. Par une sorte de pudeur religieuse, il éprouvait quelque embarras à exposer devant les regards curieux du paysan ce tissu de pieuses pensées qui s’était formé presque à son insu dans son âme.

« — As-tu honte ? dit Wojtêch.

« — Tu ne me comprendrais pas, répondit Anschel en rougissant.

« — Pourquoi ?

« — Parce qu’il y a des expressions de notre langue sacrée.

« — Dis toujours, ajouta Wojtêch en le pressant davantage.

« Alors Anschel essaya de faire comprendre sa prière à son compagnon. Les phrases étaient brisées, les paroles étaient insuffisantes, car il était obligé de traduire dans une langue apprise ce qui tout à l’heure était sorti comme un flot brûlant du fond le plus intime de son âme. C’était un mélange des formules consacrées de la synagogue et des naïves prières que lui avait inspirées la solennité du moment. Voici la prière d’Anschel :

« Gloire à toi, ô Dieu, notre Dieu, roi du monde, qui as créé les fruits de la terre et les fruits des arbres ! Bénis-nous, ô notre Dieu, pendant toute cette année ! Fais prospérer tous les fruits, répands la pluie et la rosée sur la terre comme une bénédiction, afin que nous soyons nourris par ton infinie bonté, et que cette année soit bénie et heureuse entre toutes ! O Dieu ! ô notre Dieu, bénis notre maison, fais que nous trouvions tous notre joie dans ce village ; oui, qu’il n’y ait pas parmi nous un seul cœur attristé. Fais que nous ne demeurions pas plongés dans l’inquiétude, car tu peux tout, ô Dieu, ô notre Dieu ! toi qui fais souffler les vents et tomber l’eau des nuages. Dieu tout-puissant, béni et glorifié sois-tu pendant l’éternité ! Amen.

« Wojtêch avait écouté avec attention et sans perdre un seul mot. Lorsqu’Anschel eut fini, le valet semblait attendre encore une continuation, et il suivait des yeux les lèvres de son jeune maître ; puis il s’écria tout à coup : « Maintenant à l’œuvre ! nous allons labourer. » Les chevaux partirent, et dans le sol béni par la prière le fer tranchant du soc traça le premier sillon d’Anschel. »


Ayez-vous remarqué cette gradation dramatique depuis l’insolente défiance de Wojtêch jusqu’à cette prière en commun ? Voilà, ce me semble, un tableau fait de main de maître. La bonne résolution d’Anschel a trouvé sa récompense. Il n’a pas seulement entr’ouvert le sein de la terre, il a touché le cœur de ce farouche personnage que toute la maison redoute comme un ennemi d’Israël. Le Juif maudit est réhabilité par le valet de charrue, et certes, quand on a vu Wojtêch à l’œuvre, on sait que cette réhabilitation en vaut bien d’autres. Il y a une inspiration biblique et moderne à la fois dans cette scène familièrement majestueuse. L’auteur de Jocelyn, dans son épisode des laboureurs, a magnifiquement décrit la vertu du travail et les champs fécondés par la sainte sueur humaine. J’aperçois ici quelque chose de plus encore : les bénédictions descendent du haut du ciel sur ces sillons fraîchement remués, où deux cœurs viennent de s’unir malgré les préjugés et les haines de deux religions ennemies. La semence confiée à cette terre fructifiera sans peine.

Qu’est-ce donc pourtant que ce Wojtêch ? On a été frappé sans doute de certaines paroles échappées de ses lèvres, on a vu l’agitation qui le possède lorsqu’il interroge Anschel sur les Juifs. Pourquoi cette curiosité singulière ? pourquoi ces questions suppliantes et cette espèce d’angoisse avec laquelle il attend la réponse ? Il y a quelque secret douloureux dans cette conscience inquiète, et il est évident que les Juifs y sont mêlés. Puisque c’est le valet de charrue qui va faire l’éducation d’Anschel, et par lui de la famille tout entière, il faut connaître enfin ce mystérieux personnage. Wojtêch est heureux d’initier Anschel au travail des champs, et cependant, contradiction inattendue, toutes ses sympathies sont pour le second fils de Rebb Schlome, pour le grave et silencieux Élie, qui jamais n’a mis la main à la charrue, et qui passe des journées entières à méditer la halacha. Wojtêch se garderait bien d’adresser à Élie une parole offensante ; il a pour lui une sorte de vénération mêlée de tendresse, et il ne le désigne jamais que par ces titres respectueux dont le paysan tchèque honore ses prêtres catholiques. Le jeune étudiant, que l’auteur, d’après la formule hébraïque, appelle le disciple du Talmud, Wojtêch le nomme le respectable, le vénérable, ou tout au moins monsieur l’abbé. Un jour, Élie tombe malade ; sa frêle organisation est ébranlée, et déjà le voilà aux portes du tombeau. Qui passera les nuits auprès du moribond, tandis que Rebb Schlome et Anschel, fatigués du travail de la terre, succombent au sommeil ? Ce sera la pauvre mère, ce sera surtout Wojtêch. Assurée du dévouement du valet, Nachime pourra se décider quelquefois à aller chercher le repos dont elle a besoin. Wojtêch restera là toute la nuit, attentif au moindre signe, et prodiguant ses soins au malade avec une délicatesse maternelle. On dirait qu’il a un intérêt particulier à sauver le pauvre Élie. Qu’est-ce donc ? quel est-ce secret ? D’où vient que cet ennemi des Juifs s’attache ainsi au disciple du Talmud, et qu’il semble avoir besoin de sa direction religieuse ? Le jour où Élie sera sauvé, une intimité naturelle s’établira entre le rabbin et le paysan catholique ; il faudra bien qu’Élie soit frappé enfin des mystérieuses allures du valet de charrue, et qu’il lui arrache son secret. Écoutons l’histoire de Wojtêch.

« Quand j’étais jeune, monsieur l’abbé, — dit le paysan au rabbin, — j’étais joyeux comme un oiseau, et dans le presbytère où je servais comme valet on ne m’appelait que le joyeux Wojtêch. Ce sont les Juifs qui m’ont pris ma gaieté. Oui, ce sont des voleurs, ces Juifs, des voleurs que le diable a envoyés pour me tromper, pour me dérober la joie de ma conscience. » On devine quel est l’étonnement du jeune rabbin à ce singulier début. Avec des sentimens comme ceux-là, se peut-il que Wojtêch lui ait été si dévoué, et comment est-ce à un disciple du Talmud qu’il réserve de pareilles confidences ? Mais Wojtêch ne paraît pas s’apercevoir de sa surprise ; on dirait qu’il attend des décisions d’Élie l’apaisement de sa conscience troublée. Étrange aventure ! c’est une confession que vient de commencer le paysan catholique, et il ouvre son âme à un rabbin. — « J’étais donc au service, reprend Wojtêch, dans un presbytère situé à dix milles de ce village, et jamais de ma vie je n’avais vu un homme de votre religion. Comment sont faits les enfans de ceux qui ont trahi notre Sauveur, je l’ignorais absolument, et, à vrai dire, je ne me souciais guère de le savoir. Or un jour d’hiver, il y a de cela vingt-deux ans, j’étais devant la maison, occupé à balayer la neige, pour que M. le curé pût aller à pieds secs du presbytère jusqu’à l’église, quand une voiture arrive au galop par la grande route, et s’arrête à notre porte. Un homme veut en sortir, mais tout à-coup j’entends des cris perçans, des cris de femme qui me fendent le cœur, et au moment où le voyageur s’élance, je vois une jeune fille qui le retient de toutes ses forces, qui pleure, se lamente, et le conjure de ne pas aller au presbytère. Les paroles qu’ils échangeaient, je ne pouvais toutes les comprendre, car ils ne s’exprimaient pas en tchèque, mais le sens des supplications de la jeune fille n’était que trop facile à saisir. C’est de là, monsieur l’abbé, qu’est venu mon malheur. »

Élie écoutait avec une attention croissante et tâchait de démêler quelque chose de précis au milieu du trouble, des hésitations ou des réticences du paysan. À chaque phrase, Wojtêch s’interrompait, comme si un poids énorme, un instant soulevé, fût retombé plus lourd sur sa poitrine. « L’étranger, continue Wojtêch, me demande si le curé est chez lui ; oui, lui dis-je, et à ce mot le voilà qui s’élance malgré les efforts, malgré les cris déchirans de la jeune fille ; puis il entre au presbytère et me laisse seul avec cette pauvre enfant. J’étais tout tremblant d’émotion. Je m’approche pourtant : Pourquoi vous lamenter ainsi ? lui dis-je. Votre compagnon est allé au presbytère, voilà tout. Le curé est un brave homme qui ne lui fera pas de mal. Alors elle cesse de pleurer, et me regardant avec de grands yeux que je vois encore : Il ne lui fera pas de mal, dis-tu, ton curé ? Il en fera un chrétien. Je compris tout. Son père était Juif, il voulait se convertir, et la pauvre fille était si malheureuse, si malheureuse, elle pleurait tant et de si bon cœur, que la colère me prit ; je voulais entrer à la maison et en arracher ce père insensible à une telle douleur. Je ne le fis pas cependant quoique je ne fusse plus maître de ma colère. Je ne sais quelle puissance me retint. Ce fut l’enfer peut-être, car, je vous le répète, monsieur l’abbé, c’est de ce moment-là que mon malheur a commencé. Je restai près de la jeune fille. Elle continuait à pleurer à chaudes larmes. Je la regardais tout bouleversé, et n’osais plus lui adresser la parole. Cela dura bien une heure. Enfin le curé sort du presbytère, accompagné du Juif. Il s’était revêtu de ses habits d’église. Wojtêch, me dit-il, veux-tu être le parrain de cet homme ? Je regardai le converti avec curiosité, mais j’entendais toujours les sanglots redoublés de la jeune fille, et tout à coup, comme si je ne sais quelle force invincible m’eût arraché violemment cette réponse : Non ! m’écriai-je, je ne veux pas. Le curé s’irrite et me demande si je comprends bien toute la gravité de mon refus. Ses raisonnemens sont inutiles : Non, non, monsieur le curé ! — Et il a beau s’emporter, s’emporter, si bien que tout son visage était rouge de fureur, je tiens bon jusqu’au bout. — Soit ! dit le curé, j’en trouverai bien un autre, — et le voilà qui court au village chercher un parrain. Alors la jeune fille s’élance de la voiture, se précipite aux pieds de son père, et là, agenouillée dans la neige, se met encore à le conjurer les mains jointes. Le père demeurait impassible. À cette vue, une colère infernale bouillonnait en moi, je ne sais ce qui m’empêcha de lui sauter au cou et de l’étrangler. Bientôt le prêtre arriva avec un paysan du village, et tous les trois entrèrent à l’église. »

Ce commencement du récit de Wojtêch ne prouve pas seulement la naïve candeur de son âme ; c’est une dramatique peinture de tout ce qu’il y a de navrant dans les divisions religieuses de l’humanité. Ces redoutables problèmes, nous les traitons le plus souvent d’une manière abstraite, et notre esprit seul y est engagé. Telle religion est-elle supérieure à telle autre ? Voilà deux communions qui prétendent posséder Dieu ; laquelle se trompe ? dans quelle église est le salut, dans quelle voie la vérité et la vie ? Terribles questions à coup sûr, mais qui s’offrent rarement à nous avec les angoisses qu’elles semblent contenir. On a là-dessus des principes arrêtés d’avance, on discute, on se passionne, l’intelligence s’anime et s’enflamme ; le cœur ne souffre pas. Ici c’est un cœur simple à qui ces douloureux problèmes se présentent subitement sous la forme la plus touchante et la plus pathétique ; il se trouble, et sa raison s’égare.

Wojtêch sait qu’il existe des hommes dont les ancêtres, il y a dix-huit cents ans, ont mis Jésus-Christ sur la croix, mais ce n’est chez lui qu’une idée vague à laquelle rien de vivant ne se rattache. Tout à coup il entend des sanglots, il voit couler des larmes, il assiste au supplice d’une âme ; ce sont des Juifs aux prises avec des chrétiens. Ces émotions inattendues sont trop fortes pour ce cœur naïf. Écoutez-le : « Quand je vis le curé et le Juif entrer dans la chapelle avec le parrain, il me sembla que de ma vie je ne mettrais plus le pied dans une église. Si quelqu’un m’eût dit : « Wojtêch, tu n’as pas été baptisé, tu ne t’es jamais approché de la sainte table, » je l’aurais cru. Je fais encore un effort sur moi-même, j’essaie une dernière fois de consoler la pauvre affligée : « Pourquoi pleurer ? quand votre père sortira de là, ce n’en sera pas moins votre père. — Oh ! non, le voulût-il mille fois, ce ne serait plus la même chose. — Mais qui donc lui défend de faire ce qu’il fait là ? — Qui ? notre Dieu. » Involontairement alors je tourne mes yeux vers le ciel ; il me semblait que j’allais y apercevoir Dieu lui-même et que je pourrais lui crier : Seigneur, dites le-moi, cela est-il vrai ? À ce moment, le Juif sort de la chapelle et remonte dans sa voiture. Sa fille devint pâle comme un suaire ; je crus qu’elle allait mourir. Elle tremblait de tous ses membres et avait si peu la force de se mouvoir que je fus obligé de la soulever pour la placer à côté de lui. Ils partirent ; mais je vois toujours son regard désolé qui me poursuit. Était-ce une illusion ? on eût dit que j’étais son seul soutien, et que, dans l’abandon où la laissait son père, elle invoquait l’assistance du pauvre valet qui avait compati à sa douleur. »

Si l’on ne se reporte à la simplicité de l’état de nature, l’histoire des sentimens de Wojtêch paraîtra sans doute bien étrange. La fin est plus singulière encore. Chassé par le prêtre qu’il a si gravement offensé, le valet de charrue n’a plus qu’une pensée en tête : Qu’est devenue la pauvre désolée ? Il la retrouve bientôt à quelques milles de là, et il a le secret de la conversion du père. Le Juif venait de s’acheter une ferme, mais la loi ne permettait pas encore aux Israélites d’être propriétaires, et le magistrat avait dû annuler la vente ; irrité, il avait pris aussitôt son parti, il était monté en voiture, s’était rendu chez le curé d’une paroisse voisine, avait abjuré le judaïsme, puis était revenu triomphant avec son acte de baptême qui lui assurait la possession de son champ.

Wojtêch s’offre comme valet de charrue au Juif devenu chrétien, et reste là pendant quatre années, soignant les chevaux comme sa chose propre, travaillant plus que dix hommes, à la fois. Ce n’était pas, vous pouvez le croire, par dévouement à son maître ; bien loin de là, il le méprisait. La scène du presbytère était toujours présente à ses yeux, et quand il voyait le renégat s’en aller chaque dimanche à la messe, je ne sais quel dégoût s’emparait de lui, pareil à celui qu’inspirerait la vue d’une bassesse ou d’un crime. Non, certes, ce n’était pas dévouement à son patron, et toutefois une force irrésistible l’attachait à la ferme. Était-ce une curiosité instinctive ? était-ce le désir de débrouiller les émotions incohérentes de son âme ? était-ce seulement un besoin impérieux de se dévouer à la jeune fille qu’il avait vue pleurer et souffrir pour sa foi ? Ces divers sentimens étaient mêlés ensemble, mais le dernier dominait tout. Pendant ces quatre années, Wojtêch, si pieux jusque-là, n’alla pas une seule fois à l’église ; il lui semblait que Térezka (c’est le nom de la jeune Israélite) lui saurait gré d’agir ainsi. Vous le voyez, Wojtêch a beau ne pas se l’avouer à lui-même, il est à moitié Juif ; non, je me trompe, il n’est pas Juif, il ne sait pas le premier mot des dogmes des rabbins : ce sont les larmes de Térezka blessée dans sa foi qui ont ébranlé et transformé son âme, il est de la religion de ceux qui souffrent. Heureux le pauvre Wojtêch s’il se rendait compte des sentimens qui l’animent ! il oserait s’en tenir à ces bienfaisantes paroles de l’Évangile qui condamnent surtout le méchant et l’impie, sans s’occuper des dogmes positifs et des formalités extérieures. Le divin auteur du sermon sur la montagne ne répand-il pas sur tous ceux qui pleurent des bénédictions ineffables ? Voilà au fond la doctrine de Wojtêch, mais Wojtêch s’est perdu au milieu des naïves contradictions de sa pensée. Au nom des sentimens évangéliques dont son cœur est rempli, il en vient à s’indigner sérieusement qu’un Juif puisse changer de religion, et quand Térezka, touchée de son amour, veut se faire chrétienne aussi pour l’épouser, le malheureux la repousse avec fureur.

En racontant ces scènes de folie et de violence, le pauvre valet de charrue ne peut contenir ses larmes. « Depuis lors, dit-il, je n’ai pas revu Térezka. Je suis venu travailler dans cette ferme, j’ai essayé de chasser tous ces souvenirs ; mais un jour, — c’était environ deux ans après ma rupture avec la Juive, — j’appris qu’elle était morte. On ajoutait qu’à sa dernière heure elle avait demandé un prêtre catholique et reçu le sacrement du baptême. Cette nouvelle me bouleversa, car on ne ment guère sur un lit de mort, monsieur l’abbé. Si Térezka au moment de paraître devant Dieu a persisté dans les sentimens qui me semblaient chez elle une impiété et un mensonge, c’est donc moi qui ai eu tort de la repousser avec injure ? O mon Dieu, mon Dieu ! si Térezka avait raison ! Cette pensée me déchirait l’âme. J’essayai de me soulager par la confession, mais les prêtres auxquels je m’adressai me renvoyèrent comme un fou. L’un d’eux pourtant, ému de pitié, m’a ordonné une pénitence qui devait mettre fin à mes angoisses. Rien n’y a fait, monsieur l’abbé, ni pénitences, ni prières, et chaque nuit je vois Térezka m’apparaître, Térezka que ma fureur a tuée. Alors j’ai pensé à vous ; vous êtes un théologien, un homme de Dieu, et tous les hommes de Dieu ont le droit d’entendre une confession. Répondez, monsieur l’abbé ; dites-moi que je n’ai pas eu tort. »

Cette question singulière adressée au jeune rabbin par le paysan catholique présente ici un dramatique intérêt. Le rabbin Élie est dans une situation analogue à celle du pauvre diable qui l’interroge d’une voix si troublée. Le jeune rabbin aime la fille du magistrat, et lui aussi, comme Térezka, pour briser l’obstacle qui s’oppose à son bonheur, il est sur le point de se faire baptiser. La confession de Wojtêch est comme un reproche qui l’épouvante. Que répondra-t-il ? S’il absout l’étrange rigorisme du paysan, il se condamne lui-même ; s’il approuve Térezka d’avoir voulu se faire chrétienne, il sera fidèle sans doute aux inspirations de son propre cœur, mais il jettera le malheureux paysan dans le désespoir et le livrera en proie à sa folie. Bizarre et douloureux combat ! Le rabbin hésite, il se trouble, il va condamner le paysan ; mais voyant à ses genoux ce malheureux dont la raison s’égare et qui attend sa réponse comme une sentence de vie ou de mort : « Wojtêch, lui dit-il d’une voix tremblante et avec un geste solennel ; Wojtêch, relève-toi ; tu as bien fait : Térezka ne devait pas abjurer sa religion. » Le paysan se lève et semble transformé par l’absolution du rabbin ; c’est un homme nouveau. La malédiction qui l’accablait s’est évanouie comme un mauvais songe ; le démon de l’incertitude s’est enfui de l’âme exorcisée. Hélas ! la joie de Wojtêch ne durera pas longtemps, et la conduite du rabbin donnera un démenti à ses paroles. Le rabbin s’est fait chrétien, mais les émotions qui ont tourmenté sa conscience ont brisé cette frêle nature, et lorsque Wojtêch rend les derniers soins à Élie, il aperçoit à son cou le petit crucifix que lui a donné la fille du magistrat. Quelle révélation dans l’âme du paysan ! Il voudrait encore interroger le rabbin ; mais Élie vient de rendre le dernier soupir. Alors il apostrophe le mort avec une fureur sauvage, il accuse Elie de l’avoir trompé ; mais bientôt la vénération que lui a inspirée la douce et mélancolique nature de son conseiller spirituel écarte ce dernier reste de folie. Il comprend la délicatesse profonde qui a dicté la réponse du jeune théologien, et un sentiment d’une espèce toute nouvelle, un sentiment chrétien et philosophique à la fois, s’emparant de cette âme bouleversée, apaise les contradictions qui la troublaient. Il ne savait s’il devait absoudre ou maudire la religion juive ; la charité introduit dans son esprit un rayon de la divine lumière, et la folie est vaincue. Ce n’est pas Wojtêch qui tourmentera désormais les Juifs de son village ; mais si Térezka vivait encore, il ne l’empêcherait plus de se faire chrétienne.

Ce singulier épisode aurait pu être conçu avec plus de netteté ou du moins développé avec plus d’art. On n’aperçoit pas assez distinctement les précieuses richesses qu’il renferme. La pensée souvent subtile, a besoin des commentaires que je viens d’y joindre. M. Léopold Kompert revient ici aux nobles préoccupations philosophiques et religieuses qui donnent tant d’attraits à ses premiers écrits, mais l’inspiration était plus claire dans les Juifs de Bohême et les Scènes du Ghetto. Cette inspiration, c’est la tolérance, c’est la sympathie pour toutes les croyances sincères et aussi un désir manifeste d’abaisser peu à peu les barrières qui séparent la tradition judaïque des enseignemens de l’Évangile. M. Léopold Kompert, dans l’une des plus touchantes histoires de ses Juifs de Bohême, appelait Jésus-Christ le blond rabbin de Nazareth : gracieuse façon d’accoutumer ses frères à voir dans l’Évangile ce que l’Évangile a été en effet, la continuation et l’achèvement de l’ancienne loi. Ces deux figures, le catholique Wojtêch et le rabbin Élie, sont encore l’expression de la même idée. Par un renversement des rôles aussi touchant que bizarre, le catholique est ici le défenseur farouche de la fidélité judaïque, et c’est le rabbin qui lui donne l’exemple d’une inspiration plus aimante. Y a-t-il donc si loin du judaïsme à l’Évangile ? Non, certes ; il suffit que l’idée de sympathie générale et humaine prenne la place de la tradition étroitement nationale, et aussitôt une révolution s’accomplit chez les enfans d’Israël. Cette révolution s’est faite il y a dix-huit cents ans, et elle s’appelle le christianisme Voilà ce que veut dire M. Kompert ; pourquoi faut-il que cette pensée, si claire, si vivante, si dramatique dans maintes peintures des Juifs de Bohême soit enveloppée ici de voiles bizarres qui en offusquent la lumière ? Je reprocherai aussi à M. Kompert de ne pas avoir assez intimement rattaché ce curieux épisode au fond même du récit. La fille du magistrat, aimée à la fois d’Anschel et d’Élie, et qui devient un instant l’un des personnages principaux de ce drame psychologique, apparaît à peine dans le tableau comme une ombre incertaine. La mort subite d’Élie, la mort de sa fiancée qui suit de près, ont je ne sais quoi de fantastique et d’obscur. Il y a là des lacunes, des maladresses, qui impatientent le lecteur. La pensée morale n’est pas suffisamment soutenue par la poésie.

Heureusement, si toute la partie religieuse manque trop souvent de précision, M. Léopold Kompert prend sa revanche dans ce qui est en définitive le sujet même du livre, je veux dire l’éducation rustique et la transformation virile de ses héros. Wojtêch continue le donner à Anschel ces mâles leçons dont toute la famille recueillera le bénéfice, car bientôt l’activité du fils unie à la confiance de Tillé détournera les pensées inquiètes qui assiègent l’esprit de Rebb Schlome, et Nachime elle-même, touchée d’un tel spectacle, aura honte de l’isolement hargneux où elle s’enferme. Toute cette peinture est pleine de détails charmans. On dirait la fête du travail. Je signale le rôle d’Anschel, son courage, son activité, la délicatesse exquise avec laquelle il prend le gouvernement moral de la maison. Lorsque Nachime, avec son entêtement judaïque, refuse de participer aux travaux de cette vie nouvelle, c’est Anschel qui la décide un jour à quitter sa chambre et la conduit dans le champ qu’ils ont semé. Quelle douce matinée de juin ! les blés sont sur pied, et Tillé, couronnée de bluets, bondit comme un jeune faon. Anschel a foi dans la terre, il a foi dans le sillon qui fume et dans les saintes émanations qui s’en exhalent. Cette foi est l’âme du livre, et jette un reflet de l’antique poésie sur ces choses familières. M. Kompert a souvent dans son style une sorte d’emphase provinciale, particulière aux écrivains de l’Autriche. Ici il est simple, et le tableau est charmant. Les muses rustiques ont passé par là, gaudentes rure Camœnœ. Je signale encore la scène qui couronne tant de gracieux épisodes. Avec quelle joie, avec quelle fierté le disciple de Wojtêch amène à la maison la première charrette chargée d’un monceau de gerbes ! Dieu a béni le courage et la persévérance d’Anschel ; il n’y a pas dans tout le village une seule récolte qui vaille celle de Rebb Schlome. Depuis plusieurs jours déjà, les moissonneurs sont à l’ouvrage. La charrette va et vient du champ à la maison, de la maison au champ ; la grange est pleine, et la charrette arrive toujours avec les gerbes d’or. Vivantes peintures qui eussent enchanté Léopold Robert !

Ce n’est pas tout : ces peintures sont intimement liées à l’histoire d’une âme, au tableau d’une famille, à une grande question d’humanité et de droit social. Il faut bien enfin que la compagne de Rebb Schlome sente fléchir ses rancunes ; les leçons détournées que lui donne son fils Anschel, les conseils directs de cette terre où fructifie la sueur de ses enfans, tout cela finit par triompher de l’obstination de Nachime. La mort d’Élie, rapprochant le père et la mère dans une douleur commune, est le dernier coup qui achève cette guérison désirée. J’ai dit que cette mort subite du jeune rabbin était un incident que rien n’amène et ne justifie ; l’auteur rachète du moins sa faute par les belles conséquences qu’il en tire. Chose étrange ! Rebb Schlome a été si longtemps tourmenté par les reproches et l’opposition de Nachime, que sa conscience en est troublée. Il commence à croire qu’il a été coupable, qu’il n’aurait pas dû contraindre sa famille à ce changement d’existence, que la mort de son enfant est la punition de sa dureté, et c’est précisément cette mort d’Elie qui va convertir Nachime et vaincre ses dernières résistances. Écoutez Rebb Schlome, il vient de conduire le corps d’Élie au cimetière israélite d’une commune des environs.

« — Bonsoir, Nachime, dit Rebb Schlome en entrant ; bonsoir, comment te trouves-tu ? — il s’inclinait sur lui-même, brisé par tant d’émotions violentes, et ces mots avaient coulé de ses lèvres avec une douceur inaccoutumée.

« Nachime voulut se lever, mais elle retomba sur son fauteuil, se couvrit le visage de ses deux mains et se mit à pleurer amèrement.

« — Pardonne-moi le mal que je t’ai fait, Nachime, s’écria Rebb Schlome, dont le cœur s’ouvrait enfin ; pardonne-moi, je souffre bien aussi.

« À ces mots, Nachime cessa tout à coup de pleurer ; ses mains glissèrent de son visage, et elle regarda autour d’elle avec des yeux étonnés et hagards. Puis, la force morale suppléant à la faiblesse de son corps, elle se leva, s’élança d’un bond vers son mari, et, saisissant sa main, y inclina son visage noyé de larmes, comme si elle eût voulu y déposer un baiser plein de soumission et de repentir. — Ami, dit-elle en sanglotant, quelle punition m’infligeras-tu ?

« — Dieu tout-puissant ! s’écria Rebb Schlome, c’est à moi que tu parles ainsi, Nachime ?

« — Je ne puis parler, disait-elle, je ne puis parler, je sens mon cœur qui éclate.

« — Pleure, Nachime, pleure, pleure encore, les pleurs te calmeront.

« En disant cela, il la soulevait, l’attirait vers lui et la tenait enveloppée de ses deux bras. Les deux époux demeurèrent ainsi quelque temps. Nachime pleurait à chaudes larmes, appuyée sur le cœur de Rebb Schlome. Ses pleurs ne tarissaient pas. Plusieurs fois elle essaya de parler, mais il ne tombait de ses lèvres, au milieu de ses sanglots, que des sons inintelligibles. Une heure décisive venait de sonner dans la vie de Rebb Schlome et de Nachime. Les deux enfans étaient debout au seuil de la chambre, muets, immobiles, craignant de profaner par un mot, par un geste, la sainte majesté d’un tel moment.

« Ce fut Nachime qui rompit le silence : — Pourquoi ne me chasses-tu pas d’ici ? s’écria-t-elle enfin en éclatant. Une méchante femme comme moi n’a pas le droit d’être traitée avec tant d’indulgence.

« — Pour l’amour de Dieu, tais-toi, Nachime, lui dit Rebb Schlome. Ne t’humilie pas ainsi devant moi !… Te chasser ! Nous partirons ensemble, je vais vendre le champ et la ferme, nous retournerons au ghetto… Oui, nous partirons, Nachime. Je ne te laisserai pas ici un jour de plus. Je ne veux pas que tu te consumes ici davantage… Tu retrouveras ta maison, tes amis, tes occupations d’autrefois.

« — Mais tu ne songes pas à ton empereur, Rebb Schlome ; tu ne songes pas à ce qu’il dira de toi, quand il saura que tu as renoncé à ton projet.

« — Ne me raille pas, Nachime, dit Rebb Schlome avec vivacité, mais sans le moindre sentiment d’amertume, ne me raille pas, je ne l’ai pas mérité.

« — Que Dieu ne m’assiste jamais dans mes chagrins, si je songe à te railler, Rebb Schlome ! Je te le demande sérieusement : que dira ton empereur quand il saura ce que tu veux faire ? N’est-ce pas par amour pour lui que tu es venu au village ?

« Rebb Schlome ne sut d’abord que répondre. Il réfléchit un instant et reprit d’un ton pénétré : — Dieu n’exige pas qu’on se martyrise ; l’empereur pourrait-il l’exiger ? Je le remercierai toujours, je le remercierai à genoux de m’avoir donné le droit d’acheter un champ et une maison, mais il ne saurait me demander l’impossible. Sire ! lui dirai-je, si je puis élever ma voix jusqu’à lui ; mon bon maître, tu es puissant et généreux, tu nous as accordé une grâce pour laquelle tu seras béni de nos enfans, et des enfans de nos enfans. J’ai essayé pour ma part de te prouver ma reconnaissance. Ton désir, je le sais, c’est que nous fermions nos boutiques du ghetto ; je me suis fait cultivateur, j’ai acheté un morceau de terre et une maison au village, je me suis mêlé aux paysans, pendant une année entière je n’ai pas vu d’autres visages juifs que ceux de ma femme et de mes enfans, mon fils s’est mis à l’œuvre, il a conduit la charrue et semé du grain dans les sillons. Personne de nous n’a épargné ses sueurs. Que veux-tu pourtant que nous devenions, si nos efforts sont vains et si ma pauvre femme ne peut s’y faire ? Peux-tu exiger que je m’expose à la voir mourir de consomption et de désespoir ? J’ai prétendu la contraindre, j’ai fait saigner son cœur ; ce péché est retombé sur ma tête. Veux-tu encore que je reste paysan ? Ne me dégageras-tu pas de ma parole ? — L’empereur, j’en suis sûr, ne me dira pas non.

« — Mais tu oublies un point, Rebb Schlome. — Et pendant que Nachime parlait ainsi, un éclair brillait dans ses yeux.

« — Quoi donc ? dit Rebb Schlome étonné.

« — L’empereur te demandera pourquoi ta femme ne veut pas s’associer à tes projets.

« — Et moi, je lui répondrai, s’écria Rebb Schlome avec une vivacité naïve et comme si en effet il plaidait sa cause devant l’empereur : Sire, comment le pourrait-elle, si elle n’est pas née pour cela ? Change-t-on ainsi d’existence du jour au lendemain ? Ma femme n’a de goût que pour son commerce du ghetto. Tout le monde ne peut pas être paysan ; laisse-la reprendre sa tâche. Nous autres qui commençons à vieillir, il faut être indulgent avec nous, il ne faut pas trop nous demander. Nous avons encore notre vieil esprit juif qui ne se façonne pas volontiers aux choses nouvelles. Les jeunes gens, c’est une autre affaire.

« — Ne t’inquiète pas, Rebb Schlome ; tu n’auras pas besoin de parler ainsi à l’empereur, et l’empereur n’aura rien à te répondre, car tu as encore oublié quelque chose de plus important, tu as oublié l’essentiel.

« — Quoi donc, Nachime ?

« — Tu ne me demandes pas si j’y consens.

« — Que dis-tu là, Nachime ?

« — Je dis, reprend-elle du ton le plus calme et le plus résolu, je dis que je ne veux plus retourner au ghetto et que je reste au village. »


C’est ainsi que l’épreuve est finie. La moisson a été bonne dans le champ de Rebb Schlome, la moisson est plus abondante encore au fond des cœurs régénérés. Avant de quitter les traditions du judaïsme, avant de renoncer aux préjugés, aux soupçons, aux rancunes d’une race farouche et de prendre place au sein de la famille humaine réconciliée, toutes ces malheureuses victimes auront ainsi bien des luttes à soutenir contre elles-mêmes. Quelle que soit la condition de la vie, les mômes souffrances reparaîtront. Ce qui s’est passé sous l’humble toit de Rebb Schlome se reproduira du haut en bas sous des formes différentes. Puisse l’esprit libéral et humain de notre XIXe siècle triompher partout comme ici ! L’oppression entretenait chez les Juifs un levain de défiance et de haine. Relevés de la malédiction séculaire, ils comprendront leurs devoirs et dépouilleront le vieil homme. Est-ce donc à nous de répéter les imprécations des prophètes ? est-ce à nous de célébrer la vérification de ces menaces et de montrer avec orgueil les enfans d’Israël dispersés et captifs, « n’ayant, dit Bossuet, aucune terre à cultiver, esclaves partout où ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune figure de peuple ? » Saint Paul, dans un magnifique passage, objet d’explications bien diverses, a fait une prédiction toute différente : il annonce la conversion future et peut-être un règne nouveau d’Israël. À Dieu ne plaise, s’écrie l’apôtre, que les Juifs soient tombés pour ne se relever jamais ! Les gentils, qui s’enorgueillissent de leur supériorité présente, ne sont après tout « qu’une branche de l’olivier sauvage entée dans l’olivier franc contre l’ordre naturel, et combien plus facilement les branches naturelles de l’olivier même seront-elles entées sur leur propre tronc ! » Laissons les théologiens expliquer ces merveilleuses promesses ; nous, au nom de la seule humanité, au nom des bienfaisans principes de 89, réjouissons-nous de voir, comme dans ce tableau de Rebb Schlome, les Juifs émancipés comprendre vaillamment leur tâche et effacer de leurs fronts les derniers stigmates de la servitude.

Telle devrait être, à ce qu’il semble, la conclusion de cette touchante histoire. Ce n’est pas cependant ainsi que se termine la prédication de M. Léopold Kompert. Commencé avec une joie patriotique, ce livre finit tristement. — L’année dernière, dit l’auteur, un cruel chagrin est venu frapper la famille de Rebb Schlome ; les droits accordés aux Juifs en 1849, un décret de 1854 les leur a retranchés en partie. Sans doute les dispositions de ce décret ne peuvent s’appliquer à Rebb Schlome, car les titres antérieurs sont respectés ; mais ce droit de Rebb Schlome lui était précieux, surtout quand il s’y sentait uni avec les hommes de sa race. Peut-il jouir maintenant de son héritage, tandis que ses frères sont replongés par milliers dans ces gouffres obscurs où ne pénètre pas la lumière du droit commun ? Toutefois le dernier mot n’est pas dit sur cette question. Rebb Schlome, pour ce qui le regarde, est persuadé que son empereur, dans sa bonté souveraine, restituera un jour aux Israélites de ses états ce droit d’être citoyen et de posséder la terre. Je le crois aussi ; quand de telles peintures peuvent être tracées par une plume si impartiale, quand la scrupuleuse enquête d’un écrivain comme M. Léopold Kompert donne de si consolans résultats, il est impossible de faire peser de nouveau sur une population à demi émancipée les lois barbares du moyen âge. L’Autriche est-elle donc assez prospère pour repousser impunément des hommes qui sont résolus à devenir des citoyens utiles ? N’y a-t-il pas en Bohême, en Hongrie, en Illyrie, en Gallicie, en Transylvanie, assez de difficultés et de périls causés par l’antagonisme des races, sans augmenter à plaisir ces divisions menaçantes ?

Je sais toutes les objections qu’on oppose à l’affranchissement trop rapide de la race juive ; j’y réponds par les écrits de M. Kompert. Cette enquête sympathique et sévère fournit sur les Israélites de Bohême d’inestimables renseignemens, et il est impossible de révoquer en doute l’impartialité de l’écrivain quand on le voit donner de si vigoureuses leçons à son peuple. Ces Juifs de Bohême sont une race honnête et débonnaire. Ils ont quelque chose de la douceur, de la sensibilité indolente qui semble propre au caractère autrichien. Ce n’est pas là qu’on trouve ces fanatiques dont l’espoir opiniâtre ne s’éteindra jamais. M. Kompert a peint çà et là de mystiques rêveurs qui appellent de leurs vœux impatiens les triomphes promis aux enfans d’Israël ; tel est, dans les Scènes du Ghetto, ce vieux mendiant Mendel Wilna qui part un matin pour aller reconstruire le temple de Salomon ; tel est aussi, dans le roman que je viens de juger, ce pauvre fou, le cousin Coppel, qui croit que David est revenu et que son bouclier est une sauvegarde invincible pour les soldats de sa sainte milice ; mais ces naïves hallucinations sont rares chez les Juifs de Bohême, et là où elles apparaissent de loin en loin, elles n’excitent que le sourire et la pitié. On a vu dans les temps modernes des Juifs exaltés entraîner des populations entières par une folie assez semblable à celle de Mendel Wilna. Il y en eut jusqu’au XVIIe siècle, et l’un d’eux qui venait de prendre le titre de Messie faillit mettre l’Occident en émoi : « Tous les Juifs, dit Bossuet, commençaient à s’attrouper autour de lui. Nous les avons vus en Italie, en Hollande, en Allemagne, et à Metz, se préparer à tout vendre et à tout quitter pour le suivre. Ils s’imaginaient déjà qu’ils allaient devenir les maîtres du monde, quand ils apprirent que leur christ s’était fait Turc et avait abandonné la loi de Moïse. » Je ne sais si ce christ du XVIIe siècle aurait trouvé des adhérens en Bohême ; il est certain qu’il n’en trouverait pas aujourd’hui, et ce qui me frappe dans le sympathique tableau de M. Kompert, c’est de voir ces pauvres gens si doucement résignés. Qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, l’influence de l’Évangile a transformé insensiblement leurs idées et leurs mœurs. Ceux qui sont restés le plus obstinément fidèles au culte de leurs aïeux appartiennent sans y prendre garde à ce christianisme naturel que la suprême raison a mis au fond de nos âmes.

Je lis dans une savante étude sur la poésie juive et la littérature rabbinique en Allemagne[3] des renseignemens qui confirment de tout point les peintures de M. Léopold Kompert. L’ami de Lessing et de Lavater, Moïse Mendelssohn, qui tient une si noble place dans les lettres allemandes du XVIIIe siècle, avait exercé aussi une influence beaucoup moins connue, mais tout aussi curieuse à signaler, sur la littérature spécialement hébraïque. Il a écrit en hébreu des journaux très répandus alors, et il a formé avec le poète juif Naftali Wessely une société littéraire dont l’action fut immense. Mendelssohn était le chef d’un libéralisme philosophique qui tendait à détruire l’antique influence des rabbins. Tant qu’il fut dirigé par le Platon du judaïsme, ce mouvement se développa avec une lenteur circonspecte et féconde ; mais bientôt, favorisé par l’esprit général du siècle, il s’accrut avec une telle rapidité, que la tradition hébraïque semblait menacée d’un discrédit complet. Ces témérités amenèrent une réaction qui éclata de nos jours. Entre l’orthodoxie farouche des rabbins et les libertés voltairiennes de la nouvelle école, il y avait place pour une réconciliation habile du judaïsme et de l’esprit européen. Un recueil intitulé le Nouveau Collecteur fut l’organe de cette tentative et fit son apparition en 1809. L’école dont je parle poursuit encore son œuvre ; elle paraît avoir son siège principal en Autriche, et particulièrement en Bohême. Un des plus laborieux ouvriers de cet éclectisme israélite, le docteur Zunz, occupait il y a une dizaine d’années des fonctions importantes à la synagogue de Prague : Cette école a ses littérateurs et ses poètes qui écrivent tous en hébreu et n’ont été révélés au monde littéraire que par l’histoire de M. Delitzsch. Schiller est le maître qu’ils ont choisi ; ils traduisent ses drames, ils imitent ses ballades, et dans la plupart des villes de l’Autriche, à Vienne, à Prague, à Presbourg, les jeunes filles du ghetto récitent les vers de don Carlos comme les jeunes filles de la Souabe chantent les lieder de Goethe et les ballades d’Uhland.

L’historien auquel j’emprunte ces curieux détails déplore amèrement cette introduction de l’élément européen dans la littérature nationale. « Si la poésie juive, dit M. Delitzsch, abandonne ce qui est le centre même de la foi israélite, le sentiment de notre nationalité indestructible et la foi dans nos triomphes à venir, c’en est fait, elle perd tout ce qui faisait sa force, elle est frappée de stérilité et de mort. » en plaintes du critique ne donnent-elles pas une valeur nouvelle à la plaidoirie du romancier ? Les Juifs que M. Kompert met en scène, ce sont bien ceux à propos desquels M. Delitzsch nous signale avec douleur la disparition du vieil esprit ; ce mélange des traditions nationales et des sentimens de la moderne Europe, ce contraste de fidélité naïve et de sympathie à demi chrétienne, nous le voyons en traits vivans dans ces gracieuses histoires, et M. Léopold Kompert exprime une confiance bien naturelle lorsqu’après avoir peint ses héros déjà émancipés des préjugés antiques, il s’écrie que l’émancipation légale ne saurait tarder longtemps. Ces droits si ardemment désirés, comment se fait-il que le bienveillant souverain ne les ait accordés que pour les reprendre ? Il a été trompé sans doute, il ne peut plus l’être après la touchante pétition de M. Kompert. Rebb Schlome a raison : l’empereur sera touché, il saura comment ces braves gens ont profité de ses dons, il déchirera une loi barbare, et le proscrit des anciens jours, admis au droit de cité dans la patrie commune, pourra nourrir sa famille avec les fruits de son champ.

Oui, M. Léopold Kompert a le droit d’attendre avec confiance les décisions du souverain ; quoi qu’il arrive en effet, il a accompli sa tâche. Il y avait au XVIe siècle un Juif portugais, Samuel Usque, qui, chassé de Portugal avec les hommes de sa race, passa en Italie, s’établit à Ferrare, et y vécut tout occupé de travaux littéraires avec ses deux parens, Abraham Usque, le célèbre typographe, et Salomon Usque, à qui l’on doit une élégante traduction espagnole du Canzoniere de Pétrarque ; lui, c’étaient surtout les œuvres patriotiques et religieuses qui remplissaient sa vie. Samuel Usque publia à Ferrare, en 1553, un livre intitulé Consolacion à las tribulaciones de Ysrael, et ce livre est demeuré célèbre dans les annales de la littérature juive. M. Léopold Kompert vient d’écrire à son tour sa consolation israélite ; le roman à la Charrue, ainsi que les Scènes du Ghetto et les Juifs de Bohême, mérite bien le titre que Samuel Usque donnait à sa pieuse homélie. C’est plus encore, c’est une exhortation virile, une tendre et sévère initiation à l’esprit de la société moderne. Les pauvres déshérités qui liront ce manuel de morale pratique n’y trouveront que des inspirations généreuses ; consolés et rendus meilleurs, ils seront membres de la société libérale du XIXe siècle, en dépit même des règlemens qui prétendraient encore les repousser. Peu importe, en effet, que la victoire soit consacrée par la loi, si elle est établie dans les mœurs. M. Kompert a-t-il donné aux Juifs de son pays le sentiment de la dignité et l’amour du travail ? Cela suffit, la révolution est faite, et les habitans de tous les ghettos autrichiens peuvent entonner le chant du psalmiste : Diripuisti vincula mea.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Ce mot italien ghetto est le terme usité dans les villes de l’Autriche pour désigner le quartier des Juifs. Quelquefois aussi le ghetto s’appelle simplement la rue, die Gasse.
  2. Voyez la Revue du 1er janvier 1852.
  3. Zur Geschichte der judischen Poesie, vom Abschluss der heiligen, Schriften alten Bundes bis auf die neueste Zeit, von Franz Delitzsch ; 1 vol., Leipzig 1836.