Léonie est en avance ou le mal joli
Personnages
modifierPièce en un acte représentée pour la première fois sur la scène de La Comédie Royale, le 9 décembre 1911.
Toudoux : MM. Marcel Simon
De Champrinet : Colombey
Mme Virtuel : Mmes Daynes-Grassot
Léonie : Rosny-Derys
Mme de Champrinet : Suzanne Avril
Clémence : Hélyane
Scène première
modifierLa salle à manger chez Toudoux. — Au milieu de la scène, un peu au fond, table ronde servie à deux couverts ; à gauche, presque à l’avant-scène, une table-bridge sur laquelle se trouvent des cartes, une réussite abandonnée. Une chaise de chaque côté de la table. A gauche, premier plan, porte donnant chez madame Toudoux. Au fond, sur la droite, porte à deux battants donnant sur le vestibule. A droite, deuxième plan, porte basse à un battant menant à l’office. A droite, premier plan, une console ; contre le panneau de gauche du fond, un buffet ; à gauche et à droite du buffet, une chaise. Dans l’encoignure droite, entre la porte sur vestibule et celle sur office, un petit dressoir. Au milieu de la scène, à droite, à un mètre de la console, une bergère face au public. Suspension allumée au-dessus de la table à manger.
Léonie, Toudoux, puis Clémence
Au lever du rideau, Léonie, en kimono, et Toudoux, en pyjama, arpentent la pièce de long en large. Toudoux soutient Léonie en lui faisant une ceinture de son bras gauche en même temps qu’il tient chacune des mains de sa femme serrée dans chacune de ses mains correspondantes. Quand le rideau se lève, ils sont en marche et se trouvent ainsi à peu près au milieu de la scène. Ils vont jusqu’à l’extrême-gauche, font une conversion pour reprendre leur marche jusqu’à l’extrême-droite, puis nouvelle conversion pour revenir vers la gauche. Une fois là, Léonie, à moitié courbée en deux, s’arrête pour respirer.
Léonie. — Pffue !
Toudoux, d’une voix hésitante et timide. — Ca… ça ne va pas mieux ?
Léonie. — Ah ! tais-toi ! Ne me questionne pas ! Tu me fatigues !
Toudoux, se le tenant pour dit. — Oui !
Léonie, douloureusement. — Serre-moi les mains ! Serre-moi fort ! Fais-moi mal !
Toudoux, obéissant. — Oui !
Léonie. — Mais plus fort donc ! Je ne te sens pas !
Toudoux. — Oui ! (Etouffant un soupir.) Pffu !
Léonie, le corps courbé en deux, regardant son mari en hochant la tête d’un air épuisé. — Ah ! tu ne sais pas ce que c’est !
Toudoux. — Non !
Léonie. — Attends ! Je veux un peu m’asseoir ; je suis fatiguée !
Toudoux, l’installant sur la chaise droite de la table de bridge. — C’est ça !… là !…
Il quitte sa femme et remonte à la table où l’attend son dîner commencé.
Léonie, accablée sur sa chaise et les yeux prostrés, elle tend ses deux mains à sa gauche vers son mari qu’elle croit toujours près d’elle. Ne le trouvant pas, elle se retourne, et apercevant Toudoux tranquillement attablé devant son assiette. — Ah ! non ! non ! Serre-moi les mains, tu ne vas pas me laisser ! Tu finiras de dîner plus tard !
Toudoux, soumis. — Ah ?… bon !… bon…
Il se lève et va à elle.
Léonie. — Serre-moi bien les mains ! là ! fort !… fort !
Toudoux. — Oui !
Ils restent là tous les deux sans rien dire, face l’un à l’autre. Toudoux debout, serrant les mains de sa femme ; celle-ci, l’air épuisé et dolent. De temps en temps, Toudoux lance un regard vers la table où l’attend la suite de son dîner, puis finit par fixer le plafond, l’air ailleurs.
Léonie, devant l’attitude de son mari, sur un ton presque révolté. — Tu n’as pas l’air de t’amuser !
Toudoux. — Ben… !
Léonie, sans détacher ses mains de celles de son mari, faisant néanmoins avec elles tous les gestes que comporte son discours. — C’est admirable ! Monsieur ne s’amuse pas ! Mais, est-ce que tu crois que je m’amuse, moi ?
Toudoux, dont les bras ont exécuté tous les mouvements que lui ont imprimés les gestes de sa femme. — Mais je ne dis pas ça !
Léonie. — C’est moi qui souffre, et c’est Monsieur qui se pose en victime !
Toudoux. — Mais, est-ce que je me plains ? Tu me demandes si je m’amuse, tu ne voudrais pas que je te dise que je m’amuse quand je te vois souffrir !
Léonie. — Oh ! souffrir, tu peux le dire, et par toi !
Toudoux, approuvant de la tête d’un air contrit où perce néanmoins un peu d’orgueil. — Par moi, oui ! (Nouvelle scène muette. Toudoux, après un temps, à sa femme dont la souffrance paraît s’assourdir.) Eh ! ben, ça se calme ?
Léonie. — Un peu, oui !
Toudoux, satisfait. — Ah !
Clémence, entrant avec un plat. — Monsieur ne mange pas ?
Toudoux. — Si, si, tout à l’heure ! ne vous occupez pas !
Léonie, repliée sur elle-même, d’une voix dolente. — Dites-moi, Clémence…
Clémence, du fond. — Madame ?
Léonie. — On a prévenu Maman ?
Clémence. — Par téléphone, oui, Madame !
Léonie. — Et la sage-femme ?
Clémence. — J’ai envoyé le concierge, en même temps que chez l’accoucheur !
Léonie. — Bien !… (A son mari, en voyant son air de victime muette.) Oh ! tiens, va dîner ! va ! Tu as un air de sacrifié !
Clémence sort par la porte de l’office.
Toudoux. — Moi ?… mais pas du tout !
Léonie. — Si, si ! ça se comprend ! (Appuyant sur "souffres" et sur "manger".) Tu ne souffres pas, toi ! tu peux songer à manger !… Va ! profite du moment de répit ! Va manger, va !
Toudoux. — Non, mais je ne voudrais pas…
Léonie, le repoussant de la main. — Mais va, je te dis !
Toudoux, comme à son corps défendant et remontant dans la direction de la table à manger. — C’est bien parce que tu l’exiges !
Léonie. — Mais oui ! mais oui !
Toudoux, s’asseyant devant son couvert à droite de la table, et étalant sa serviette sur ses genoux. — Mais si tu as besoin de moi, tu sais, ne te gêne pas, je suis là !
Léonie. — Mais oui, je te vois, merci !
Entre Clémence.
Toudoux. — Tu ne veux pas manger un petit quelqu’chose ? ça te remonterait !
Léonie. — Oh ! là là ! Manger, moi ! Non ! non ! moi, (appuyant sur "souffre" pour donner à ce mot l’importance d’une fonction) je souffre ! chacun son rôle !
Toudoux, en prenant son parti. — Bon ! (A Clémence.) Qu’est-ce que vous apportez là ?
Clémence. — Du macaroni à l’italienne.
Léonie, se levant péniblement et gagnant, en s’appuyant des mains à la table, la chaise qui est de l’autre côté de cette même table. — A moi le calvaire ! A toi les jouissances !
Toudoux, qui est en train de se servir du macaroni à l’italienne. — Oh ! les jouissances ! du macaroni à l’italienne !
Léonie, assise et les cartes en main ! — Non ! Moi, (appuyer sur "moi") entre deux douleurs, je fais une patience !… Voilà !
Toudoux. — Tu es courageuse !
Léonie, avec fierté. — Tu pourras raconter ça à Bébé plus tard ! (Avec tendresse, au public.) A Bébé !
Toudoux. — N… de D… qu’il est fort !
Léonie, se retournant vers Toudoux et de la même voix tendre. — Bébé ?
Toudoux. — Non, le macaroni !
Léonie, sur un ton de pitié dédaigneuse. — Ah !
Toudoux, à Clémence. — Qu’est-ce que c’est que ce fromage-là ? Oh !
Clémence. — C’est du parmesan et du gruyère ; je l’ai pris chez l’épicier !
Toudoux. — Eh ! ben !… il est agressif !… (Clémence sort par la porte de l’office.) Et il y a du poivre !
Léonie, avec pitié. — Comme tu es matériel ! Un jour où tu vas être père !
Toudoux. — Mais non, je te dis ça parce que…
Léonie. — Oh ! pourvu qu’il arrive bien, mon Dieu !
Toudoux, distrait, approuve de la tête, puis. — Qui ?
Léonie. — Comment, qui ? eh bien, Bébé ! Je ne suis pas comme toi à ne penser qu’au macaroni !
Toudoux, mangeant. — Ben ! pourquoi n’arriverait-il pas bien ?
Léonie. — Mais, parce que ! parce qu’il arrive beaucoup plus tôt qu’on ne comptait !
Toudoux. — Eh ben ! oui, quoi !… Ca prouve qu’il est prêt !
Léonie. — Ah ! oui ! oh ! tu arranges ça à ton gré, toi ! (Se levant.) Songe !… (Gagnant péniblement la chaise en face de Toudoux à la table à manger et s’asseyant.) Songe qu’on ne l’attendait qu’à partir du 20 du mois prochain ! (D’une voix angoissée.) Et un mois et quatre jours d’avance !…
Toudoux. — Oui, ah ! oui ! ça… il se presse un peu !… (Changeant de ton.) Maintenant, au fond, est-ce un mal ?
Léonie, d’un geste vague. — Ah… !
Toudoux. — Il aura toujours un mois et quatre jours de plus que les gens de son âge. Quelle avance sur les autres !
Léonie. — Oui, mais il faut en arriver là !… et naître à huit mois !…
Toudoux. — Quoi ! On vient très bien ! Ainsi, tiens ! Chose, Machin ! Oh ! voyons… tu ne connais que lui… euh… Philippe le Bel !
Léonie. — Lebel ?… Connais pas !
Toudoux. — Mais si ! Eh bien… j’ai lu ça quelque part, lui aussi est né à huit mois !
Léonie, avec angoisse. — Ah !… et… il vit ?
Toudoux. — Ah ! non, il est mort !
Léonie, désolée déjà. — Ah ! tu vois !
Toudoux, vivement. — Oh ! mais il a vécu… et très bien ! quarante-six ans !… alors tu vois !
Léonie. — Ah ! c’est égal, je voudrais que ce soit passé !
Toudoux. — Ah ! ben ça, moi aussi ! Oh ! ce macaroni fait une éponge sur l’estomac ! (Il prend la carafe.)
Léonie, reprise de douleurs. — Oh !… Oh ! voilà que ça recommence !
Toudoux, se versant à boire. — Allons, bon !
Léonie, se levant et en se dirigeant vers la droite, happant Toudoux au passage en lui saisissant la main gauche de sa main gauche. — Viens ! Viens ! Marchons !
Toudoux, qui a posé la carafe, voulant prendre son verre. — Attends que je boive !
Léonie, le tirant à elle. — Mais viens donc, voyons ! tu boiras plus tard !
Toudoux, empressé. — Oui, oui ! (Ils remontent au-dessus de la table. En passant, Toudoux veut prendre son verre.)
Léonie, l’entraînant. — Mais non !… Serre-moi les mains ! Serre-moi les mains !
Toudoux, obéissant. — Oui !
Léonie, reprenant son élan pour marcher. — Marchons ! marchons !
Toudoux. — Oui ! oui !
Ils arpentent, descendent par la gauche de la table, gagnent l’extrême-droite, puis font volte-face et reviennent à gauche, jusqu’à la table-bridge.
Léonie, s’arrêtant pour se révolter contre la douleur. — Ah ! non ! tu sais ! tu sais…
Toudoux. — Oui ! du courage ! du courage !
Léonie, avec humeur. — Oh ! du courage !…
Toudoux. — Ce ne sera rien ! Ce ne sera rien !
Léonie, bondissant. — Comment "ce ne sera rien", mais si ! si ! j’espère bien que ce sera quelque chose !
Toudoux, ahuri. — Quoi ?… Ah ! ben, évidemment que ce sera quelque chose !
Léonie. — Si je devais souffrir comme ça pour rien… !
Toudoux, bien affectueusement et dans sa figure. — Mais oui, mais naturellement ! sssse !
Léonie, rejetant la tête en arrière en repoussant son mari, mais sans lui lâcher les mains. — Ah ! pffu ! Ah ! quelle horreur !…
Toudoux. — Quoi !
Léonie. — Mais tu sens le fromage !
Toudoux. — Ah ! le… c’est le macaroni !
Léonie. Mais ça m’est égal que ce soit le macaroni ! Tu sens le fromage, voilà tout !
Toudoux. — Je suis désolé !
Léonie. — Vraiment, tu vois que je suis malade, tu ne peux même pas avoir l’attention de ne pas manger de macaroni !
Toudoux. — Si tu me laissais aller boire ! parce que j’étouffe un peu, tu sais ! (Avec un soupir d’étouffement.) Pffu !
Léonie. — Oh ! mais, je t’en prie, enfin, tu empestes !
Toudoux. — Pardon !
Léonie. — Tu peux bien marcher en tournant la tête de l’autre côté !
Toudoux, soumis. — Oui ! (Ils marchent en silence, Toudoux tournant la tête du côté opposé à sa femme. Toudoux, au bout d’une ou deux allées et venues.) Ben ! oui, mais ça me donne le vertige, à moi, de marcher comme ça !
Léonie. — Ca ne fait rien ! serre-moi ! fais-moi mal !
Toudoux. — Oui.
Léonie, s’arrêtant de marcher et une main sur la hanche, à moitié pliée en deux. — Ah ! le sale moment !
Toudoux, pris du hoquet. — Yupp !
Léonie, se redressant et s’emballant après Toudoux. — Quoi "yupp ! " Oh ! je t’engage à dire "yupp ! " je voudrais t’y voir !
Toudoux. — Mais je n’ai pas dit "yupp ! " j’ai le… yupp… hoquet.
Léonie. — Ah ! tu as le hoquet, maintenant !… Tu choisis bien ton moment ! (Entre chair et cuir.) Ah ! que j’ai mal !
Toudoux. — C’est pas de ma faute !… c’est le maca… yupp !… roni qui m’étouffe !
Léonie. — Eh ! ben, ne respire pas ! c’est pas difficile ! ça passera !
Toudoux. — "Respire pas, c’est pas difficile". Yupp !… c’est commode à dire, "yupp" oui !
Léonie. — Oh ! ce que tu es égoïste !
Toudoux. — Yupp ! Moi ?
Léonie. — Evidemment, tu n’es occupé que de toi.
Toudoux. — Ah ! par exemple ! yupp ! Mais qu’est-ce que je… yupp ! fais, voyons ?
Léonie. — Ah ! et puis, encore une fois, je t’en prie, ne me parle pas tout le temps dans la figure avec ton fromage !
Toudoux. — Pardon !… (Il écarte la tête et dans le même mouvement la ramène vers sa femme pour avoir juste un hoquet dans ce moment-là.) Yupp !
Léonie. — Ah ! ce que tu m’agaces avec tes yupp !
Toudoux. — Mais j’ai le… yupp… hoquet, enfin !
Léonie. — Eh bien ! aie le hoquet, mais ne fais pas "yupp" tout le temps !
Toudoux. — Mais je ne le fais pas… yupp… exprès ! Je ne peux pas ne pas faire "yupp" quand j’ai le… yupp… hoquet, sapristi !
Léonie. — Mais va boire, si tu as le hoquet ! va boire !
Toudoux, la quittant et se précipitant sur son verre. — Ah ! ben, je ne… yupp… demande pas… yupp… mieux, par exemple ! Voilà une heure que je… yupp !
Léonie. — Eh ! bien, oui ! ne parle pas tant et bois.
Toudoux. — Yupp !… oui !
Léonie, s’asseyant à gauche de la table de jeu. — Ah ! quelle journée !
Toudoux, après avoir bu, redescend vers sa femme, au-dessus de la table à jeu ; un temps. — Ah ! c’est passé… ça va mieux !… Yupp !… ça va mieux !…
Léonie, l’avant-bras droit sur le dossier de sa chaise, le front appuyé sur l’avant-bras, avec amertume. — Ah ! tu as de la chance, je voudrais bien pouvoir en dire autant !
Toudoux, lui prenant affectueusement la main gauche qu’elle a sur la table. — Tu as toujours mal ?
Léonie, se redressant et brusquement emportée. — Evidemment, j’ai mal !
Toudoux, lui tapotant amicalement la main. — Elle est gentille !… Ma pauvre enfant, va ! je te plains !
Léonie, aigre. — Tu peux !…
Toudoux. — Si je pouvais faire ça pour toi !
Léonie. — Quoi ? quoi ? "si je pouvais faire ça pour toi ! " Qu’ça veut dire ? Tu ne t’engages pas à grand’chose en disant ça !
Toudoux. — Je fais ce que je peux…
Léonie, reprise de douleurs. — Oh ! oh ! Marchons, marchons !
Toudoux, empressé et enjambant la chaise droite de la table pour ne pas faire attendre sa femme qui le tire. — Oui !… oui !
Ils gagnent ainsi la droite de la scène ; au moment où ils font volte-face pour revenir sur leurs pas, Léonie s’arrête.
Léonie. — Non, tiens ! asseyons-nous !
Toudoux, qui est à ce moment juste devant la bergère, s’asseyant dans la bergère en même temps que Léonie. — C’est ça !
Léonie, qui n’a ainsi trouvé que le bras de la bergère pour tout siège, se relevant. — Mais pas toi ! moi !
Toudoux, se levant vivement pour lui céder la place, répétant comme elle, absolument ahuri qu’il est. — C’est ça ! pas toi, moi !… euh ! non ! pas moi, toi !
Léonie, s’asseyant à sa place. — Tu peux bien rester debout !
Toudoux, extrême-droite. — Je peux bien rester debout, oui !
Léonie, épuisée. — Ah ! quel supplice ! J’en ai des transpirations. (Un temps. D’une voix mourante.) Donne-moi à boire, veux-tu ?
Toudoux. — Comment ?
Léonie, tout de suite irritée. — A boire !
Toudoux. — A boire, oui ! (Il se précipite vers la table à manger.)
Léonie. — Ce besoin de me faire répéter.
Toudoux. — C’est quand je n’ai pas bien entendu.
Léonie. — Oui ! oh ! tu as toujours de bonnes raisons !
Toudoux, lui tendant le verre. — Tiens !
Léonie. — Merci. (Portant le verre à ses lèvres.) Ah ! pffu ! mais c’est le verre dans lequel tu as bu !
Toudoux. — Hein ? Oui !… oui.
Léonie. — Mais il sent le fromage !
Toudoux. — Le ?… Ah ! c’est le macaroni !
Il va reporter le verre.
Léonie. — Ce que tu es empoté, mon pauvre ami !
Toudoux, revenant avec un autre verre et la carafe. — Qu’est-ce que tu veux ? C’est la première fois que ça m’arrive !
Léonie, nerveuse. — Eh ben ! moi aussi ! je ne perds pas la tête pour ça !
Toudoux, vidant ce qui reste d’eau dans la carafe dans le verre qu’il apporte. — Tiens ! tu sera mariée cette année !
Léonie, maussade. — Oui, ah ! tu trouves le moyen de rire, toi !
Toudoux. — C’est une facétie !
Léonie, tout en prenant le verre, avec un haussement d’épaules. — Une facétie !…
Elle boit.
Toudoux, avec sollicitude. — Là, doucement ! va doucement !
Léonie, après avoir bu, lui tendant le verre. — Merci !
Toudoux, après avoir reporté verre et carafe, revenant à Léonie. — Eh ! ben ! c’est calmé ?
Léonie, sur un ton découragé. — Oh !… Pour un moment, oui !
Toudoux. — C’est terrible !
Léonie. — Ah ! on ne s’en fait pas idée !… ça vous prend en ceinture, c’est comme si on vous écartelait !
Toudoux, un peu au-dessus de la bergère, le bras gauche appuyé sur le dossier. — Oui, oh ! je connais ça !
Léonie. — Comment tu connais ça !
Toudoux. — C’est un peu ce que j’ai éprouvé dans ma crise de coliques néphrétiques.
Léonie, avec un superbe dédain. — Ta crise de coliques néphrétiques ! Tu oses comparer ? Mais ta crise, à côté de ça, c’est rien ! c’est délicieux !
Toudoux. — Oh ! délicieux !
Léonie, sur un ton rageur. — Mais oui ! mais oui ! C’est drôle, ce malin plaisir que tu éprouves à diminuer mon mal au bénéfice du tien !
Toudoux. — Moi ?
Léonie. — Je souffre, c’est suffisant ! Laisse-moi au moins l’entière satisfaction de ma souffrance !…
Toudoux. — Oh ! moi, je veux bien, je disais ça !…
Léonie. — Oui, la vanité ! Toujours la vanité !
Toudoux. — Oh ! la vanité !
Clémence, qui, sur ces dernières répliques est entrée, venant de l’office, avec un morceau de roquefort sur une assiette, se dirigeant vers le buffet. — Monsieur a fini avec le macaroni ?
Toudoux… Ah ! oui, j’ai fini !… sûr, que j’ai fini !… Qu’est-ce que vous apportez-là ?
Clémence. — Du fromage !
Léonie. — Quoi ? (Très catégorique.) Ah ! non !… Non ! assez de fromage comme ça !
Toudoux, conciliant, mais sans conviction. — Assez…, assez de fromage comme ça !
Clémence. — Oh ! un si beau morceau de roquefort !
Elle le dépose sur le buffet.
Léonie. — Justement ! du roquefort, merci ! Monsieur m’a déjà imposé le macaroni !
Toudoux. — Oh ! je t’ai imposé !…
Clémence sort, emportant le restant du filet et le plat de macaroni.
Léonie. — Seulement, comme je ne dis rien ! comme je ne me plains jamais !
Toudoux. — Ca ! tu ne te plains jamais !…
Léonie, s’emballant. — Tu trouves que je me plains, moi ?
Toudoux, pour la calmer. — Non, non !
Léonie. — Quand je fais tout pour ne pas compliquer ! tu trouves que je me plains !
Toudoux. — Non, non !
Léonie. — Ah ! ben, vrai ! on voit que tu ne connais pas les autres ! Je voudrais te voir si tu avais épousé une femme embêtante !
Toudoux. — Mais, tu as raison, je te dis ! Tu as raison ! Je me suis mal exprimé !
Léonie. — Dire que je me plains, moi ! (Reprise de douleurs.) Oh !… oh !… ça recommence !
Toudoux. — Ah ! là… là. Tu vois ! tu t’agites !
Léonie, lui prenant les mains. — Vite ! Marchons ! marchons !
Toudoux, réprime un soupir d’énervement, puis résigné. — Oui !
Léonie, tout en marchant. — Serre ! serre ! (Arrivée à gauche de la scène.) Oh ! la chamelle !… qu’elle est violente, celle-là !
Toudoux. — N’y pense pas ! n’y pense pas !
Léonie, avec des "han" de personne qui souffre. — Ah ! tu en as de bonnes, toi ! "N’y pense pas ! " C’est facile à dire ! c’est pas toi qui es en train d’accoucher !
Toudoux, instinctivement poussant comme elle. — Non.
Léonie, poussant. — Attends ! attends ! Han ! han !
Toudoux, même jeu. — Hh ! oui ! Hh ! oui !
Léonie, même jeu. — Oh ! je m’en souviendrai, de celle-là !
Toudoux, même jeu. — Hh ! oui !
Léonie, à moitié pliée en deux, d’une voix étouffée. — Sale gosse, va ! Je l’aime déjà… han !
Toudoux, même jeu. — Moi aussi ! han !
Léonie. — Han !… (Brusquement.) Marchons !
Toudoux, même jeu. — Marchons ! (Ils arpentent.)
Scène II
modifierLes mêmes, Clémence, Madame de Champrinet
Clémence, accourant du fond au moment où, arrivés à droite, ils font volte-face. — Madame, voilà Madame, la maman de Madame !
Léonie, sans interrompre sa marche. — Ah ! bon, bon !
Madame de Champrinet, entrant rapidement et arrivant dans leur dos au moment où ils atteignent l’extrême-gauche. — Eh bien ! ma chérie ! Qu’est-ce que j’apprends ! C’est pour aujourd’hui ?
Ils s’arrêtent tous deux sur place sans se retourner.
Toudoux, perpendiculairement, parallèle à sa femme par rapport au public, lui au-dessus d’elle. — Bonjour, belle-maman !
Madame de Champrinet, excédée déjà par son gendre. — Oui, bonjour ! bonjour ! oh !
Clémence sort.
Léonie, à moitié pliée en deux sans avoir le courage de se retourner vers sa mère. — Ah ! c’est horrible, maman !
Madame de Champrinet. — Ma pauvre mignonne !
Léonie, tendant derrière elle sa main gauche à sa mère. — Serre-moi les mains ! maman ! serre-moi les mains !
Madame de Champrinet, tendrement. — Oui ! (Subitement, à son gendre, en l’écartant pour se substituer à lui.) Allez-vous en donc de là, vous !
Toudoux. — Pardon !
Madame de Champrinet, à Léonie. — Chérie, va !
Toudoux, gagnant la droite et allant s’asseoir dans la bergère. — Je ne suis pas fâché de m’asseoir un peu, moi !
Léonie. — Marchons ! marchons !
Madame de Champrinet. — Oui, oui ! (Elles marchent, gagnant ainsi la droite jusqu’à proximité de la bergère.)
Léonie, s’arrête et regarde sa mère avec un hochement de tête, puis. — Ah ! maman ! si tu savais…
Madame de Champrinet, avec un sourire affectueux. — Mais… j’ai su, mon enfant ! j’ai su !
Léonie. — C’est vrai, tu as aussi passé par là, toi, maman !
Madame de Champrinet. — Mais oui, ma chérie !… Tu m’as fait connaître ces doux instants… C’est un dur moment à passer, et puis, après, ce qu’il y a de bon, c’est que ça s’oublie ! C’est le mal joli !
Léonie. — C’est égal, tu n’as pas dû avoir aussi mal que moi !
Madame de Champrinet. — Mais… aussi mal, ma chérie !
Léonie. — Oh ! non, ce n’est pas possible ! de ce temps-là !…
Madame de Champrinet. — De ce temps-là, c’était comme aujourd’hui, le progrès n’a rien changé.
Léonie. — Oh ! tout de même, si tu pouvais comparer ! (Changeant de physionomie.) Attends !… attends ! ça se calme, ça s’éloigne !
Madame de Champrinet. — Ah ! tu vois !
Léonie, avec découragement. — Oh ! mais comme c’est pour recommencer !… (Changeant de ton.) Je voudrais m’asseoir !
Un temps.
Madame de Champrinet, qui est tout contre la bergère, à hauteur de l’extrémité des genoux de Toudoux, faisant passer sa fille pour la faire asseoir sur la bergère. — Oui ! oui ! (Rencontrant Toudoux dans ce mouvement.) Mais enlevez-vous donc de là, vous !
Toudoux, se levant vivement et s’écartant extrême-droite. — Pardon !
Madame de Champrinet, tenant toujours sa fille. — Vous voyez votre femme qui souffre, qui veut s’asseoir, et vous faites le veau dans un fauteuil !
Toudoux. — Je fais le veau ?
Madame de Champrinet. — Oui, le veau ! (A Léonie.) Assieds-toi, ma chérie !
Toudoux. — Je n’ai jamais vu un veau dans un fauteuil.
Madame de Champrinet. — Oui, oh ! c’est bien le moment de faire de l’esprit. Vous êtes content de votre œuvre ?
Toudoux, sincère. — Je serai content quand ce sera fini ; pour le moment, je ne suis pas à la noce.
Madame de Champrinet. — Vraiment ! et ma fille, est-ce qu’elle y est, à la noce ? Vous n’êtes pas à la noce, mais vous avez un petit air malin et satisfait !…
Toudoux. — Moi ?
Léonie, assise à moitié pliée sur elle-même et sans songer au sens de ses paroles. — Oh ! ne l’attrape pas, maman, va ! le pauvre garçon, il n’y est pour rien.
Madame de Champrinet, étonnée. — Ah !
Toudoux. — Comment : "Je n’y suis pour rien ? "
Léonie. — Hein ?… Non, je veux dire qu’il n’y a pas eu préméditation.
Toudoux, rassuré. — Ah ! bon !
Léonie. — C’est arrivé parce que ça devait arriver !… et, comme fatalement un jour ou l’autre !…
Madame de Champrinet. — Justement !… Il aurait mieux valu que ce fût l’autre !… Cette façon de mettre les bouchées doubles !… c’est inconvenant !… Enfin, pour le monde !… la simple éducation !…
Toudoux. — Je regrette, belle-maman, de ne pas vous avoir consultée !…
Madame de Champrinet, qui a enlevé son manteau, va le poser sur la chaise à gauche de la table à manger, et redescend en apportant la chaise de droite de la même table. — Spirituel !
Toudoux. — Non. Seulement, comme, quand je me suis marié, vous m’avez dit : "J’espère que vous allez bientôt me donner des petits-enfants…"
Madame de Champrinet. — C’est possible ! Mais vous n’aviez pas besoin de mettre ma fille dans cet état !
Toudoux, sur un ton malicieux. — Je ne pouvais pas autrement !
Madame de Champrinet, qui s’est assise près de sa fille sur la chaise apportée. — Ma pauvre chérie, va !
Léonie. — Ne me plains pas, va, maman ! C’est notre lot, à nous !
Madame de Champrinet. — Quel stoïcisme ! (Sans transition.) As-tu dit qu’on fasse bouillir de l’eau ?
Léonie. — Oui, maman, c’est fait ! Tu n’as pas prévenu papa, j’espère !
Madame de Champrinet, sans commisération : — Comment ? Si ! tout de suite ! J’ai envoyé l’avertir au cercle.
Léonie. — Oh ! Pourquoi ? il aurait mieux valu lui annoncer quand tout aurait été fini, ça lui aurait épargné l’émotion.
Madame de Champrinet. — Pourquoi donc ça ? Pourquoi n’aurait-il pas sa part… comme les autres ?
Léonie. — Oh ! ce pauvre papa !
Madame de Champrinet. — Oh ! ce pauvre papa ! ce pauvre papa ! est-ce que je ne suis pas aussi intéressante que lui ? On a toujours trop d’égards pour les hommes, c’est comme ça qu’ils deviennent égoïstes.
Toudoux, entre ses dents. — Merci.
Léonie, gentiment. — Papa, c’est pas un homme !
Madame de Champrinet. — Pour moi… c’en est un ! (Voyant le visage de Léonie qui se contracte.) Ca recommence ?
Léonie. — Oui.
Madame de Champrinet. — Veux-tu marcher ?
Toudoux. — Oui, c’est ça, marchons !
Léonie, soupe au lait. — Non j’veux pas marcher.
Toudoux. — Eh bien ! non, ne marchons pas !
Léonie, à sa mère. — Elle est petite, celle-là ! c’est supportable !
Scène III
modifierLes mêmes, Clémence
Clémence, arrivant de l’office et descendant entre Léonie et Toudoux, tout près de la bergère, pour parler à Léonie. — On apporte des objets des Trois Quartiers.
Léonie, au fait de la question. — Ah ! oui !
Toudoux. — Quels objets ?
Clémence. — Une toilette d’enfant, une baignoire, des brocs…
Léonie. — Oui, oui ! c’est pour la chambre de M. Achille ! (Etonnement de madame de Champrinet à l’énoncé de ce nom.)
Toudoux, renseigné. — Ah !
Léonie, à Clémence. — C’est bien, apportez-moi tout ça ici, que je voie !
Clémence. — Oui, madame.
Fausse sortie.
Léonie. — Est-ce que tout est prêt chez Monsieur Achille pour le recevoir ?
Clémence. — Oui, madame.
Léonie. — Vous n’oublierez pas de mettre une boule dans le berceau de Monsieur Achille !
Clémence. — Oui, madame.
Elle sort par l’office.
Léonie, à son mari. — Va donc aider Clémence, Julien !
Toudoux. — Ah !… bien ! (En sortant.) Eh ! Clémence, je vais vous aider pour les choses de monsieur Achille !
Il sort.
Scène IV
modifierLéonie, Madame de Champrinet
Madame de Champrinet, avec rondeur. — M. Achille ! M. Achille ! alors quoi, c’est décidé, c’est un garçon ?
Léonie, sûre de son fait. — C’est un garçon, oui, maman !
Madame de Champrinet. — Ah !… Tu sais ça d’avance, toi !
Léonie, comme un argument irréfutable. — Nous n’avons jamais envisagé autre chose qu’un garçon.
Madame de Champrinet, s’inclinant. — Ah ! alors… Et si c’était une fille ?… Alors quoi ! on la rentre ?
Léonie, sur un ton agacé. — Ce sera un garçon ! (Comme preuve à l’appui.) Je n’ai presque pas eu de maux de cœur dans les débuts ; et ça, j’ai pris mes renseignements, c’est un signe absolu !
Madame de Champrinet, avec une conviction jouée. — Ah !
Léonie. — Et puis aussi, d’après les quartiers de lune ! On a remarqué que quand la lune, au moment de la gestation…
Madame de Champrinet. — Oh ! non !… non !… si tu dois me faire un cours d’astronomie, non ! j’aime mieux te croire sur parole. (Allant reporter sa chaise à sa place.) Va pour M. Achille… jusqu’à nouvel ordre !…
Elle gagne la gauche de la salle à manger.
Scène V
modifierLes mêmes, Toudoux, Clémence
Toudoux entre, suivi de Clémence, portant la baignoire dans laquelle sont, pêle-mêle, la petite toilette, les brocs et le pot de nuit d’enfant.
Toudoux, qui est entré le premier. — Voilà le fourniment !
Léonie, se levant et traversant pour aller péniblement s’asseoir sur la chaise à droite de la table-bridge. — Montre !… Oh ! j’ai mal !
Madame de Champrinet, gentiment, en l’aidant à s’asseoir. — Ne t’écoute pas ! ne t’écoute pas !
Léonie, à Clémence. — Ca, c’est la baignoire, bon ! (A Toudoux.) La petite toilette !… les brocs !… Tout ça dans la chambre ! (Au moment où Clémence fait le geste d’emporter le tout, apercevant le vase au fond de la baignoire, et le prenant.) Oh ! son pot ! (avec émotion tandis que Clémence emporte le fourniment) son pot ! (Elle le prend.) Quand on pense que ce sera son popot ! Comme il est déjà grand ! (Dans un élan de tendresse, portant le pot à ses lèvres.) Oh ! chéri, va !
Madame de Champrinet, descendant pendant ce jeu de scène, sans quitter sa fille des yeux, attendrie, émue. A Toudoux, en lui indiquant sa fille. — Tout à fait moi, au moment de sa naissance.
Toudoux, indifférent. — Ah !
Madame de Champrinet, indiquant sa fille. — Je l’aimais déjà avant même qu’elle fût née.
Toudoux. — Ah !
Madame de Champrinet, couvant sa fille des yeux. — Oui.
Toudoux. — Moi, ça été plus tard.
Léonie, à Toudoux, lui tendant le vase. — Tiens, va le poser !
Elle le passe à sa mère qui le tend à Toudoux, puis remonte au-dessus de la table-bridge.
Toudoux, soumis. — Oui !
Il regarde autour de lui, ne sachant où déposer le vase.
Léonie, le regardant emporter le vase comme un objet quelconque. — Ca ne t’émeut pas, toi ?
Toudoux. — Quoi ?
Léonie. — Son popot.
Toudoux, sans conviction. — Oh ! si !
Léonie, fière de soi-même. — Pas autant que moi !
Toudoux. — Oh ! si ! Chéri, va !
Léonie. — Oh ! oui, chéri !
Toudoux. — Qu’est-ce qui te fait rire ?
Léonie, riant sous cape. — Rien !
Toudoux. — Mais si, quoi ?
Madame de Champrinet. — Dis-le, voyons !
Léonie. — Non ! C’est en te voyant avec ce vase à la main, ça me fait penser au rêve stupide que j’ai fait cette nuit.
Toudoux. — Tu as rêvé de vase de nuit ?
Léonie, riant. — Oui !
Madame de Champrinet, avec conviction. — Ah ! c’est bon signe !
Léonie. — Figure-toi, nous étions tous les deux aux courses à Longchamp. Moi, j’avais ma robe grise, toi, tu avais ton complet-jaquette. Mais au lieu de ton chapeau haut de forme, tu avais mis ton vase de nuit !
Toudoux, qui écoutait, souriant, prenant l’air pincé. — Moi !
Madame de Champrinet. — Oh ! quelle drôle d’idée !
Toudoux, vexé. — C’est idiot !
Il gagne la droite.
Léonie. — Et tu étais très fier ! tu saluais tout le monde avec ! Moi, j’étais gênée. Je te disais : (Lentement et appuyé.) "Julien ! Julien ! enlève donc ton vase de nuit ! on te remarque ! " Tu me répondais : "Laisse donc ! C’est très bien ! Je vais lancer la mode ! "
Toudoux. — Tu as vraiment de ces rêves !
Léonie. — Ah ! si tu l’avais vu comme ça, maman ! ce qu’il était drôle !
Madame de Champrinet. — Je m’en doute.
Léonie. — Ça ne lui allait pas mal !
Toudoux, cherchant où déposer son pot. — C’est charmant ! ah ! c’est charmant !
Léonie, le plus naturellement du monde. — Tiens ! mets donc un peu le vase sur ta tête pour montrer à maman.
Toudoux, se retournant ahuri. — Moi !
Léonie, sans douter un instant de sa complaisance. — Tu vas voir, maman !
Toudoux. — Mais, jamais de la vie ! En voilà une idée !
Léonie, sur un ton froissé. — Tu peux bien le mettre sur la tête, quand je te le demande.
Toudoux. — Non, mais, tu ne m’as pas regardé !
Léonie, comme un argument péremptoire. — C’est pour montrer à maman.
Toudoux. — Mais quand ce serait pour montrer au Pape ! tu te fiches de moi ! Vouloir que je mette un pot de chambre sur ma tête ! tu n’es pas folle ?
Léonie. — Quoi, il est tout neuf ! C’est pas un vieux !
Toudoux. — Neuf ou vieux, c’est un pot de chambre tout de même !
Madame de Champrinet, qui s’est levée pendant ce qui précède, descendant. — Voyons, nous sommes entre nous !
Toudoux. — Mais ça suffit, et ma dignité d’homme !…
Léonie, se levant et gagnant la gauche. — Voilà, il ne peut rien faire pour me faire plaisir !
Toudoux. — Tiens, tu en as de bonnes !
Madame de Champrinet. — Je comprendrais si on vous demandait d’aller aux courses ou de monter au cercle avec. Mais là !…
Toudoux. — Mais ni là, ni ailleurs !
Léonie, s’entêtant. — Et moi je veux que tu mettes le pot sur ta tête, là !
Toudoux. — Oui, eh bien ! moi, je ne veux pas !
Léonie, frappant du pied. — Je veux que tu le mettes ! Je veux que tu le mettes ! Je veux que tu le mettes !
Toudoux. — Non ! non ! non ! et non !
Madame de Champrinet, intervenant. — Julien ! Julien ! puisque ma fille vous le demande !
Toudoux. — Mais non, je vous dis !
Léonie. — Je veux, là ! je veux ! j’en ai envie ! j’en ai envie !
Madame de Champrinet, allant à sa fille. — Mon Dieu ! là ! elle en a envie ! elle en a envie !
Toudoux. — Eh bien ! elle en a envie !
Madame de Champrinet, entourant sa fille de ses bras. — Julien, je vous en supplie ! Songez à son état ! à ce que c’est qu’une envie !
Toudoux. — Ah ! ouat !
Léonie. — Je veux ! j’en ai envie !
Madame de Champrinet. — Vous l’entendez ! Songez que si par la faute de votre obstination votre fils naissait avec un pot de chambre sur la tête !
Toudoux. — Eh ! bien, v’la tout ! on l’utiliserait !
Les deux femmes. — Oh !
Toudoux. — Et on rendrait celui-là, tenez, qui n’a pas servi !
Madame de Champrinet. — Oh ! oh ! oser dire une chose pareille !
Léonie. — Mauvais père ! Mauvais père !
Toudoux. — Mais c’est vrai, ça !
Léonie, comme une enfant gâtée. — Tu vas mettre le pot ! Tu vas mettre le pot !
Toudoux, sur le même ton. — Non, j’mettrai pas le pot ! Non j’mettrai pas le pot !
Léonie. — Il ne veut pas mettre le pot ! ah ! ah ! ah !… ah ! j’ai mal !
Madame de Champrinet. — Là ! là ! vous voyez ce dont vous êtes cause ! vous voyez l’état dans lequel est votre femme !
Léonie, se laissant tomber sur la chaise à gauche de la table-bridge. — Et il refuse de satisfaire mes envies ! ah ! ah !
Madame de Champrinet, avec éclat. — Mais mettez donc le pot puisqu’on vous le dit !
Toudoux. — Mais mettez-le, vous, si vous y tenez tant !
Madame de Champrinet. — Mais, si ma fille me le demandait…
Léonie, la tête dans son bras replié sur le dossier de sa chaise. — Oh ! le sans-cœur, le sans-cœur !
Madame de Champrinet, se faisant violence pour se montrer calme. — Julien, je vous en supplie ! J’en appelle à vos sentiments d’époux ! de père !
Toudoux, commençant à se laisser fléchir. — Mais enfin, voyons !… songez à ce que vous me demandez !…je ne suis pas arrivé à l’âge de trente-huit ans pour… allons, voyons ! Allons ! allons ! allons !
Madame de Champrinet. — Mais n’importe l’âge ! (Humblement suppliante.) Soyez gentil. Coiffez-vous ! coiffez-vous !
Toudoux, faiblissant de plus en plus. — Mais enfin !…
Léonie, se lamentant faiblement. — Oh ! j’ai mal !
Madame de Champrinet, cajoleuse. — Voyez ! elle a mal ! Julien !… Mettez le pot ! Mettez le pot !
Toudoux, de même. — Non ! écoutez, vraiment !… Et puis d’abord… il ne me va pas !
Madame de Champrinet, cajoleuse. — Qu’est-ce que vous en savez, vous ne l’avez pas essayé !
Toudoux. — Mais je vois bien !… Il n’est pas à ma tête !
Madame de Champrinet, de même. — Mettez, voyons !
Toudoux, dans un dernier mouvement de révolte. — Ah ! non, vous savez… (Il hésite, va pour mettre le pot, hésite encore une ou deux fois, puis, prenant un grand parti, se coiffe et alors avec rage.) Là ! là ! vous êtes contentes ! Je l’ai mis, le pot ! vous êtes contentes !
Madame de Champrinet, allant à sa fille au-dessus de la table de bridge. — Là ! là ! Léonie. C’est un amour ! il l’a mis ! il l’a mis !
Toudoux, devant la table de bridge tout près de sa femme et s’accroupissant pour mieux se faire voir, rageusement. — Oui, je l’ai mis ! Oui !
Léonie, levant sa tête hors de son bras et se tournant vers Toudoux. — Montre ! (Le regardant.) Oh !… quelle horreur !
Toudoux, ahuri. — Quoi ?
Léonie, le repoussant. — Va-t-en ! va-t-en ! Tu es ridicule comme ça !
Toudoux, reculant.- Moi !
Léonie. — Mais cache-toi, voyons ! Je ne pourrai plus te voir autrement qu’avec ça sur la tête !
Toudoux. — Ah ! elle est raide, celle-là !
Madame de Champrinet, qui est descendue le tirant par le bras gauche de façon à le faire passer à son tour. — Allons ! ne la taquinez pas, voyons !
Elle remonte au-dessus de la table de bridge.
Toudoux, exaspéré. — On se fiche de moi à la fin !…
Scène VI
modifierLes mêmes, Clémence, puis madame Virtuel
Clémence, entrant vivement par le fond et allant directement vers les femmes. — Madame ! Madame ! c’est la sage-femme.
Toudoux, furieux. — Fichez-la à la porte !
Les deux femmes. — Quoi ?
Clémence, se retournant à la voix de Toudoux et se trouvant nez à nez avec lui. Sursautant à la vue du vase sur la tête. — Ah !… Monsieur est fou !
Léonie. — Comment, fichez-la à la porte !
Madame de Champrinet. — Faites-la entrer au contraire.
Toudoux, rageur. — Quoi ! faites-la entrer ! (Revenant à ses moutons tandis que Clémence sort.) Cette façon de me tourner en bourrique ! On me demande de mettre le pot ; (il le retire) je mets le pot ! (Allant jusqu’à la table-bridge en face de sa femme) et au lieu de me savoir gré de l’humiliation que je m’impose…
En ce disant il donne une tape sur la table à jeu.
Léonie, ne voyant que ce vase sur la tête de son mari. — Mais retire ça, voyons !
Toudoux. — Oui ? eh ben, non ! Je ne le retirerai pas, maintenant ! j’en ai assez de faire vos mille caprices ! Vous l’avez voulu ? (Avec une tape de la main sur le fond du vase.) Je le garde ! Ah ! mais, je ne suis pas un toton, moi ! si vous êtes des girouettes !
Il gagne la droite.
Léonie et madame de Champrinet. — Girouettes !
Madame Virtuel, entrant suivie de Clémence qui porte son sac de nuit et descendant vers Léonie qui, pour recevoir, s’est levée et, aidée de sa mère, passe à la chaise à droite de la table à jeu. — Bonjour, mesdames ! (Se retournant vers Toudoux qui, en train d’arpenter, revient précisément vers elle.) Monsieur !… (Etonnée en apercevant le pot sur la tête de Toudoux.) Tiens !
Toudoux, donnant un coup sec de chapeau de son vase. — Bonjour madame !
Il remonte.
Madame Virtuel, à Toudoux, tandis que Clémence a déposé le sac à terre, à gauche de la bergère, remonte et sort. — C’est ça qui vous sert de calotte grecque ?
Toudoux, redescendant vers elle et sur un ton rageur. — Non, madame, non ! ce sont ces dames qui ont des envies !…
Madame de Champrinet, vivement. — Ah !… pas moi !
Toudoux, retirant son vase de sa tête. — Ceci vous représente un mari qui a mis un pot sur sa tête pour satisfaire les envies de sa femme !
Madame Virtuel, avec conviction. — Ah ! très bien ! c’est d’un bon mari ! Alors, restez couvert ! je vous en prie ; restez couvert !
Toudoux. — Comment ! restez couvert ! Oh ! mais !…Oh ! mais !… j’en ai assez !
Il va poser son vase par terre au-dessus et près de la console, puis, par la suite, va s’asseoir sur la bergère.
Madame Virtuel, qui est allée à Léonie, assise sur la chaise à droite de la table à jeu. — Et c’est vous, alors, Madame, la jeune prochaine maman ?
Léonie. — Oui, Madame, oui.
Madame de Champrinet, debout au-dessus de la table entre celle-ci et le dossier de la chaise sur laquelle Léonie est assiste. — Je crois même que ça ne saurait tarder, à voir comme les douleurs se rapprochent de minute en minute.
Madame Virtuel. — Ah ? Tant mieux ! tant mieux ! Autant être débarrassée le plus tôt possible ! (A Léonie.) N’est-ce pas ?
Léonie. — Oh ! oui, Madame, oui !
Madame Virtuel, tout en retirant ses gants. — C’est égal, je ne supposais pas que ce serait si tôt ! Quand je pense que vous m’avez écrit hier de la part du docteur pour me retenir dans un mois… et ma première visite coïncide avec votre délivrance !
Léonie. — Comment prévoir que je serais d’un mois en avance !
Madame Virtuel. — Vous n’avez pas fait d’imprudence ?
Léonie. — Aucune !
Madame Virtuel. — Vous vous serez peut-être trompée dans vos calculs ?
Léonie. — Oh ! impossible ! il y a à peine huit mois que nous sommes mariés.
Madame de Champrinet, confirmant. — Huit mois, oui !
Madame Virtuel. — Et… (entre cuir et chair, avec un clignement d’œil significatif) pas avant ? Non ?
Madame de Champrinet, scandalisée. — Oh ! oh !
Léonie, honteuse : — Oh ! Madame oh !
Madame Virtuel, à la bonne franquette. — Non ! Non, je vous demande ça, comprenez donc, c’est pour savoir !
Léonie, de même. — Je comprends bien, oui. (Brusquement reprise de douleurs.) Oh ! Oh ! en voilà une, oh !
Madame Virtuel, avec conviction et bien martelée. — Ah ! bon ça !… bon ça !
Léonie, pliée en deux, sur un ton révolté. — Comment : "Bon ça" ?
Madame Virtuel. — Ca prouve que le travail se fait.
Léonie, de même, sur un ton rageur. — Ah ! je voudrais vous y voir !
Madame Virtuel. — Oui, oh ! c’est pas tout rose ! Je sais ce que c’est, j’ai passé par là ; j’ai eu deux enfants ! et chaque fois que j’ai accouché !…
Léonie. — Mais, vous, madame, c’est votre métier ! Vous êtes habituée.
Madame Virtuel. — Je suis habituée ! je suis habituée !… Mais pas côté passif !
Léonie, d’une voix endolorie. — Oh ! Madame, est-ce que ça va durer longtemps ?
Madame Virtuel. — Je ne peux pas vous dire ça comme ça ! Voyez-vous, vous devriez commencer à vous préparer ! Allez dans votre chambre, avec votre maman qui vous aidera à vous mettre au lit ! J’irai vous voir quand vous serez couchée. Pendant ce temps-là, moi, je vais disposer mes petites affaires.
Ce disant, elle remonte un peu, tout en enlevant son manteau.
Léonie, se levant. — Oui, madame !
Madame de Champrinet, l’aidant à se lever et l’emmenant. — C’est ça. Viens, ma chérie, viens !
Madame Virtuel. — Allez, madame !
Sortie de Léonie et de sa mère. Toudoux se lève.
Scène VII
modifierMadame Virtuel, Toudoux, puis Clémence
Madame Virtuel, son manteau sous le bras et sans plus s’occuper de Toudoux que s’il n’existait pas, jette un regard circulaire sur la pièce, puis, son œil ayant rencontré la sonnette électrique, dont le bouton est à gauche de la porte du fond, elle va sonner. Après quoi elle se dirige vers la bergère pour prendre son sac de nuit.
Madame Virtuel, trouvant planté devant son sac, Toudoux qui suit depuis le commencement son manège des yeux. Sans même le regarder. — R’tirez-vous de là, vous !
Toudoux, s’effaçant. — Pardon !
Madame Virtuel, après avoir déposé son manteau sur le dossier de la bergère, ouvre sa valise, en tire une camisole dont les manches sont relevées d’avance, un tablier à bavette et une trousse. Elle dépose le tout sur la bergère.
Clémence, arrivant de la cuisine. — Monsieur a sonné ?
Toudoux. — C’est madame !
Madame Virtuel, tout en rangeant les dits objets sur la bergère. — Oui, c’est moi ; vous avez préparé de l’eau bouillie ?
Clémence. — Il y a plusieurs bassines qui chauffent.
Madame Virtuel. — Bien ! Et toute la pharmacie est là ?
Clémence, indiquant l’office. — Par là ! oui.
Madame Virtuel. — Bien, vous l’apporterez ! (Tandis que Clémence sort, se retournant, son sac vide à la main et se cognant dans Toudoux.) R’tirez-vous de là, vous !
Toudoux, s’effaçant. — Oui !
Madame Virtuel, croyant toujours Clémence là et tout en déposant son sac ouvert sur la chaise à droite de la table-bridge. — Vous mettrez le tout sur la cheminée.
Toudoux, près d’elle. — A qui parlez-vous ?
Madame Virtuel, se retournant. — A la bonne !
Toudoux. — Elle est partie.
Madame Virtuel. — Ah !… Oh ! ben, je lui dirai quand elle reviendra ! (Ayant le chemin barré par Toudoux.) R’tirez-vous d’là !
Toudoux, s’effaçant. — Pardon !
Madame Virtuel va jusqu’à la console sur laquelle elle étale sa serviette, qu’elle prend d’une pile à gauche sur le meuble. Toudoux peu à peu a gagné jusqu’à elle.
Madame Virtuel, ayant étalé sa serviette, se retournant et donnant dans Toudoux qui est tout près d’elle. — Encore vous ! Ah ! çà ! non, mais… qu’est-ce que vous êtes ici, vous ?
Toudoux, presque comme une excuse. — Le mari.
Madame Virtuel. — Le m…Ah ! ben, oui, au fait, naturellement… puisque vous aviez le pot de chambre !… (Elle a pris sa trousse sur la bergère et l’étale sur la console.)
Toudoux, ahuri. — Comment, puisque j’avais !… (A part.) Oh ! j’suis à la limite ! (Dans le désir de se mettre dans les bonnes grâces de Mme Virtuel.) Hum !… ça… ça doit être un métier bien fatigant que celui de sage-femme !
Madame Virtuel, sèchement, sans se retourner. — Oui !
Toudoux. — Oui !… Est-ce que vous faites beaucoup d’accouchements par an ?
Madame Virtuel, de même. — Beaucoup ! beaucoup !
Elle descend devant la bergère.
Toudoux, pivotant pour descendre à sa suite. — Quand vous faites un accouchement, est-ce que ?…
Madame Virtuel, lui coupant la parole. — Ah ! non ! non, hein ?… vous n’espérez pas, n’est-ce pas, que je vais vous initier aux détails de ma profession ?
Toudoux, se le tenant pour dit. — Non !… Non !…
Madame Virtuel, retirant son chapeau et le tendant à Toudoux ainsi que son manteau. — Tenez, je ne sais pas encore où on m’a logée, moi, ici ! Portez donc mon manteau et mon chapeau dans ma chambre, voulez-vous ?
Toudoux. — Moi ?
Madame Virtuel, lui collant le tout dans les mains. — Oui !
Toudoux, soumis. — Bon ! (Il remonte en bougonnant.) Non ! C’t'inouï ! c’t'inouï ! ça !
Il sort au fond. Madame Virtuel gagne la droite en défaisant son corsage ; au moment où elle l’a retiré paraît Clémence venant de l’office et apportant la pharmacie, grandes bouteilles d’eau distillée, bouteilles jaunes de sublimé, paquets d’ouate, etc…
Madame Virtuel, surprise par l’entrée brusque de Clémence, sursautant et pudiquement se croisant les bras sur sa poitrine. — Qui est là ?
Clémence. — J’apporte la pharmacie.
Madame Virtuel, rassurée et tout en gagnant la bergère sur laquelle elle prend sa camisole. — Ah ! bon ! mettez ça là !
Elle indique la console.
Clémence, descendant à la console. — Oui, madame.
Elle range les bouteilles, les paquets d’ouate à la place indiquée, tandis que Madame Virtuel s’apprête à passer sa camisole.
Toudoux, rentrant carrément du fond. — Voilà !
Madame Virtuel, à gauche de la bergère, sursautant. — On n’entre pas !
Toudoux, qui a contourné la table de salle à manger pour descendre par le milieu gauche. — Ah ! pardon, je ne savais pas !
Madame Virtuel, aidée par Clémence, se pressant de passer sa camisole. — Vous ne pouvez pas frapper avant d’entrer ?
Toudoux. — Ben ! écoutez, je pensais que dans la salle à manger…
Madame Virtuel, furieuse. — Il n’y a pas de "salle à manger" : (Ecartant le devant de sa camisole.) J’avais la poitrine et les épaules nues !
Toudoux, avec un geste désinvolte. — Oh ! ben…
Madame Virtuel, qui s’est tournée vers la bergère pour prendre son tablier, se retournant en le mettant et se cognant dans Toudoux qui s’est rapproché. — Enfin dites donc, hein ?…est-ce que l’on va vous avoir là comme ça tout le temps ?
Toudoux. — Ah ! il faut que !…
Madame Virtuel. — C’est que je n’aime pas à avoir des gens sur mon dos quand je travaille.
Et, ce disant, elle va prendre son corsage laissé sur la bergère.
Toudoux. — Ah ! ah !
Madame Virtuel, revenant avec son corsage à la main et se dirigeant vers la chaise où est sa valise. A Toudoux. — R’tirez-vous d’là…
Toudoux. — Oui.
Madame Virtuel, fourrant son corsage dans le sac et tendant ce dernier à Toudoux. — Tenez, portez ça dans ma chambre !
Toudoux, prenant le sac et le tendant à Clémence. — Clémence !
Madame Virtuel. — Non ! non ! Pas Clémence ! si j’avais voulu que ce soit Clémence, j’aurais dit : "Clémence ! " J’ai besoin de la bonne, moi !
Toudoux, interloqué. — Ah !
Madame Virtuel. — Oui !
Toudoux, se soumettant. — Bon ! (Il sort en bougonnant.) Oh !… la barbe !…
Madame Virtuel, tout en ajustant la bavette de son tablier avec des épingles anglaises. — Là, très bien, mon enfant ! Maintenant, allez voir si votre eau bout ! Quand vous aurez de la prête vous m’en apporterez une bassine dans la chambre de madame, pour qu’on en ait sous la main.
Elle gagne la gauche.
Clémence, achevant de ranger sur la console. — Bien, madame.
A ce moment on frappe à la porte du fond.
Madame Virtuel. — Entrez ! (Toudoux entre et descend n° 2.) C’est vous qui frappez ?
Toudoux. — Ben, oui !
Madame Virtuel. — Mais est-ce que vous avez besoin de frapper, maintenant que je suis habillée !
Toudoux. — Ah ! ben, je ne sais pas, moi ! je n’ai pas regardé par le trou de la serrure.
Madame Virtuel, sceptique. — Oui, oh !
Toudoux, sur un ton où perce la rancune. — On n’a plus rien à me faire faire, non ?
Madame Virtuel, l’écartant du geste. — Mais non, mais non ! On ne vous demande rien ! R’tirez-vous d’là !…
Elle passe n° 2.
Clémence. — Et moi, madame ?
Madame Virtuel. — Non !… A quelle heure dînez-vous ?
Toudoux. — Mais… on a dîné.
Madame Virtuel. — Déjà ? Mais moi, je n’ai pas dîné !
Toudoux. — Ah !
Madame Virtuel. — Naturellement ! J’allais me mettre à table, moi, quand on est venu me chercher. Alors, quoi ! il n’y a rien à manger ?…
Toudoux. — Vous avez faim ?
Madame Virtuel. — On ne mange pas par faim ; on mange parce que c’est son heure !
Toudoux. — Oh ! ben, il doit bien rester quelque chose. (A Clémence.) Hein ?
Clémence. — Oui, monsieur.
Madame Virtuel. — Qu’est-ce que vous aviez comme potage ?
Clémence. — Pas !
Madame Virtuel, la regarde, fait la moue, puis. — C’est pas beaucoup !
Toudoux. — Nous n’en mangeons jamais.
Madame Virtuel, se retournant vers lui. — Moi, si !
Toudoux. — Ah !
Madame Virtuel. — Oui !…
Toudoux, s’inclinant. — Bon !
Madame Virtuel. — Oui, oh ! Je sais ! aujourd’hui, c’est le genre ! (Minaudant et la bouche en cul de poule.) On ne mange plus de potage ! (Energique.) Moi, je suis de la vieille école ! la bonne ! celle qui ne fait pas de progrès !
Toudoux. — Aha !
Madame Virtuel, sur le même ton que la phrase précédente comme si c’en était la continuation. — Et puis après ?
Toudoux, conciliant. — Oui ! Et puis après, rien !
Madame Virtuel. — Comment ! pas de potage ! et puis après, rien !
Toudoux, comprenant sa méprise. — Hein ? Ah ! non ! si ! si !… non ! parce que je croyais que vous me disiez : "Je suis de la vieille école, moi ; et puis après !…"
Madame Virtuel. — Mais non ! Et puis après… le potage ?
Toudoux. — Ah ! "et puis après le potage", oui, oui ! Eh bien ! et puis après le potage… et puis après le potage… et puis après le potage que nous n’avions pas ! un faux filet et du macaroni.
Madame Virtuel, approuve de la tête, puis. — Et puis ?
Toudoux ? — C’est tout.
Madame Virtuel fait proutter ses lèvres, puis. — C’est maigre !
Clémence. — Un morceau de roquefort.
Madame Virtuel. — Oui ! ça ne compte pas ! (tandis que Clémence remonte par le fond au-dessus de la table et va prendre le manteau laissé par Madame de Champrinet.) Ah ! vous n’êtes pas de gros estomacs, ici !
Toudoux. — Ben !…
Madame Virtuel, se dirigeant vers la table à manger. — Enfin, je mangerai ça, puisqu’il n’y a que ça !
Elle s’assied à gauche de la table.
Clémence, au-dessus de la table, tout en pliant soigneusement le manteau de Madame Champrinet. — Qu’est-ce que madame boira ? du vin blanc ? du vin rouge ?
Madame Virtuel, d’un air détaché. — Oh ! n’importe quoi ! ça m’est égal !… un peu de champagne !
Toudoux, qui est devant la table. — Du champagne ?
Madame Virtuel. — Oui ! c’est ce qui réussit le mieux à mon estomac !
Toudoux. — Vous en buvez donc chez vous ?
Madame Virtuel. — (Avec intention.) Quand mes clients m’en envoient !
Toudoux. — Ah !
Madame Virtuel. — Oui !
Toudoux, se le tenant pour dit. — Bon ! (A Clémence qui est au fond, à droite de la table.) Alors, ma fille, vous descendrez chez l’épicier et vous demanderez de la tisane, vous savez, a…
Clémence. — Il n’y a peut-être pas besoin ! Il reste dans l’office une bouteille de Pommery. (Elle fait mine de se diriger vers l’office.)
Madame Virtuel, avec bonhomie. — Mais oui !
Toudoux, furieux, descendant à droite. — Ah ! là, l’autre !
Madame Virtuel. — Mais oui ! Mais oui ! du Pommery ! Qu’est-ce que ça me fait ? Je m’en contenterai. Je ne bois pas plus d’une bouteille, vous pensez bien !
Toudoux, sur un ton comiquement apitoyé. — Vraiment ?
Madame Virtuel, croquant un croûton de pain. — Avant tout, je ne veux pas être cause de dérangement.
Toudoux. — Vous êtes pleine d’attentions !
Clémence, prenant sur la table pour l’emporter la bouteille de vin qui est vide. — Quand faudra-t-il servir ?
Madame Virtuel, se levant et descendant en scène. — Quand ce sera prêt, faites réchauffer et servez !
Clémence. — Faudra peut-être dix minutes.
Madame Virtuel. — Oh ! on a le temps ! (S’asseyant à droite de la table à jeu, tandis que Clémence sort, en emportant la bouteille et le manteau de Madame Champrinet.) Madame, ce n’est pas encore pour tout de suite !
Toudoux, se rapprochant. — Ah ! Ce sera encore long ?
Madame Virtuel. — Dame, vous savez, chez les primipares !
Toudoux fronce le sourcil comme un bonhomme qui ne comprend pas, puis. — Chez les !…
Madame Virtuel. — Primipares… ça ne va pas si vite ! Madame est bien primipare ?
Toudoux, écarte les bras comme quelqu’un qui ne sait que répondre, puis. — Ben !…
Madame Virtuel. — Quoi ? Est-ce qu’elle est primipare ou multipare ?
Toudoux, fait une moue d’hésitation. Un temps, — Euh !… (Il agite la main comme pour dire "entre les deux", puis brusquement, avec décision ?) Vivipare…
Madame Virtuel, estomaquée. — Quoi ! (Riant.) Ah ! ben, ça, évidemment, vivipare ! Nous sommes tous vivipares !
Toudoux. — C’est ça, nous sommes tous vivipares.
Madame Virtuel. — Ah ! pas vous !
Toudoux. — Pas moi, non pas moi !
Madame Virtuel. — Enfin, ça ne me dit pas si elle est primipare.
Toudoux, hésitant. — Euh !… (Avec décision.) Non !
Madame Virtuel. — Ah ! ben, tant mieux ! Ça ira plus vite ! Combien a-t-elle eu d’enfants ?
Toudoux, avec la même décision. — Aucun.
Madame Virtuel. — Eh bien ! alors, elle est primipare !
Toudoux. — C’est ça, primipare. Elle est primipare !
Madame Virtuel. — Eh bien ! c’est tout ce que je vous demande.
Elle se lève.
Toudoux. — Je n’avais pas bien entendu votre question.
Madame Virtuel, remontant par la droite de la table et se dirigeant vers la chambre de gauche. — Allons ! on pourrait peut-être aller voir un peu notre malade !
Toudoux, emboîtant le pas derrière elle. — Si vous voulez, allons !
Madame Virtuel, se retournant si brusquement que Toudoux se cogne dans elle. — Ah ! non… non ! pas vous ! Vous, vous allez rester ici. Je ne veux personne !
Toudoux. — Ah !
Madame Virtuel. — Personne ! personne ! Quand j’accouche, moi, les maris, les amants, n’en faut pas.
Toudoux. — Les amants ! mais dites donc, ma femme n’a pas d’amants.
Madame Virtuel. — Je ne vous dis pas qu’elle a des amants, je vous dis que les maris, les amants, j’en veux pas, un point, c’est tout ! (Sur ce dernier mot elle fait demi-tour pour entrer dans la chambre.)
Toudoux. — Ah ! oui, mais…
Madame Virtuel, se retournant vivement et sur un ton impératif. — Ah ! restez-là !… (Elle entre chez Léonie. Sonnerie.)
Scène VIII
modifierToudoux, puis Clémence, puis Monsieur de Champrinet
Toudoux. — Oh ! mais elle est embêtante !
Clémence, arrivant de l’office avec une bassine remplie d’eau. A ce moment, sonnerie dans le vestibule, elle hésite un instant sur ce qu’elle doit faire, aller porter sa bassine ou aller ouvrir. Puis s’adressant à Toudoux. — Si monsieur voulait ouvrir, parce que je suis occupée avec madame ?
Toudoux. — Enfin, quoi ! Benoît n’est pas encore rentré de ses courses ?
Clémence. — Non, monsieur et il faut que je porte la bassine.
Sonnerie.
Toudoux. — Chez madame ? Oh ! ben, c’est inutile ? on ne veut personne, pas même moi, ainsi !
Clémence. — Oh ! oui, mais, moi… (Sonnerie extérieure dont personne ne s’occupe.) Si monsieur veut toquer, parce que j’ai les mains prises.
Toudoux, sceptique. — Oui, oh ! je veux bien, mais…
Il frappe à la porte de la chambre.
Voix de Madame Virtuel. — On n’entre pas !
Toudoux, triomphant. — Là !
Sonnerie.
Clémence, sans se démonter, à travers la porte. — C’est moi, la femme de chambre.
Voix de Madame Virtuel. — Ah ! c’est vous ! Entrez !
Clémence, triomphant à son tour. — Là !
Sonnerie. Elle entre chez Léonie.
Toudoux, gagnant la droite. — Charmant ! C’est charmant ! (Sonnerie répétée à l’extérieur.) Eh ! oui ! voilà ! (Arrêt.) (Il remonte au fond et sort. La scène reste vide un instant, pendant ce dialogue à la cantonade.)
Voix de Champrinet. — Eh bien ! on en met un temps !
Voix de Toudoux. — Qu’est-ce que vous voulez ! c’est moi qui ouvre !
De Champrinet, le chapeau sur la tête, la canne à la main, entrant, suivi de Toudoux. — Ah ! non ! non ! vous savez ! non, celle-là !
Toudoux. — Eh ben ! oui, qu’est-ce que vous voulez ?
De Champrinet, extrême-gauche. — J’en suis dans tous mes états ! Vraiment, on ne peut pas avoir la paix cinq minutes dans la vie !
Toudoux. — Ben !…
De Champrinet. — Je ne sais pas comment vous vous arrangez, ma parole !
Toudoux. — Quoi ? C’est pas de ma faute.
De Champrinet, saluant. — C’est pas la mienne non plus !… (Remettant son chapeau.) J’étais là tranquillement au cercle, avant dîner, à faire ma partie d’écarté habituelle… à cinq louis. J’étais en veine, par-dessus le marché ! Crac, voilà qu’on vient m’annoncer ça en plein dans l’estomac ! Comme c’est gai ! naturellement, j’ai cessé ! (Il s’assied à gauche de la table de bridge, sur laquelle, après s’être découvert, il pose son chapeau.) Qu’est-ce que vous voulez ? Je suis un homme de devoir. Mais vraiment, qu’on ne puisse même pas vous laisser en repos la journée finie !…
Toudoux, assis à droite de la table de jeu : — Je suis le premier désolé !
De Champrinet, se levant en reprenant son chapeau dont il se couvre. — Oui, oh ! ça arrange quelque chose ! (Faisant mine de se diriger vers la chambre de sa fille.) Eh bien ! quoi ! Est-ce qu’on peut voir ma fille ?
Toudoux. — Ah ! ben, écoutez, pas pour le moment, elle est entre les mains de la sage-femme, qui n’est pas précisément commode !
De Champrinet, maugréant. — Ah !… (Se découvrant et posant son chapeau et sa canne sur la chaise à gauche de la table à manger.) Au moins, vous allez pouvoir me donner quelque chose à manger, je n’ai pas dîné, avec tout ça ! (Il gagne la droite.)
Toudoux, toujours assis. — Mon Dieu, si vous voulez vous contenter de ce qu’il y a ?
De Champrinet. — Oh ! pour ce que j’ai faim ! Vous pensez bien que tout ça m’a enlevé l’appétit.
Toudoux, à Clémence qui sort de chez Léonie. — Ah ! Clémence, vous mettrez également le couvert de Monsieur de Champrinet.
Clémence. — Bien monsieur ! (Elle va prendre le chapeau et la canne de Champrinet et les emporte.)
De Champrinet, qui a dressé l’oreille. — Pourquoi "également" ? Il y a donc du monde ?
Toudoux. — Oui.
De Champrinet. — Ah ?
Toudoux. — La sage-femme.
De Champrinet, vexé. — Aha ! je vais dîner avec la sage-femme.
Toudoux. — Ben !…
De Champrinet, même jeu. — Oui ! Bien ! bien ! oh !
Toudoux. — Pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?
De Champrinet, au-dessus de la table à jeu. — Oui, oui ! (Maugréant.) La sage-femme !… c’est vrai ! (S’asseyant à gauche de la table à jeu, bien en face de Toudoux.) Mais enfin, que diable avez-vous fabriqué pour que ça arrive aujourd’hui ? Vous qui n’attendiez que pour dans un mois !
Toudoux. — Léonie est en avance.
De Champrinet, tout en parlant, ramassant machinalement les cartes et les battant. — Oui, ah ! c’est gai, ça, un enfant ! un enfant au bout de huit mois de mariage ! Qu’est-ce que le monde va penser ? Jamais on ne croira.
Toudoux. — Oh ! ben !…
De Champrinet. — On insinuera, parbleu, que vous aviez pris des acomptes avant. On n’avait déjà pas compris au Faubourg qu’un de Champrinet donnât sa fille à un Toudoux, on va dire évidemment que l’on a fait cette union pour réparer. Comme c’est agréable !
Toudoux, énervé. — Enfin, quoi, il arrive tous les jours qu’on ait une avance d’un mois.
De Champrinet. — Evidemment, ça arrive ! la preuve (Distribuant les cartes, comme pour jouer à l’écarté.) Ça arrive, mais pas pour le monde. Ah ! vous avez une façon de faire les choses !… (Ramassant son jeu.) A vous de jouer !
Toudoux, assis face au public, prenant machinalement les cartes et jouant de côté tout en parlant. — S’il faut s’occuper de ce que dit… (jouant) le monde ! Pique…
De Champrinet. — Evidemment, il faut s’en occuper ! J’ai le roi… vous comprenez que ça m’embête… je coupe… si on dit de ma fille… atout, atout… qu’elle a eu un enfant au bout de huit mois… roi de carreau ; dame de coeur… Le roi et la vole : trois points. (Poussant les cartes du côté de Toudoux.) A vous !… On peut se moquer de l’opinion des gens…
Toudoux, tout en battant les cartes. — Oh ! ça !… (Il fait couper.)
De Champrinet, coupant. — On peut s’en moquer, mais il faut tout de même compter avec elle.
Toudoux, tout en donnant les cartes. — Vous comprenez, n’est-ce pas, que si, dans la vie, il faut toujours penser à ce que dira un tel ou un tel !… alors !…
De Champrinet, prenant les cartes. — Evidemment, il faut y penser !… j’ai le roi !… (Jouant.) Coeur !
Toudoux. — Oui, oh !… je coupe !…
De Champrinet. — Voilà ! ah ! tout ça est très embêtant ! (Répondant à la carte jetée par Toudoux.) Je coupe !… atout, atout et atout… J’ai gagné !… Vous me devez cinq louis.
Toudoux, restant bouche bée avec sa dernière carte en l’air. — Comment "je vous dois ?…" Mais j’ai pas joué !
De Champrinet. — Vous n’avez pas joué ! Eh bien, qu’est-ce que vous venez de faire ?
Toudoux. — J’ai joué, j’ai joué ! mais j’ai pas joué cinq louis !
De Champrinet. — C’est admirable, ça ! mais vous pouviez bien le dire !
Toudoux. — Mais c’était à vous de le dire !
De Champrinet. — Je fais toujours la partie à cinq louis ! je vous l’ai dit encore tout à l’heure ! Si vous aviez gagné, je vous aurais payé !
Toudoux. — Peut-être, mais c’est pas une raison pour que je vous donne cinq louis quand j’ai perdu !
De Champrinet, se levant et remontant. — C’est trop fort ! ah ! ben ! quand je jouerai encore avec vous !
Toudoux. — Eh ! si vous croyez que j’ai l’esprit à jouer !
De Champrinet. — Hein ? (Avec énergie.) Mais moi non plus, dites donc ! C’est machinalement ! Ce n’est pas quand ma pauvre enfant traverse une aussi pénible épreuve !
Toudoux, se levant et se dirigeant vers la porte de la chambre de gauche, ainsi que de Champrinet. — Et longue, ah !… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire là-dedans ?
Ils prêtent l’oreille contre le battant de la porte.
De Champrinet. — Oui ! Enfin, je voudrais bien pouvoir embrasser ma fille.
A ce moment Madame Virtuel sort brusquement de la chambre avec une bassine d’eau dans les mains ; arrivant de dos, elle se retourne dans l’embrasure de la porte et, dans son mouvement, va donner de sa bassine en plein sur Toudoux qui est au-dessous d’elle et l’inonde à moitié. De Champrinet, par un mouvement de recul, a évité l’inondation.
Toudoux, faisant un bond en arrière. — Oh !
Scène IX
modifierLes mêmes, Madame Virtuel
Madame Virtuel, gagnant le milieu de la scène. — Ah ! là, tenez, regardez-moi ça, tenez !
Toudoux. — Non, mais, c’est ça ! non seulement vous m’inondez…
Madame Virtuel. — Eh bien ! tant pis pour vous ! Si vous n’étiez pas toujours dans les jambes !…
Toudoux, descendant par l’extrême gauche. — Je suis trempé !
Madame Virtuel. — Ça vous apprendra à regarder par le trou de la serrure, là, tous les deux.
De Champrinet, n’en croyant pas ses oreilles. — Quoi ?
Toudoux, protestant. — La serrure !
De Champrinet. — Non, mais dites donc !…
Toudoux, gagnant le milieu de la scène. — Nous n’avons pas l’habitude de regarder par la serrure !
Madame Virtuel, sceptique. — Oui, oh !…
Toudoux. — Avec tout ça, il faut que j’aille me changer, moi, maintenant.
Madame Virtuel, qui depuis un instant cherche où déposer sa bassine, se retournant à ce mot. — Oui ? Eh bien, tenez ! alors, rendez-vous utile une fois par hasard ! portez donc en passant la bassine à la cuisine.
Elle lui colle la bassine dans les mains.
Toudoux. — Moi !
Madame Virtuel. — Allez ! allez !
Toudoux, s’en allant, furieux, avec la bassine. — Oh ! mais quelle barbe !
Il sort.
De Champrinet, à Mme Virtuel qui a gagné la scène. — Dites donc, madame, je voudrais bien voir ma fille, moi !
Madame Virtuel. — Oui… Oh ! ben !… faudra attendre parce qu’en ce moment j’ai pas besoin d’étrangers !
Elle s’assied dans la bergère.
De Champrinet. — Comment, d’étrangers ! vous trouvez que je suis un étranger, moi, son père ?
Madame Virtuel. — Vous êtes un étranger à l’accouchement.
De Champrinet, s’inclinant. — Ah ! ça !…
Madame Virtuel. — C’est bon ! Tout à l’heure je vous autoriserai à embrasser votre demoiselle.
De Champrinet. — "Ma demoiselle", d’abord c’est une dame !
Madame Virtuel. — Je ne vous dis pas ! Mais pour nous, c’est toujours votre demoiselle. Vous l’embrasserez, mais le temps d’entrer et de sortir ! en attendant je vais dire à votre dame que vous êtes là, si ça lui chante de vous voir. R’tirez-vous d’là !
Elle passe devant de Champrinet et se dirige vers la chambre de gauche.
De Champrinet. — Ecoutez, madame, vous n’êtes pas positivement gracieuse !
Madame Virtuel, revenant vers lui. — Gracieuse ! gracieuse !… je ne suis pas une cocotte, moi, vous saurez !
De Champrinet. — Quoi !
Madame Virtuel. — J’ai passé l’âge de faire du chichi avec les hommes !
De Champrinet. — Pardon, je ne vous demande pas de faire du chichi.
Madame Virtuel. — Vous faites aussi bien. Quand je travaille, moi, je suis sérieuse. Entre temps, je veux bien rire.
De Champrinet, gouailleur. — Ah !
Madame Virtuel. — Mais, à l’heure du combat. (Avec une tape sur la poitrine.) Je suis là !
De Champrinet. — Ah ! bon ! bon ! allez !
Madame Virtuel. — Oui !
Elle pivote et se dirige vers la chambre.
De Champrinet, théâtralement. — Et maintenant, va te battre !
Madame Virtuel, se retournant vivement et avec dignité. — Vous me tutoyez ?
De Champrinet. — Non ! C’est une citation !
Madame Virtuel, de même. — Ah !… J’espère !… Je vous envoie votre dame.
De Champrinet, allant s’asseoir à droite de la table-bridge. — C’est ça !
Sortie de Mme Virtuel.
Scène X
modifierDe Champrinet et Madame de Champrinet
De Champrinet, tout en ramassant les cartes. — Oh ! là ! là !… Oh ! là ! là ! là ! là ! là ! là ! là ! là ! (distribuant les cartes comme s’il jouait à l’écarté avec un partenaire imaginaire.) "Je ne suis pas une cocotte." Ah ! J’te crois que tu n’es pas une cocotte ! (Donnant la retourne.) Pique ! (Il pose le paquet de cartes qui lui reste en mains, retourne son jeu et l’étudie un instant ; après quoi, il le pose sur la table, prend le jeu de l’adversaire, en regarde les cartes, puis le reposant sur la table avec un petit rire jaune.) Il a le roi. (Il reprend son jeu, va comme pour jouer, puis se ravisant, il retourne à nouveau le jeu adverse, y prend le roi, le place dans son jeu, duquel il retire une carte basse qu’il donne en échange ; puis reprenant ses propres cartes.) A lui de jouer !
Madame de Champrinet, venant de la chambre de sa fille. — Comment, tu es seul ?
De Champrinet. — Eh ! ben ! oui ! M. Toudoux est allé changer de pantalon !
Madame de Champrinet. — Il pense à sa toilette quand sa femme est sur son lit de douleur !
De Champrinet. — Il a trouvé drôle de se faire arroser par la sage-femme ! Comment va-t-elle ?
Madame de Champrinet, s’asseyant à gauche de la table-bridge. — Qui ? La sage-femme ?
De Champrinet. — Mais non, Léonie ! Je me fiche de la sage-femme !
Madame de Champrinet. — Ben, ça suit son cours.
De Champrinet. — Ah ! oui, ah ! on avait besoin de c’t'histoire-là. Je ne décolère pas depuis une heure ! Un accouchement… après huit mois de mariage !
Il se lève.
Madame de Champrinet. — Oui, ah ! c’est très contrariant !
De Champrinet. — Le voilà, ton Toudoux ! Voilà comme il travaille, ton Toudoux.
Madame de Champrinet. — Mon Toudoux ! C’est pas mon Toudoux !
De Champrinet, gagnant le milieu droit de la scène. — C’est toi qui as poussé à ce mariage. Moi, je n’en voulais pas !
Madame de Champrinet. — Mais toi, toi, tu ne voulais d’aucun mari ! Toudoux ou un autre, tu le détestais d’avance !
De Champrinet, qui est remonté au-dessus de la table-bridge. — Qu’est-ce que tu veux, c’est plus fort que moi ; il me dégoûte, ce monsieur ! Penser qu’on n’a qu’une fille, que pour bien l’élever on sacrifie tout, que pour ne pas souiller son cerveau on évite de prononcer un mot plus haut que l’autre, de faire un geste douteux, et crac ! du jour au lendemain, voilà un monsieur, un monsieur… qu’on ne connaît pas ! (Descendant un peu.) et ça y est, voilà !… il emporte votre fille et il couche avec ! (Martelant la table de son poing pour donner plus de force à ce qu’il dit.) Et nous le savons ! et nous n’avons qu’à dire "amen" ! (S’asseyant à droite de la table de jeu.) Si tu ne trouves pas ça dégoûtant ?
Madame de Champrinet. — Qu’est-ce que tu veux ? C’est le mariage, ça !…
De Champrinet, face au public, le bras gauche sur le dossier de sa chaise. — Ben oui, je ne te dis pas ! (L’œil dans la direction de la porte par laquelle est sorti Toudoux.) Son Toudoux ! son Toudoux ! (Tournant la tête vers sa femme.) Tu l’aimes, cet homme-là ?
Madame de Champrinet.- Mon Dieu !…
De Champrinet, le regard vers la porte par laquelle est sorti Toudoux. — Ah ! là ! là ! S’il me fallait coucher avec lui, moi, je ne pourrais pas !
Madame de Champrinet, sur un ton moqueur. — Aussi, il ne t’a pas demandé de l’épouser !
De Champrinet. — Oh ! il pouvait !
Madame de Champrinet. — En somme, il rend ta fille heureuse.
De Champrinet, se levant. — Il ne manquerait plus que cela !
Madame de Champrinet. — Il est même d’une gentillesse !… On peut bien lui rendre justice, il n’est pas là. Il se plie avec une complaisance aux fantaisies de sa femme ! Encore tout à l’heure, j’ai pu le constater. Léonie n’a-t-elle pas eu une envie !… une envie de femme enceinte !
De Champrinet. — Il l’a satisfaite ? Il n’a fait que son devoir…
Madame de Champrinet. — Tout de même, je sais bien des hommes qui !… Elle a absolument voulu qu’il mette un pot de chambre sur sa tête !
De Champrinet, n’osant croire à pareille aubaine, s’asseyant à droite de la table de bridge. — Et… il l’a mis ?
Madame de Champrinet, en détachant ses mots. — Il l’a mis !
De Champrinet, se régalant. — Oh ! que c’est bien ! que je suis content ! Mon gendre avec un pot de chambre sur la tête ! Je suis ravi !
Madame de Champrinet. — Mauvaise âme ! va !
De Champrinet, sur le même ton, tout en ramassant ses cartes. — Qu’est-ce que tu veux ?… Je ne peux plus le voir, ce garçon ! A toi de jouer !
Madame de Champrinet. — Quoi ?
De Champrinet, les yeux au plafond. — J’ai le roi.
Madame de Champrinet. — Quoi ? "J’ai le roi" ! je ne joue pas à l’écarté !
De Champrinet, interloqué. — Hein ? (Se récriant.) Mais moi non plus, je ne joue pas à l’écarté, je dis "j’ai le roi", parce que j’ai le roi ! C’est par distraction ! je suis tellement préoccupé !
Madame de Champrinet. — Ah ! pas plus que moi, je t’assure !
Scène XI
modifierLes Mêmes, Toudoux, puis Madame Virtuel
Toudoux, arrivant du vestibule. — J’ai dû me changer du tout au tout, de cette affaire-là !
De Champrinet. — Ah ! vous voilà !
Toudoux. — Me voilà, oui !
Madame Virtuel, surgissant de la chambre de gauche. — La jeune dame demande son papa et sa maman.
De Champrinet. — Ah !
Simultanément de Champrinet et sa femme se lèvent pour aller chez Léonie.
Madame Virtuel, barrant vivement le passage à de Champrinet qui s’est élancé le premier ! — Ah ! mais… pas longtemps, vous savez ! pas longtemps !
De Champrinet, l’envoyant à sa gauche d’une poussée de la main jusqu’au dessus à droite de la table-bridge. — Mais oui, mais oui !
Madame Virtuel, se frottant l’épaule droite. — Oh ! mais, il me bouscule !
De Champrinet, au moment d’entrer chez Léonie, à mi-voix à sa femme qui le suit. — Ah ! ce qu’elle m’embête, cette vieille !
Madame Virtuel, maugréant. — J’aime pas qu’on me violente !
Madame de Champrinet. — Voilà ton papa, ma mignonne !
De Champrinet, entrant chez sa fille. — Eh bien ! ma chérie, quoi donc ?
La porte se referme.
Toudoux, s’approchant de Mme Virtuel qui s’est assise à droite de la table à jeu, et commence machinalement à se tirer les cartes. — Eh bien ! Madame, ça avance-t-il un peu ?
Madame Virtuel, sans se retourner, d’une voix bêlante, et tout en faisant deux paquets de ses cartes dont elle regarde en coupant celle de dessous. — Heuheuheuheu !
Toudoux. — Pas encore beaucoup ?
Madame Virtuel. — Pffeu !… Elle est à vingt sous. En même temps, elle esquisse un geste de la main qui exprime sa pensée, index arrondi autour du pouce ménageant une ouverture de la largeur d’une pièce de vingt sous.
Toudoux, sans comprendre. — Ah ! elle est !…
Madame Virtuel. — Et quand je dix à vingt sous, j’exagère !
Toudoux. — Ah !
Madame Virtuel. — Elle est plutôt entre dix sous et vingt sous.
Toudoux, qui veut avoir l’air de comprendre. — Oui, enfin… elle est à quinze sous.
Madame Virtuel, se retournant d’un trait vers lui. — Quoi ! "quinze sous" ! Qu’ça veut dire "quinze sous" ? C’est de la monnaie, quinze sous ! c’est pas une dimension.
Toudoux, intimidé. — Hein ! ah ! oui, oui… en effet, c’est… c’est de la monnaie !
Madame Virtuel. — Non, enfin… comme ça.
Comme précédemment, en ce disant, elle arrondit son index autour du pouce de façon à donner la dimension dont elle parle.
Toudoux, qui n’est pas plus avancé. — Comme ça ! oui… C’est… c’est pas grave ?
Madame Virtuel. — Non !… non ! seulement, ça n’est pas pour tout de suite.
Toudoux. — Ah ! oui !… mais enfin, ça ne s’annonce pas mal ?
Madame Virtuel. — Mais non ! (Se levant.) Quoiqu’il y ait des choses que je ne m’explique pas !
Toudoux. — Ah !
Madame Virtuel. — J’ai palpé la jeune mère, je ne sens pas de point précis.
Toudoux. — Aha !
Madame Virtuel, sur un ton détaché. — Ça tient peut-être à un peu d’hydramnios.
Toudoux, qui n’a rien compris, mais ne veut pas en avoir l’air. — Ça ne m’étonnerait pas, tenez !
Madame Virtuel. — Et pourtant, en insistant, à côté de ça il m’a semblé peut-être sentir trois points résistants.
Elle appuie son dire en décochant trois coups de ses index, alternativement droit, gauche, droit dans l’abdomen de Toudoux.
Toudoux. — Alors ?
Madame Virtuel. — Ben, je ne sais pas ! (Se rasseyant à droite de la table à jeu.) C’est peut-être une grossesse gémellaire !
Toudoux, se penchant vers elle le sourcil froncé comme un homme qui a mal entendu, puis. — Gémel… ?
Madame Virtuel, achevant le mot. -…laire. (Adossée à la table, le bras gauche sur le dossier de sa chaise.) Vous ne savez pas s’il y a déjà eu des cas dans votre famille ou dans celle de madame, de naissance gémellaire ?
Toudoux, lentement, écarte les bras tandis que son cou s’enfonce dans son épaule dans une mimique d’ignorance. -… ?
Madame Virtuel. — Vous ne vous rappelez pas ? Non ?…
Toudoux. — Ben… !
Madame Virtuel. — Oui, vous ne vous rappelez pas.
Toudoux. — Non, non, je ne me…Mais qu’est-ce que ça peut amener ça ?
Madame Virtuel. — Comment "ce que ça…" ? (Se levant.) Eh ben !… des jumeaux !
Toudoux, sursautant. — Des… de jumeaux !… (Gagnant la droite.) Sapristi ! deux layettes ! deux berceaux !
Madame Virtuel, gagnant la gauche. — Enfin, je dis ça ! sans stéthoscope, n’est-ce pas. (S’asseyant à gauche de la table-bridge.) Savez-vous si on lui a appliqué le stéthoscope ?
Toudoux, debout côté droit de la table de bridge. — Le stétho…
Madame Virtuel. -… scope.
Toudoux, hésitant. — Ah ! non… Non !… (Tout en s’asseyant.) Mais ce que je sais, c’est qu’elle a pris un bain ce matin.
Madame Virtuel. — Oh ! mais ça n’a aucun rapport ! C’est comme si je vous disais : "Est-ce que vous êtes sujet au rhume de cerveau ? " et que vous me répondiez : "Non, mais je porte des bretelles américaines ! "
(Se levant.) C’est aussi bête que ça !
Toudoux. — Ah ! pardon !
Madame Virtuel, au-dessus de la table. — Je vous demande si on lui a appliqué le stéthoscope, parce que ça aurait été une indication par les battements du cœur.
Toudoux. — Oui, oui.
Madame Virtuel, du ton détaché avec lequel elle parlerait de la chose la plus courante. — Maintenant, il est possible que ce soit tout simplement un sacro-iliaque gauche postérieur, siège décomplété, mode des fesses.
Toudoux. — Mode des fesses ?
Madame Virtuel. — Mon Dieu, oui.
En ce disant, elle dégage et remonte à la table à manger où elle cherche un croûton de pain à grignoter.
Toudoux, de la main droite la rattrapant par la croupe et la ramenant ainsi à lui. — Et, dites donc… euh ! madame Chose !
Madame Virtuel, saisie. — Oh !
Toudoux. — "Mode des fesses…", c’est bon ça ?
Madame Virtuel, au-dessus de la table-bridge tout en grignotant son pain. — Ben !… J’aimerais mieux un sommet.
Toudoux. — Un sommet ! ah ! ben, oui, un sommet ! évidemment.
Madame Virtuel. — Il est évident qu’un occipito-iliaque droit ou gauche, antérieur ou postérieur…
Toudoux. — Oui, oui ! ne vous donnez pas la peine !
Madame Virtuel, gagnant tout en parlant jusqu’à la bergère. — Ah ! on voit des choses si étranges dans notre profession ! (S’asseyant.) Tenez, l’autre jour, n’ai-je pas eu une cliente qui m’a fait une môle hydatiforme ?
Toudoux. — Allons donc !
Madame Virtuel, avec un geste qui fait image. — La grappe, vous savez ?
Toudoux, imitant son geste. — Mais, voyons ! la grappe ! parbleu, la grappe !
Madame Virtuel, se pelotonnant dans sa bergère. — Je suis sûre que c’est un cas que vous n’avez pas dû rencontrer souvent.
Toudoux. — Ah ! non !… Non, je ne me rappelle pas !… (A part.) Oh ! mais elle m’embête avec ces termes techniques !
Madame Virtuel. — La môle hydatiforme, c’est très curieux, très curieux !
Toudoux. — Ah ! oui ! oui, ça, la… (Se levant et allant à elle.) Eh ben ! tenez, moi, je n’ai pas vu la… môle hydatiforme, mais ce que j’ai vu comme ça aussi… c’est un cas de… Je ne sais pas si vous connaissez ça !
Madame Virtuel, sans hésitation, avec importance. — Evidemment, je connais ça !
Toudoux, la main sur le dossier de la bergère. — De… (bien lentement) mistamboulocolite !
Madame Virtuel, redressant le corps en avant. — De quoi ?…
Toudoux, bien catégoriquement. — De mistamboulocolite.
Madame Virtuel, paraît chercher un instant dans sa cervelle, puis se renfonçant dans la bergère. — Ah ! oui, oui, ça arrive !
Toudoux, ahuri. — Vous en avez vu ?
Madame Virtuel. — Ben… des fois !
Toudoux, gagnant le milieu gauche. — Eh ben ! elle a du culot !
Madame Virtuel, pour faire diversion. — Ah ! çà ! mais on ne va pas dîner ?
Toudoux, se dirigeant vers la porte de l’office. — Ben, je pense, oui.
Madame Virtuel, se levant et remontant vers la table à manger. — C’est que j’ai un creux, moi !
Toudoux, qui a ouvert la porte sur l’office parlant à la cantonade. — Servez, Clémence !
Scène XII
modifierLes Mêmes, De Champrinet, puis Clémence
Madame Virtuel, apercevant de Champrinet qui sort de la chambre de sa fille. — Ah ! vous voilà, vous !
De Champrinet. — Oui !
Madame Virtuel, le morigénant. — J’avais dit : "entrer et sortir" ; vous n’êtes pas sérieux !
De Champrinet. — Oh ! ben !…
Madame Virtuel. — Pas sérieux !
De Champrinet, debout, un genou sur la chaise droite de la table-bridge. — Eh bien ! oui, c’est entendu ! Dites-donc… la pauvre petite, je l’ai vue, elle est courageuse. Est-ce qu’il y a encore pour longtemps ?
Madame Virtuel, avec un geste vague. — Dame !…
Elle remonte à la table à manger.
Toudoux, heureux de faire montre de connaissance, sur un ton détaché. — Elle est à vingt sous !
De Champrinet, le regarde étonné, puis. — Qu’ça veut dire ?
Toudoux, poussant brusquement un cri de triomphe en envoyant une tape dans le derrière de Madame Virtuel qui est debout, dos au public, occupée à farfouiller sur la table à manger. — Ah ! ah ! ah !
Madame Virtuel, sursautant en faisant volte-face. — Oh !
Toudoux. — Ah ! vous non plus ! Je ne suis pas fâché ! eh bien ! demandez à madame Machin, là !
Madame Virtuel, choquée. — Machin !
Toudoux. — A madame Virtuel.
De Champrinet, à Madame Virtuel. — Qu’ça veut dire : "elle est à vingt sous" ?
Madame Virtuel. — Hein ?… Eh ben ! voyons, c’est quand le… (Elle esquisse vaguement le geste explicatif et puis, se ravisant.) Et puis, non ! c’est pas des choses pour les enfants ! (Lui agitant le doigt sous le menton comme on fait aux bébés.) Tididi didididi !
Elle passe N° 1, va pousser la chaise qui est à droite de la table-bridge sous cette dernière de façon à dégager, pour les scènes qui vont suivre, la vue de la table à manger, puis contournant la table-bridge par au-dessus, descend à l’extrême gauche.
De Champrinet, reste un moment interloqué, puis gagnant jusqu’à Toudoux qui est devant la bergère, les deux poings sur les hanches. — Non, mais elle se fiche de moi, la sage-femme !
Toudoux. — Ah ! c’est un numéro !
Clémence, apportant le restant du faux-filet et le légumier plein de macaroni, ainsi que la bouteille de Pommery. Posant la bouteille sur la table. — Madame est servie !
Elle va poser le macaroni et le faux-filet sur le buffet.
Madame Virtuel. — Ah !
Elle va vivement à de Champrinet qui est toujours dans la même position les poings sur les hanches et enfile son bras dans le sien.
De Champrinet, étonné, tournant la tête vers elle. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Madame Virtuel. — Je prends votre bras, c’est servi !
De Champrinet, avec une politesse ironiquement exagérée. — Oh ! pardon !
Madame Virtuel, faisant claquer son doigt contre son pouce. — On est gérance !
De Champrinet, s’inclinant, moqueur. — Comme vous dites, "on est gérance".
Ils remontent tandis que Toudoux s’assied dans la bergère.
Madame Virtuel. — Quelle place prenez-vous ?
De Champrinet, très courtois. — Celle que vous ne prendrez pas !
Madame Virtuel, passant n° 1 en indiquant la place gauche de la table à manger. — Alors je prends celle-ci, parce que là, vous avez le courant d’air de la porte dans le dos. Pour moi, j’aime autant pas.
De Champrinet, s’inclinant, l’air touché. — Merci !
Ils s’installent à table l’un en face de l’autre.
Madame Virtuel, à Clémence qui, pendant tout ce qui précède, a changé les couverts en prenant ceux de rechange dans le buffet. — Tenez, mon enfant, pendant que je dîne, si vous alliez auprès de madame ! Si elle a besoin de quelqu’un… pendant que je mange !…
Clémence. — Mais pour le service ?…
Madame Virtuel. — Oh ! ben, on s’arrangera. S’il y a besoin (indiquant Toudoux, toujours assis) monsieur, qui a dîné, nous passera les plats !
Toudoux. — Moi ?
Madame Virtuel. — D’ailleurs, il y en a pas tant ! y a qu’à les mettre sur la table.
De Champrinet. — Mais oui, pas besoin de cérémonie.
Clémence, posant macaroni et faux-filet sur la table. — Bien, madame.
Madame Virtuel, tandis que Clémence se dirige vers la chambre de Léonie, gracieusement à Toudoux. — Rien ne vaut le service fait par les hommes.
Toudoux, s’inclinant moqueur. — Vous êtes trop aimable !
Clémence frappe à la porte de Léonie.
Voix de Madame de Champrinet. — Entrez !
Clémence sort.
Madame Virtuel, se rejetant en arrière sur sa chaise et, sur un ton chatouillé, à de Champrinet. — Ah ! c’est gentil !
De Champrinet, se servant du faux-filet. — Quoi donc ?
Madame Virtuel. — Là ! tous les deux !…
De Champrinet, moqueur. — Ah ! oui ?
Madame Virtuel, se servant du macaroni. — Je me souviens, nous avons fait la dînette, comme ça, avec le duc de Cussinge… (Passant le légumier à de Champrinet.) Tenez, servez-vous !
De Champrinet - Merci !
Il se sert.
Madame Virtuel. -… pendant que la duchesse accouchait.
De Champrinet. — Ah ! c’est vous qui ?…
Madame Virtuel, avalant une bouchée de macaroni. — C’est moi, oui ! ça s’est fait par mon intermittence !
Elle mange.
De Champrinet, répétant exprès. — Par votre intermittence ! ah ! oui-da !
Il mange.
Madame Virtuel. — Nous avons soupé… en tête-à-tête… comme ça, avec le duc ! (Très émoustillée.) Ah ! il est coquin !
De Champrinet. — Voyez-vous ça !
Madame Virtuel. — Comme ici, ce soir ; à part qu’il y avait un tas de larbins !
Toudoux, blagueur, de sa place. — Ecoutez, je regrette !
Madame Virtuel. — Oh ! c’est pas un reproche ! Chez moi, j’ai pas de larbins.
Elle mange.
Toudoux. — Ah !… alors !…
Madame Virtuel, lui tendant la bouteille de champagne. — Tenez, débouchez donc ce champagne !
Toudoux. — Moi ?
Madame Virtuel. — Naturellement, vous !
Toudoux, se levant. — Bon !… bon ! bon !
Il prend la bouteille et va s’asseoir sur la chaise qui est contre le mur, à droite de la porte de la chambre de Léonie.
Madame Virtuel, considérant de Champrinet. — Mais au fait : "De Cussinge", "de Champrinet" ! c’est compère et compagnon ! Vous êtes aussi de la haute ?
De Champrinet, modeste. — Mon Dieu !…
Madame Virtuel. — Qu’est-ce que vous êtes ? Marquis ? vicomte ? commandant ? quoi ?
De Champrinet, modestement. — Comte.
Madame Virtuel, appréciant. — Ah ! Comte ! C’est bien ! Mais alors, si vous êtes comte, comment se fait-il que vous ayez un gendre… (se tournant vers Toudoux toujours occupé à essayer de déboucher sa bouteille)… qui ne soit rien du tout.
De Champrinet. — Ben… on ne choisit pas !
Madame Virtuel, mangeant. — Comme vous dites, "on ne choisit pas".
Toudoux. — Ils sont charmants !
Madame Virtuel, d’une voix étouffée. — Ouf ! mon Dieu ! ce macaroni est d’un lourd ! Vous ne trouvez pas ?
De Champrinet, d’une même voix étouffée. — J’étais en train de me le dire !
Madame Virtuel, prise du hoquet. — Youp !… oh ! ça me donne le "loquet" ! youp !… pas vous ?
De Champrinet. — Non, moi, je n’ai jamais le hoquet.
Madame Virtuel. — Vous avez de la chance ! Youp ! (Se retournant vers Toudoux.) Mais dépêchez-vous donc de déboucher votre bouteille… youp… vous !
Toudoux. — Je ne peux pas arriver à enlever le bouchon, il est collé !
Madame Virtuel, retournant la carafe vide. — Comme c’est agréable ! il n’y a… youp… même pas à boire… youp !
De Champrinet. — Le fait est… youp… qu’on a soif ! Allons, bon youp !… j’ai le hoquet aussi !
Madame Virtuel. — Mais prenez un tire… youp… bouchon !
De Champrinet, se levant. — Attendez ! donnez-moi… youp… ça !
Toudoux, allant à lui. — Ah ! volontiers ! si vous vous en tirez !
Madame Virtuel, descendant. — Dépêchez-vous… youp !…
De Champrinet. — Mais oui ! mais oui ! youp !…
Scène muette, Toudoux est au milieu de la scène entre de Champrinet qui s’efforce de déboucher la bouteille et Mme Virtuel impatiente de voir la bouteille débouchée. Alternativement et comme se répondant l’un à l’autre, madame Virtuel et de Champrinet ont un hoquet.
Madame Virtuel. — Youp !
Un temps.
De Champrinet. — Youp !
Un temps.
Madame Virtuel. — Youp !
Un temps.
De Champrinet. — Youp !
Un temps.
Madame Virtuel, s’impatientant. — Youp !… Oh !…
Un temps.
De Champrinet. — Youp !
Un temps.
Madame Virtuel et De Champrinet, bien ensemble. — Youp !
Toudoux, descendant à gauche. — Non, mais c’est que c’est vrai que c’est embêtant les gens qui ont le hoquet quand on ne l’a pas !
De Champrinet. — Mais qu’est-ce qu’elle a cette… youp… bouteille ?
Madame Virtuel. — Mais enfin, de l’eau !… un liquide !… youp !… quelque chose !
De Champrinet, posant la bouteille sur la table à manger. — Ou alors, trouvez le tire-bouchon !… youp !…
Madame Virtuel, brusquement. — Ah ! là ! là ! (Montrant la console.) L’eau distillée, là ! youp !
De Champrinet. — Ah ! oui ! l’eau distillée… youp !
Il court à la console et prend vivement une des bouteilles indiquées.
Madame Virtuel. — Ne vous trompez pas ! youp ! ne prenez pas le sublimé ! youp !
De Champrinet, tout en faisant sauter la capsule de la bouteille. — Non, non, voilà ! "Eau distillée", youp !
Il revient vivement à la table, et remplit à moitié le verre de Mme Virtuel, qui en avale le contenu pendant que lui-même se verse à boire.
Madame Virtuel, après avoir bu. — Plus !… plus ! youp ! encore !
Ils se versent à boire.
Madame Virtuel, après un soupir de satisfaction, se rasseyant. — Ah ! ça fait du bien !
De Champrinet, buvant aussi, bat, l’air de son index tendu pour donner plus de poids à ce qu’il va dire, puis. — Ah ! oui…
Scène XIII
modifierLes Mêmes, Madame de Champrinet
Madame de Champrinet, surgissant en coup de vent de la chambre de sa fille. — Madame la sage-femme, s’il vous plaît. Voulez-vous venir ?
Madame Virtuel, se soulevant de son siège. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Madame de Champrinet. — Je ne sais pas ! Il faudrait que vous voyiez ! une chose que je ne m’explique pas !
Madame Virtuel, s’empressant. — Ah !
Toudoux, qui est remonté par la droite de la table-bridge. — Quoi ! qu’est-ce que c’est ?
De Champrinet, se rapprochant. — Ça ne va pas ?
Madame de Champrinet. — Rien ! rien ! c’est madame la sage-femme que…
Madame Virtuel, passant devant Mme de Champrinet qui emboîte le pas derrière elle. — Voilà, j’y vais ! (Au moment de sortir, se retournant brusquement, ce qui l’envoie se cogner poitrine contre poitrine dans Mme de Champrinet.) Oh ! pardon. (A Toudoux.) Faites-moi du café !…
Toudoux. — Quoi ?
Madame Virtuel, répétant. — Du café ! (Au moment de sortir, ayant un dernier hoquet.) Youp ! oh ! voilà que ça revient !
Elle sort, suivie de madame de Champrinet.
Toudoux, vexé, en se dirigeant vers de Champrinet. — "Faites-moi du café" ! (A de Champrinet.) Elle me prend pour son valet de chambre !
De Champrinet. — Ah ! bon, moi aussi ! du café !
Il s’assied dans la bergère.
Toudoux, interloqué. — Ah !… parfait !… Rien d’autre ? non ?
De Champrinet. — Rien d’autre, merci !
Scène XIV
modifierDe Champrinet, Toudoux, Clémence
Toudoux, à Clémence qui sort de la chambre et traverse, affairée, la salle à manger. — Clémence !
Clémence, sans s’arrêter. — Monsieur ?
Toudoux. — Du café, vivement !
Clémence, l’écartant pour passer. — Oh ! j’ai pas le temps !
Elle sort par la droite.
Toudoux, interloqué. — Ah ! ah ! je vous demande pardon ! (A de Champrinet.) Mille regrets ! elle n’a pas le temps ! alors n’est-ce pas ?… ce sera pour plus tard !
Il remonte jusqu’à la table à manger.
De Champrinet, sur un ton pincé tout en tirant une cigarette de son étui à cigarettes. — Charmant ! quelle journée ! mal dîné ! l’accouchement de ma fille ! le hoquet ! pas de café ! c’est complet !
Il allume sa cigarette.
Toudoux, adossé, presque assis contre la table à manger. — Je suis désolé !
De Champrinet, se levant et gagnant la gauche. — Oui, oh ! vous êtes désolé… (Il remonte nerveusement, puis va se camper dos au public devant Toudoux.) Et alors ?
Toudoux. — Quoi, alors ?
De Champrinet. — Qui est-ce qui va le nourrir, ce petit ?
Toudoux, sur un ton aigre. — Pour le moment, c’est sa mère, c’est pas moi !
De Champrinet, sursautant. — Sa mère ! vous avez la prétention de faire nourrir ma fille ?…
Toudoux. — Pourquoi pas ? Ça se fait beaucoup chez les femmes !
De Champrinet. — Chez les femmes du peuple, oui ! mais chez celles de notre condition.
Toudoux, avec un geste à la "je m’en fiche." - Oh !
De Champrinet, gagnant la gauche. — Je ne vous ai pas donné ma fille pour la transformer en cantine !… pour la convertir en siphon ! Une de Champrinet !
Toudoux. — Pardon, une Toudoux !
De Champrinet, avec mépris et par-dessus l’épaule. — Oui, oh ! posez, oui ! posez ! "Une Toudoux", c’est chic (S’asseyant à gauche de la table-bridge.) Et tout ça par économie, pour ne pas payer une nourrice ou un biberon !
Toudoux, haussant les épaules. — On ne fait que des ratés au biberon.
De Champrinet, se soulevant, en s’inclinant. — Merci bien ! j’ai été nourri à ça !
Il se rassied.
Toudoux ; du tac au tac. — Eh bien ! regardez un peu ! je n’en savais rien !
De Champrinet. — Faire nourrir Léonie !
Toudoux, les nerfs à fleur de peau. — Ecoutez, non !… L’enfant n’est pas encore là ! Attendez au moins qu’il soit venu !
De Champrinet, persifleur. — Demandez-lui donc de vous fournir le lait de votre café, pendant que vous y êtes !
Toudoux. — Oh ! que vous êtes exagéré !
De Champrinet. — C’est vrai ça !
Scène XV
modifierLes mêmes, Madame Virtuel, puis Clémence
Madame Virtuel, entrant en coup de vent. — La bonne ? Où est la bonne ?
De Champrinet et Toudoux. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Madame Virtuel, sans s’arrêter, se dirigeant vers la porte de service. — Je demande la bonne. (Appelant par la porte qu’elle a entr’ouverte.) Adèle ?
Toudoux. — Quoi, "Adèle" ? C’est pas la peine de l’appeler "Adèle" ! elle s’appelle Clémence !
Madame Virtuel. — Ah ! oui, je confonds… avec la maison avant. (Appelant.) Clémence !
Voix de Clémence. — Voilà !
Toudoux. — Elle fait le café de mon beau-père !
Madame Virtuel, passant N° 2 avec désinvolture. — Oui, oh ! ben, il attendra !
Toudoux. — Et le vôtre.
Madame Virtuel, changeant de ton. — Ah ! bon.
Clémence, paraissant à la porte de son office. — Madame m’appelle ?
Madame Virtuel. — Apportez une boule d’eau chaude chez Madame ! vite !
Elle achève sa phrase en esquissant le mouvement de retourner vivement chez Léonie.
Clémence. — Bien !
Elle disparaît.
Toudoux, rattrapant madame Virtuel par le bras. — Madame Virtuel ! Madame Virtuel ; (La ramenant au devant de la scène.) Je vous vois affairée ! Est-ce qu’il y a du nouveau ?
Madame Virtuel. — Ah ! oui, il y a du nouveau, sûr qu’il y a du nouveau !
De Champrinet et Toudoux. — Ah ?
De Champrinet s’est levé et va à Mme Virtuel.
Madame Virtuel. — Pas besoin d’en voir davantage, je suis fixée ! ça y est !
Toudoux, radieux : — Ça y est ?
De Champrinet. — Déjà ?
Toudoux. — Alors, on sait ce que c’est ?
Madame Virtuel. — Oh ! oui !
Tous les Deux. — Ah !
Toudoux, affirmatif. — C’est un garçon !
Madame Virtuel. — Non !
De Champrinet. — Une fille ?
Madame Virtuel. — Non !
De Champrinet. — Ni fille, ni garçon ?
Toudoux, avec angoisse. — Alors, quoi ?
Madame Virtuel. — Rien du tout !
De Champrinet. — Rien ?
Toudoux. — Comment, rien du tout !
Madame Virtuel, agitant sa main au-dessus de sa tête comme pour donner l’impression d’une chose qui s’envole. — Ffut !! La grossesse nerveuse !…
De Champrinet. — La grossesse nerveuse !…
Toudoux, d’une voix angoissée. — Qu’est-ce que c’est que ça ?
Madame Virtuel. — Une chose qu’arrive ! même qu’on s’y trompe !
De Champrinet et Toudoux, anéantis. — Oh !
Madame Virtuel. — J’ai connu une femme comme ça qui a porté pendant vingt-cinq mois, on était même un peu étonné. On disait : "C’est pourtant pas un éléphant ! "… Et puis un beau jour, ffutt !… comme dans la fable de La Fontaine.
Toudoux. — Mais, quoi… la fable ? quelle fable ?
De Champrinet. — Oui !
Madame Virtuel. — Eh ben ! la seule que nous connaissons toutes, nous les sages-femmes ! parce qu’elle est professionnelle. "La montagne qui accouche" Madame Toudoux est en train de faire sa petite montagne !
Toudoux. — Alors, quoi, une souris ?
De Champrinet. — Hein !
Madame Virtuel. — Mais non, quoi ? C’est à recommencer, mon pauvre monsieur ! il y a maldonne.
Toudoux, s’effondrant dans la bergère. — Maldonne ! il y a maldonne !
De Champrinet, rageusement. — Ah ! vous faites du joli ouvrage ! Je vous félicite !
Toudoux. — Comment ?
De Champrinet. — Même pas capable de faire un enfant ! Quand vous engendrez, vous, voilà à quoi ça aboutit : un lapin !
Toudoux. — Ah ! mais dites donc !… Est-ce que c’est de ma faute ?
Madame Virtuel, intervenant entre eux. — Allons, messieurs, messieurs !
De Champrinet, la faisant pirouetter et l’envoyant à gauche de la scène. — Allez vous coucher, vous !
Madame Virtuel. — Oh ! mais quel bousculeur !
Scène XVI
modifierLes mêmes, Madame de Champrinet
Madame de Champrinet, dans tous ses états, se précipitant vers son mari. — Une grossesse nerveuse ! Une grossesse nerveuse !
Toudoux. — Ah ! v’là l’autre !
De Champrinet. — Oui, le voilà, ton Toudoux ! Voilà ce qu’il nous fait… ton Toudoux.
Madame de Champrinet. — Ah ! si j’avais pu prévoir !
Toudoux. — Ah ! mais…
De Champrinet. — Quand je te répétais que nous devions prendre un gendre dans notre monde !
Toudoux. — Ah ! mais à la fin, vous m’embêtez… "dans votre monde, dans votre monde ! " après tout c’est votre fille qui a eu une grossesse comme ça, c’est pas moi ! Eh bien ! elle est de votre monde, votre fille.
Madame Virtuel, à Toudoux qui est arrivé près d’elle au moment où il achève sa phrase. — Allons ! allons ! du calme ! moins de bruit !
Toudoux, à Mme Virtuel, l’envoyant baller. — Oui ! la ferme !
Madame Virtuel. — Mais enfin, il y a des malades !
Toudoux, aux autres tout en repassant devant. — Tout à l’heure, vous me faites une sortie parce que je vais avoir un enfant ! Maintenant, c’est parce que je n’en ai pas ! Vous ne savez pas ce que vous voulez à la fin !
Tout en parlant il a repris le N° 4.
De Champrinet, sur un ton provocateur. — Quoi ?
Madame de Champrinet, passant N° 3. — Ah ! taisez-vous, Monsieur, vous êtes absolument ridicule.
De Champrinet, s’asseyant à droite de la table-bridge. — Oui, ridicule !
Toudoux. — Eh bien ! je suis ridicule ! ça me plaît comme ça !
Madame de Champrinet. — D’ailleurs, ça ne m’étonne pas !… Un monsieur qui consent à mettre le pots de chambre sur sa tête !
Toudoux. — Qu’est-ce que vous dites ?
Madame de Champrinet. — Parfaitement !
Toudoux, se faisant violence. — Ah ! tenez ! j’aime mieux m’en aller !
Il remonte vers la porte.
Madame de Champrinet, allant vivement ramasser le vase de nuit et le présentant de dos à Toudoux en faisant une révérence de cour devant lui, mouvement qui la fait passer N° 2. — C’est ça ! Tenez, monsieur, tenez ! voilà votre chapeau !
Toudoux, lui arrachant le vase des mains. — Ah ! "mon chapeau" !
Il fait le geste de le jeter par terre pour le briser, mais s’arrête à la voix de Champrinet.
De Champrinet, vivement, toujours assis. — Oh ! non, non !
Toudoux. — Hein ?
Il jette d’un geste d’humeur le vase sur la table à manger.
De Champrinet. — Oh ! Mettez-le ! Que je puisse dire que vous ai vu avec !
Madame Virtuel. — Oh ! oui ! oh ! oui !
Toudoux. — Quoi ?
De Champrinet. — Car vous êtes bien le premier homme qu’on aura vu avec un pot de chambre sur la tête !
Toudoux. — Ah ! vraiment !
De Champrinet. — Tu parles !
Toudoux. — Oui-da ! eh bien ! vous pourrez dire que vous avez été le second.
Il a repris le vase et en coiffe de Champrinet.
Tous. — Oh !
Bouleversement général. On se précipite vers de Champrinet pour le débarrasser.
Clémence, entrant avec sa boule. — J’apporte la b… ah !
Toudoux. — Ah ! mais, on me fichera la paix, à la fin !
RIDEAU