Michel Lévy frères, éditeurs (p. 94-101).


XVIII


La santé d’Alfred étant parfaitement rétablie, il commença à se lasser de nos lectures, de nos occupations journalières, et se mit à courir les champs matin et soir.

Je trouvais ses absences un peu longues, et je m’en plaignais souvent ; mais alors il me faisait mille excuses en disant qu’il fallait bien avoir un peu d’indulgence pour un homme habitué à vivre dans les camps, et qui par sa nature, était peu sédentaire. En sa présence, j’accueillais toutes ses raisons, et j’allais même jusqu’à me reprocher de l’avoir accusé ; mais dès qu’il me laissait longtemps seule, je m’ennuyais, et c’est un malheur dont on se venge toujours sur celui qui en est cause, et quelquefois sur ceux qui en sont innocents. De là naissaient de petites querelles qui refroidissaient souvent l’intimité et faisaient craindre pour l’avenir.

Mon père avait la discrétion de ne jamais paraître les observer ; il semblait, au contraire, persuadé que, chaque jour, Alfred et moi nous nous aimions davantage.

Edmond de Clarencey nous faisait de fréquentes visites : sans changer de manières avec moi, il s’était pris d’amitié pour Alfred qui, de son côté, aurait voulu être sans cesse avec lui. Pendant leurs parties de chasse, je m’enfermais avec Suzette, je lui faisais répéter tout ce qu’elle se rappelait de ma mère ; elle me conduisait dans tous les lieux où sa marraine se promenait de préférence, me racontait plusieurs traits de sa bienfaisance, et ces entretiens me laissaient toujours dans un état de mélancolie dont rien ne pouvait me distraire.

Un soir, étant toutes deux assises dans un endroit du parc d’où l’on apercevait un bosquet entouré d’une grille et qui semblait former un jardin particulier, je proposai à Suzette d’y entrer. Elle me répondit tout émue :

— Cela est impossible, mademoiselle, ce jardin est fermé ; mon père est seul chargé de l’entretenir et n’en confie jamais la clef à personne : c’est là que ma marraine allait si souvent pleurer, et c’est là…

Elle ne put achever ; les larmes qui coulèrent de mes yeux lui prouvèrent assez que je l’avais entendue ; je l’embrassai comme pour la remercier de regretter autant celle à qui je devais la vie.

Dans ce moment, Edmond passa près de nous, et parut effrayé de me voir inondée de larmes ; mais lui ayant rendu son salut de l’air d’une personne qui craint d’être importunée, il s’éloigna discrètement et fut rejoindre mon père au château. Suzette m’engagea à rentrer aussi, pour ne point inquiéter M. de Montbreuse.

Je me sentais trop émue pour passer le reste de la soirée dans le salon, et je montai dans mon appartement, en chargeant Suzette de prévenir mon père que, me trouvant un peu fatiguée, j’allais me mettre au lit.

Le lendemain, Alfred vint de grand matin sous mes fenêtres pour s’informer de mes nouvelles ; je lui dis qu’ayant passé une bonne nuit, je me portais beaucoup mieux.

— J’en suis charmé, répondit-il, car j’ai une grande scène à vous faire, et si vous aviez été encore souffrante, j’aurais eu bien de la peine à la remettre à demain.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, quel crime ai-je dont commis ?

— Descendez dans le jardin et vous le saurez.

— Je ne suis pas tellement impatiente qu’il me faille tout quitter pour aller supporter votre colère.

— Ah ! vous tremblez déjà.

— Ce n’est pas manque de sécurité, j’ai toute celle d’une bonne conscience ; mais, avec vous, cela ne suffit pas toujours pour éviter une querelle.

— Venez, venez, je vous promets d’être juste.

— Et moi, d’être indulgente.

Curieuse de savoir ce qui pouvait l’animer contre moi, je descendis sur la terrasse où il m’attendait. Dès qu’il m’aperçut, Alfred me dit :

— Vous vous plaignez de moi, Léonie, et c’est un autre que vous qui m’apprend le chagrin que je vous cause ! Voilà un tort qui surpasse tous les miens ; si j’ai mérité votre ressentiment en restant toute la journée d’hier loin de vous sans vous avoir prévenue de cette petite absence, ne pouviez-vous m’en adresser vous-même le reproche, sans le faire passer par la bouche de mon oncle ?

— Je n’ai pas dit un mot de vous à mon père, Alfred, et je ne comprends rien à ce que vous me dites.

— Quoi ! ce n’est pas vous qui avez engagé M. de Montbreuse à me gronder pour mille petits torts envers vous dont il m’accuse, et auxquels il prétend que vous êtes trop sensible ?

— Je vous jure que jamais je n’eus la pensée de le charger d’un pareil soin. Je n’ai pu lui cacher, autant que je l’aurais désiré, l’ennui que j’éprouve loin de vous, et la jalousie que vos chevaux et vos chiens m’inspirent quelquefois ; il aura pris cet ennui pour de la tristesse, et la crainte de me voir malheureuse l’aura seule engagé à vous prier de me négliger un peu moins. Vous avez mal interprété son avis.

— Non, vraiment, ce n’était point un conseil d’amitié, c’étaient de vifs reproches ; mais, puisqu’ils ne me viennent que de lui, j’en suis déjà consolé : il n’en serait pas de même du regret de vous avoir affligée, Léonie, et c’est là-dessus que je vous demande de me rassurer.

Il était difficile d’être plus aimable qu’Alfred quand il voulait réparer une faute et en obtenir le pardon ; aussi lui gardait-on rarement rancune. Nous sortîmes de cet entretien forts satisfaits l’un de l’autre.

Le déjeuner fut plus gai qu’à l’ordinaire, et mon père se félicita de la leçon qu’il avait donnée à son neveu, en voyant le bon effet qui en était résulté. Je ne pouvais m’empêcher de voir avec quelque surprise les prévenances marquées qu’ils avaient tous deux pour moi je cherchais à en deviner le motif, quand Edmond arriva.

La grâce qu’il mit à s’informer de ma santé me parut toute nouvelle, jamais il ne m’avait montré tant d’intérêt ; j’y répondis un peu gauchement, en lui disant qu’une aussi légère indisposition ne méritait pas tant d’inquiétude.

— Cela est possible, répliqua-t-il, mais vous n’en inspirerez jamais que de vives.

Il faut avoir été longtemps piqué de l’insouciance d’une personne, pour se faire idée du prix qu’on attache au premier mot affectueux qu’on en obtient ; celui qu’Edmond venait de m’adresser ne m’aurait semblé qu’une simple politesse dans la bouche de tout autre, mais de sa part c’était une espèce de déclaration d’amitié qui me flattait au dernier point : l’hommage d’un homme qui ne les prodigue pas, a quelque chose de si séduisant pour une femme !