Léon XIII et le prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 566-593).
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LÉON XIII
ET LE
PRINCE DE BISMARCK

II.[1]
LA MISSION DE M. DE SCHLŒZER A ROME DE 1883 A 1885

Malgré l’insuccès des pourparlers entamés avec le prince de Bismarck par le nonce de Munich à Kissingen en 1878, par le nonce de Vienne à Gastein en 1879, le désir d’une entente entre l’Allemagne et le Saint-Siège demeurait aussi sincère à Berlin qu’au Vatican. Léon XIII, tout en refusant les concessions que lui demandait la Prusse, souhaitait ardemment qu’elles lui fussent facilitées par l’octroi en faveur de l’Eglise de garanties sans lesquelles les victimes mêmes de la lutte engagée en 1871 soutenaient qu’elles ne pourraient jouir d’aucune sécurité, l’amnistie promise à Mgr Aloysi Masella par le prince chancelier fût-elle aussi large que possible. De son côté, le gouvernement royal mettait une grande opiniâtreté à développer ce thème, que tout d’abord le Pape devait encourager les évêques allemands à profiter d’un armistice dont la durée n’était pas limitée d’avance et pendant lequel l’application des lois de Mai resterait suspendue. Ce mode de procéder avait aux yeux du prince de Bismarck l’avantage d’amener un apaisement des querelles religieuses, dont on commençait à être excédé sur les bords de la Sprée. Pour cette politique de pacification, il espérait obtenir, dans le Landtag, le double appui des conservateurs et des membres du Centre, et s’affranchir de plus en plus, grâce à cet appui, de l’influence du parti national-libéral.

Mais à défaut d’un résultat définitif auquel on n’avait pu aboutir ni à Kissingen, ni à Gastein, le cabinet de Berlin ne pouvait-il pas, du moins, sérieusement améliorer l’état des choses au moyen d’une action unilatérale qui démontrerait au Saint-Siège que le gouvernement royal voulait une réconciliation sincère avec l’Église catholique ? Ce fut sans aucun doute cette pensée qui détermina le prince de Bismarck à présenter au Landtag un projet de loi par lequel le gouvernement devait être muni de pouvoirs discrétionnaires lui permettant de suspendre à son gré l’application des lois de Mai. Et comme il espérait, par cette marque de bonne volonté, provoquer l’ouverture de nouveaux pourparlers avec la chancellerie pontificale, M. de Schlœzer fut nommé ministre de Prusse près le Saint-Siège. L’arrivée de ce diplomate à Rome inaugura la seconde phase des négociations que nous avons vue commencer le lendemain même de l’élection du successeur de Pie IX, le 4 février 1878. Désormais nul doute ne pourrait subsister dans l’esprit de Léon XIII sur les sentimens concilians de l’Empereur allemand et du prince de Bismarck. Il ne s’agissait plus que de savoir lequel des deux pouvoirs en présence réussirait, avec le moins de sacrifices possible, à atteindre le but désiré.


I

M. de Schlœzer était particulièrement bien choisi pour le rôle important qui lui était confié. Familiarisé depuis longtemps avec les choses et les personnes des Congrégations romaines, — car il avait rempli pendant plusieurs années les fonctions de conseiller de la légation de Prusse près le Saint-Siège, — nul n’était initié mieux que lui aux questions qu’il allait traiter avec le cardinal Jacobini, promu récemment aux honneurs de la pourpre et désigné en même temps pour remplacer le cardinal Nina comme secrétaire d’Etat.

Très cultivé, de belle humeur, d’esprit fort délié, le nouveau représentant de la Prusse au Vatican était à la fois profondément dévoué au prince de Bismarck, sous les ordres duquel il avait été placé quelques années auparavant à Saint-Pétersbourg, et assez dédaigneux des passions un peu sectaires dont s’étaient inspirés les meneurs du parti national-libéral, au début du Culturkampf. — On pouvait donc être assuré, à la chancellerie pontificale, de ne pas rencontrer chez ce négociateur les préjugés soi-disant historiques qu’avaient invoqués, d’ailleurs sans succès, les détracteurs du Pontificat romain pour détacher les catholiques allemands de l’obédience papale. De relations très sûres, aussi bienveillant qu’original, connaissant à fond l’Italie et les Italiens, M. de Schlœzer était étranger à ces passions qui ont dominé depuis vingt-cinq ans la politique du gouvernement du roi Humbert, et au nom desquelles les hommes d’Etat de la Consulta se sont constamment efforcés de faire de la Triple-Alliance une arme offensive contre la papauté autant que contre la France. — On pouvait être également sûr, à Berlin, qu’en dehors des difficultés inhérentes à l’état des choses, l’œuvre entreprise par le prince de Bismarck serait poursuivie au Vatican avec autant de persévérance que de sagacité et d’entrain. Dans des conjonctures aussi délicates le choix des hommes a une importance capitale : on le vit bien dès le début de la mission de M. de Schlœzer.

En ouvrant, au mois de novembre 1882, la session des Chambres prussiennes, l’empereur Guillaume s’était félicité du raffermissement des rapports amicaux avec le chef de l’Eglise catholique, grâce à la reprise des relations diplomatiques. Dans une lettre portant la date du 3 décembre, Léon XIII marquait sa reconnaissance pour ces déclarations si peu équivoques.


Que si les impérieux devoirs du ministère apostolique, plein de responsabilités devant Dieu et les hommes, Nous obligent, continuait le Saint-Père, à demander que la nouvelle législation ecclésiastique en Prusse, au moins dans les points essentiels à l’existence et à la vie de la religion catholique, devienne d’une manière définitive adoucie et corrigée, Votre Majesté, loin de l’attribuer au défaut de bonnes et conciliantes dispositions de notre part, voudra bien reconnaître que Nous le demandons dans l’intérêt même de la paix, qui ne pourrait être vraie et durable si elle n’était établie sur de solides fondemens. Cette pacification comblera un des plus ardens désirs de notre cœur et attachera avec des liens plus forts au trône de Votre Majesté l’âme de tous ses sujets catholiques ; elle fournira sans doute aussi la plus belle et la plus précieuse couronne de son long et glorieux règne…


La réponse impériale à cette lettre ne se fit pas attendre ; elle était datée du 22 décembre. On y laissait pour la première fois entrevoir la possibilité d’un nouvel examen de ces mêmes lois de Mai au sujet desquelles, depuis la rupture des pourparlers de Kissingen, le cabinet de Berlin avait toujours refusé d’accueillir les observations du Vatican. Désormais l’éventualité d’une révision de ces lois était admise ; mais l’Empereur la subordonnait à la reconnaissance implicite par Rome de celle de ces lois qui concernait la notification au pouvoir civil par les évêques des nominations aux emplois ecclésiastiques. Or, l’ensemble de la législation prussienne de 1872 à 1875 en matière de religion constituait un réseau à mailles tellement serrées que l’Eglise catholique, qui aurait dû, selon les prévisions humaines, y périr étouffée, ne pouvait maintenant entrer à cet égard dans la voie des transactions, sans être au préalable fixée sur la nature et la portée des arrangemens que le cabinet de Berlin proposait pour témoigner son sincère désir de mettre fin au Culturkampf.

En cédant tout de suite sur la question de la notification obligatoire (Anzeigepflicht) des emplois ecclésiastiques, le Saint-Siège aurait concédé à titre gratuit à la Prusse un avantage considérable. Du coup, en effet, le pouvoir civil aurait été mis en mesure de désarmer le mécontentement des populations catholiques, dans les nombreuses paroisses privées de leurs curés depuis plusieurs années. Cependant les membres du clergé, à tous les degrés de la hiérarchie, seraient restés sous le coup de la loi concernant la formation des clercs, comme de celle qui les soumettait à la juridiction de la haute cour ecclésiastique. On en serait revenu ainsi, en attendant la révision que l’Empereur laissait espérer, — mais dont l’urgence, au point de vue du gouvernement prussien, eût cessé d’être bien pressante, — au modus Vivendi que M. de Bismarck avait, en 1878, à Kissingen, offert au nonce de Munich.

D’ailleurs la presse officieuse, en Allemagne, ne manquait pas de signaler l’attitude invariablement résolue de la fraction du Centre dans le Reichstag, de même qu’à la Chambre des députés de Prusse, comme le seul véritable obstacle à la réconciliation entre le Vatican et Berlin. Les vrais intérêts de la religion étaient, au dire des avocats de la politique du prince de Bismarck, sacrifiés aux rancunes de M. Windthorst et de ses amis. Tel n’était pas le sentiment dominant au Palais apostolique. On y estimait que, sans la fermeté du Centre, l’Eglise eût été en Allemagne dans une situation infiniment plus dangereuse que partout ailleurs, les attaques dont la cause catholique avait pu être l’objet dans d’autres pays n’approchant pas, si violentes qu’elles eussent été, de celles dont les lois de Mai étaient le code le plus redoutable.

Ce qu’on voulait au Vatican, ce que le cardinal Jacobini s’était attaché à établir en termes généraux, mais précis, dans une note à M. de Schlœzer, c’était de marcher pari passu pour assurer la bonne entente qu’on semblait souhaiter à Berlin, mais à laquelle les organes du prince de Bismarck paraissaient vouloir arriver en exerçant une sorte de pression sur la Curie. Ils retournaient en effet les rôles, en attribuant à l’empereur Guillaume les apparences de l’initiative qui, en réalité, avait été prise, comme on l’a vu, par le Pape, écrivant à Guillaume Ier, à la suite du discours du trône lors de l’ouverture du Landtag, à la fin de novembre 1882, pour le féliciter du passage de ce discours visant la question religieuse. Or, à cette démarche du chef suprême de l’Eglise, il n’avait été répondu que par une contre-proposition dont la substance se trouvait dans la réponse de l’empereur, en date du 22 décembre, à la lettre de Léon XIII, du 5 décembre. La Gazette universelle de l’Allemagne du Nord ayant publié le texte de cette réponse de Guillaume Ier au Pape, l’Osservatore romano publia de son côté non seulement la première lettre du Pape, du 5 décembre, mais encore celle en date du 30 janvier 1883, par laquelle le Souverain Pontife s’attachait à préciser ses vues dans le sens même des indications fournies en dernier lieu par le secrétaire d’Etat, concernant la nécessité de procéder pari passu. Léon XIII s’exprimait ainsi :


La lettre que Votre Majesté Nous a fait remettre au mois de décembre de l’année dernière par M. de Schlœzer, l’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Prusse auprès du Saint-Siège, a confirmé en Nous l’espérance longuement nourrie de voir résolues en un complet accord les questions religieuses dans le royaume de l’russe. L’auguste parole de Votre Majesté, qui se montre disposée à prêter la main à une révision de la législation ecclésiastique actuelle, Nous a montré comme prochaine la conclusion de l’accord.

En suite de cela, Nous avons fait écrire par notre secrétaire d’État à M. de Schlœzer une note qui, Nous le croyons, a déjà été portée à la connaissance du gouvernement de Votre Majesté. Dans cette note, Nous avons voulu de nouveau assurer le gouvernement royal de Notre ferme volonté déjà autrefois manifestée de permettre aux évêques la notification des titulaires à nommer aux bénéfices paroissiaux. Et pour Nous rapprocher le plus possible des vues et des désirs de Votre Majesté, Nous avons fait connaître aussi la disposition où Nous sommes de ne pas attendre la complète révision des lois en vigueur pour pourvoir avec la notification demandée les paroisses actuellement vacantes.

Nous avons aussi demandé qu’en même temps soient modifiées les mesures qui aujourd’hui entravent l’exercice du pouvoir et du ministère ecclésiastiques, l’instruction et l’éducation du clergé, parce que de telles modifications sont indispensables à la vie même de l’Église catholique. L’Eglise exige que les évêques aient la faculté d’instruire et de former sous leur surveillance, conformément aux enseignemens et à l’esprit de l’Eglise même, les ministres du culte. L’Etat ne pourrait demander moins que cela pour ses fonctionnaires. C’est également un élément essentiel de vie qu’une liberté raisonnable dans l’exercice du pouvoir et du ministère ecclésiastiques, pour le bien des cures. Ce serait en vain qu’on nommerait aux paroisses de nouveaux titulaires, s’ils se trouvaient empêchés d’agir en conformité avec les devoirs qu’impose l’office pastoral.

L’accord étant établi sur ces points, il sera facile, moyennant le bon vouloir réciproque, de s’entendre aussi sur les autres conditions nécessaires pour assurer une paix vraie et durable, but final de nos communs désirs.


À ces argumens M. de Schlœzer opposait ce fait, qu’en ce qui regardait la notification par les évêques au pouvoir civil des nominations aux emplois ecclésiastiques, le Saint-Siège avait -depuis longtemps accordé à la Bavière et au Wurtemberg ce que la Prusse réclamait. Mais on estimait, au Vatican, que ce qu’on avait pu concéder naguère aux cabinets de Munich et de Stuttgart, sous l’empire de conjonctures favorables, ne pouvait pas, dans les circonstances critiques où se trouvait l’Eglise catholique en Prusse, être accordé sans de graves périls au cabinet de Berlin.

Ces controverses amenaient une certaine tension dans les rapports du cardinal Jacobini et de M. de Schlœzer, qui affectait de se montrer surpris, presque blessé, que le Saint-Siège continuât d’être dominé par la défiance dans ses négociations avec le cabinet de Berlin et n’eût pas compris que son intérêt comme son devoir, au point de vue des plus hautes convenances, était de s’en remettre purement et simplement à la parole de l’empereur Guillaume, au lieu de réclamer des concessions positives avec une ténacité que la diplomatie allemande qualifiait de choquante. Il ne manquait pas dans l’entourage du Pape de prélats enclins à appuyer ces attaques contre le secrétaire d’État, et à admettre la possibilité d’une disgrâce, si les pourparlers relatifs à la cessation de la lutte en Allemagne n’aboutissaient pas à la satisfaction du Saint-Père.

II

Pour les personnages engagés dans cet ordre d’idées, la présence au Vatican du cardinal Ledochowski était considérée comme un fait regrettable, susceptible de prolonger les difficultés existant entre le cabinet de Berlin et le Saint-Siège ; et Léon XIII aurait dû donner un gage de son bon vouloir au prince de Bismarck en éloignant de l’intérieur du Palais apostolique l’archevêque de Posen qui, après avoir été fort lié vingt ans auparavant avec le chancelier, s’était vu poursuivi par lui, pendant le Culturkampf, d’une animadversion passionnée, semblable à celle dont le comte Harry d’Arnim avait été la victime en 1875. Le cardinal Ledochowski, installé au Vatican par Pie IX après avoir passé plusieurs années en prison pour violation des lois de Mai, avait été de la part des tribunaux prussiens l’objet, près du cabinet du Quirinal, d’une demande d’extradition, à la suite de laquelle Son Éminence avait dû se résigner à ne plus jamais franchir l’enceinte du Palais apostolique. Pouvait-il convenir à la dignité du Saint-Siège de prendre une mesure propre à compromettre la sécurité d’un membre du Sacré-Collège ? On fit alors près de M. de Schlœzer une démarche en vue de savoir si les motifs invoqués pour conserver à l’archevêque de Posen son appartement au Vatican étaient encore fondés. Le ministre de Prusse ayant répondu, après en avoir référé à Berlin, que le cardinal Ledochowski pourrait circuler dans la ville de Rome sans que la justice prussienne usât de son droit de demander au gouvernement italien l’extradition de l’ancien prisonnier d’Ostrowo, un nouvel effort fut tenté pour déterminer le secrétaire d’État à éloigner du Pape un hôte compromettant. Le cardinal Jacobini fit observer avec beaucoup de dignité à ses interlocuteurs qu’en pareille matière, le Saint-Siège avait besoin, pour se décider, d’autre chose que d’une assurance verbale officieuse du représentant de la Prusse.

Les choses cependant n’en étaient pas restées là ; car, peu de jours après, M. de Schlœzer vint lire au secrétaire d’État une dépêche dans laquelle était reproduite l’assurance que la justice prussienne ne comptait pas demander l’extradition du cardinal Ledochowski, si Son Éminence était amenée à quitter le Palais apostolique pour fixer ailleurs sa résidence. Le fait des pourparlers très actifs qui, à propos de cet incident, avaient eu lieu avec le ministre de Prusse pur des voies détournées, n’était pas sans causer un grave souci au secrétaire d’Etat. Sur ces entrefaites, M. de Schlœzer remit, le 26 février 1883, au secrétaire d’Etat la réponse de l’empereur Guillaume à la lettre du Pape du 30 janvier. Cette nouvelle communication, contresignée par le prince de Bismarck, n’était pas de nature à laisser espérer le succès des pourparlers repris deux mois auparavant. L’empereur Guillaume semblait ne vouloir tenir aucun compte des observations que lui avait présentées Léon XIII sur la nécessité de marcher parallèlement — pari passu — dans la voie des arrangemens transactionnels. Après avoir constaté avec plaisir que Sa Sainteté reconnaissait que la notification des titulaires aux emplois ecclésiastiques n’était pas contraire aux doctrines fondamentales de l’Eglise catholique, l’Empereur déclarait qu’il tiendrait volontiers sans délai les intentions énoncées dans sa lettre du 22 décembre 1882, aussitôt après que la volonté exprimée par la lettre du Pape, du 30 janvier 1883, aurait produit ses conséquences pratiques dans les diocèses prussiens.

Le cabinet de Berlin et le Vatican continuaient de tourner dans un cercle vicieux ; le gouvernement prussien eût voulu que le Saint-Siège fît d’importantes concessions en échange de promesses nécessairement subordonnées aux votes du Landtag et pour la réalisation desquelles la chancellerie impériale se refusait à stipuler aucun engagement précis. On en revenait toujours au point de départ des négociations de Kissingen et de Gastein. M. de Schlœzer se montrait irrité contre le Saint-Siège, et en même temps la Gazette universelle de l’Allemagne du Nord, l’organe habituel du prince de Bismarck, tenait à propos du cardinal Ledochowski un langage très âpre.

Cependant les négociations n’étaient pas interrompues ; car, le 20 mars, le ministre de Prusse venait apporter au cardinal Jacobini la réponse du gouvernement prussien à la note pontificale du 19 janvier, visée dans la lettre du Pape à Guillaume Ier, du 30 janvier. Le vœu était exprimé, dans cette nouvelle communication, que le Saint-Siège voulût bien entrer en des éclaircissemens détaillés sur ce qu’il entendait par la liberté de la juridiction ecclésiastique et de l’éducation des jeunes clercs, le gouvernement royal s’engageant à examiner dans un esprit amical les propositions précises que le Vatican aurait à lui soumettre à ce sujet.

Ces éclaircissemens demandés à Berlin furent fournis à la diplomatie prussienne, sans que ces deux questions : la liberté de la juridiction ecclésiastique et celle de l’éducation des clercs, eussent été l’objet d’un nouvel examen de la part de la chancellerie pontificale, le Pape ayant jugé, comme le secrétaire d’Etat, qu’il n’y avait rien à modifier de ce chef au programme qui avait été soumis au prince de Reuss, ambassadeur d’Allemagne à Vienne en 1880 par le cardinal Jacobini lui-même, alors que, remplissant en Autriche les fonctions de nonce, il avait été chargé de reprendre, d’abord avec l’ambassadeur d’Allemagne et ensuite avec le prince de Bismarck, à Gastein, les pourparlers suivis sans succès à Kissingen, en 1878. Quel accueil les demandes de la Curie allaient-elles, cette fois, recevoir à Berlin ? Le Saint-Siège pouvait-il se flatter de l’espoir que ce dernier essai de négociation réussirait plus heureusement que les trois premiers tentés en 1878, en 1879 et 1880, enfin en dernier lieu à Rome même, au mois de décembre 1882 ? En réalité, la proposition, dont les termes furent indiqués à M. de Schlœzer en avril 1883, comportait l’abrogation de deux lois appartenant non pas à la catégorie des « lois de combat » dont l’empereur Guillaume se déclarait prêt à proposer aux Chambres prussiennes l’abandon ou la suspension, mais à celle des lois organiques qui, en 1873, étaient venues modifier profondément la situation légale de l’Eglise catholique en Prusse. On s’éloignait ainsi de plus en plus de cette idée de modus vivendi et d’armistice, que le prince de Bismarck avait proposée quatre ans auparavant, en attendant la conclusion d’une paix réelle.

D’autre part, la Gazette universelle, la presse officieuse de Berlin, se livraient aux polémiques les plus désobligeantes pour le Pape à propos de la présence au Vatican de l’archevêque de Posen. Les choses étant ainsi posées, comment le pape aurait-il pu éloigner le cardinal Ledochowski du Palais apostolique ? On devait cependant se demander si la prolongation du séjour au Vatican d’un hôte aussi suspect à l’Allemagne ne fournirait pas au cabinet de Berlin de nouveaux griefs contre le Souverain Pontife. M. de Schlœzer avait eu beau déclarer que son gouvernement ne songeait pas à user de ses droits contre le cardinal Ledochowski ; on se souvenait très bien que, peu de temps après son arrivée à Rome, l’archevêque de Posen, qui s’était d’abord installé dans le palais de Sainte-Marthe, derrière Saint-Pierre, avait été en butte, de la part des autorités judiciaires italiennes, à des obsessions assez sérieuses pour qu’on jugeât indispensable de l’y soustraire en le recueillant dans l’enceinte même du Vatican. D’ailleurs, nul n’ignorait combien la position des évêques poursuivis en Prusse était difficile, même au-delà des frontières de l’empire ; on savait que l’archevêque de Cologne, par exemple, était obligé de cacher soigneusement la retraite qu’il s’était choisie en Hollande.


III

Au mois de mai 1883, en réponse aux éclaircissemens fournis à M. de Schlœzer par le cardinal Jacobini, le cabinet de Berlin émit la prétention d’obtenir tout d’abord le consentement du Pape à l’Anzeigepflicht, pour les curés, les chanoines et les vicaires généraux, en échange de la suppression des pénalités dont étaient passibles, aux termes d’une des lois de Mai, les prêtres qui célébraient la messe et administraient les sacremens sans y être autorisés par l’Etat. Le Saint-Siège ne crut pas devoir suivre la diplomatie prussienne sur ce nouveau terrain de négociation.

Néanmoins M. de Schlœzer, loin de se décourager, redoublait d’efforts pour convertir l’entourage du Pape à l’idée d’une entente cordiale et confiante avec l’Allemagne. Le bruit s’étant alors répandu que Léon XIII songeait à exprimer à la France ses inquiétudes au sujet des mesures de rigueur prises par le gouvernement de la République contre le clergé, le langage du ministre de Prusse s’était subitement adouci ; il entretenait maintenant le secrétaire d’Etat de son vif désir de voir le Pape seconder les pensées de conciliation qui se faisaient jour à Berlin. Il faisait ressortir la situation paisible dont jouissait l’Église catholique en Allemagne malgré les lois de Mai, et les attaques dont, au contraire, les ministres de la religion étaient l’objet à Paris. « Vous désirez donc nous voir nous brouiller avec la France ? » lui avait répondu le cardinal Jacobini. Le ministre de Prusse s’était défendu d’une pensée si noire, mais il avait ajouté que si le Pape, tout en supportant les amertumes que nous lui infligions, continuait de tenir rigueur à l’Allemagne, il serait bien difficile de ne pas attribuer cette manière de procéder à une malveillance notoire contre le cabinet de Berlin.

Cependant il était bien clair que demander au Souverain Pontife, comme le faisait la note prussienne du 5 mai, l’Anzeigepflicht, même limité, en proposant purement et simplement en échange l’absolution de certaines pénalités visant des cas déterminés, c’était s’éloigner sensiblement du programme sur les bases duquel on cherchait depuis plusieurs mois à se mettre d’accord. Le cardinal Jacobini ne manqua pas de faire ressortir ce côté bizarre de la situation en répondant, le 19 mai, à M. de Schlœzer que le Saint-Siège s’était depuis longtemps déclaré et se déclarait encore prêt à accorder l’Anzeigepflicht aussitôt que la législation religieuse prussienne serait révisée. Invité à expliquer en quoi devrait consister cette révision pour répondre à ses vues, le Saint-Siège avait fourni tous les éclaircissemens nécessaires. Or, on le laissait dans l’ignorance absolue de l’impression que ces éclaircissemens avaient pu produire à Berlin, et il demandait à être fixé à ce sujet. M. de Schlœzer ayant objecté que cette argumentation ne constituait point une réponse à sa note du 5 mai, le cardinal ne l’avait pas nié, mais il avait en même temps fait observer à son interlocuteur que la note du 5 mai n’était pas davantage une réponse à la précédente communication pontificale, à laquelle le Saint-Siège continuait de se référer.

Entre le Vatican et Berlin, on en était encore à jouer ainsi aux propos interrompus, lorsque, au mois de juin, les Chambres prussiennes furent saisies par le gouvernement d’un projet de loi tendant à modifier la situation de l’Eglise catholique dans le royaume. Au Vatican, on estima impossible d’accorder la moindre valeur à une combinaison unilatérale qui, tout en paraissant restreindre beaucoup le droit de veto du gouvernement pour les nominations aux emplois ecclésiastiques, devait avoir cependant pour effet d’attribuer au pouvoir civil une autorité contre les abus de laquelle l’Église n’aurait eu aucune protection efficace. En laissant entrevoir aux populations catholiques la perspective d’échapper à la plupart des maux qu’avait entraînés pour elles la vacance d’un très grand nombre de paroisses dans les provinces rhénanes, en Westphalie et en Silésie, le gouvernement prussien entendait réduire à néant la plupart des griefs que la fraction du Centre n’avait cessé de faire valoir, au nom du corps électoral, contre les lois de Mai. Mais il n’en subsistait pas moins un fait auquel le chef suprême de l’Eglise ne pouvait pas ne pas attribuer une sérieuse gravité : la nouvelle loi ne restituait pas à l’Eglise catholique en Prusse l’organisme régulier sans lequel elle ne peut exister, même si elle est assurée de la faveur gouvernementale, tandis que, là où elle le possède, elle est en mesure de survivre à la persécution. Les Maigesetze n’avaient eu en réalité pour objet que de briser cet organisme dans ses parties les plus essentielles. Il était donc à prévoir qu’avant la révision de ces lois, et malgré toutes les ressources dont disposait le prince de Bismarck, le rétablissement d’une situation confessionnelle normale ne serait pas possible en Prusse. C’est ce que M. Windthorst avait déclaré à la Chambre des députés, à Berlin, le 11 juin. Ce fut dans le même sens que s’exprima, quelques jours plus tard, le cardinal Jacobini, vis-à-vis de M. de Schlœzer, qui était venu lui demander si le Saint-Siège était satisfait des efforts tentés à Berlin en vue d’assurer la pacification religieuse. Le 21 juin, le secrétaire d’Etat fit savoir au ministre de Prusse que le Pape ne donnerait pas son assentiment à la nouvelle loi, quelque favorables que parussent les dispositions dont le gouvernement royal avait fait preuve en acceptant certaines modifications apportées au premier projet de loi présenté par le ministre des cultes, M. de Gossler. Le cardinal Jacobini n’admettait pas que le pouvoir civil pût acquérir en matière religieuse, par la voie législative, des privilèges purement spirituels dont le Saint-Père avait nécessairement subordonné la concession à certaines garanties pour l’Église.

M. de Schlœzer reçut cette communication sans sourciller. Il avait craint un instant que la Curie n’enjoignît aux députés du Centre de ne pas voter la loi ; ce danger étant écarté, il demeurait dès lors très vraisemblable que les choses s’arrangeraient peu à peu d’elles-mêmes. « Des deux choses que le Vatican nous avait demandées, continuait le ministre de Prusse, l’indépendance du ministère pastoral et la liberté de l’éducation du clergé, la première va exister de fait pour peu que les catholiques veuillent profiter de la loi, puisque le nombre des cas pour lesquels l’Anzeigepflicht restera exigible est sensiblement restreint. Quant à la seconde, la formation indépendante des jeunes clercs, nous ne pouvons pas l’accorder, et le Vatican ne la réclamerait pas avec tant d’insistance, s’il voulait bien se rendre compte que nous sommes un pays protestant. En France, nul n’a jamais pu reprocher au clergé de n’être pas très national : aussi cette question de l’éducation des prêtres est très simple. En Allemagne, la situation est différente : le clergé catholique n’aime pas l’empire et il est imbu de toutes les idées en faveur à Rome dans le Collège germanique. Sur ce point donc nous ne saurions céder. Nous finirons cependant par nous entendre, et ce serait déjà fait, si le Pape ne se croyait pas tenu d’écouter la Congrégation spéciale de cardinaux qui a été chargée, en 1878, après la mort du cardinal Franchi, de l’examen des questions religieuses allemandes. »

Le langage du secrétaire d’Etat concordait bien peu avec ces paroles du ministre de Prusse, auquel Son Eminence reprochait de se complaire en des appréciations erronées dont il puisait les élémens dans le commerce intime de prélats plus ou moins déclassés qui n’avaient pas accès à la cour pontificale et ne craignaient pas de présenter les choses à M. de Schlœzer sous un jour tout à fait faux. « On se trompe à Berlin, disait le cardinal Jacobini, si on croit que les choses vont changer d’aspect ; le Pape seul peut accorder aux évêques la faculté de notifier au pouvoir civil les nominations aux emplois ecclésiastiques ; cette faculté, le Pape ne la donnera pas, et nous allons donc voir surgir de nouveaux conflits comme résultats de cette prétendue loi d’apaisement. »

En effet, le Saint-Père résistait non seulement aux instances de la diplomatie officielle du prince de Bismarck, mais encore aux efforts tentés par certains membres indépendans du parti catholique allemand, pour déterminer la chancellerie pontificale à entrer dans la voie des concessions. Le prince d’Isembourg-Birstein était venu à Rome pour demander à Léon XIII de se montrer plus accommodant ; il avait laissé entendre qu’au besoin le cabinet de Berlin consentirait à restreindre encore beaucoup les cas où la notification serait obligatoire. Cette première ouverture ayant été très nettement repoussée, le prince d’Isembourg émit l’idée que le Saint-Siège pourrait tout au moins consentir à ce que l’essai de la nouvelle loi fût tenté dans un seul diocèse pendant trois ans. Cette transaction ne fut pas davantage admise, et le négociateur officieux n’eut pas plus de succès lorsqu’il crut devoir exposer au Pape qu’il serait dangereux pour l’Eglise d’accorder une confiance trop illimitée à M. Windthorst, qui devenait suspect à un groupe d’aristocrates catholiques, à la tête desquels était le baron de Schorlemer-Alst. Mais on répondit au prince d’Isembourg en l’informant de l’arrivée à Rome de lettres qui témoignaient que les dissentimens passagers, survenus en effet entre certains membres de la fraction du Centre, avaient disparu et que l’union s’était tout à fait rétablie entre M. Windthorst et le baron de Schorlemer-Alst. De retour à Berlin, le prince d’Isembourg écrivit à un des membres influens du Sacré Collège que, sur la question de l’Anzeigepflicht, il ne serait pas impossible que de nouvelles concessions fussent faites au Saint-Siège, mais qu’en revanche, le gouvernement royal ne céderait pas sur la question de l’éducation des clercs.

Ces divergences entre la chancellerie pontificale et la diplomatie prussienne provoquèrent de part et d’autre des polémiques dont la vivacité ne servait qu’à diminuer les quelques bons effets qu’aurait pu produire la nouvelle loi ecclésiastique, récemment sanctionnée par Guillaume Ier. Tandis que la Gazette universelle de l’Allemagne du Nord, en réponse à la note du cardinal Jacobini, du 24 juin 1883, reprochait au Saint-Siège de faire sans nécessité « de la critique prétentieuse et chicanière », et d’agir de telle façon qu’une fois de plus l’impossibilité de satisfaire le Vatican était démontrée, le secrétaire d’Etat à Rome rappelait dans leur ordre chronologique les dernières étapes des pourparlers conduits par M. de Schlœzer et à la suite desquels on s’était trouvé placé à l’improviste en présence d’une situation toute nouvelle : celle résultant du dépôt du projet de loi destiné à modifier, sans le concours du Saint-Siège, l’état légal de l’Eglise catholique en Prusse. Le départ en congé de M. de Schlœzer, à la fin de juillet, ne changea rien à la situation créée, d’un côté par la sanction que l’Empereur avait donnée à la dernière loi ecclésiastique, de l’autre par la note du 20 juin dans laquelle le Saint-Siège avait prévenu le cabinet de Berlin qu’en agissant unilatéralement par voie législative, le gouvernement royal n’avait pas pris le moyen propre à remettre sur un pied normal les rapports de l’Eglise catholique avec l’Etat. Tel n’était pas l’avis des hommes politiques à Berlin ; ils espéraient qu’à la suite de la mise en vigueur de la nouvelle loi ecclésiastique, un nouveau courant d’idées allait se former au sein des populations catholiques de l’empire, lorsqu’elles verraient qu’elles pourraient naître, se marier, faire baptiser leurs enfans et mourir sans être inquiétées dans leur foi. M. de Schlœzer, en prenant congé du secrétaire d’État, était revenu sur la nécessité qui s’imposait à la cour pontificale de faire un pas dans la voie des concessions pour reconnaître la bonne volonté qu’avait montrée le gouvernement royal en fournissant à l’autorité ecclésiastique le moyen de pourvoir au service du culte dans de nombreuses paroisses privées depuis plusieurs années de tout secours spirituel. Le cardinal Jacobini avait répondu en invoquant encore une fois les argumens qu’il n’avait cessé de faire valoir dans ses notes et en affirmant derechef la nécessité absolue pour le Saint-Siège d’être assuré au préalable qu’il serait tenu compte de ses revendications en faveur de l’indépendance du ministère ecclésiastique et de la liberté d’enseignement du clergé. En définitive, le cardinal Jacobini et M. de Schlœzer se séparaient sans qu’en apparence la question eût avancé. Pourtant on allait continuer de part et d’autre à examiner dans quelle mesure et sous quelle forme il était possible de tirer parti de la nouvelle loi, afin d’arriver à un état de choses moins épineux, moins anormal que celui qu’avaient créé les lois de Mai, et dont les inconvéniens avaient été à peine atténués par la loi de 1880 dite des pouvoirs discrétionnaires.


IV

Des mandataires officieux du parti conservateur prussien cherchaient à se ménager des intelligences dans la cour pontificale et à faire comprendre au Vatican que l’alliance de leur parti avec la fraction du Centre devait inévitablement se rompre, si le Pape persistait à ne pas faire les concessions auxquelles la majorité du Landtag de Berlin avait espéré l’amener en votant la dernière loi religieuse. D’autre part, le Saint-Siège se trouvait placé en présence de cette question très grave : les évêques, désormais en mesure de pourvoir, sans en référer au pouvoir civil, à beaucoup d’emplois ecclésiastiques demeurés vacans depuis plusieurs années, seraient-ils autorisés par Rome à subir les restrictions que leur imposait encore la nouvelle loi ?

Ces restrictions n’étaient pas sans importance puisqu’elles obligeaient les évêques, soit à ne confier les emplois ecclésiastiques qu’à des prêtres ayant satisfait, au point de vue de l’enseignement, aux exigences inscrites dans une des lois de 1873, soit à solliciter du gouvernement royal, dans chaque cas déterminé, des dispenses spéciales, dont la demande équivalait à peu près à cette formalité de l’Anzeigepflicht à laquelle le Saint-Siège refusait son assentiment. Mais, si le Pape demeurait inflexible, de graves divisions dans le Centre n’étaient-elles pas à craindre ? Ayant voté la dernière loi religieuse, les députés du Centre ne sauraient admettre, — prétendaient les partisans d’une attitude conciliante, — que le Souverain Pontife se maintînt dans une position qui aurait privé les populations catholiques des bords du Rhin, de la Westphalie, de la Silésie et du grand-duché de Posen, des avantages que la majorité du Landtag avait entendu leur assurer. Et, si le Centre s’était une fois divisé, quelle aurait été la situation de l’Eglise catholique dans le royaume de Prusse vis-à-vis de l’omnipotence du prince de Bismarck, soutenu par les conservateurs protestans et retrouvant l’appui des nationaux-libéraux ?

Le 13 septembre 1883, en rentrant à son poste, M. de Schlœzer était informé par le cardinal Jacobini d’une décision du Saint-Siège propre à faciliter un arrangement. Pour bénéficier de certaines dispositions de la dernière loi ecclésiastique, les évêques prussiens étaient autorisés par le Pape, non pas précisément à solliciter des dispenses, mais à demander l’éloignement des obstacles s’opposant à l’entrée en fonctions des prêtres qui ne se trouvaient point, pour être chargés du service paroissial, dans les conditions exigées par les lois de Mai et non abrogées. Léon XIII s’efforçait ainsi de trouver une formule propre à faciliter l’entente, sans rien enlever de leur force aux invariables protestations du Saint-Siège contre les lois de Mai.

La dernière résolution du Pape allait en effet donner au gouvernement royal le moyen de contenter les populations des provinces catholiques, en permettant aux évêques de pourvoir à la plupart des cures vacantes depuis un grand nombre d’années. Il était donc probable que le cabinet de Berlin accepterait la combinaison imaginée pour assurer l’action conciliante du Saint-Siège jusque dans les diocèses dont les chefs, naguère poursuivis et condamnés en vertu des lois de Mai, vivaient dans l’exil. Cette combinaison consistait à déléguer à l’évêque de Kulm, qui avait toujours entretenu de bons rapports avec le pouvoir civil, le soin de recommander au gouvernement, au nom de tous ses confrères, les ecclésiastiques, au nombre de douze cents environ, dont le concours n’aurait pu être utilisé sans que le gouvernement consentît à écarter les obstacles qui, aux termes des lois en vigueur, s’opposaient à ce qu’ils fussent revêtus de fonctions sacerdotales.

Les catholiques militans, et notamment le clergé des provinces rhénanes, ne furent pas sans éprouver quelque désappointement en voyant le Pape faire un premier pas dans la voie des concessions ; ils attachaient une grande importance au maintien rigoureux des deux conditions, sans lesquelles le Saint-Siège avait invariablement déclaré que tout accord était impossible. L’avenir des séminaires restait l’objet des principales préoccupations des évêques, car ils n’admettaient pas que les universités d’État pussent former des prêtres pleinement dévoués à l’esprit de l’orthodoxie. De son côté, le gouvernement royal éprouvait la plus vive répugnance à céder sur ce point. Peut-être était-il encouragé dans ses résistances par quelques ecclésiastiques dits d’Etat, (staatlich) qui étaient professeurs d’université ou voulaient le devenir. Les questions de personnes tenaient aussi une place capitale dans les négociations. Le Vatican était averti qu’aucun accord n’aurait chance d’aboutir aussi longtemps que le cardinal Ledochowski et Mgr Melchers seraient maintenus par le Pape à la tête des diocèses de Posen et de Cologne.

Le langage et l’altitude réservés de M. de Schlœzer n’indiquaient pas que les concessions auxquelles le Pape s’était décidé eussent satisfait entièrement le cabinet de Berlin. Ces concessions avaient été imposées au Saint-Père, d’après le ministre de Prusse, par la nécessité de ménager les sentimens des populations catholiques bien plus que par le désir de se rapprocher d’une façon sérieuse du gouvernement royal ; et on était encore bien loin de témoigner à la Prusse la confiance sympathique dont le Vatican donnait tous les jours tant de preuves à la Russie schismatique et à la France républicaine. Ces récriminations étaient sans aucun doute calculées en vue d’intimider la cour pontificale ; on entendait la contraindre non seulement à sacrifier à bref délai Mgr Melchers et le cardinal Ledochowski, mais encore à accepter comme archevêques de Cologne et de Posen des candidats agréables à la diplomatie prussienne.

Déjà on prononçait le nom du cardinal de Hohenlohe, évêque d’Albano : à diverses reprises, et bien avant de songer, comme l’avait fait le prince de Bismarck en 1872, à confier à ce prince de l’Église les fonctions d’ambassadeur du nouvel empire près le Saint-Siège, la cour de Prusse avait tenté d’utiliser la présence à Rome du frère de ce prince Clovis de Hohenlohe, qui a su conquérir une si grande place dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine. En 1866, alors que le cardinal n’était encore que prélat, la diplomatie prussienne avait sollicité pour lui le siège de Cologne, devenu vacant par la mort du cardinal de Geissel. Pie IX avait refusé, alléguant l’insuffisance du candidat, mais lui avait conféré, quelques mois après, les honneurs de la pourpre, par déférence pour le roi Guillaume. En dernier lieu, après la mort en exil du prince-évêque de Breslau, M. de Schlœzer avait été, dit-on, chargé de demander que sa succession fût attribuée à l’éminent évêque d’Albano, et cette troisième tentative n’avait pas eu près de Léon XIII plus de succès que les deux précédentes près de Pie IX. Quelque désir qu’eût le Souverain Pontife de se réconcilier avec l’Allemagne, on se demandait dans l’entourage de Sa Sainteté quel accueil rencontrerait une démarche tendant à obtenir que le cardinal de Hohenlohe fût nommé archevêque de Cologne ou de Posen et obtînt ainsi une situation dont l’importance politique aurait paru d’autant plus significative que, dans cet ordre d’idées, le Saint-Siège s’était invariablement refusé depuis dix-huit ans à condescendre aux désirs du cabinet de Berlin.


V

Rien, en somme, n’était changé à la situation respective du Saint-Siège et du grand empire évangélique, lorsque, dans le courant de décembre 1883, on apprit que le Prince impérial, à son retour d’un voyage en Espagne, passerait par Rome et y ferait une visite, non seulement à son ami le roi Humbert, mais encore au Souverain Pontife. Que sortirait-il de l’entrevue de Léon XIII avec l’héritier présomptif de Guillaume Ier ? La curiosité du monde politique à cet égard était très grande, et chacun attendait avec impatience les éclaircissemens que fourniraient les pièces officielles où il en serait question, notamment les détails que devait contenir une circulaire du secrétaire d’Etat aux nonces pour les mettre au courant des circonstances dans lesquelles avait eu lieu la visite du Prince impérial au Palais apostolique.

Peu d’heures après l’arrivée de Son Altesse à Rome, le 17 décembre, M. de Schlœzer était venu exprimer au cardinal Jacobini le désir de l’héritier du trône d’offrir ses hommages au Saint-Père ; l’audience fut fixée au lendemain 18 décembre, et en effet, ce jour-là, après avoir déjeuné au palais Gaffarelli, résidence de l’ambassadeur d’Allemagne près la cour d’Italie, le prince impérial se rendit au Vatican. Tout de suite la presse officieuse italienne s’attacha à démontrer que cet incident avait la valeur d’une nouvelle et solide assistance prêtée par le Prince à la jeune Italie, une confirmation et en quelque sorte une reconnaissance explicite de la coexistence du Pape et du roi Humbert dans la même capitale. L’audience accordée par le chef suprême de l’Eglise à un hôte du Quirinal était interprétée comme un précèdent qui ouvrirait désormais les portes de Rome à tous les princes et souverains qui auraient envie de visiter le Pape après avoir rendu hommage au roi d’Italie.

Repoussant une pareille argumentation, le cardinal Jacobini signala au contraire aux nonces, dès le surlendemain 22 décembre, la fermeté du Pape à maintenir ses droits temporels, en même temps que les embarras de toute sorte auxquels avait donné lieu la visite en question ; les délicates attentions observées par le Prince pour s’approcher du Vatican, ajoutait le secrétaire d’Etat, montrent jusqu’à l’évidence que toutes les réserves, toutes les séparations subsistent.


Que si le Saint-Père a cru devoir recevoir un hôte du Quirinal, il ne faut pas perdre de vue que cet hôte appartenait à la religion protestante et que, pour cette raison, le Saint-Père ne pouvait exiger de lui en toute justice ce qu’il est en droit de demander à un prince catholique auquel incombent les devoirs de respect filial. Le voyage du Prince impérial prouve d’une manière empirique, mais incontestable, que la venue à Rome d’augustes personnages est en quelque sorte la sanction solennelle de la destruction du principat civil du Saint-Siège, qui ne peut être approuvée par un catholique sans faute grave ni offense envers le Souverain Pontife. Par conséquent, c’est à bon droit que le Saint-Père persiste dans sa détermination inébranlable de ne pas admettre en sa présence des princes catholiques qui accepteraient l’hospitalité du Quirinal, non plus que les souverains catholiques qui viendraient à Rome pour rendre hommage au roi d’Italie.


Afin de dissiper toute équivoque et de prévenir les conséquences fâcheuses qui auraient pu en résulter, les nonces étaient invités à faire connaître autour d’eux ces déterminations du Saint-Père. — En réalité, du reste, la visite du futur empereur au Vatican ne devait pas avoir les conséquences dont on s’était plu à s’entretenir dans l’entourage de Léon XIII. Voici comment l’événement s’était produit.

La veille de son départ de Madrid, le Prince avait reçu un télégramme de son père, portant que le prince de Bismarck conseillait comme un devoir de politesse de faire une visite au roi d’Italie avant de rentrer en Allemagne. Il fit savoir qu’il était prêt et demanda si, à cette occasion, il devait rendre aussi visite au Pape. L’Empereur répond affirmativement en ajoutant que le Prince trouvera des instructions en débarquant à Gênes. A son arrivée dans cette ville, il ne trouve qu’une lettre de M. de Schlœzer l’avertissant que rien ne lui est parvenu de Berlin. Cependant le Prince, fort de l’autorisation de son père, se fait annoncer au Vatican. Le Pape le tire de tout embarras en prenant lui-même la parole dès le début de l’entretien, et lui expose ses vues ; après quoi Sa Sainteté conclut : « Et maintenant, Monseigneur, qu’est-ce que vous nous apportez ? » Le Prince dut bien avouer qu’il n’apportait rien, par la des concessions qui avaient déjà été faites, particulièrement de la grâce accordée aux évêques de Limbourg et de Munster, ce que Léon XIII reconnut volontiers. Dans le courant de la conversation, il laissa échapper ce mot : « Le grand malheur est que le prince de Bismarck nous déteste ! » La visite n’eut ainsi aucune influence favorable à une solution du conflit. Lorsqu’il reçut du Prince impérial des détails sur sa visite au Vatican, le chancelier répliqua par un exposé détaillé où se trouvaient simplement reproduites toutes ses anciennes erreurs sur le Culturkampf, exprimant l’opinion qu’une paix officielle entre l’Etat et l’Eglise était impossible ; qu’il fallait tenir les prêtres dans la dépendance de l’Etat pour les traiter, au besoin, durement ou avec bienveillance ; que par conséquent il y avait intérêt à conserver les armes qu’on pouvait trouver dans les lois de Mai. Le Prince impérial déplorait avec ses intimes de semblables idées, estimant d’ailleurs impossible de discuter des affaires de cet ordre avec le prince de Bismarck, qui ne connaissait pas l’Eglise catholique et n’était jamais venu à Rome.

Le principal objectif du chancelier était de séparer les électeurs catholiques des députés du Centre. M. Windthorst, au contraire, estimait que les électeurs reprochaient à leurs mandataires leur tiédeur et leurs intelligences avec les conservateurs du Landtag, ce qui n’avait en rien profité à la solution du conflit. En présence de ces dispositions, le Centre, dans sa grande majorité, ne croyait pas pouvoir voter le renouvellement de la loi contre les socialistes et comptait demander la suppression de l’état de siège, en accordant seulement la continuation des pouvoirs exceptionnels sur la presse et les réunions. Il n’y avait donc rien à faire, le ministre des cultes, qui n’était que le porte-voix du chancelier, se montrant très raide, tandis que le Centre était naturellement plus hostile que jamais.


VI

En fait, les négociations, qui avaient été assez actives pendant l’année 1883, demeurèrent comme suspendues en 1884. M. de Schlœzer se faisait assez rare au Vatican ; son attitude très réservée atténuait l’impression de contentement que Léon XIII avait gardée de la visite du Prince impérial. On parlait dans les journaux de la nomination possible de coadjuteurs avec future succession pour administrer les deux diocèses dans lesquels le retour de Mgr Melchers et du cardinal Ledochowski était jugé impossible. Le 18 janvier 1884, la Chambre des députés, à Berlin, rejetait une motion de M. Reichensperger tendant à restituer à l’Eglise catholique en Prusse les garanties que lui avait assurées autrefois le pacte constitutionnel de 1850, et en même temps le ministre de Prusse près le Saint-Siège ne dissimulait pas que, depuis le mois de septembre précédent, les affaires n’avaient pas avancé d’un pas, qu’il n’avait reçu du Pape aucune nouvelle ouverture. « Ces messieurs, disait M. de Schlœzer, savent que nous sommes désireux de faciliter le rétablissement de la paix religieuse ; c’est à eux de nous présenter des propositions. Jusqu’ici ils ont gardé le silence : ils connaissent nos vues, nous n’avons qu’à attendre. »

Quant au bruit d’après lequel les difficultés tenant à la personne du cardinal Ledochowski pourraient être résolues par la nomination d’un coadjuteur chargé d’administrer le diocèse de Posen et Gnesen : « Jamais, disait le représentant du cabinet de Berlin, jamais nous n’admettrons cette combinaison, car elle supposerait un fait qui pour nous n’existe pas, c’est-à-dire le pouvoir régulier d’un évêque auquel on donnerait un coadjuteur ; or, d’après nos lois, le cardinal Ledochowski est déchu de tous ses droits à Posen. Il y aurait d’ailleurs un moyen de résoudre très facilement le problème : le cardinal de Lucca vient de mourir, il laisse vacante la place de chancelier de la sainte Eglise ; on pourrait la donner au cardinal Ledochowski pour prix de sa renonciation au siège de Posen. Quant à l’ancien archevêque de Cologne, le cardinal Melchers, il est tout prêt à se retirer dans un couvent. Nous attendons qu’on veuille bien ici prendre un parti, et nous continuerons d’aviser à l’apaisement du conflit par voie législative. »

Le Saint-Père n’était donc en réalité autorisé à espérer, au commencement de 1884, aucune concession sur les points que le cardinal Jacobini avait indiqués à diverses reprises comme indispensables pour une entente sérieuse. Léon XIII était profondément déçu ; un instant on avait espéré, à la cour pontificale, qu’une paix loyale allait se conclure entre le Saint-Siège et l’Allemagne. Or, au moment même où cette illusion tendait le plus à se répandre, on attribuait au Saint-Père le dessein de faire entendre au gouvernement de la République de paternels, mais très sérieux avertissemens sur les tendances de la législation française en matière religieuse. Le cabinet de Berlin, pour offrir quelques satisfactions plus ou moins trompeuses au Souverain Pontife, attendait-il un acte de nature à amener une rupture entre la France et le Vatican ? C’est vraisemblable, car la diplomatie prussienne relevait volontiers la différence de procédés dont le Saint-Siège usait envers la République, hostile à l’Eglise, et envers l’Allemagne qui, tout en demeurant étrangère, au dire de M. de Schlœzer, aux passions antireligieuses, était l’objet des défiances de la Curie. Il était d’ailleurs évident que le prince de Bismarck, très soucieux de maintenir l’isolement de la France, devait attacher un grand prix à séparer la République du Saint-Siège et aggraver du même coup nos dissensions intérieures.

La situation du Saint-Siège vis-à-vis du cabinet de Berlin se présentait ainsi, au printemps de 1884, sous les aspects les plus contradictoires. A quelques jours d’intervalle on put croire successivement à la probabilité d’une prochaine entente et au danger d’une rupture. Cependant les questions de personnes s’éclaircirent alors un peu : le cardinal Ledochowski fut désigné comme secrétaire de la Congrégation des Mémoriaux, en remplacement du cardinal Chigi, qui venait de succéder, comme secrétaire des Brefs, au cardinal Mertel, devenu lui-même chancelier après la mort du cardinal de Lucca. L’éminent archevêque de Posen, pour suffire aux devoirs de ses nouvelles fonctions, allait être sans doute amené à quitter le Vatican et à se choisir, dans la ville de Rome, un domicile moins éloigné du centre des affaires. Ainsi finirait un état de choses dans lequel on affectait, à Berlin, de voir une intention blessante pour le gouvernement de l’empereur, Guillaume ne pouvant considérer le cardinal Ledochowski que comme un sujet rebelle, dont la haute faveur près du Saint-Père était en contradiction avec le désir, maintes fois manifesté par le Vatican, de faciliter le rétablissement de la paix religieuse en Allemagne. Le cardinal ne tarda pas en effet à venir s’installer au palais Antici, non loin de la chancellerie, siège de l’administration qu’il était appelé à diriger. De son côté, le Pape avait soin de faire savoir à l’empereur Guillaume que la charge de secrétaire des Mémoriaux étant, au point de vue canonique, incompatible avec le gouvernement d’un diocèse, la renonciation du cardinal Ledochowski à son siège de Posen serait acceptée aussitôt que M. de Schlœzer aurait été autorisé à reprendre officiellement les négociations relatives aux points restant à régler entre le Saint-Siège et le cabinet de Berlin, entre autres à la formation du clergé. Il semblait à ce moment bien certain qu’on était enfin dans la voie d’un accommodement.

Pourtant les pourparlers subirent encore, au mois de mai 1884, un temps d’arrêt, cette fois dans des conditions particulièrement graves. Le Pape éprouvait une surprise pénible de ne pas obtenir, à propos des arrangemens à prendre pour l’éducation du clergé, les assurances amicales par lesquelles il s’était flatté de voir l’empereur Guillaume répondre à la promesse que la démission du cardinal Ledochowski pourrait être acceptée. De son côté, M. de Schlœzer exprimait volontiers son déplaisir de la lenteur qu’on mettait au Vatican à pourvoir au remplacement du cardinal Ledochowski, à Posen.

Y avait-il eu un malentendu ? Ou bien l’une des deux parties avait-elle dérogé au programme sur lequel on croyait s’être mis d’accord ? En un mot, la promesse du Pape de faciliter un arrangement à bref délai était-elle en réalité subordonnée à certaines conditions qui n’avaient pas été remplies ? Le cardinal Jacobini se bornait à dire qu’en refusant tous les candidats proposés par le Saint-Père pour le diocèse de Posen et en s’abstenant de prendre aucun engagement en ce qui regardait l’éducation du clergé, le cabinet de Berlin avait donné au Pape le droit de retirer les concessions qu’il avait promises. De nouveau, la chancellerie pontificale et la diplomatie prussienne tournaient, de l’aveu même du secrétaire d’Etat, dans un cercle vicieux. L’amertume dominait dans l’entourage de Léon XIII, tandis que M. de Schlœzer se plaignait du rôle ingrat que le Saint-Siège lui avait fait assumer et qui le plaçait dans une position fort difficile. Il rappelait que les négociations avaient été reprises six semaines auparavant, le 15 mars, dans les circonstances les plus favorables ; à l’appui de ces assertions, il ajoutait que c’était le Pape lui-même qui l’avait fait appeler à l’improviste un matin, pendant qu’il était en visite chez le secrétaire d’Etat, pour lui annoncer qu’il avait reçu la démission du cardinal Ledochowski.

De ces récriminations si pénibles résultait une crise qui agitait beaucoup les esprits dans l’entourage du Pape. Cependant, et quoique le cardinal Jacobini se déclarât découragé, bien des gens demeuraient persuadés que Léon XIII tenterait de nouveaux efforts pour reprendre les négociations. À ce moment le Conseil d’Etat en Prusse fut reconstitué. Une part importante était faite, — et M. de Schlœzer ne manquait pas de l’établir, — à l’Eglise catholique. En appelant les évêques d’Ermeland et de Fulda à y siéger avec M. de Schorlemer Alst à côté de l’héritier du trône, le gouvernement royal avait donné un gage éclatant de son désir de ménager les intérêts religieux des provinces rhénanes, de la Westphalie et de la Silésie.

L’attitude de la diplomatie prussienne vis-à-vis de la cour pontificale ne dénotait pas du tout les sentimens de raideur et d’amertume qui paraissaient devoir résulter de la rupture des négociations, à la fin de mai. Les rapports personnels semblaient courtois et faciles ; les deux pouvoirs ne craignaient pas d’ailleurs d’affirmer la rigueur de leurs prétentions. C’est ainsi qu’au cours d’une audience accordée aux élèves de ce Collège germanique, objet des défiances passionnées des hommes d’Etat allemands, le Saint-Père avait déclaré dans les termes les plus explicites que jamais il ne céderait dans les questions touchant à l’éducation du clergé. D’autre part, bien que le Reichstag eût voté, le 25 juin, en troisième lecture, par 246 voix contre 31, une motion de M. Windthorst tendant à l’abandon des lois dirigées contre les ecclésiastiques convaincus d’exercice illégal des fonctions sacerdotales, la cour de justice de Cologne venait de condamner à six mois de prison un curé-doyen pour avoir interdit la chaire à un de ses vicaires. Cet arrêt consacrait de nouveau le droit que l’État s’était arrogé de s’immiscer dans les affaires de discipline ecclésiastique, purement spirituelle. Or, de tous les principes qu’avaient entendu faire prévaloir les auteurs des Maigesetze, il n’y en avait guère qui eussent, autant que celui-là, révolté la conscience des catholiques allemands.


VII

Lorsqu’il partit en congé, dans les premiers jours d’août, M. de Schlœzer s’abstint de dire au cardinal Jacobini un seul mot de nature à faire concevoir au Pape l’espérance d’une solution favorable des difficultés. Ni le Vatican, ni le cabinet prussien n’avaient cru devoir prendre l’initiative d’une nouvelle démarche pour provoquer la reprise des pourparlers, et il n’était dès lors pas plus question de la renonciation du cardinal Ledochowski à son siège de Posen que de la recherche des combinaisons au moyen desquelles l’éducation du clergé pourrait être réglée. On semblait s’être résigné, à Berlin, à chercher un mode de procéder qui, tout en excluant l’action directe du Saint-Siège, eût été calculé pour rassurer au point de vue religieux les populations des provinces, que ces pénibles controverses agitaient depuis trop longtemps. Néanmoins, et en dépit de la stérilité de tous ses efforts, le ministre de Prusse avait conservé jusqu’à l’heure de son départ une bonne humeur inaltérable, témoignant au secrétaire d’État la plus prévenante courtoisie. Grande fut donc la surprise au Palais apostolique lorsqu’on y apprit l’insertion dans une feuille allemande, réputée officieuse, le Hamburger Korrespondent, d’un article dans lequel on attribuait à l’envoyé de Prusse près le Saint-Siège un langage étrange sur les personnages de la cour pontificale. D’après ce que prétendait avoir recueilli, de la bouche même de M. de Schlœzer, un rédacteur du Hamburger Korrespondent, l’espoir d’un traité de paix ne pouvait plus exister, parce que le Saint-Siège n’avait nullement à cœur de mettre fin au conflit, car ce conflit servait les intrigues qui continuaient de se tramer dans la résidence du Pape contre l’empire allemand et son gouvernement. Les intérêts de la religion et de neuf millions de catholiques allemands importaient peu, ou point du tout, aux prélats de la Curie. Pour eux, il ne s’agissait que d’intérêts hiérarchiques et politiques. M. de Schlœzer eut connaissance de cet article, en arrivant à Munich, peu de jours après son départ de Rome. Il en conçut une amère irritation ; et aussitôt le comte Mentz, qui le remplaçait comme chargé d’affaires, vint déclarer au cardinal Jacobini que nul ne pouvait soupçonner son chef d’avoir tenu le langage qui lui était attribué contre toute vraisemblance et toute convenance.

Les choses n’étaient pas plus avancées lorsque, au mois de septembre, M. de Schlœzer rentra à Rome, rapportant de Berlin la même bonne humeur courtoise que chacun avait remarquée avant son départ pour l’Allemagne. Du reste, et quoique le Pape se fût montré prêt à faire le nécessaire pour provoquer, encore une fois, de la part du gouvernement prussien, un échange d’idées sur les questions en litige, le cabinet de Berlin se renfermait dans une grande réserve ; officiellement, il n’avait rien offert ni rien demandé au Saint-Siège depuis l’insuccès des pourparlers, au cours desquels M. de Schlœzer avait cru pouvoir considérer comme un fait accompli la résolution de Léon XIII d’obtenir du cardinal Ledochowski et de Mgr Melchers leurs démissions d’archevêques de Posen et de Cologne. Au moment où on avait cru toucher ainsi à la solution définitive du différend, tout avait été de nouveau suspendu, Léon XIII s’étant retranché derrière le droit qu’il croyait avoir d’échanger contre des garanties positives relativement à la libre éducation du clergé les importantes concessions qu’il avait promises. On en était toujours au même point ; et, tandis que de très sérieux efforts étaient tentés par le ministre des cultes à Berlin, pour s’entendre directement, sur beaucoup de points essentiels dans la pratique, avec ceux des évêques prussiens qui étaient le plus portés à la conciliation, M. de Schlœzer s’abstenait à Rome de rien solliciter comme de rien proposer. Il se bornait à manifester avec enjouement sa surprise que le Saint-Siège ne comprit pas l’utilité de s’entendre avec le prince de Bismarck. À cette époque, on disait vaguement en Allemagne que le gouvernement de la République française semblait incliner, vis-à-vis du cabinet de Berlin, vers une attitude moins réservée que celle qu’il avait gardée depuis 1871. « Voyez la France, disait M. de Schlœzer au cardinal Jacobini, elle a fini par venir à nous. La Russie a fait de même, et à Paris comme à Saint-Pétersbourg, on est très content, tandis que l’Italie est furieuse de n’avoir pas été invitée à l’entrevue de Skierniewice. Vous devriez faire comme la France et la Russie et vous rapprocher de l’Allemagne. »


VIII

En définitive, le ministre de Prusse, tout en ayant une attitude encourageante, aimable, parlait moins que jamais de la révision éventuelle des lois de Mai. Le Pape s’inquiétait de cette inertie de la diplomatie prussienne. « A toutes mes observations, disait-il, M. de Schlœzer oppose ce fait que le prince de Bismarck est un homme de fer qui ne saurait céder, et auquel il faut montrer de la confiance. Lorsque j’expose des argumens qu’il ne peut contredire, il répond que ses instructions ne lui permettent pas de discuter ; de mon côté cependant, je ne peux pas transiger sur certains points et il faudra que je continue de lutter pied à pied contre l’uomo di ferro. »

Il n’était pas douteux en effet que, sur la question de l’éducation du clergé par exemple, Léon XIII se montrait très résolu à ne pas entrer dans les vues de la politique allemande. « Il me faut les séminaires, disait-il, parce que là est le point essentiel et vital pour l’Eglise et l’esprit du clergé. » L’année 1885 n’amènerait-elle pas quelque solution conforme aux désirs de rapprochement qui occupaient l’esprit du Souverain Pontife depuis sept années et dont la perspective avait paru plusieurs fois tenter le prince de Bismarck ? En réalité, depuis le retour de M. de Schlœzer à Rome, à la fin de septembre 1884, aucune nouvelle négociation n’avait été engagée en vue d’aplanir le différend que le ministre de Prusse estimait ne pouvoir cesser que par la renonciation pure et simple du cardinal Ledochowski à son siège archiépiscopal de Posen.

Du reste, et en attendant que des circonstances favorables permissent aux deux parties d’échanger encore une fois leurs vues sur les problèmes à résoudre, M. de Schlœzer entretenait avec la chancellerie des rapports excellens, mais en même temps il ne cachait pas qu’il considérait comme impossible d’amener le prince de Bismarck à prendre les engagemens qui lui étaient demandés. De son côté, le Pape paraissait très résolu à ne pas céder, jusqu’à ce qu’on lui eût accordé, pour la liberté de l’enseignement dans les séminaires en Prusse, un régime analogue à celui qui existe dans les autres pays presque sans exception. « Le prince de Bismarck, disait le Saint-Père, est très dur, très opiniâtre ; jusqu’à présent il n’a pas encore voulu reconnaître à quel point nos réclamations sont fondées, et que je ne pourrais y renoncer sans compromettre gravement la dignité et la sécurité de l’Eglise. Ce que je demande ne diffère en rien de ce qui existe ailleurs. Est-ce qu’aucun gouvernement a jamais songé en France à s’ingérer dans l’éducation du clergé ? En Autriche, en Espagne, en Bavière, il en est de même. En Angleterre, aux États-Unis, l’enseignement du clergé catholique n’est pas moins libre ; ce privilège a été reconnu par la Russie elle-même et figure dans les accords que j’avais conclus à la fin de 1882 avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. Je suis donc persuadé que le prince de Bismarck devra finir par accepter des conditions qui s’imposent ; les circonstances nous viendront en aide ; un jour où le chancelier d’Allemagne sera mécontent de l’Italie, il se tournera de notre côté, et me fera les concessions que je suis en conscience obligé de réclamer. »

C’était avec beaucoup de calme et de sérénité que Léon XIII exposait ainsi, à la fin de janvier 1885, sa manière d’envisager la position du Saint-Siège vis-à-vis de l’Allemagne. Il ne semblait donc pas que les incidens pénibles, qui avaient, à diverses reprises, interrompu les négociations, fussent près de lasser la patience du Vatican. Quelques semaines plus tard, le Saint-Père décidait d’accepter la démission de l’archevêque de Cologne, comme avait été déjà acceptée en fait celle du cardinal Ledochowski, et d’ouvrir à Mgr Melchers les portes du Sacré-Collège. La nomination du successeur de ce prélat ne devait rencontrer aucune difficulté, et le titulaire du siège d’Ermeland, Mgr Krementz, fut tout de suite agréé à Berlin, mais il était moins aisé de pourvoir au siège de Posen. Mgr Stumpf, coadjuteur de Strasbourg, se trouvant alors à Rome, le Pape l’entretint de la question. « Le prince de Bismarck, dit-il, est très dur ; j’ai été jusqu’à lui proposer successivement pour Posen sept candidats ; il les a tous refusés. Je ne peux cependant pas consentir à remettre ce diocèse à un prélat ne parlant pas le polonais. Il faut que je recommence à chercher. » En même temps le Pape se félicitait d’apprendre, de la bouche du coadjuteur de Strasbourg, que certaines difficultés qui s’étaient produites dix ans auparavant entre le clergé catholique et les autorités allemandes en Alsace-Lorraine avaient à peu près disparu sous l’action personnelle du Stalthalter, le maréchal de Manteuffel, appliquant dans un esprit généralement équitable et bienveillant la législation française qui réglait encore, dans les deux provinces devenues pays d’empire, les rapports de l’Église avec l’État. Les catholiques n’y connaissaient pas les épreuves cruelles qu’avaient eu à traverser, sous le régime des lois de Mai, les fidèles de la Prusse rhénane, de la Westphalie, de la Silésie et de la Pologne prussienne.

Après que le Pape eut créé cardinal Mgr Melchers et préconisé le nouvel archevêque de Cologne dans le consistoire public du 30 juillet 1885, M. de Schlœzer partit encore une fois en congé, sans avoir prononcé un mot d’où l’on pût conclure que la condescendance dont Léon XIII venait de faire preuve allait déterminer le gouvernement prussien à accorder les garanties sollicitées par le Saint-Siège pour l’éducation du clergé. M. de Schlœzer était à Rome depuis près de trois ans ; les deux gouvernemens du Vatican et de l’empire s’étaient beaucoup écoutés, mais non point encore entendus.


ED. LEFEBVRE DE BEHAINE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.