Léon Faucher et sa correspondance

Léon Faucher et sa correspondance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 681-692).
LÉON FAUCHER
ET
SA CORRESPONDANCE

Dans sa séance du 18 juin 1851, l’assemblée législative discutait un projet de loi présenté par le ministre de l’intérieur, qui s’appelait M. Léon Faucher. Un député de l’extrême gauche, un montagnard, comme on disait alors, prononça un discours violent, et le ministre commença sa réponse en ces termes : « Je ne viens pas répondre, je viens protester. Je prends au sérieux, malgré l’étrangeté de la forme, l’abominable discours que vous venez d’entendre. » Aussitôt toute la Montagne se lève en tumulte et le rappelle à l’ordre. On se précipite au pied de la tribune, on interpelle, on apostrophe l’insolent, on lui montre le poing : « Il n’y a d’abominable, lui crie-t-on, que vos exécrables sentimens. » La droite, à son tour, s’élance dans l’hémicycle et cherche à couvrir les cris par ses bravos ; le général Changarnier se fait remarquer entre tous par la vivacité de ses gestes et de ses applaudissemens. La séance est interrompue pendant dix minutes. Enfin le ministre réussit à se faire entendre, et, se souvenant d’une parole célèbre : « Vos injures, répliqua-t-il aux montagnards, ne s’élèveront jamais à la hauteur de mon dédain… Je ne suis pas ici pour ma propre cause ; j’ai l’honneur de représenter le gouvernement, je crois être l’organe de la majorité, et je suis certain de défendre la société. Cela me donnera la force de remplir mon devoir jusqu’au bout. » Ce n’était pas la première fois que son attitude hautaine et son éloquence agressive provoquaient de telles scènes. Il ne les craignait pas ; souvent même, il les cherchait. Ce sanglier se plaisait à braver la meute ; aiguisant ses fortes défenses, il avait décousu plus d’un chien.

On peut trouver quelque douceur à braver les colères de ses ennemis, mais il est toujours cruel d’être abandonné par ses amis. Léon Faucher avait connu ce chagrin, deux ans auparavant, lorsqu’il était ministre de l’intérieur dans le premier cabinet présidentiel. À la veille des élections de l’assemblée législative, il avait adressé à ses préfets une dépêche télégraphique qui fut affichée et qui causa quelque émotion. Son procédé parut indiscret, et, dans une des dernières séances de la Constituante, un vote de blâme fut proposé contre lui : 519 voix contre 5 condamnèrent la dépêche, près de 400 députés s’abstinrent, et il donna sa démission. Il écrivait à un ami : « Ma politique a été déjouée par la trahison et par la faiblesse. J’ai eu beau rétablir l’ordre, reconstituer une administration, relever l’autorité, de jouer les complots, la pusillanimité des uns, l’impuissance ou l’envie des autres a fait plus que contre-poids… Je ne cache à personne que, déterminé à résister à une censure partie de la Montagne, je ne voulais pas rester après l’abandon et l’ingratitude des modérés, après la trahison de quelques-uns. Ceux qui avaient cru apaiser les montagnards en me sacrifiant doivent être bien détrompés. Le président de la république, auquel je me suis sincèrement attaché, a fait les plus vives instances pour me retenir. Mais je ne rentrerai pas aux affaires, si je dois y rentrer, avant que la prochaine assemblée ait réparé le vote que je viens d’essuyer. » Cette réparation un fut accordée, et il pouvait écrire quelques jours plus tard : « Le succès a été complet, je suis vengé et je pars… Ma santé a résisté aux fatigues de ces cinq mois de gouvernement ; mais la tribune abordée tous les jours en présence d’une assemblée hostile a brisé ma voix. J’ai contracté une affection du larynx qui ne peut être radicalement guérie que par l’usage des Eaux-Bonnes. »

Il ne rentra aux affaires que le 10 avril 1851. Une autre amertume, une de ces douleurs dont on ne se console pas, lui était réservée. Il devait découvrir que ce prince-président, à qui il s’était sincèrement attaché avait abusé de sa candeur, s’était joué de lui. que toutes les peines qu’il s’était données pour de jouer les complots, pour rétablir l’ordre et l’autorité, n’avaient servi qu’à préparer un coup d’état, auquel il avait toujours refusé de croire. On pouvait l’accuser d’avoir été le complice involontaire d’un événement qu’il exécrait, et sa destinée le condamnait à faire pénitence de sa vertu.

La carrière politique de cet homme distingué, mort à cinquante-deux ans ne fut pas heureuse et fut bien courte. La révolution de février l’avait mis en vue et poussé au premier plan. Il fut ministre cinq mois en 1849, six mois en 1851, et dans l’intervalle il joua comme meneur d’opinion, comme chef de parti, un rôle considérable dans l’assemblée législative. Peu de temps lui suffit pour donner une haute idée de lui, de ses talens d’administrateur, de l’énergie de son caractère, de l’action qu’exerçait dans les grands débats son éloquence batailleuse, trop rigide, un peu sèche, qui, de l’aveu de ses amis, manquait de liant et ressemblait trop à un perpétuel défi. Il excita bien des haines ; mais après avoir épluché ses comptes, ses ennemis durent avouer qu’il était « le plus honnête des coquins, » et son intrépide courage ne fut jamais contesté de personne. Il put jouir de sa gloire. Dans une des retraites qu’il fit à Cauterets, comme, assis sur un banc, il causait paisiblement avec sa femme, un paysan, qui avait l’air fort affairé, l’aborda en lui disant : « Je viens de faire quatre lieues pour voir le fameux ministre de l’intérieur ; on m’a dit qu’il était par ici. Je le cherche, je ne peux le trouver. « Il ne se nomma pas, et le paysan continua de chercher. vanité des gloires humaines, qui se dissipent en fumée ! quel paysan de France connaît encore aujourd’hui le nom de Léon Faucher ? Mais on ne saurait s’occuper de l’histoire de la seconde république sans l’y rencontrer à chaque pas, et ceux qui ont lu ses livres ne les ont point oubliés. On vient de rééditer le recueil de ses lettres, de ses discours, précédé d’une intéressante et pieuse notice biographique écrite quelques années après sa mort. L’homme qui se montre à découvert dans ces deux volumes était assurément quelqu’un[1].

Les premières années de ce Limousin avaient été sévères. Une femme d’esprit, dégoûtée des biens de ce monde, demandait au ciel, comme suprême faveur, « )a paix et un radis. » C’est ainsi qu’elle définissait le bonheur. Léon Faucher, dans son enfance, n’avait pas toujours le radis, et la paix n’habita pas longtemps l’humble maison où il était né le 8 septembre 1803. Ses parens quittèrent Limoges pour Toulouse, et bientôt ils se séparaient. Resté seul avec sa mère, il l’aidait à vivre, s’associait à ses ouvrages d’aiguille, dessinait des festons, des broderies, et, comme le dit la notice, pour pouvoir gagner 3 francs par jour, il se rendait coupable de larcin, dérobait des chandelles à cette mère vigilante, qui les lui cachait afin qu’il ne prît pas sur son sommeil.

À peine fut-il élève de seconde, il donna des répétitions. À dix-neuf ans, il partait pour Paris, sans autre ressource que ses habitudes laborieuses et son indomptable volonté. À vingt-trois ans, il suppléait un professeur de philosophie et s’affublait de lunettes pour inspirer quelque respect. Il concourut pour l’agrégation, il fut classé au premier rang, mais M. de Frayssinous le fit injustement exclure. Il n’avait pas les opinions qui procuraient alors les places et les honneurs. « Je me courbe sur les livres, écrivait-il le 13 septembre 1827, je me mets en quatre, et je vois avec douleur que je ne suis pas en état d’espérer le succès. Nous sommes seize concurrens pour trois places ; la plupart sont des ecclésiastiques bien recommandés, comme vous pouvez le penser, et qui se croient de rares connaissances en philosophie. On m’a cherché des chicanes, on ne voulait pas m’admettre à concourir ; il a fallu demander certificats sur certificats, protection sur protection… J’ai été obligé de faire dire à ces messieurs ce que j’ai été, ce que je suis, et un peu plus ils auraient voulu savoir ce que je serai. J’aurais alors répondu comme Ésope : « Je n’en sais rien, » de peur d’élire domicile en prison. » Après avoir été voltairien, puis un disciple fervent de Rousseau, il était devenu, selon sa propre expression, « un platonicien catholique comme la primitive église. » Encore était-il moins catholique que platonicien, car, cinq ans plus tard, il écrivait au père Enfantin : « Longtemps avant que vous eussiez dépouillé le matérialisme, je n’étais plus chrétien, j’étais religieux, et je voyais les choses du point de vue de l’avenir, du haut de la philosophie, de l’histoire, dont vous avez depuis tant abusé. » Il n’était pas de ces gens qui se font humbles pour arriver et qui croient toujours ce qu’il est utile de croire.

Délicat de santé, il avait cette force de caractère qui résiste à tout, et, comme il le disait lui-même, « quelque chose de la persévérance anglaise et beaucoup de l’ardeur gauloise du bon vieux temps. » Il raconte dans ses lettres qu’il fut obligé plus d’une fois de demander à dîner à un ami, que plus d’une fois il dut se coucher avant l’heure faute d’huile pour ranimer sa lampe qui se mourait, que souvent aussi son manteau lui tint lieu du feu qui ne brûlait pas dans sa cheminée. Mais il pensait que, quand on n’a rien, on est riche d’espérance, et que l’espérance est l’aurore du bonheur. Il s’était acquis de précieuses amitiés, auxquelles il demeura toujours fidèle, et à la fidélité il joignait un don rare, la grâce dans les attachemens. Avant de quitter Toulouse, il passait ses jours de vacances à Martres, chez M. Bellecour. « l’heureux couple de jours que je vais passer ! Je reverrai M., Mme et Mlle B…, le cresson, les rosiers, la pervenche. J’entendrai la harpe. » Martres lui resta cher, il ne l’oubliait pas à Paris ; malgré la distance, il s’arrangeait pour y retourner : « Vous m’attendez, et je suis impatient d’arriver. Je ferai dans votre salon, en quelques minutes, le chemin d’une année. Je vais m’asseoir sur tous les fauteuils, parler à toutes les gravures, deviner tout ce qui s’est dit et fait pendant mon absence… Je vais tomber sur vus raisins comme la grêle… Ne m’oubliez pas auprès de vos dames ; je les aime comme un enfant gâté ; mais quand je consulte ma glace, je ne retrouve plus les joues qu’elles m’avaient faites : le travail s’y est gravé jusqu’à l’os. Je leur demanderai de me gâter encore. »

Ce travailleur opiniâtre et condamné aux abstinences, ce reclus, cet ours, comme il s’appelait lui-même, renseignait Mme Bellecour sur les modes. Il lui apprenait, en 1829, que les manteaux se portaient en laine anglaise, fond rouge rayé de noir, mais que les raies n’étaient pas croisées comme dans les étoffes écossaises ; que le collet était large, froncé et de droit fil ; qu’au lieu d’agrafes, on y attachait de grandes cordelières ; que la forme des chapeaux était très en l’air, en gros des Indes de toutes couleurs, avec des rubans de gaze. Il terminait sa lettre en déclarant « qu’après Dieu viennent les dames. » Il avait eu comme un autre ses aventures. « Vous savez qu’une malheureuse passion m’a fait sortir de mes principes pendant quelque temps. C’est ce qui devait arriver à un cœur chaud et novice, à un jeune homme sage. Que voulez-vous ? j’ai été pris par les dehors de la vertu. » Mais il avait formé d’héroïques résolutions ; il se promettait d’avoir désormais le courage de la froideur, de se tenir sur la défensive, de se permettre à peine un propos galant, d’expier ses vieux péchés par une sagesse à toute épreuve : « Dites à Mlle Bellecour que je ne me fondrai plus en soupirs ; j’ai profité de ses conseils. Figurez-vous le jeune homme pâle, qui soufflait pour arriver jusqu’à l’hôtel d’Espagne, sortant à sept heures du matin pour rentrer à cinq du soir, allant du Marais à Saint-Jacques, à Saint-Germain et au faubourg Saint-Honoré par 30 degrés de chaleur, déjeunant sur le pouce et dînant à vingt sous, vous le croyez mort ; point du tout, il est un peu plus grand, ses joues sont colorées, il n’est pas bien gras, mais il se porte bien, la campagne fera le reste. Conclusion : que mon tempérament s’est beaucoup fortifié, et qu’en continuant mon régime de sagesse, mon cher mentor, dans dix ans, je serai exquis à marier. »

Douze ans plus tard, il écrivait à un Anglais de ses amis : « Soyez indulgent, jeune et brillant célibataire, pour les hommes qui se rangent et qui se réfugient dans le bonheur conjugal. « Il lui racontait ses transports, ses ravissemens qui ne prenaient point de fin, ses distractions amoureuses, ses délicieux enfantillages, des joies qui lui paraissaient plus suaves que les meilleurs tableaux de Greuze. Il faisait à la fois, disait-il, un mariage de parfait amour et de parfaite convenance : les situations, les âges, les sentimens, tout était assorti ; pour tempérer la fougue de son caractère, il épousait la douceur même. Le bonheur était venu, mais il arrivait tard, et il est bon que pauvres ou riches, le bonheur soit la première figure que nous apercevions ici-bas dès notre entrée dans ce monde. Peu importe qu’il nous quitte, qu’il s’en aille, qu’il nous chagrine par ses infidélités ; on l’a vu, on s’en souvient, on croit en lui, on l’espère, et, quand il revient, on le salue comme une vieille connaissance, ou lui dit : Oui, c’est bien toi ! Les jeunesses trop dures laissent toujours des traces, on en porte à jamais la marque ; la blessure se ferme, la cicatrice reste. Après s’être battu contre la vie, Léon Faucher se battit contre les hommes ; il avait été sévère pour lui-même, il le fut pour les autres. S’il avait rencontré plus tôt le bonheur, son éloquence s’en serait ressentie ; elle aurait peut-être acquis cette heureuse facilité, cette aisance, ce moelleux, ce liant qui lui manqua toujours.

Lorsque éclata la révolution de 1830, il se vouait, encore à l’enseignement, et il employait ses jours et ses nuits à l’étude. « Dieu ! si j’étais riche ! s’écriait-il. Je voudrais six mois de l’année me faire ermite, dans un petit manoir où je lirais et écrirais à mon aise. Je m’entourerais de tous les monumens historiques du passé, et, là, je vivrais avec les morts. » Excellent humaniste, il préparait une traduction d’Aristote en douze volumes, et, pour se récréer, il traduisait Télémaque en grec. La révolution l’arracha à ce qu’il appelait « le grabat de la philosophie. » La fièvre de la politique lui brûlait le sang ; adieu Télémaque et Aristote ! Il rompit avec les morts, ne voulut plus avoir affaire qu’aux vivans. Il fit ses débuts dans le journalisme, où il traversa bien des épreuves ; il eut plus d’un cheval tué sous lui. Pendant qu’il rédigeait le Courrier français, il commençait à écrire ici même des articles fort remarqués, il en publiait d’autres dans la Revue de Paris et dans un recueil anglais. En 1844 paraissaient ses Etudes sur l’Angleterre, qui firent sensation. Mais sa renommée de publiciste, d’économiste, ne pouvait suffire longtemps à son ambition dévorante. Il rêvait de prendre part aux événemens, d’entrer à la chambre ; les orages des assemblées l’attiraient. La fortune, qui ne le gâta jamais, lui fit acheter sa victoire par trois échecs successifs. Enfin les Rémois mieux informés rendirent justice à son mérite comme à son caractère, et, en 1845, il était député.

Il jugea toujours avec une extrême rigueur la monarchie de Juillet. Il parlait avec mépris de ce corps électoral où le paysan qui payait 200 francs d’impôt et l’épicier patenté régnaient souverainement. Il goûtait peu le gouvernement personnel de Louis-Philippe, qu’il définissait le prince le plus entêté de sa propre capacité et le moins constitutionnel qui lût au monde. Il ajoutait qu’on gouverne mal un pays dont on a été absent un quart de siècle. Il avait écrit dès 1835 ; « Notre soleil n’éclaire pas mieux a deux cents pas qu’à deux cents lieues. C’est un astre ires bourgeois, qui tourne pour lui seul et s’use en tournant. » La politique de la paix à tout prix révoltait son patriotisme et sa fierté. Il disait : « Nous pataugeons ; ce n’est pas seulement une halte dans la boue, c’est une halte dans le vide. Nous sommes des ombres et nous vivons comme des ombres. » Ses sympathies se partageaient entre M. Thiers et M. Odilon Barrot ; mais il critiquait souvent leurs idées et leur conduite ; « La nature ne m’a coulé dans le moule ni de l’un ni de l’autre. Je suis plus jeune qu’eux, plus désintéressé du passé et nourri d’autres études. Je suis peut-être le seul homme en France qui unisse le sentiment de la liberté commerciale à celui de la liberté politique. « Il pensait que la grande affaire, le grand problème à résoudre, était d’organiser la démocratie, et il ne craignait pas de déclarer qu’il y a une part de vérité dans le socialisme : « Si la propriété était sérieusement menacée, pensez-vous que vous la sauveriez par des lois atroces et des charges de cavalerie ? Que l’on punisse ceux qui prêchent le pillage, ce n’est que justice ; mais qui empêchera que les conditions de la propriété ne soient le sujet d’un débat qui durera autant que le monde ?.. Qu’est-ce, je vous prie, que la révolution française, sinon une transformation de la propriété territoriale ? Ne voyez-vous pas que la même révolution se prépare dans l’industrie ?.. On fait des lois contre la discussion !.. En vérité, nous ressemblons à des enfans qui, ayant bronché contre une chaise, la traitent à coups de pied en se relevant. »

Il avait la dent dure ; il le prouva par l’âpreté des censures qu’il prononçait, en toute occasion, contre la politique de M. Guizot. Il l’accusait de mettre ses grands talens « au service d’un système de matérialisme, » de chercher dans les intérêts un dérivatif aux idées libérales. « La crise présente, écrivait-il le 22 juin 1846, rappelle trait pour trait la situation de la France en 1826 et 1827. C’est la même activité industrielle, la même fièvre de spéculations, le même besoin de richesse, la même lassitude de conviction, le même sommeil d’idées et de sentimens généreux. La diversion que M. Guizot a voulu faire au moyen des chemins de fer, M. de Villèle l’avait tentée à l’aide des fonds publics, et M. de Polignac lui-même la cherchait dans un développement nouveau de canaux et de routes. » Il ajoutait : « l’âge du roi permet de prévoir, à bref délai, un changement de régime. Si le changement de régime n’était pas précédé d’un changement politique, je craindrais pour la solidité de la monarchie. » Il se plaignait que le ministère conservateur réduisît tout l’art du gouvernement à l’art de ne rien faire, à la parfaite immobilité. Il lui reprochait de ne se maintenir au pouvoir que par la corruption des mœurs électorales et par des lois de rigueur. Il traitait d’impuissans ceux qui répriment, faute de savoir gouverner. Il était loin de prévoir que lui-même, quelques années après, recourrait aux lois répressives pour sauver son pays, et que plus tard encore, devenu ministre pour la seconde fois, il chercherait dans les travaux publics un dérivatif aux passions révolutionnaires. Il ne prévoyait pas non plus que, dans la fameuse séance du 18 juin 1851, il emprunterait à M. Guizot la plus hautaine de ses ripostes pour la jeter à la tête de ses ennemis. Un homme d’opposition ne doit jamais dire aux fontaines qu’il ne boira pas de leur eau, ni aux gouvernans qui lui déplaisent que, si un jour il arrive au pouvoir, il ne fera pas ce qu’ils ont fait.

Il faut excuser les contradictions qui ne sont que l’effet des circonstances. Si Léon Faucher était entré aux affaires dans des temps paisibles et réguliers, ce partisan résolu du progrès se serait fait gloire d’abolir les abus qu’il avait censurés, de préparer quelques-unes des réformes qu’il prêchait depuis longtemps, de combattre les routines, les superstitions administratives, l’idolâtrie des paperasses. Maison vivait dans le trouble, dans la confusion, dans l’anarchie : tout était remis en question, même la société. Il se désoccupa de tout autre soin que de présenter des projets de lois contre les clubs, contre les agitateurs, contre les réunions publiques, contre la presse rouge, d’adresser à ses préfets des circulaires sur les grèves, sur les emblèmes séditieux, sur les sociétés secrètes. Il s’était moqué des médecins qui ne connaissent que l’émétique et la saignée ; à son tour, pour sauver son malade, il le saignait à blanc ou lui administrait d’énergiques vomi-purgatifs.

Ce qu’on pouvait lui reprocher, c’était l’âpreté, l’intolérance de ses nouvelles opinions. « Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreurs, a dit un philosophe ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises. » Il ne savait pas pardonner ni verser de l’huile sur les plaies. Il pensait qu’un gouvernement qui s’abandonne mérite de périr, et il regardait l’indulgence comme le plus dangereux des abandons. Il avouait lui-même que sa raison était quelque chose de passionné. Il ne se mettait pas en peine de justifier ses variations. Tout fraîchement converti aux doctrines conservatrices, et encore revêtu de la robe du néophyte, il était devenu évêque d’une église où il s’était promis de ne jamais entrer, et son zèle était amer : il prononçait l’anathème non-seulement contre les socialistes, qu’il traitait d’hommes de rapine et de sang, mais contre les libéraux qui discutaient l’opportunité de ses lois répressives. Il leur disait : « Vous êtes le parti du désordre. » Il avait étudié la philosophie et l’histoire ; il aurait dû savoir qu’il y a bien des façons d’entendre l’ordre, que pour un grand inquisiteur, quiconque condamne les autodafés est un homme de désordre. Il disait aussi : « Nous sommes le parti des honnêtes gens. » Hélas ! les honnêtes gens ne sont pas un parti ; ce sont des individus de tous états et de tout poil, différant d’humeur, de couleur et de visage. Rassemblez-les, la morale exceptée, ils ne s’entendent sur rien.

Les montagnards lui en voulaient surtout d’avoir découvert et déjoué le complot du 19 janvier 1849, où disparut piteusement par un vasistas la gloire d’un tribun dont il avait dit : « Quand on est à peine l’ombre du voluptueux Barras, on a mauvaise grâce à faire appel aux souvenirs les plus austères ou les plus patriotiques de la Convention. » Léon Faucher n’était plus ministre quand il attacha son nom à la fameuse loi du 31 mai 1850, qui exigeait trois ans de domicile pour l’exercice des droits électoraux. Il en fut l’infatigable et intrépide rapporteur. On n’osait pas proposer l’abolition du suffrage universel, on l’escamotait. Pour justifier ce tour de gobelets, le rapporteur multipliait les subtilités. Il déclarait « que la nouvelle loi ne restreignait pas le droit de suffrage, qu’elle en restreignait seulement l’exercice, et que c’était bien différent. « Il ajoutait : « Cette loi dit que, pour être électeur, il faut avoir trois ans de domicile. Est-ce qu’un citoyen quelconque n’a pas ce droit ? Est-ce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme d’être domicilié quelque part, d’y planter sa famille et d’y vivre au milieu de ses parens, de ses amis ? » On rayait de la liste des électeurs tous les nomades, en leur disant : Qui vous empêche de vous fixer ? On affectait d’oublier qu’il y a des métiers nécessairement nomades. On aurait pu, en vertu du même raisonnement, rétablir le cens et affirmer qu’on ne louchait pas au suffrage universel. Qui empêche un Français d’avoir des rentes ? La Montagne éclatait en sarcasmes, en invectives, en lazzis, en injures. Mais le rapporteur ne tenait pas les injures pour des raisons, et il fit passer sa loi. Il ne se doutait pas des conséquences fatales qu’elle devait avoir avant peu pour sa fortune politique et qu’elle était grosse d’une perfidie, grosse d’un coup d’état.

Il employa tout le temps de son dernier ministère, qui dura du 10 avril au 26 octobre 1851, à résoudre un problème insoluble. Il y dépensa toutes les ressources de son esprit, il y usa sa tenace volonté. Son plus cher désir était d’établir un accord durable entre le président de la république et la majorité conservatrice et monarchique de l’assemblée législative. Il était trop clairvoyant pour ne pas avoir reconnu que désormais le seul homme populaire de France était le prince Louis-Napoléon, que le paysan était pour lui, et qu’en 1852, malgré l’article 45 de la constitution, les campagnes le rééliraient. Cette réélection illégale lui semblait un grave péril, auquel il fallait parer à tout prix. Il se multipliait pour obtenir que la majorité recherchât les moyens de réviser la constitution, d’abroger le fatal article 45, et prit son parti d’accorder au président un témoignage de sa confiance en lui renouvelant son bail. Malheureusement, cette majorité y était peu disposée. Elle ne voyait dans le prince qu’un occupant provisoire, un régisseur chargé de remettre la maison en état, d’y faire toute sorte de grosses et de menues réparations, d’essuyer les plâtres et de céder ensuite la place au vrai propriétaire. Mais le prince se regardait lui-même comme le vrai propriétaire, il avait ses titres dans sa poche, et il n’était pas d’humeur à travailler pour les autres.

On se regardait de travers. Un rameau d’olivier à la main, le ministre de l’intérieur prêchait la paix ; s’adressant tour à tour à chaque partie, il se portait fort pour l’autre, se rendait caution de son innocence, répondait de ses bonnes intentions. Il disait au président : « La majorité a ses préjugés, ses faiblesses, ses mauvais jours, ses aigreurs ; dans le fond, elle est bonne personne ; gardez-vous de rompre avec elle, vous feriez la joie des montagnards, vos communs ennemis. » Il disait à la majorité : « Craignez d’engager la guerre avec le pays en livrant bataille au président, l’avenir est à lui, vos soldats vous abandonneraient. Vous avez tort de soupçonner Louis-Napoléon ; il n’a pas la mine aussi sournoise que vous le pensez, ses goûts sont simples, modestes, il se contentera des droits que vous voudrez bien lui reconnaître. J’atteste le ciel qu’il ne songe pas à e faire empereur. » Il n’est pas de métier plus ingrat que de chercher à rétablir la paix dans un ménage désuni : le réconciliateur se met tout le monde à dos. On s’était épousé non par inclination, mais par calcul, et on entendait ne s’être marié que pour un temps ; de part et d’autre, on s’était ménagé des cas de nullité, et à chaque instant des querelles éclataient : on parlait de séparation, de divorce. L’honnête et pacifique entremetteur perdait ses peines. La femme était acariâtre, ombrageuse, défiante, pleine d’arrière-pensées ; le mari souriait mystérieusement, en tortillant son épaisse moustache ; il avait son idée, et il la préférait à sa femme.

Léon Faucher connaissait mal l’homme mystérieux et compliqué Dont il fut deux fois le ministre. Il ne le croyait pas de la race des grands ambitieux ; il le jugeait incapable de méditer un coup d’état, plus incapable encore de l’exécuter avec succès. Ce mélange de sentimens élevés et d’une ambition sans scrupules, cette sensibilité délicate, ce don de séduction mis au service des projets sombres, cette étrange combinaison des pratiques napoléoniennes avec des habitudes de conspirateur qui avait appris la vie dans les sociétés secrètes, un art de parvenir où l’imagination tenait une grande place, la science des procèdes par lesquels on frappe et on émeut les foules, les utopies mariées aux calculs, une âme à la fois généreuse et trouble, la fixité dans les idées confuses, le fatalisme d’un joueur qui se flattait de posséder dans son nom un irrésistible fétiche, — Léon Faucher n’avait pas su deviner ce sphinx.

Il reprochait au président de commettre des fautes, de faire de la politique de fantaisie ; il s’en prenait « à l’entourage, à ces conseillers faméliques, mal famés et mal intentionnés, qui le poussaient aux aventures. » Ce qu’il prenait pour des incartades était un système de conduite savamment concerte. Dès son avènement à la présidence, Louis-Napoléon joua un double jeu. Il se servait de ses ministres et de la majorité conservatrice pour remettre à l’ordre les factions et les factieux ; mais de temps à autre, s’adressant à la nation, il lui disait plus ou moins clairement : « Ces conservateurs avec lesquels j’ai l’air de m’entendre, n’allez pas croire que je les aime, je les subis. Il vous ont pris le suffrage universel, je vous le rendrai. Je m’appelle lion, je guis l’héritier du grand Napoléon, je suis l’empire démocratique ou la démocratie autoritaire. » Il y avait naguère en Espagne un roi qui excellait, comme beaucoup de ses sujets, dans l’art de parler par signes. Ce roi avait plusieurs amies très intimes dans le corps de ballet, et on raconte qu’un soir, à l’Opéra de Madrid, peu de temps après son second mariage, pendant que la reine, assise au cordon, était tout attentive au spectacle, debout derrière elle, il parlait constamment des yeux et des doigts à telle danseuse, qui lui répondait. Ainsi causait avec la France, par-dessus la tête de la coalition monarchique, un président qui aspirait à devenir l’empereur Napoléon III.

Il prodiguait les caresses, les attentions aimables, à son ministre de l’intérieur : « Ah ! ma petite ennemie ! disait-il, le 10 avril, à Mme Faucher, qui avait détourné son mari de rentrer aux affaires ; on me fait donc de l’opposition ! on voulait me priver des lumières de mon cher ministre ! » Il avait besoin de lui pendant quelques mois encore. Mais, peu après, il prononçait à Dijon un discours qui fit du bruit et dans lequel il accusait l’assemblée « d’être un obstacle à tous ses projets d’améliorations populaires par un relus de concours, qu’elle ne lui accordait que pour les lois répressives. » On ne pouvait parler plus nettement. En sortant du banquet, Léon Faucher donna sa démission ; pour obtenir qu’il la retirât, le prince jeta son discours au feu. Léon Faucher se flattait qu’à la longue il ferait l’éducation de cet homme qui ne savait pas encore la politique, qu’il l’obligerait à compter avec ses résistances respectueuses, qu’il le convertirait par degrés au système représentatif. Dès qu’il arrivait au pouvoir, il devenait optimiste : « J’ai une grande idée de la puissance de l’homme, avait-il écrit à un de ses amis d’Angleterre, le 6 février 1849. Le caractère est l’étoffe de la politique ; ce que l’on veut faire, on le fait. » Ce fut le président qui fit ce qu’il voulait faire.

Le terme fatal approchait ; pour préparer à son aise le coup d’état, il fallait à Louis-Napoléon un cabinet de complaisans. Il ne songea plus qu’à se débarrasser du cher ministre dont il appréciait tant les lumières, et pour le mettre dans la nécessité de s’en aller, il le chargea de demander à l’assemblée l’abrogation de la loi électorale du 31 mai1850. Léon Faucher n’était pas homme à se déjuger, à s’infliger à lui-même un humiliant démenti. Il se retira, mécontent, irrité, mais le cœur exempt de tout soupçon. Le 1er  décembre, il assistait à cette fameuse représentation de l’Opéra-Comique, où mystificateurs et mystifiés entendirent côte à côte une musique nouvelle, « sans que rien indiquât que le voisin dût signer l’ordre d’arrêter son voisin, et que nombre de spectateurs, à peine rentrés chez eux, seraient conduits en prison. » Le lendemain matin, il était plongé dans des recherches statistiques quand deux républicains vinrent lui annoncer que la seconde république avait vécu. À quelques jours de là, M. de Morny instituait une commission consultative et se permettait d’inscrire sur la liste le nom de Léon Faucher. Il s’indigna, il réclama ; on lui répondit : « Vos noms nous sont nécessaires, nous les gardons, » Alors il écrivit au prince-président : « Je ne pensais pas vous avoir donné le droit de me faire cette injure. Les services que je vous ai rendus en croyant les rendre au pays m’autorisaient peut-être à attendre de vous une autre reconnaissance. mon caractère, en tout cas, méritait plus de respect. » Il espérait que le nouveau régime ne vivrait qu’un jour ; il n’en vit pas la fin : le 14 décembre 1855, il n’était plus de ce monde.

On peut se demander s’il n’a pas sacrifié sa vie en la donnant à la politique, qui ne lui réservait que des rôles pénibles et ingrats. Esprit ouvert et distingué, curieux de tout, versé dans plus d’un genre d’études, aimant avec passion les lettres, les arts, n’était-il pas ne pour philosopher sur les choses d’ici-bas, pour vivre beaucoup avec les morts, qui sont doux, d’humeur facile, de bonne compagnie, pour composer de beaux livres, pour lire d’instructifs et judicieux mémoires à l’Académie des Sciences morales ? Il en a jugé autrement ; s’il avait résisté aux appels du tentateur, une sourde inquiétude l’aurait peut-être averti qu’il manquait sa vraie destinée. Il n’aurait pas connu les joies fiévreuses de la tribune, l’émotion des batailles gagnées, l’ivresse des colères éloquentes, et aucun paysan des Pyrénées n’eût fait quatre lieues pour contempler son visage, pour avoir le plaisir de s’écrier : « c’est lui ! » Nous échappons difficilement à notre démon, et nous ne pouvons être heureux s’il ne l’est pas.


G. VALBERT.

  1. Léon Faucher. Biographie et correspondance, vie parlementaire, 2 vol. in-8o, 3e édition. Paris, 1888 ; librairie Auguste Thomas.