Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 13

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 12-14).
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XIII.

Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de l’automne, alors que le vent d’hiver n’ose pas encore troubler les flots muets, et que les glaïeuls roses de la rive dorment, bercés par de molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les contours anguleux de la montagne, et, se laissant tomber sur les eaux, semblèrent reculer l’horizon, qu’elles finirent par effacer. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée : il n’y eut plus de distraction possible, plus de sensation imposée par les images extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n’y avait plus dans la nature que les cieux et l’homme, que l’âme et le doute.

Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l’air bleu de la nuit sa grande taille enveloppée d’un sombre manteau. Il élevait son large front et sa vaste pensée vers ce ciel si longtemps irrité contre lui.

« Sténio, dit-il au jeune poëte, ne saurais-tu ramer moins vite et nous laisser écouter plus à loisir le bruit harmonieux et frais de l’eau soulevée par les avirons ? En mesure, poëte, en mesure ! Cela est aussi beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien, maintenant ! Entendez-vous le son plaintif de l’eau qui se brise et s’écarte ? Entendez-vous ces frêles gouttes qui tombent une à une en mourant derrière nous, comme les petites notes grêles d’un refrain qui s’éloigne ?

« J’ai passé bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des mers paisibles sous le beau ciel de la Méditerranée. C’est ainsi que j’écoutais avec délices le remous des canots au bas de nos remparts. La nuit, dans cet affreux silence de l’insomnie qui succède au bruit du travail et aux malédictions infernales de la douleur, le bruit faible et mystérieux des vagues qui battaient le pied de ma prison, réussissait toujours à me calmer. Et plus tard, quand je me suis senti aussi fort que ma destinée, quand mon âme affermie n’a plus été forcée de demander secours aux influences extérieures, ce doux bruit de l’eau venait bercer mes rêveries, et me plongeait dans une délicieuse extase. »

En ce moment un goëland cendré traversa le lac, et, perdu dans la vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor.

« Encore un ami, dit le pénitent, encore un doux souvenir ! Quand je me reposais sur la grève, immobile comme les dalles du port, parfois ces oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s’approchaient de moi et me contemplaient sans effroi : c’étaient les seuls êtres qui n’eussent ni aversion ni mépris à me témoigner. Ceux-là ne comprenaient pas ma misère ; ils ne me la reprochaient pas ; et, quand je faisais un mouvement, ils prenaient leur volée. Ils ne voyaient pas que j’avais une chaîne au pied, que je ne pouvais les poursuivre ; ils ne savaient pas que j’étais un galérien ; ils s’enfuyaient comme ils eussent fait devant un homme !

— Homme ! dit le jeune poëte au forçat, dis-moi où ton âme d’airain a pris la force de supporter les premiers jours d’une semblable existence ?

— Je ne te le dirai pas, Sténio, car je ne le sais plus : dans ces jours-là je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais rien. — Mais, quand j’eus compris combien cela était horrible, je me sentis la force de le supporter. Ce que j’avais confusément redouté était une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu’il y avait là du travail, d’âpres fatigues, des jours de feu et des nuits de glace, des coups, des injures, des rugissements, la mer immense devant les yeux, la pierre immobile du cercueil sous les pieds, des récits effroyables à entendre et des souffrances hideuses à voir, je compris que je pouvais vivre parce que je pouvais lutter et souffrir.

— Parce qu’il faut à ta grande âme, dit Lélia, des sensations violentes et des toniques brûlants. Mais, dis-nous, Trenmor, comment tu t’es fait au calme ; car enfin, tu l’as dit tout à l’heure, le calme est venu te trouver même au sein de ce repaire ; et d’ailleurs toutes les sensations s’émoussent à force de se reproduire.

— Le calme, dit Trenmor en levant vers le ciel un regard sublime ; le calme, c’est le plus grand bienfait de la Divinité, c’est l’avenir où tend sans cesse l’âme immortelle, c’est la béatitude ! le calme, c’est Dieu ! Eh bien ! c’est dans un enfer que je l’ai trouvé. Le secret de la destinée humaine, sans cet enfer je ne l’aurais jamais compris, je ne l’aurais jamais goûté, moi homme sans croyance et sans but, fatigué d’une vie dont je cherchais en vain l’issue, tourmenté d’une liberté dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d’y rêver, tant j’étais pressé de pousser le temps et d’abréger l’ennui d’exister ! J’avais besoin d’être débarrassé pour quelque temps de ma volonté, et de tomber sous l’empire de quelque volonté haineuse et brutale qui m’enseignât le prix de la mienne. Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire. J’ose dire qu’elle en sortit victorieuse : mais la victoire amena sa lassitude et son contentement salutaire. Pour la première fois, je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi bienfaisantes qu’elles avaient été rares et incomplètes pour moi au sein du luxe. Au bagne j’appris ce que vaut l’estime de soi-même, car, loin d’être humilié du contact de toutes ces existences maudites, en comparant leur lâche effronterie et leur morne fureur à la calme résignation qui était en moi, je me relevai à mes propres yeux, et j’osai croire qu’il pouvait exister quelque faible et lointaine communication entre le ciel et l’homme courageux. Dans mes jours de fièvre et d’audace, je n’avais jamais pu réussir à espérer cela. Le calme enfanta cette pensée régénératrice, et peu à peu elle prit racine en moi. Je vins à bout d’élever tout à fait mon âme vers Dieu et de l’implorer avec confiance. Oh ! alors, que de torrents de joie coulèrent dans cette pauvre âme dévastée ! Comme les promesses de la Divinité se firent humbles et miséricordieuses pour descendre jusqu’à moi et se révéler à mes faibles yeux ! C’est alors que je compris le mystérieux symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes, et toute cette mythologie chrétienne si poétique et si tendre, ces rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du spiritualisme qui ouvre enfin à l’homme infortuné une carrière d’espoir et de consolation ! Ô Lélia ! ô Sténio ! vous croyez en Dieu aussi, n’est-ce pas ? »

Tous deux gardèrent le silence. Lélia était apparemment dans une disposition plus sceptique qu’à l’ordinaire. Sténio ne pouvait vaincre le dégoût que lui inpirait Trenmor, son âme se refusait à s’épancher dans la sienne. Cependant il fit un effort sur lui-même, non pour répondre mais pour interroger encore.

« Trenmor, dit-il, tu ne m’apprends pas de toi ce qu’il m’importe de savoir. Ce que tu me dis me semble plus poétique que vrai. Avant de goûter le calme et de concevoir l’idée de la foi, sans doute tu as dû, par un grand repentir, purifier ton esprit et racheter ton âme !

— Oui, par un grand repentir ! répondit Trenmor. Mais ce fut un repentir profond et sincère, où la crainte des hommes n’entra pour rien. Dans cet abîme d’abjection, je n’eus pas la faiblesse de me sentir humilié par eux, et je n’acceptai pas mon châtiment comme venant d’eux, mais de Dieu seul. Aux premiers jours, je me bornai à accuser le destin, le seul dieu auquel j’eusse foi. Puis, je me plus à lutter contre cette puissance farouche, à laquelle je ne pouvais refuser cependant une haute justice et des desseins providentiels, car je voyais le vrai Dieu derrière ce grossier symbole ; je le voyais à mon insu, et comme malgré moi, ainsi que je l’avais vu toujours. Ce qui m’avait le plus frappé dans l’histoire, c’étaient les grandes fortunes et les grands revers des Crésus et des Sardanapale. J’aimais la sombre sagesse de ces hommes qui acceptaient stoïquement d’être brisés par les autres hommes, et qui adressaient aux dieux ingrats de véhéments reproches. Mais dans cette impiété même n’y avait-il pas beaucoup de foi ? Peu à peu cette foi s’épura devant mes yeux ; mais je dois avouer que, malgré mon mépris pour la part de l’action humaine dans ma destinée, je fus forcé de partir d’en bas pour remonter jusqu’à l’idée de la justice céleste. Ce fut donc en examinant l’importance de mes fautes et le châtiment que mes semblables s’étaient arrogé le droit de m’infliger, que, frappé de leur barbarie et de leur injustice, je me réfugiai dans le sein de la miséricorde divine.

— Osez-vous dire, reprit le jeune Sténio avec une indignation mal comprimée, que vous n’ayez pas mérité un châtiment ?

— Oui sans doute, répondit Trenmor avec calme, j’avais mérité un châtiment, puisque l’expérience a prouvé que j’avais besoin d’une leçon terrible. Mais quel châtiment insigne et atroce était donc celui-là ? Le but de la société est-il la vengeance ? J’aurais pensé qu’il devait être l’expiation du crime et la conversion du coupable.

— Il est certain, dit Sténio ému, que votre faute ne méritait pas tant de rigueur. Vous aviez commis un meurtre involontaire, et vous fûtes confondu avec les voleurs et les assassins.

— Ma faute ne méritait pas cette sorte de rigueur, dit Trenmor, mais elle en méritait cependant une bien grande. Le meurtre n’était pas ce qui constituait mon crime. C’était l’ivresse qui m’avait porté à le commettre. Et ce n’était pas seulement l’ivresse de cette nuit fatale, c’était l’habitude de l’ivresse, le goût des orgies, la vie de débauche et d’excès. Ce n’était donc pas mon égarement d’un jour qu’il fallait punir, c’était celui de toute ma vie qu’il fallait réprimer. Voilà ce que je compris en comparant ma condition avec celle des malfaiteurs au milieu desquels j’étais jeté comme un gladiateur antique livré aux bêtes féroces. Je me demandai si l’on m’associait à tant d’infamie pour me corriger par ce spectacle repoussant, ou si l’on me livrait à cette infamie afin de me punir de mes erreurs par la contagion mortelle, par la perte irrévocable de toute notion divine et de tout sentiment humain. Avouez que c’est là un étrange moyen de répression qu’a inventé la société humaine ! Mon indignation fut si profonde, que, pendant quelque temps, je délibérai, dans l’horreur de mes pensées, si je n’accepterais pas le sort qu’on me faisait, si je ne me déclarerais pas l’ennemi du genre humain, si je ne ferais pas le serment de tourner ma fureur contre lui et de lui déclarer la guerre aussitôt que je serais libre ; l’eussé-je été à cette heure de désespoir farouche, aucun bandit n’eût été plus redoutable que moi, aucun meurtrier ne se fût baigné dans le sang avec plus de rage !

« Mais la nécessité rendit ma haine plus patiente, et je couvai longtemps des projets de vengeance que le sentiment religieux fit évanouir par la suite. N’avais-je pas sujet de haïr cette société qui m’avait pris au berceau, et qui dès lors me comblant de faveurs aveugles, avait en quelque sorte travaillé à me créer des passions et des besoins inextinguibles qu’elle s’était plu ensuite à satisfaire et à exciter sans cesse ? Pourquoi fait-elle des riches et des pauvres, des voluptueux insolents et des nécessiteux stupides ? et si elle permet à quelques-uns d’hériter des richesses, pourquoi ne leur en prescrit-elle pas le noble usage ? Mais où est la direction qu’elle nous donne dans nos jeunes années ? Où sont les devoirs qu’elle nous enseigne dans l’âge viril ? Où sont les bornes qu’elle pose devant nos débordements ? Quelle protection accorde-t-elle aux hommes que nous avilissons par nos dons et aux femmes que nous perdons par nos vices ? Pourquoi nous fournit-elle avec profusion des valets et des prostituées ? Pourquoi souffre-t-elle nos orgies, et pourquoi nous ouvre-t-elle elle-même les portes de la débauche ?

« Et pourquoi m’arriva-t-il de subir la rigueur d’une loi qu’on applique si rarement aux riches ? C’est parce que je n’avais pas songé à acheter d’avance mon absolution. Si j’avais placé mon or, ma réputation et ma vie sous la sauvegarde de quelque prince débauché comme moi ; ou si j’avais su, par quelque métier politique infâme, me rendre utile aux perfides desseins d’un gouvernement quelconque, j’aurais eu des amis tout-puissants, dont l’impudente protection m’eût soustrait comme tant d’autres à la publicité d’une sentence infamante et à l’horreur d’une punition implacable. Mais moi, qui avais imaginé tant de moyens de me ruiner, je n’avais pas voulu me ruiner en compagnie des puissants du siècle. Je les méprisais encore plus que je ne me méprisais moi-même, je ne les implorai pas dans mes revers. Ils se vengèrent en m’abandonnant à mon sort. Cette pensée fut la première qui me ranima ; elle me relevait jusqu’à un certain point à mes propres yeux.

« Puis, abaissant mes regards sur les misérables dont j’étais entouré, je sentis pour eux encore plus de pitié que d’horreur ; car si un abîme séparait leur iniquité de la mienne, il n’en est pas moins vrai qu’eux aussi subissaient un châtiment injuste et disproportionné. Eux aussi étaient condamnés à s’avilir de plus en plus et à perdre tout désir comme tout espoir de réhabilitation. Eux aussi avaient droit à une correction salutaire, qui, loin de briser leur âme, la retrempât par de sages leçons, de nobles exemples et des promesses de miséricorde. Ce n’étaient pas des scènes de violence et un joug plus féroce encore que leurs crimes qui pouvaient les faire fléchir au baptême de la pénitence. Plus ils étaient dégradés, plus il eût fallu essayer de les relever. Plus la nature les avait créés insensibles et farouches, plus la société avait reçu de Dieu mission de les convertir et de les civiliser. Oui, il leur fallait ainsi qu’à moi une pénitence. Il la leur fallait plus ou moins longue, plus ou moins sévère, mais telle qu’un père l’inflige à un enfant coupable, et non telle qu’un bourreau se réjouit de l’imprimer dans les entrailles d’une victime. Ô humanité ! le Christ ne t’a-t-il donc pas parlé de la miséricorde des cieux ? Ne t’a-t-il pas enseigné à invoquer le juge suprême sous le nom de Père ? Mais tu ne l’as point écouté, et tu as crucifié le juste. Quelle miséricorde le coupable peut-il attendre de toi ?

« Plus je contemplais l’avilissement et la perversité de ces malheureux, plus j’accusais la société qui punit si cruellement des crimes obscurs et qui protège tant de crimes pompeux.

« Elle ne sait exercer ses vengeances que contre des individus. Elle ne sait pas se venger et se protéger elle-même contre des castes entières. Les riches règnent par la fraude ou l’immoralité. Les pauvres paient double ; pour leurs propres fautes, et pour celles qui leur sont étalées en exemples sur les hauteurs de la société, comme d’impurs sacrifices sur de somptueux autels. En songeant à ces exemples que j’avais donnés moi-même (moi, pourtant, un des moins criminels d’entre les heureux du siècle), je cessai de m’élever dans mon orgueil au-dessus de mes compagnons d’infortune, je m’humiliai devant Dieu, et j’acceptai de lui l’abaissement où j’étais réduit en vivant parmi eux.

« C’est par ces considérations vivement senties que j’entrai dans une carrière de stoïcisme apparent, et que je subis mon malheur sans proférer une seule plainte. Mais ce stoïcisme n’était pas la froide sagesse de l’homme qui cherche le calme dans l’habitude de surmonter la douleur. Mon âme était brisée par la pitié, mon cœur saignait par toutes ces blessures, par toutes ces plaies étalées autour de moi, et quand j’arrivais au repos de l’esprit, c’est que je me réfugiais dans la certitude d’une justice et d’une bonté suprêmes. C’est que je sentais profondément que ces hommes perdus pour la société ne l’étaient pas pour le ciel ; car la croyance à un châtiment éternel est le digne ouvrage des hommes sans entrailles et sans pardon. Ils ont mesuré à leur taille la puissance de Dieu. Ils lui ont attribué celle de contenir dans les gouffres de l’enfer des myriades d’âmes déchues. Ils ont oublié qu’il avait celle de les retremper dans de nouvelles existences, et de les purifier par une suite d’épreuves inconnues aux prévisions humaines.

— Il parle bien, dit Sténio en se retournant vers Lélia, qui observait curieusement l’effet des paroles de Trenmor sur le jeune poëte ; mais, ajouta-t-il à voix basse, bien penser, bien dire, est-ce assez pour laver le sang et la honte ?

— Non sans doute, répondit Lélia tout haut. Il faut bien agir, et il l’a fait. Durant son martyre il a commencé une vie de dévouement, d’héroïsme et de charité qui ne cessera qu’avec lui. Il a commencé par essayer de consoler et de convertir les moins endurcis parmi les malheureux que la justice des hommes lui avait donnés pour frères. Et même au bagne ses efforts n’ont pas été sans succès. Il a eu du moins la douceur de se dire qu’il versait avec ses larmes une goutte du baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel. Il a fait entendre à ceux dont les oreilles étaient fermées, des paroles de compassion et de soulagement qu’elles n’avaient jamais entendues et qu’elles n’entendront plus, mais quelles n’oublieront pas. Et depuis dix ans qu’il est libre, après que ses traits et ses manières ont tellement changé que personne ne peut le reconnaître ; après qu’il a recouvré, par des incidents étranges et romanesques une fortune supérieure à celle qu’il avait perdue, sa vie, austère pour lui-même, féconde pour les autres, n’est qu’une suite de dévouements sublimes. Un mot te le fera connaître, cet homme que tu as la vanité de craindre encore : un mot…

— Arrêtez ! dit Trenmor. Si ma vie nouvelle peut avoir quelque mérite à ses yeux lorsqu’il la connaîtra, ne lui ôtez pas à lui-même le mérite de croire en moi sans preuves et sans garanties. Cela ne peut être l’ouvrage d’une heure. Je puis bien supporter sa méfiance et son dédain quelques jours encore !

— Ma méfiance, peut-être ! dit vivement Sténio. J’avoue qu’une vertu aussi exceptionnellement acquise que la vôtre m’étonne et m’effraie, moi qui ne connais encore de la vie que les chemins bordés de fleurs, par où l’on court à l’espérance. Mais ne craignez pas mon dédain, homme infortuné…

— Votre dédain ne peut pas m’effrayer, jeune homme ! interrompit Trenmor avec un accent de fierté solennelle. Je sais que je n’échapperais à celui de personne si je me faisais connaître pour un homme exilé de la société humaine. Je sais aussi que quiconque possède mon secret a le droit de m’insulter et de me refuser la réparation du sang. J’ai donc dû placer plus haut l’estime et le respect de moi-même. Ces biens, je les ai recouvrés à la sueur de mon front, et j’ai lavé mes souillures, non dans le sang d’autrui, mais dans le plus pur de mon sang. Il n’est donc au pouvoir d’aucun homme de m’humilier. Vous m’estimerez quand vous pourrez, Sténio ; mais alors vous pourrez vous dispenser de me le témoigner. Votre respect ne me ferait pas plus de bien que votre mépris ne peut me faire de mal. Il y a longtemps que je n’agis plus en vue de ce qu’on pensera de moi. Celui à qui j’ai affaire à cet égard, ajouta Trenmor en regardant les cieux, est placé plus haut que vous. »

L’attitude, la voix et le front du proscrit avaient quelque chose de si noble et de si puissant, que Sténio en fut troublé. Il jeta un regard timide sur lui-même, et demanda pardon à Dieu, dans son cœur, d’avoir offensé celui qui s’était mis sous la protection du ciel.

Trenmor tomba dans une profonde rêverie. Ses compagnons imitèrent son silence. La belle Lélia regardait le sillage de la barque où le reflet des étoiles tremblantes faisait courir de minces filets d’or mouvant. Sténio, les yeux attachés sur elle, ne voyait qu’elle dans l’univers. Quand la brise, qui commençait à se lever par frissons brusques et rares, lui jetait au visage une tresse des cheveux noirs de Lélia, ou seulement la frange de son écharpe, il frémissait comme les eaux du lac, comme les roseaux du rivage ; et puis la brise tombait tout à coup comme l’haleine épuisée d’un sein fatigué de souffrir. Les cheveux de Lélia et les plis de son écharpe retombaient sur son sein, et Sténio cherchait en vain un regard dans ses yeux dont le feu savait si bien percer les ténèbres, quand Lélia daignait être femme. Mais à quoi pensait Lélia en regardant le sillage de la barque ? — La brise avait emporté le brouillard ; tout à coup Trenmor aperçut à quelques pas devant lui les arbres du rivage, et, vers l’horizon, les lumières rougeâtres de la ville ; il soupira profondément.

« Eh quoi ! dit-il, déjà ! Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous ramener parmi les hommes ! »