Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 10

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 10-11).
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X.

Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme ; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia ? Cela est une question.

Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poëte ! Que ce mot ne vous effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes ! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor ; malgré ses malheurs, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter quelquefois pour être avec lui.

Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.

Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer ? Pourquoi !… heureux Stenio ! — Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme ? Qu’augurez-vous de sa puissance ? — Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas !

Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon ! Vois ce que tu me forces à te dire !…

Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul. — J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout ! — De philanthropie ?… beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites ! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître ; elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions ! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change : la vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent. — La philanthropie ! — Ô mon Dieu ! quelle puérile fausseté ! Où est-il l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire ?

Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base ? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du Christ : — Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers !

Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui s’interrogent sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la jeunesse et qui entrent dans l’austère désenchantement de l’âge mûr, pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du Christ semble se réaliser dès cette vie. Après s’être cru fort, l’homme tombé s’avoue à lui-même son néant. Il se réfugie dans la vie de la pensée ; il acquiert, par la patience et le travail, ce qu’il a cru posséder dans l’ignorance et la vanité des jeunes années.

Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil, les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui s’entr’ouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles fleurs celles que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel. La journée s’avance ; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.

Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes ; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force ; non le charme de la grâce, mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon âme tout entière : aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.

Les premiers seront les derniers ! Un jour vint dans la vie de Trenmor, où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de douleur et d’ignominie, il travailla à devenir ce qu’il avait cru être, ce qu’il n’avait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il sentait s’éteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher ailleurs le mot de sa destinée ; mais cette femme, tout en devinant l’intelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice, détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un sentiment de compassion et d’intérêt qu’elle lui a manifesté plus tard, et dont il s’est montré digne ; car à quelles amitiés humaines n’a pas droit la créature affligée qui s’est réconciliée avec Dieu !

Trenmor avait une maîtresse belle et impudente comme l’antique ménade. On l’appelait la Mantovana. Il la préférait aux autres, et il s’imaginait parfois découvrir en elle une étincelle de ce feu sacré qu’il ne savait pas définir, mais qu’il appelait sincérité, et qu’il cherchait partout avec l’angoisse et la détresse du mauvais riche. Dans une nuit de bruit et de vin, il la frappa, et elle tira de son sein un poignard pour le tuer. Cette velléité de vengeance plut à Trenmor. Il crut voir de la force et de la passion dans un mouvement de colère. Il l’aima un instant. Il se passa alors en lui quelque chose d’inconnu jusqu’alors. Un instant, il eut, au milieu des fumées de l’ivresse, la révélation des sympathies auxquelles toute âme saine aspire. Un monde nouveau passa comme une vision entre deux flacons de vin ; mais un mot obscène de la bacchante fit crouler cet édifice enchanté, et la lie amère reparut au fond de la coupe. Trenmor arracha le collier de perles de la courtisane, et le broya sous ses pieds ; elle fondit en larmes. L’amer délire du maître s’empara de cette frivole circonstance : elle avait eu la force de la vengeance pour une injure, et elle versait des pleurs pour un joyau. Il eut une crispation de nerfs ; il prit un flacon de cristal lourd et tranchant comme une hache, et frappa au hasard. Elle fit un cri et tomba aux pieds de Trenmor. Il ne s’en aperçut pas. Il mit ses coudes sur la table, fixa ses yeux hagards sur les flambeaux expirants, et, secouant la tête avec un dédaigneux sourire, resta sourd aux cris de ses compagnons, insensible à l’agitation et à la terreur de ses valets. Au bout d’une heure il revint à lui-même, regarda autour de la salle et se trouva seul : une mare de sang baignait ses pieds. Il se leva et tomba dans le sang. On avait emporté la Mantovana. Trenmor évanoui quitta son palais pour une prison. On lui apprit l’affreux résultat de sa fureur, il parut écouter, sourit, et retomba dans une profonde indifférence. Ce calme stupide excita un sentiment d’horreur. On l’interrogea. Il répondit la vérité. « Vouliez-vous tuer cette femme ? lui dit le juge. — J’ai voulu la tuer, répondit-il. — Où est votre défenseur ? — Je n’en ai pas, et je n’en veux pas. » On lui lut son arrêt, il resta impassible. On riva sur son cou le fer de l’ignominie ; il s’en aperçut à peine. Puis, tout d’un coup, relevant la tête et faisant quelques pas, attaché à ses hideux compagnons, il promena un regard curieux sur les spectateurs de sa misère. Il vit une femme qui ne recula pas lorsque son vêtement d’opprobre l’effleura, « Vous êtes ici, Lélia, s’écria-t-il, et la Mantovana n’y est point ? Cet animal immonde, que j’ai nourri et caressé si longtemps, m’a condamné à l’infamie pour un instant de colère ; et à cette heure, où je dis adieu pour jamais à la vie de l’homme, elle n’a pas même un regard de regret ou de pitié pour moi ! Elle cache ses remords sans doute… — La Mantovana vient d’expirer, lui répondis-je, vous êtes son meurtrier. Repentez-vous et subissez le châtiment. — Ah ! c’est donc son sang qui m’a fait tomber ! s’écria-t-il. » Et, regardant à ses pieds avec égarement, il y vit ses fers, et sourit. « Je comprends, dit-il, voilà encore le sang de la Mantovana ! » Il tomba comme foudroyé. Jeté dans une charrette, il disparut à mes yeux.

Cinq ans après, le hasard me fit rencontrer, dans un sentier des montagnes, au bord de la mer, un homme pâle et grave qui marchait lentement, la tête nue, le regard levé vers le ciel. Je ne le reconnus pas, tant l’expression de sa figure avait changé. Il vint à moi et me parla. Sa voix était changée aussi. Il se nomma, je lui tendis la main, et nous nous assîmes sur un des rochers du rivage. Il me parla longtemps, et, en le quittant, j’avais juré une éternelle pitié, comme j’ai juré depuis un éternel respect à l’infortuné qu’on appelle aujourd’hui Trenmor, et qui, durant cinq années…