Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 118-119).



LXI.


L’ermite vit entrer un soir dans sa cellule un jeune homme qu’il reconnut à peine ; car ses vêtements, ses manières, sa démarche, sa voix et jusqu’à ses traits, tout en lui était changé, tout s’était pour ainsi dire dénationalisé, pour prendre le reflet d’une civilisation étrangère.

Quand Sténio eut partagé le frugal souper de Magnus, il prit son bras et descendit avec lui au bord du lac. Il aimait à revoir ce lieu inculte, ces grands cèdres penchés sur le précipice, ces sables argentés par la lune, et cette eau immobile où les étoiles se reflétaient calmes comme dans un autre éther. Il aimait le faible bruissement des insectes dans les joncs, et le vol silencieux des chauves-souris décrivant des cercles mystérieux sur sa tête. Dans la cellule de l’ermite, au bord du ravin, au fond du lac sans rivages, son âme cherchait une pensée d’espoir, un sourire de la destinée. Comme son front était calme et sa bouche muette depuis longtemps, Magnus crut que Dieu avait eu pitié de lui et qu’il avait ouvert enfin à ce cœur souffrant le trésor des espérances divines ; mais tout à coup Sténio, l’arrêtant sous le rayon pur et blanc de la lune, lui dit, en le pénétrant de son regard cynique :

« Moine, raconte-moi donc ton amour pour Lélia, et comment, après t’avoir rendu athée et renégat, elle te fit devenir fou ?

— Mon Dieu ! s’écria le pâle cénobite avec égarement, faites que ce calice s’éloigne de moi ! »

Sténio éclata d’un rire amer, et ôtant son chapeau d’une manière ironique :

« Je vous salue, ermite plein de grâce, dit-il ; la concupiscence est toujours avec vous, à ce que je vois ; car on ne peut vous faire la moindre question sans vous enfoncer mille poignards dans le cœur. N’en parlons donc plus. Je croyais que madame l’abbesse des Camaldules était devenue un personnage assez grave pour ne pas troubler l’imagination même d’un prêtre. Dites-moi, Magnus, l’avez-vous revue depuis qu’elle est là ? Et il montrait le couvent des Camaldules, dont les dômes, argentés par la lune, dépassaient un peu les cyprès du cimetière. »

Magnus fit un signe de tête négatif.

« Et que faites-vous si près du camp ennemi ? dit Sténio ; comment êtes-vous venu dresser votre tente sous ses batteries ?

— Il y avait déjà une année que j’étais ici, dit Magnus, lorsque j’ai appris qu’elle était au couvent.

— Et depuis ce temps vous avez résisté au désir de franchir ce ravin et d’aller regarder, par le trou de quelque serrure, si l’abbesse est encore belle ? Eh bien, je vous admire et je vous approuve. Restez avec votre illusion et avec votre amour, mon père. Il ne vous faudrait peut-être pour guérir que voir celle que vous avez tant aimée. Mais où seraient vos mérites si vous guérissiez ? Allons, gagnez le ciel, puisque le ciel est fait pour les dupes. Quant à moi, ajouta-t-il d’un son de voix tout à coup effrayant et lugubre, je sais qu’il n’y a rien de vrai dans les rêves de l’homme, et qu’une fois la vérité dévoilée il n’y a plus pour lui que la patience de l’ennui ou la résolution du désespoir ; et quand j’ai dit autrefois que l’homme pouvait se complaire dans sa force individuelle, j’ai menti aux autres et à moi ; car celui qui est arrivé à la possession d’une force inutile, à l’exercice d’une puissance sans valeur et sans but, n’est qu’un fou dont il faut se méfier.

« Dans les rêves de ma jeunesse, dans les extases de ma plus fraîche poésie, un fantôme d’amour planait sans cesse et me montrait le ciel. Lélia, mon illusion, ma poésie, mon élysée, mon idéal, qu’êtes-vous devenue ? Où a fui votre spectre léger, dans quel éther insaisissable s’est évanouie votre essence immatérielle ? C’est que mes yeux se sont ouverts, c’est qu’en apprenant que vous étiez l’impossible, la vie m’est apparue toute nue, toute cynique ; belle parfois, hideuse souvent, mais toujours semblable à elle-même dans ses beautés ou dans ses horreurs, toujours bornée, toujours assujettie à d’imprescriptibles lois qu’il n’appartient pas à la fantaisie de l’homme de soulever ! Et à mesure que cette fantaisie s’est usée et effacée (cette fantaisie de l’irréalisable qui seule poétise les jours de l’homme et l’attache quelques années à ses frivoles plaisirs), à mesure que mon âme s’est lassée de chercher dans les bras d’un troupeau de femmes le baiser extatique que Lélia seule pouvait donner ; dans le vin, la poésie et la louange, l’ivresse qu’une parole d’amour de Lélia devait résumer, je me suis éclairé au point de savoir… Écoutez-moi, Magnus, et que mes paroles vous profitent. Je me suis éclairé au point de savoir que Lélia elle-même est une femme comme une autre, que ses lèvres n’ont pas un baiser plus suave, que sa parole n’a pas une vertu plus puissante que le baiser et la parole des autres lèvres. Je sais aujourd’hui Lélia tout entière, comme si je l’avais possédée. Je sais ce qui la faisait si belle, si pure, si divine : c’était moi, c’était ma jeunesse. Mais, à mesure que mon âme s’est flétrie, l’image de Lélia s’est flétrie aussi. Aujourd’hui je la vois telle qu’elle est, pâle, la lèvre terne, la chevelure semée de ces premiers fils d’argent qui nous envahissent le crâne, comme l’herbe envahit le tombeau ; le front traversé de cet ineffable pli que la vieillesse nous imprime, d’abord d’une main indulgente et légère, puis d’un ongle profond et cruel. Pauvre Lélia, vous voilà bien changée ! Quand vous passez dans mes rêves, avec vos diamants et vos parures d’autrefois, je ne puis m’empêcher de rire amèrement et de vous dire : « Bien vous prend d’être abbesse, Lélia, et d’avoir beaucoup de vertu, car, sur mon honneur, vous n’êtes plus belle, et, si vous m’invitiez au céleste banquet de votre amour, je vous préférerais la jeune danseuse Torquata ou la joyeuse courtisane Elvire. »

« Et après tout, Torquata, Elvire, Pulchérie, Lélia, qu’êtes-vous pour m’enivrer, pour m’attacher à ce joug de fer qui ensanglante mon front, pour me pendre à ce gibet où mes membres se sont brisés ? Essaim de femmes aux blonds cheveux, aux tresses d’ébène, aux pieds d’ivoire, aux brunes épaules, filles pudiques, rieuses débauchées, vierges aux timides soupirs, Messalines au front d’airain, vous toutes que j’ai possédées ou rêvées, que viendriez-vous faire dans ma vie à présent ? Quel secret auriez-vous à me révéler ? Me donneriez-vous les ailes de la nuit pour faire le tour de l’univers ? me diriez-vous les secrets de l’éternité ? feriez-vous descendre les étoiles pour me servir de couronne ? feriez-vous seulement épanouir pour moi une fleur plus belle et plus suave que celles qui jonchent la terre de l’homme ? Menteuses et impudentes que vous êtes ! qu’y a-t-il donc dans vos caresses, pour que vous les mettiez à si haut prix ? De quelles joies si divines avez-vous donc le secret, pour que nos désirs vous embellissent à ce point ? Illusion et rêverie, c’est vous qui êtes vraiment les reines du monde ! Quand votre flambeau est éteint, le monde est inhabitable.

« Pauvre Magnus ! cesse de dévorer tes entrailles, cesse de te frapper la poitrine pour y faire rentrer l’élan indiscret de tes désirs ! Cesse d’étouffer tes soupirs quand Lélia apparaît dans tes songes ! Va, c’est toi, pauvre homme, qui la fais si belle et si désirable ; indigne autel d’une flamme si sainte, elle rit en elle-même de ton supplice. Car elle sait bien, cette femme, qu’elle n’a rien à te donner en échange de tant d’amour. Plus habile que les autres, elle ne se livre pas, elle se gaze. Elle se refuse, elle se divinise. Mais se voilerait-elle ainsi, si son corps était plus beau que celui des femmes qu’on achète ? Son âme se déroberait-elle aux épanchements de l’affection, si son âme était plus vaste et plus grande que la nôtre ?

« Ô femme, tu n’es que mensonge ! homme, tu n’es que vanité ! philosophie, tu n’es que sophisme ! dévotion, tu n’es que poltronnerie ! »