Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 77-78).



XLV.

Il est des situations heureusement bien rares où l’amitié ne peut rien pour nous. Quiconque ne peut être à soi-même son unique médecin, ne mérite pas que Dieu lui donne la force de guérir. Il est possible que je souffre plus que vous ne pensez ; mais il est certain que je ne souffre pas lâchement, et qu’il n’y a rien de puéril ni de présomptueux dans la détermination que j’ai prise. Je veux simplement rester ici comme un malade dans un hospice, pour y suivre un régime nouveau. On se donne bien de la peine et on s’impose bien des privations pour guérir le corps ; on peut bien, je pense, en faire autant pour guérir l’âme lorsqu’elle est menacée de maladie mortelle. Il y a longtemps que je m’égare dans un dédale plein de bruits confus et d’ombres trompeuses. Il faut que je m’enferme dans une cellule, que je me cherche sous des ombrages mystérieux, jusqu’à ce que je me sois retrouvée ; et alors, dans un jour de puissance et de santé, je prendrai un parti. C’est alors que je vous consulterai avec la déférence qu’on doit à l’amitié ; c’est alors que vous pourrez juger ma situation et prononcer avec sagesse sur mon avenir. Aujourd’hui, votre sollicitude ne vous servirait qu’à m’égarer. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque je n’en sais rien moi-même, sinon que j’ai la volonté de m’étudier et de me connaître ? Quand un nuage sombre traverse un jour pur, vous pouvez prévoir du quel côté éclatera l’orage ; mais quand des vents contraires croisent les nuées dans les ténèbres, vous êtes forcé, pour vous diriger, d’attendre que le soleil se lève.

Il m’est cruel de ne pas vous serrer la main au moment où vous allez affronter des dangers que j’envie ; mais il me serait plus cruel encore de vous voir sans vous parler avec abandon ; je ne sais même pas si cela me serait possible, et j’ai la certitude que je sortirais brisée d’un entretien où votre prudence, peut être trop éclairée, détruirait le faible espoir que j’ai conçu. Vous êtes un homme d’action, Valmarina, bien plus qu’un homme de délibération. Vous vous êtes fait à grands coups de hache un large chemin, et vous ne comprenez pas toujours les obstacles qui arrêtent les autres dans des sentiers inextricables. Vous avez un but dans la vie ; si j’étais homme, j’en aurais un aussi, et, quelque périlleux qu’il fût, j’y marcherais avec calme. Mais vous ne vous souvenez pas assez que je suis femme et que ma carrière est limitée à de certains termes infranchissables. Il fallait me contenter de ce qui fait l’orgueil et la joie des autres femmes ; je l’eusse fait si je n’avais pas eu le malheur d’avoir un esprit sérieux et d’aspirer à des affections que je n’ai pas trouvées. J’ai jugé trop sagement les hommes et les choses de mon temps : je n’ai pu m’y attacher. J’ai senti le besoin d’aimer, car mon cœur s’était développé en raison de mon esprit, mais ma raison et ma fierté m’ont défendu de céder à ce besoin. Il eût fallu rencontrer un homme d’exception qui m’acceptât pour son égale en même temps que pour sa compagne, pour son amie en même temps que pour son amante. Ce bonheur ne m’est point échu ; et, si j’y aspirais de nouveau, il faudrait le chercher. Chercher, en amour, veut dire essayer ; vous savez que cela est impossible pour une femme qui ne veut pas courir la chance de s’avilir ; c’est déjà trop de deux amours malheureux dans sa vie. Quand le second n’a pas réparé les mécomptes du premier, il faut bien qu’elle sache renoncer à l’amour, il faut bien qu’elle sache trouver sa gloire et son repos dans l’abstinence. Or l’abstinence lui sera difficile et douloureuse dans le monde. La société lui refusa les grandes occupations de l’esprit et l’exercice des passions politiques. L’éducation première, dont elle est victime, la rend presque toujours impropre aux travaux de la science, et le préjugé en outre lui rend toute action publique impossible ou ridicule. On lui permet de cultiver les arts ; mais les émotions qu’ils excitent ne sont pas sans danger, l’austérité des mœurs est peut-être plus difficile à un caractère ascétique qu’à tout autre. L’amour, considéré sous ses rapports grossiers, n’est qu’une tentation dont on est à moitié délivré quand on rougit de l’éprouver ; on peut le surmonter sans souffrance morale. L’amour, considéré comme l’idéal de la vie, ne laisse point de repos à ceux qui en sont privés. C’est l’âme qui est attaquée dans son plus divin sanctuaire par de nobles instincts, par de magnifiques désirs. Elle ne pourra chercher à les satisfaire qu’en se donnant le change, en se laissant abuser par de fausses apparences et de menteuses promesses ; sous chacun de ses pas s’ouvrira un abîme. Lente à sortir du premier, attachée par sa nature même à de funestes illusions, elle retombera dans un second, dans un troisième, jusqu’à ce que, brisée dans ses chutes, épuisée par ses combats, elle succombe et s’anéantisse. Parmi les femmes corrompues, j’en ai vu peu qui le fussent par besoin des sens (à celles-là un époux jeune et stupide peut suffire) ; beaucoup, au contraire, avaient cédé à des besoins de cœur que l’esprit ne dirigeait pas et que la volonté ne savait pas vaincre. Si Pulchérie est devenue une courtisane, c’est qu’elle est ma sœur, c’est, qu’elle a malgré elle ressenti l’influence du spiritualisme, c’est qu’elle a cherché un amant parmi les hommes avant d’avoir tous les hommes pour amants.

En réduisant les femmes à l’esclavage pour se les conserver chastes et fidèles, les hommes se sont étrangement trompés. Nulle vertu ne demande plus de force que la chasteté, et l’esclavage énerve. Les hommes le savent si bien qu’ils ne croient à la force d’aucune femme. Je n’ai pu vivre parmi eux, vous le savez, sans être soupçonnée et calomniée, de préférence à toute autre. Je ne pourrais me placer sous la protection de votre amitié fraternelle sans que la calomnie dénaturât la nature de nos relations. Je suis lasse de lutter en public et de supporter les outrages à visage découvert. La pitié m’offenserait plus encore que l’aversion ; c’est pourquoi je ne chercherai jamais à me faire connaître, et je boirai mon calice dans le secret de mes nuits mélancoliques. Il est temps que je me repose, et que je cherche Dieu dans ses mystiques sanctuaires pour lui demander s’il n’a fait pour les femmes rien de plus que les hommes. J’ai déjà essayé la solitude, et j’ai été forcée d’y renoncer. Dans les ruines du monastère de ***, j’ai failli perdre la raison ; dans le désert des montagnes, j’ai craint de perdre la sensibilité. Entre l’aliénation et l’idiotisme, j’ai dû chercher le tumulte et la distraction. La coupe où j’essayais de m’enivrer s’est brisée sur mes lèvres. Je crois que l’heure du désabusement et de la résignation est enfin venue. J’étais trop jeune pour rester au Monteverdor il y a quelques jours ; aujourd’hui je serais trop vieille pour y retourner. J’avais encore trop d’espérance : je n’en ai plus assez. Il faut que je trouve une solitude où rien du dehors ne parle plus à mon cœur, mais où le son de la voix humaine frappe de temps en temps mon oreille. L’homme peut s’affranchir des passions ; mais il ne rompt pas impunément toute sympathie avec son semblable. La vie physique est un fardeau qu’il doit maintenir dans son équilibre, s’il veut conserver dans un équilibre égal les facultés de son intelligence. La solitude absolue détruit promptement la santé. Elle est contraire à la nature, car l’homme primitif est éminemment sociable, et les animaux intelligents ne subsistent que par l’association des besoins et des travaux qui les soulagent. Ainsi, en ne me croyant point propre à la retraite, je faisais injure à mon esprit ; je ne comprenais pas que mon corps seul se révoltait contre les privations exagérées, contre les intempéries du climat, contre la diète exténuante, contre l’absence du spectacle de la vie extérieure. Le mouvement des êtres animés, l’échange de la parole, la seule audition de certains sons humains, la régularité et la communauté des habitudes les plus vulgaires, sont peut-être une nécessité pour la conservation de la vie animale, dans notre siècle surtout, au sortir des habitudes d’un bien-être et d’un mouvement excessifs.

La société chrétienne me paraît avoir admirablement compris ces nécessités en créant les communautés religieuses. Jésus, en transmettant les ardeurs du mysticisme à des imaginations ardentes sous des climats salubres, put envoyer les anachorètes au Liban. Ses pères, les Esséniens et les Thérapeutes, avaient peuplé les solitudes du monde. Le cénobitisme de nos générations, plus faibles de chair et d’esprit, a été forcé de créer les couvents et de remplacer la société qu’il abandonnait par une société recrutée parmi les âmes d’exception. Ici même, le luxe et ses douceurs se sont introduits jusque dans le cloître. Il y aurait peut-être beaucoup à dire à cela s’il s’agissait de juger la question au point de vue de la morale chrétienne. Pour moi qui ne suis qu’un transfuge échappé tout saignant à un monde ennemi, cherchant le premier abri venu pour y reposer ma tête, faible et endolorie comme je suis, je me sens charmée de la beauté de cet asile où la tempête me jette. La transition du monde au couvent me paraît moins sensible à travers la magnificence de ces lambris. Les arts qu’on y cultive, les chants mélodieux qui les emplissent, les parfums qu’on y respire, tout, jusqu’au nombre imposant et au riche costume des religieuses, sert de spectacle à mes sens exaltés, et de distraction à mes lugubres ennuis. Je n’en demande pas davantage pour le présent, et, quant à l’avenir, je ne m’en explique pas encore avec moi-même. Chaque instant que je passe ici me fait pressentir une existence nouvelle.

Et cependant, si l’amant de Pulchérie réalisait les romanesques espérances qu’en d’autres jours nous avions conçues… je vous l’ai promis, je reviendrais à lui, et mon amour pourrait effacer la tache de son égarement : mais comment espérez-vous qu’avec tant de penchant à la volupté il soit véritablement sensible à la grande poésie à laquelle vous vouliez l’initier ? Ne vous y trompez pas ; les poëtes de profession ont le privilége de vanter tout ce qui est beau, sans que leur cœur en soit ému et sans que leur bras soit au service de la cause qu’ils exaltent. Vous savez bien qu’il a repoussé l’idée d’ennoblir sa vie en allant l’offrir à la cause que vous servez. Il n’ignore pas ce qui vous occupe : quelque saintement gardé que soit votre secret, il y a dans le cœur des hommes à cette heure des inquiétudes, des besoins et des sympathies qui ne peuvent se défendre de vous deviner. Eh bien, ces sympathies dont Sténio m’entretenait si souvent, ce n’était chez lui qu’une parole légère, une affectation de grandeur. Il me disait alors que, pour vous voir un instant, pour presser votre main, il sacrifierait son laurier de poëte ; et, quand j’ai voulu le pousser dans vos bras, il a préféré retourner à ceux de Pulchérie. Direz-vous que la douleur ferme momentanément l’âme aux émotions nobles, aux idées généreuses ? Eh quoi ! l’âme d’un poëte se laisse ainsi abattre, et pourtant elle conserve toute sa puissance pour l’ivresse du plaisir ! Honte à de telles souffrances !

Faites cependant pour lui ce que votre cœur vous dicte. Mais, si vous l’attirez dans vos rangs, souvenez-vous de ma volonté, Valmarina ; je ne veux pas être l’appât qui le fera sortir de son bourbier. Je ne veux pas que la promesse de mon amour serve à de si vils usages que de retirer du vice un être que l’honneur n’a pu sauver… Et quel mérite aurait son dévouement pour vous, si l’espoir de m’obtenir en était le seul motif ? Qui sait, d’ailleurs, si maintenant ma conquête ne serait pas pour la vanité blessée de Sténio un acte de dépit, et s’il n’y porterait pas quelque sentiment de vengeance ? Pour redevenir digne de moi, il faut qu’il fasse plus que je n’aurais songé à lui demander avant sa faute. Il faut qu’il engendre de son propre fonds le désir et l’exécution des grandes choses. Alors je reconnaîtrai que je m’étais trompée, que je l’avais trop sévèrement jugé, et qu’il méritait mieux… Et alors, véritablement, il méritera que je le récompense…

Mais, croyez-moi, hélas ! j’ai des instincts profonds de divination. J’ai une pénétration qui a fait de tout temps mon supplice. On me croit sévère parce que je suis clairvoyante… on me croit injuste parce qu’un très-petit fait suffit pour m’éclairer… Sténio est perdu ; ou plutôt, comme je vous le disais, Sténio n’a jamais existé. C’est nous qui l’avions créé dans nos rêves. C’est un jeune homme éloquent… rien de plus.

Je vous renouvelle la promesse de ne prendre aucune résolution irrévocable avant de lui avoir donné le temps de se faire réellement connaître de vous. Je sais que vous veillerez sur lui comme la Providence. N’oubliez pas que de votre côté vous m’avez promis qu’il ignorerait ma retraite, que tous l’ignoreraient. Je désire que le monde, m’oublie ; je ne veux pas que Sténio vienne, dans un jour d’ivresse, troubler mon repos par quelque folle tentative.

Parlez ! allez arroser encore d’un peu de sang pur ce laurier stérile qui croît sur la tombe des martyrs inconnus ! ne craignez pas que je vous plaigne ! Vous allez agir ; et moi, je vais imiter Alfieri, qui se faisait lier sur une chaise pour résister à la tentation de rejoindre l’objet d’une indigne passion. Ô vie de l’âme ! ô amour ! ô le plus sublime bienfait de Dieu ! il faut que je me fasse clouer aux piliers d’un cloître pour m’abstenir de toi comme d’un poison ! Malheur ! malheur à cette farouche moitié du genre humain, qui, pour s’approprier l’autre, ne lui a laissé que le choix de l’esclavage ou du suicide !