Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 69-70).



QUATRIÈME PARTIE.



XLI.


Ce que je vous avais prédit vous arrive : vous ne pouvez pas aimer, et vous ne savez pas vous passer d’amour. Qu’allez-vous faire maintenant ? Vous allez mériter tous les reproches que, dans l’amertume de son cœur, le jeune Sténio vous adresse. Vous allez boire les larmes brûlantes des enfants dans la coupe glacée de l’orgueil, Lélia, je ne suis pas de ceux qui vous flattent ; je suis peut-être le seul ami véritable que vous ayez. Eh bien ! mon estime pour vous diminue depuis quelque temps. Je ne vous vois pas trouver l’issue de ce dédale où votre grandeur vous avait poussée, mais où cette grandeur même ne devait pas vous permettre d’errer aussi longtemps. Je sais toute la peine que vous avez à vivre ; je connais toutes les misères attachées à ces vigueurs exceptionnelles ; je sais la lutte terrible qu’une intelligence élevée doit soutenir contre les éléments contraires qu’elle engendre de son propre fonds ; je sais enfin que là où les volontés sont sublimes, les révoltes sont obstinées. Mais il y a des limites au combat, il y a un terme à l’irrésolution. Une âme comme la vôtre peut se tromper longtemps sur elle-même, et dans un excès d’orgueil prendre ses vices pour des instincts nobles. Un jour doit se lever où la lumière se fasse en elle et pénètre jusque dans ses replis les plus sombres. Jours rares, mais décisifs, tels que le vulgaire n’en saisit jamais que de pâles reflets aussitôt effacés que perçus, tels que les forts esprits en saluent la splendeur deux ou trois fois au plus dans le cours de leur vie, et en reçoivent une forme nouvelle et durable.

Ces magnifiques réactions de la volonté, ces transformations presque miraculeuses de l’être, vous les connaissez bien, Lélia ; Dieu vous avait donné la force, l’éducation vous donna l’orgueil. Un jour vous voulûtes aimer, et, malgré les révoltes de l’orgueil, malgré les souffrances de la force, vous aimâtes, vous vous fîtes femme ; vous ne fûtes point heureuse, vous ne deviez pas l’être ; mais votre malheur même dut vous grandir à vos propres yeux.

Quand cet amour fut arrivé à son apogée de dévouement et de douleur, vous comprîtes la nécessité de le briser pour recouvrer la puissance de vos volontés, comme vous aviez compris celle de le subir pour accomplir la destinée humaine. Le second jour de votre force vous éclaira pour sortir de l’abîme où le premier vous avait aidée à descendre.

Alors il s’est agi de prendre une direction dans la vie, de fuir à jamais l’abîme, et c’était l’œuvre du troisième jour. Ce jour est encore derrière votre horizon ; qu’il y monte donc enfin ! Que cette irrésolution cesse, que votre sentier se dessine, et qu’au lieu de tourner sans cesse autour d’un précipice vainement exploré, vos pas se dirigent vers les hauteurs que vous êtes faite pour habiter.

Ne me demandez plus de grâce, mon austère amitié ne vous en fera plus, et je vous condamnerai sans pitié désormais, car dans ma raison vous êtes jugée. L’épreuve a duré assez longtemps, le moment d’en sortir triomphante est venu. Si vous tombez, Lélia, je ne vous traiterai pas comme on dit que les anges déchus furent traités ; car je ne suis pas Dieu, et rien ne doit rompre le lien de l’amitié entre deux créatures humaines qui se sont juré secours et assistance. L’affection véritable doit prendre toutes les formes ; sa voix entonnera tantôt l’hymne triomphal de la résurrection, tantôt la plainte expiatoire des morts : choisissez. Voulez-vous que j’étende sur vous le voile du deuil et que je verse des larmes amères sur votre dégradation, au lieu de vous couronner d’étoiles immortelles et de m’agenouiller devant votre gloire ? Vous aviez mon admiration, voulez-vous de ma pitié ?

Non, non, rompez ces liens qui vous attachent au monde. Vous dites que vous n’y êtes plus qu’un spectre ; vous mentez ; il y a encore, dans le cœur fermé aux passions violentes, la fibre des petites passions que la mort seule peut détendre. Vous êtes vaine, Lélia, ne vous y trompez pas ; votre orgueil vous défend de vous soumettre à l’amour, il devrait vous défendre en même temps d’accepter l’amour d’autrui : alors ce serait un orgueil dont on pourrait vous féliciter ou vous plaindre, mais jamais vous blâmer. Ce plaisir que vous vous donnez d’inspirer l’amour et d’en suivre le ravage dans le cœur des hommes, c’est une satisfaction puérile et coupable de votre amour-propre : faites-la cesser, ou vous en serez punie.

Car, si la justice providentielle est mystérieuse dans ses voies générales, il y a des justices célestes qui s’accomplissent secrètement de Dieu à l’homme, et qui sont inévitables, quelque soin que l’homme ait de les cacher. Si vous prenez trop de plaisir aux hommages, si vous laissez le poison de la flatterie entrer dans votre cœur par l’oreille, il vous arrivera bientôt de sacrifier à la satisfaction de ce besoin nouveau plus de votre force que vous ne pensez. Vous vous ferez une nécessité de la société d’hommes médiocres. Vous voudrez voir à vos pieds ceux-là peut-être avec lesquels vous sympathiserez le moins, mais sur lesquels vous voudrez voir l’effet de votre puissance. Vous vous habituerez à l’ennui d’un règne stupide, et cet ennui deviendra votre amusement unique. Vous ne serez plus l’amie de personne, mais la maîtresse de tout le monde !

Oui, la maîtresse ! que ce mot brutal tombe sur votre conscience de tout son poids ! il y a une sorte de galanterie platonique qui peut satisfaire une femme vulgaire, mais qu’un caractère aussi sérieux que le vôtre doit mépriser profondément, car c’est la prostitution de l’intelligence. Si vous aviez avec l’humanité un lien de chair et de sang, si vous aviez un époux, un amant ; si surtout vous étiez mère, vous pourriez voir se former autour de vous de nombreuses affections, parce que vous tiendriez par mille endroits à la vie de tous ; mais, dans cette solitude que vous vous êtes faite et dont il est trop tard pour sortir, vous serez toujours pour les hommes un objet de curiosité, de méfiance, de haine stupide ou de désirs insensés. Ce vain bruit qui se fait autour de vous a dû bien vous lasser ! S’il commence à vous plaire, c’est que vous commencez à déchoir, c’est que vous n’êtes déjà plus vous-même ; c’est que Dieu, qui vous avait marquée du sceau d’une fatalité sublime, voyant que vous voulez quitter l’âpre sentier de la solitude où son esprit vous attendait, se retire de vous et vous abandonne aux mesquins passe-temps du monde.

C’est là le châtiment invisible dont je vous parlais, Lélia ; c’est cette malédiction, insensible d’abord, qui s’étend peu à peu sur nos années comme un voile funèbre ; c’est la nuée, dont Moïse enveloppa l’Égypte rebelle à Dieu. Vous souffrez encore, Lélia ; vous sentez encore cet esprit de Dieu qui vous tire en haut. Vous vous compariez l’autre jour à cet homme baigné de sueur froide qui, dans la grande scène de Michel-Ange, s’attache avec désespoir à l’ange chargé de le disputer au démon. Vous êtes restée une heure à contempler, immobile et sombre, cette lutte gigantesque que vous aviez vue déjà cent fois, mais qui vous présente aujourd’hui un sens plus sympathique. Prenez garde que le bon ange ne se lasse, prenez garde que le mauvais ne se cramponne à vos pieds débiles : c’est à vous de décider lequel des deux vous aura.