XXXIII.

À LA VILLA BAMBUCCI.


Le plus riche parmi les petits princes de l’État donnait une fête. Lélia y parut éblouissante de parure, mais triste sous l’éclat de ses diamants, et moins heureuse que la dernière des bourgeoises enrichies qui se pavanaient avec orgueil sous leur faste d’un jour. Pour elle ces naïfs plaisirs de femme n’existaient pas. Elle traînait après elle le velours et le satin broché d’or, et les cordons de pierreries, et les longues plumes aériennes et molles, sans jeter sur les glaces ce regard de puérile vanité qui résume toutes les gloires d’un sexe encore enfant dans sa décrépitude. Elle ne jouait pas avec ses aiguillettes de diamants pour montrer sa main blanche et effilée. Elle ne passait pas ses doigts avec amour dans les boucles de sa chevelure. Elle savait à peine de quelles couleurs elle était parée, de quelles étoffes on l’avait revêtue. Avec son air impassible, son front pâle et froid et ses riches habits, on l’eût volontiers prise pour une de ces madones d’albâtre que la dévotion des femmes italiennes couvre de robes de soie et de chiffons brillants. Lélia était insensible à sa beauté, à sa parure, comme la vierge de marbre à sa couronne d’or ciselé et à son voile de gaze d’argent. Elle était indifférente aux regards fixés sur elle. Elle méprisait trop tous ces hommes pour s’enorgueillir de leurs louanges. Que venait-elle donc faire au bal ?

Elle y venait chercher un spectacle. Ces vastes tableaux mouvants, disposés avec plus ou moins de goût et d’habileté dans le cadre d’une fête, étaient pour elle un objet d’art à examiner, à critiquer ou à louer dans ses parties ou dans son ensemble. Elle ne comprenait pas que sous un climat pauvre et froid, où les habitations, étroites et disgracieuses, entassent les hommes comme des ballots de marchandises dans un entrepôt, on pût se vanter de connaître le luxe et l’élégance. Elle pensait qu’à de telles nations le sentiment des arts est nécessairement étranger. Elle avait pitié de ce qu’on appelle les bals dans ces salles tristes et resserrées, où le plafond écrase le coiffure des femmes, où, pour épargner le froid de la nuit à leurs épaules nues, on remplace l’air vital par une atmosphère fébrile et corrosive qui enivre ou suffoque ; où l’on fait semblant de remuer et de danser dans l’étroit espace marqué entre les doubles rangs des spectateurs assis, qui sauvent à grand peine leurs pieds des atteintes de la valse et leurs vêtements du voisinage des bougies.

Elle était de ces gens difficiles qui n’aiment le luxe qu’en grand, et qui ne veulent point de milieu entre le bien-être de la vie intérieure et la prodigalité superbe des hautes existences sociales. Encore n’accordait-elle qu’aux peuples méridionaux le privilége de comprendre la vie de pompe et d’apparat. Elle disait que les nations commerçantes et industrieuses n’ont ni le sens du goût ni l’instinct du beau, et qu’il fallait aller chercher l’emploi de la forme et de la couleur chez ces vieux peuples qui, à défaut d’énergie présente, ont gardé la religion du passé dans les principes et dans les choses.

En effet, rien n’est plus éloigné de réaliser la prétention du beau qu’une fête mal ordonnée. Il faut tant de choses difficiles à réunir, qu’il ne s’en donne peut-être pas, dans tout un siècle, deux qui soient satisfaisantes pour l’artiste. Il faut le climat, le local, la décoration, la musique, les mets et les costumes. Il faut une nuit d’Espagne ou d’Italie, une nuit sombre et sans lune : car la lune, quand elle règne dans le ciel, verse sur les hommes une influence de langueur et de mélancolie qui se reflète sur toutes leurs sensations. Il faut une nuit fraîche et bien aérée, avec des étoiles qui brillent faiblement au travers des nuages, et qui ne semblent pas se moquer des illuminations. Il faut de vastes jardins dont les parfums enivrants pénètrent par flots dans les appartements. La senteur de l’oranger et de la rose de Constantinople sont surtout propres à développer l’exaltation du cœur et du cerveau. Il faut des mets légers, des vins savoureux, des fruits de tous les climats et des fleurs de toutes les saisons. Il faut à profusion des choses rares et difficiles à posséder. Car une fête doit être la réalisation des désirs les plus capricieux, le résumé des imaginations les plus avides. Il faut, avant de donner une fête, se pénétrer d’une chose : c’est que l’homme riche et civilisé ne trouve plus de plaisir que dans l’espoir de l’impossible. Alors il faut approcher de l’impossible autant qu’il est permis à l’homme de le faire.

Le prince de Bambucci était un homme de goût, ce qui est pour un riche la qualité la plus éminente et la plus rare. La seule vertu qu’on exige de ces gens-là, c’est de savoir convenablement dépenser leur argent. À cette condition, on les tient quittes de tout autre mérite ; mais le plus souvent ils sont au-dessous de leur vocation, et vivent bourgeoisement sans abdiquer l’orgueil de leur classe.

Bambucci était le premier homme du monde pour payer un cheval, une femme ou un tableau, sans marchander et sans se laisser friponner. Il savait le prix des choses à un sequin près. Son œil était exercé comme celui d’un huissier-priseur ou d’un marchand d’esclaves. Le sens olfactif était si développé en lui, qu’il pouvait dire, rien qu’à l’odeur du vin, non-seulement quel était le degré de latitude et le nom du vignoble, mais encore à quelle exposition du soleil était situé le versant de la colline qui l’avait produit. Nul artifice, nul miracle de sentiment ou de coquetterie n’était capable de faire qu’il se méprît de six mois sur l’âge d’une actrice : rien qu’à la voir marcher au fond du théâtre, il était prêt à dresser son acte de naissance. Rien qu’à voir courir un cheval à la distance de cent pas, il pouvait signaler à sa jambe l’existence d’une molette imperceptible au doigt du vétérinaire. Rien qu’à toucher le poil d’un chien de chasse, il pouvait dire à quelle génération ascendante la pureté de sa race avait été altérée ; et sur un tableau d’école florentine ou flamande, combien de coups de pinceau avaient été donnés par le maître. En un mot, c’était un homme supérieur et tellement reconnu pour tel, qu’il n’en pouvait plus douter lui-même.

La dernière fête qu’il donna ne contribua pas peu à soutenir la haute réputation qu’il s’était acquise. De grands vases d’albâtre, répandus dans les salles, les escaliers et les galeries de son palais, furent remplis de fleurs exotiques, dont le nom, la forme et le parfum étaient inconnus à la plupart de ceux qui les virent. Il avait eu soin de distribuer dans le bal une vingtaine de savants, chargés de servir de ciceroni aux ignorants, et de leur expliquer sans affectation l’usage et le prix des choses qu’ils admiraient. La façade et les cours de la villa étincelaient de lumières. Mais les jardins n’étaient éclairés que par le reflet des appartements. À mesure qu’on s’éloignait, on pouvait s’ensevelir dans une molle et mystérieuse obscurité, et se reposer du mouvement et du bruit au fond de ces ombrages où les sons de l’orchestre arrivaient doux et faibles, interrompus souvent par les bouffées d’un vent chargé de parfums. Des tapis de velours vert avaient été jetés et comme oubliés sur les gazons, afin qu’on pût s’y asseoir sans froisser son vêtement ; et, dans quelques endroits, des sonnettes d’un timbre clair et faible étaient suspendues aux arbres, et, au moindre souffle de l’air, semaient le feuillage de notes incertaines ou d’accords sans suite, qu’on eût pu prendre pour les voix grêles des sylphes éveillés par le balancement des fleurs où ils s’étaient blottis.

Bambucci savait combien il était important, quand on veut réveiller la volupté dans les âmes énervées, d’éviter tout ce qui peut amener la fatigue des sens. Aussi, dans l’intérieur des salles, la lumière n’était point trop ardente pour les yeux délicats. L’harmonie était douce et sans éclats de cuivre. Les danses étaient lentes et rares. On ne permettait pas aux jeunes gens de former de nombreux quadrilles. Car, dans la conviction que l’homme ne sait ni ce qu’il veut, ni ce qui lui convient, le philosophique Bambucci avait placé partout des chambellans qui réglaient la dose d’activité et de repos de chacun. Ces gens-là, observateurs habiles et sceptiques profonds, mettaient un frein à l’ardeur des uns pour qu’elle ne s’épuisât pas trop vite, gourmandaient la paresse des autres pour qu’elle ne fût pas trop lente à s’éveiller. Ils lisaient dans les regards l’approche de la satiété, et ils trouvaient moyen de la prévenir on vous faisant changer de lieu et d’amusement. Ils devinaient aussi, dans l’inquiétude de votre marche, dans la précipitation de vos mouvements, l’invasion ou le développement d’une passion ; et, s’ils prévoyaient quelque résultat immédiatement scandaleux, ils savaient le prévenir, soit en vous enivrant, soit en vous improvisant une fable officieuse qui vous dégoûtait de vos poursuites. Mais s’ils voyaient en présence deux acteurs expérimentés dans l’intrigue, ils n’épargnaient rien pour engager et protéger des rapports qui pouvaient rendre les heures légères à des couples bien assortis.

Et d’ailleurs, rien de plus noble et de plus franc que les affaires de cœur qui se traitaient là. En homme de goût, Bambucci avait banni la politique, le jeu et la diplomatie de ses fêtes. Il trouvait que discuter les affaires de l’État, tramer des complots, se ruiner, ou conduire des négociations à travers les plaisirs du bal, c’étaient choses du plus mauvais ton.

Le joyeux Bambucci entendait bien mieux la vie. Il n’y avait pas de cri populaire, pas de murmure subalterne qui parvint à son oreille quand il était en train de s’amuser, le bon prince ! Tout conseiller farouche, tout penseur de mauvais augure, était banni de ses divertissements. Il n’y voulait que des gens aimables, des hommes d’art, comme on dit aujourd’hui, des femmes à la mode, des complaisants, beaucoup de personnes jeunes, quelques femmes laides, seulement pour faire ressortir les belles, et des êtres ridicules, juste ce qu’il en fallait pour divertir le reste de la société.

La majeure partie des convives appartenait donc à cet âge où il y a encore des illusions, et à ces classes intermédiaires qui ont assez de goût pour applaudir, et pas assez de richesse pour dédaigner. C’était le chœur dans l’opéra, c’était une partie du spectacle, une partie nécessaire comme les décors et le souper. Ils ne s’en doutaient pas, ces bons citoyens ; mais ils remplissaient dans les salons de Bambucci le rôle de figurants. Ils avaient bien, en qualité d’acteurs, les profits de la fête, c’est-à-dire, le plaisir ; mais ils n’en avaient pas l’honneur. L’honneur était réservé à un petit nombre, à un certain groupe d’épicuriens choisis que le prince avait à cœur d’éblouir et de charmer. Ceux-là étaient vraiment les invités, les juges, les amis qu’on traitait ; cette foule bruyante et parée qu’on faisait passer sous leurs yeux s’y évertuait de son mieux, en croyant n’agir là que pour son compte ; admirable discernement du prince de Bambucci !

Ces personnes de distinction étaient, pour la plupart, aptes à rivaliser de luxe et de génie avec l’amphitryon. Bambucci savait bien qu’il n’avait pas affaire à des enfants ; aussi tenait-il à honneur suprême de les vaincre en inventions et en délicatesses de tout genre. Si l’on avait servi dans des vases de vermeil chez le marquis Panorio, Bambucci étalait sur les tables une vaisselle d’or pur. Si le juif Pandolfi avait montré sa femme couronnée de diamants, Bambucci mettait des diamants jusque sur les souliers de sa maîtresse. Si l’habit des pages du duc Almiri était brodé en or, celui des valets de pied de la maison de Bambucci était brodé de perles fines. Digne et touchante émulation entre les souverains éclairés de nations intelligentes !

Il ne faut pas s’abuser. La tâche entreprise par le prince n’était pas facile : c’était une chose grave. Il y avait rêvé plus d’une nuit avant de la tenter. Il fallait d’abord surpasser, en dépense d’argent et d’esprit, tous ces rivaux dignes de lui. Et puis, il fallait réussir à les enivrer tellement de plaisir, qu’oubliant leur orgueil blessé dans la défaite, ils eussent la bonne foi de l’avouer. Eh bien ! cette entreprise immense n’étonna point l’imagination gigantesque de Bambucci ; il s’y jeta, sûr de la victoire, plein de confiance dans ses ressources et dans l’assistance du ciel, à qui il avait fait demander neuf jours à l’avance, par l’organe de son chapelain, qu’il ne tombât pas de pluie durant cette nuit mémorable.

Parmi ces hautes sommités à qui toute la province était servie en collation, l’étrangère Lélia occupait le premier rang. Comme elle avait beaucoup d’argent, elle avait toujours un peu de famille et beaucoup de considération là où elle se trouvait. Connue par sa beauté, ses dépenses et la singularité de son caractère, elle était l’objet des plus ingénieuses attentions du prince et de ses favoris.

Elle fut introduite d’abord dans un des salons éblouissants qui n’étaient que le premier degré de l’éclat progressif réservé à ses yeux. Les affiliés de Bambucci étaient chargés d’y arrêter adroitement les nouveaux arrivés et d’entretenir leur intérêt pendant un temps convenable. Or, il se trouva que le jeune prince grec Paolaggi entrait en même temps que Lélia, et que les chambellans n’imaginèrent rien de mieux pour les occuper que de mettre en présence l’une de l’autre ces deux éminences sociales, au milieu d’un peuple de riches et de nobles de moindre étage, destiné a remplir les interstices des colonnes et les vides du pavé de mosaïque.

Ce prince grec avait bien le plus beau profil que jamais sculpture antique ait reproduit. Il était bronzé comme Otello, car il y avait du sang maure dans sa famille, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat sauvage ; sa taille était élancée comme le palmier oriental. Il y avait en lui du cèdre, du cheval arabe, du Bédouin et de la gazelle. Toutes les femmes en étaient folles.

Il s’approcha gracieusement de Lélia, et lui baisa la main, quoiqu’il la vît pour la première fois. C’était un homme qui avait des manières à lui ; les femmes lui pardonnaient beaucoup d’originalités, eu égard à l’ardeur du sang asiatique qui coulait dans ses veines.

Il lui parla peu, mais d’une voix si harmonieuse et d’un style si poétique, avec des regards si pénétrants et un front si inspiré, que Lélia s’arrêta cinq minutes à l’observer comme un prodige ; puis elle pensa à autre chose.

Quand le comte Ascanio entra, les chambellans firent chercher Bambucci. Ascanio était le plus heureux des hommes : rien ne le choquait, tout le monde l’aimait, il aimait tout le monde. Lélia, qui savait le secret de sa philanthropie, ne le voyait qu’avec horreur. Dès qu’elle l’aperçut, son front se chargea d’un nuage si sombre que les chambellans épouvantés eurent recours au patron lui même pour le dissiper.

« Est-ce là ce qui vous embarrasse ? leur dit Bambucci à voix basse en jetant son regard d’aigle sur Lélia. Vous ne voyez pas que le plus aimable des hommes est insupportable à la plus atrabilaire des femmes ! Où serait le mérite, où serait le génie, où serait la grandeur de Lélia si Ascanio réussissait à avoir raison ? S’il parvenait à lui prouver que tout va bien dans le monde, à quoi passerait-elle son temps ? Sachez donc, maladroits, combien il est heureux pour certains esprits que le monde soit plein de travers et de vices, et dépêchez-vous de débarrasser Lélia de cet épicurien charmant ; car il ne comprend pas qu’il vaudrait mieux tuer Lélia que de la consoler. »

Les chambellans allèrent doucement prier Ascanio de vouloir bien chasser la mélancolie qui se répandait sur le beau front de Paolaggi. Ascanio, convaincu qu’il allait devenir utile, commença à triompher. C’était un bonhomme féroce, qui ne vivait que du supplice des autres ; il passait sa vie à leur prouver qu’ils étaient heureux, afin de ne pas leur accorder d’intérêt ; et, quand il leur avait ôté la douceur de se croire intéressants, ils le haïssaient plus que s’il les eût décapités.

Bambucci offrit son bras à Lélia, et la conduisit dans le salon égyptien. Elle en admira la décoration, critiqua poliment quelques détails de style, et finit pourtant par combler de joie le savant Bambucci en lui déclarant qu’elle n’avait rien vu de mieux. En ce moment Paolaggi, qui s’était débarrassé d’Ascanio, l’homme heureux, reparut auprès de Lélia. Il avait revêtu un costume des temps anciens. Appuyé contre un sphinx de jaspe, il était le plus remarquable accident du tableau, et Lélia ne put le voir sans éprouver le même sentiment d’admiration que lui eût inspiré une belle statue ou un beau site.

Comme elle faisait naïvement part de ses impressions à Bambucci, celui-ci se rengorgea comme un père à qui on vante son fils. Ce n’est pas qu’il eût la moindre affection pour le prince grec ; mais le jeune prince était beau, paré, d’un grand effet dans la salle égyptienne : Bambucci le considérait comme un meuble précieux qu’il aurait loué pour la soirée.

Alors il se mit à faire valoir son prince grec. Mais comme, en dépit de la supériorité la mieux établie, il est bien difficile de se préserver d’inadvertance dans le tumulte d’une fête dont on a tout le soin, il regarda involontairement la statue d’Osiris, et dès lors, deux idées analogues venant à se croiser malheureusement dans son cerveau, il lui fut impossible de les séparer.

« Oui, dit-il, c’est une belle statue… Je veux dire que c’est un homme distingué. Il parle le chinois comme le français, le français comme l’arabe. Les cornalines que vous voyez à ses oreilles sont d’une valeur inestimable, de même que les malachites incrustées sur les pieds… Et puis c’est une tête de feu, un cerveau sur lequel le soleil a laissé tomber son influence dévorante… C’est une tête dont personne n’a de copie, et que j’ai payée mille écus à un de ces voleurs anglais qui explorent l’Égypte… Avez-vous lu son poëme à Délia et ses sonnets à Zamora dans la manière de Pétrarque ?… Je ne saurais assurer que le corps soit absolument identique, mais le jaspe en est si semblable et les proportions s’accordent si bien… »

Quand Bambucci s’aperçut de son imbroglio, il resta court. Mais, en tournant la tête avec effroi vers Lélia, il reprit courage en voyant qu’elle ne l’écoutait pas.