Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 37-39).



XXX.

SOLITUDE.


Eh bien ! Trenmor, l’enfant m’a obéi : il m’a laissée seule dans la vallée déserte. Je suis bien ici. La saison est douce. Un chalet abandonné me sert de retraite, et, chaque matin, les pâtres de le vallée voisine m’apportent du lait de chèvre et du pain sans levain, cuit en plein air avec les arbres morts de la forêt. Un lit de bruyères sèches, un manteau pour la nuit et quelques hardes, c’est de quoi supporter une semaine ou deux sans trop souffrir de la vie matérielle.

Les premières heures que j’ai passées ainsi m’ont semblé les plus belles de ma vie. À vous je puis tout dire, n’est-ce pas, Trenmor ?

À mesure que Sténio s’éloignait, je sentais le poids de la vie s’alléger sur mes épaules. D’abord sa douleur à me quitter, sa répugnance à me laisser dans ce désert, son effroi, sa soumission, ses larmes sans reproches et ses caresses sans amertume m’avaient fait repentir de ma résolution. Quand il fut en bas du premier versant du Monteverdor, je voulus le rappeler ; car sa démarche abattue me déchirait. Et puis je l’aime, vous savez que je l’aime du fond du cœur ; l’affection sainte, pure, vraie, n’est pas morte en moi, vous le savez bien, Trenmor ; car vous aussi, je vous aime. Je ne vous aime pas comme lui. Je n’ai pas pour vous cette sollicitude craintive, tendre, presque puérile, que j’ai pour lui dès qu’il souffre. Vous, vous ne souffrez jamais, vous n’avez pas besoin qu’on vous aime ainsi !

Je lui fis signe de revenir ; mais il était déjà trop loin. Il crut que je lui adressais un dernier adieu ; il y répondit et continua sa route. Alors je pleurai, car je sentais le mal que je lui avais fait en le congédiant, et je priai Dieu, pour le lui adoucir, de lui envoyer, comme de coutume, la sainte poésie, qui rend la douleur précieuse et les larmes bienfaisantes.

Et puis je le contemplai longtemps comme un point non perdu dans les profondeurs de la vallée, tantôt caché par un tertre, tantôt par un massif d’arbres, et puis reparaissant au-dessus d’une cataracte ou sur le flanc d’un ravin. Et à le voir s’en aller ainsi lent et mélancolique, je cessais de le regretter ; car déjà, pensai-je, il admire l’écume des torrents et la verdure des monts, déjà il invoque Dieu, déjà il me place dans ses nuées, déjà il accorde la lyre de son génie, déjà il donne à sa douleur une forme qui en élargit le développement à mesure qu’elle en diminue l’intensité.

Pourquoi voudriez-vous que je fusse effrayée du destin de Sténio ? M’en avoir rendue responsable, m’en avoir prédit l’horreur, c’est une rigueur injuste. Sténio est bien moins malheureux qu’il ne le dit et qu’il ne le croit. Oh ! comme j’échangerais avidement mon existence contre la sienne ! Que de richesses sont en lui qui ne sont plus en moi ! Comme il est jeune ! comme il est grand ! comme il croit à la vie !

Quand il se plaint le plus de moi, c’est alors qu’il est le plus heureux, car il me considère comme une exception monstrueuse, plus il repousse et combat mes sentiments, plus il croit aux siens, plus il s’y attache, plus il a foi en lui-même.

Oh ! croire en soi ! sublime et imbécile fatuité de la jeunesse ! arranger soi-même son avenir et rêver la destinée qu’on veut, jeter un regard de mépris superbe sur les voyageurs fatigués et paresseux qui encombrent la route, et croire qu’on va s’élancer vers le but, fort et rapide comme la pensée, sans jamais perdre haleine, sans jamais tomber en chemin ! Savoir si peu, qu’on prenne le désir pour la volonté ! Ô bonheur et bêtise insolente ! Ô fanfaronnade et naïveté !

Quand il fut devenu imperceptible dans l’éloignement, je cherchai ma souffrance, et je ne la trouvai plus : je me sentis soulagée comme d’un remords, je m’étendis sur le gazon, et je dormis comme le prisonnier à qui l’on ôte ses fers, et qui, pour premier usage de sa liberté, choisit le repos.

Et puis je redescendis le Monteverdor du côté du désert, et je mis la cime du mont entre Sténio et moi, entre l’homme et la solitude, entre la passion et la rêverie.

Tout ce que vous m’avez dit du calme enchanteur révélé à vous après les orages de votre vie, je l’ai senti en me trouvant seule enfin, absolument seule entre la terre et le ciel. Pas une figure humaine dans cette immensité, pas un être vivant dans l’air ni sur les monts. Il semblait que cette solitude se faisait austère et belle pour m’accueillir. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un vol d’oiseau dans l’espace. Alors j’eus peur du mouvement qui venait de moi. Chaque brin d’herbe que j’agitais en marchant me semblait souffrir et se plaindre. Je dérangeais le calme, j’insultais le silence. Je m’arrêtai, je croisai mes bras sur ma poitrine, et je retins ma respiration.

Oh ! si la mort était ainsi, si c’était seulement le repos, la contemplation, le calme, le silence ! si toutes les facultés que nous avons pour jouir et souffrir se paralysaient, s’il nous restait seulement une faible conscience, une imperceptible intuition de notre néant ! si l’on pouvait s’asseoir ainsi dans un air immobile devant un paysage vide et morne, savoir qu’on a souffert, qu’on ne souffrira plus, et qu’on se repose là sous la protection du Seigneur ! Mais quelle sera l’autre vie ? Je n’avais pas encore trouvé une forme sous laquelle je pusse la désirer. Jusque-là, sous quelque aspect quelle m’apparût, elle me faisait peur ou pitié. D’où vient que je n’ai pas cessé un jour pourtant de la désirer ? Quel est ce désir inconnu et brûlant qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore comme une passion ? Le cœur de l’homme est un abîme de souffrance dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais.

Je restai là tant que le soleil fut au-dessus de l’horizon, et tout ce temps-là je fus bien. Mais quand il n’y eut plus dans le ciel que des reflets, une inquiétude croissante se répandit dans la nature. Le vent s’éleva, les étoiles semblèrent lutter contre les nuages agités. Les oiseaux de proie élevèrent leurs grands cris et leur vol puissant dans le ciel ; ils cherchaient un gîte pour la nuit, ils étaient tourmentés par le besoin, par la crainte. Ils semblaient esclaves de la nécessité, de la faiblesse et de l’habitude, comme s’ils eussent été des hommes.

Cette émotion à l’approche de la nuit se révélait dans les plus petites choses. Les papillons d’azur, qui dorment au soleil dans les grandes herbes, s’élevèrent en tourbillons pour aller s’enfouir dans ces mystérieuses retraites où on ne les trouve jamais. La grenouille verte des marais et le grillon aux ailes métalliques commencèrent à semer l’air de notes tristes et incomplètes qui produisirent sur mes nerfs une sorte d’irritation chagrine. Les plantes elles-mêmes semblaient frissonner au souffle humide du soir. Elles fermaient leurs feuilles, elles crispaient leurs anthères, elles retiraient leurs pétales au fond de leur calice. D’autres, amoureuses à l’heure de la brise, qui se charge de leurs messages et de leurs étreintes, s’entr’ouvraient coquettes, palpitantes, chaudes au toucher comme des poitrines humaines. Toutes s’arrangeaient pour dormir ou pour aimer.

Je me sentis redevenir seule. Quand tout semblait inanimé, je pouvais m’identifier avec le désert et faire partie de lui comme une pierre ou un buisson de plus. Quand je vis que tout reprenait à la vie, que tout s’inquiétait du lendemain et manifestait des sentiments de désir ou de souci, je m’indignai de n’avoir pas à moi une volonté, un besoin, une crainte. La lune se leva, elle était belle ; l’herbe des collines avait des reflets transparents comme l’émeraude ; mais que m’importaient la lune et ses nocturnes magies ? Je n’attendais rien d’une heure de plus ou de moins dans son cours : nul regret, nul espoir ne s’attachait pour moi au vol de ces heures qui intéressaient toute la création. Pour moi rien au désert, rien parmi les hommes, rien dans la nuit, rien dans la vie. Je me retirai dans ma cabane, et j’essayai du sommeil par ennui plus que par besoin.

Le sommeil est une douce et belle chose pour les petits enfants, qui ne rêvent que de fées ou de paradis ; pour les petits oiseaux, qui se pressent frêles et chauds sous le duvet de leur mère ; mais pour nous, qui sommes arrivés à une extension outrée de nos facultés, le sommeil a perdu ses chastes voluptés et ses profondes langueurs. La vie, arrangée comme elle l’est, nous ôte ce que la nuit a de plus précieux, l’oubli des jours. Je ne parle pas de vous, Trenmor, qui, selon la parole sacrée, vivez au monde comme n’y étant pas. Mais moi, dans le cours de ma vie sans règle et sans frein, j’ai fait comme les autres. J’ai abandonné au mépris superbe de l’âme les nécessités impérieuses du corps ; j’ai méconnu tous les dons de l’existence, tous les bienfaits de la nature ; j’ai trompé la faim par des aliments savoureux et excitants, j’ai trompé le sommeil par une agitation sans but ou des travaux sans profit. Tantôt, à la clarté de la lampe, je cherchais dans les livres la clef des grandes énigmes de la vie humaine ; tantôt, lancée dans le tourbillon du siècle, traversant la foule avec un cœur morne et promenant un regard sombre sur tous ses éléments de dégoût et de satiété, je cherchais à saisir dans l’air parfumé des fêtes nocturnes un son, un souffle qui me rendissent une émotion. D’autres fois, errant dans la campagne silencieuse et froide, j’allais interroger les étoiles baignées dans la brume et mesurer, dans une douloureuse extase, la distance infranchissable de la terre au ciel.

Combien de fois le jour m’a surprise dans un palais retentissant d’harmonie, ou dans les prairies humides de la rosée du matin, ou dans le silence d’une cellule austère, oubliant la loi du repos que l’ombre impose à toutes les créatures vivantes, et qui est devenue sans force pour les êtres civilisés ! Quelle surhumaine exaltation soutenait mon esprit à la poursuite de quelque chimère, tandis que mon corps affaibli et brisé réclamait le sommeil sans que je daignasse m’apercevoir de ses révoltes ! Je vous l’ai dit : le spiritualisme enseigné aux nations, d’abord comme une foi religieuse, puis comme une loi ecclésiastique, a fini par passer dans les mœurs, dans les habitudes, dans les goûts. On a dompté tous les besoins physiques, on a voulu poétiser les appétits comme les sentiments. Le plaisir a fui les lits de gazon et les berceaux de vigne pour aller s’asseoir sur le velours à des tables chargées d’or. La vie élégante, énervant les organes et surexcitant les esprits, a fermé aux rayons du jour la demeure des riches ; elle a allumé les flambeaux pour éclairer leur réveil, et placé l’usage de la vie aux heures que la nature marquait pour son abdication. Comment résister à cette fébrile et mortelle gageure ? Comment courir dans cette carrière haletante sans s’épuiser avant d’atteindre la moitié de son terme ? Aussi me voilà vieille comme si j’avais mille ans. Ma beauté, que l’on vante, n’est plus qu’un masque trompeur sous lequel se cachent l’épuisement et l’agonie. Dans l’âge des passions énergiques, nous n’avons plus de passions, nous n’avons même plus de désirs, si ce n’est celui d’en finir avec la fatigue et de nous reposer étendus dans un cercueil.

Pour moi, j’ai perdu le sommeil. Vraiment, hélas ! je ne sais plus ce que c’est. Je ne sais comment appeler cet engourdissement lourd et douloureux qui pèse sur mon cerveau et le remplit de rêves et de souffrances pendant quelques heures de la nuit. Mais ce sommeil de mon enfance, ce bon, ce doux sommeil, si pur, si frais, si bienfaisant, ce sommeil qu’un ange semblait protéger de son aile, et qu’une mère berçait de son chant, ce calme réparateur de la double existence de l’homme, cette molle chaleur étendue sur les membres, cette paisible et régulière respiration, ce voile d’or et d’azur abaissé sur les yeux, et ce souffle aérien que l’haleine de la nuit fait courir dans les cheveux et autour du cou de l’enfant, ce sommeil-là je l’ai perdu et ne le retrouverai jamais. Une sorte de délire amer et sombre plane sur mon âme privée de guide. Ma poitrine brûlante se soulève avec effort sans pouvoir aspirer les parfums subtils de la nuit. La nuit n’a plus pour moi qu’une atmosphère avare et desséchante. Mes rêves n’ont plus ce désordre aimable et gracieux qui résumait toute une vie d’enchantement dans quelques heures d’illusion. Mes rêves ont un effroyable caractère de vérité ; les spectres de toutes mes déceptions y repassent sans cesse, plus lamentables, plus hideux chaque nuit. Chaque fantôme, chaque monstre évoqué par le cauchemar est une allégorie claire et saisissante qui répond à quelque profonde et secrète souffrance de mon âme. Je vois fuir les ombres des amis que je n’aime plus, j’entends les cris d’alarme de ceux qui sont morts et dont l’âme erre dans les ténèbres de l’autre vie. Et puis je descends moi-même pâle et désolée dans les abîmes de ce gouffre sans fond qu’on appelle l’Éternité, et dont la gueule me semble toujours béante au pied de mon lit comme un sépulcre ouvert. Je rêve que j’en descends lentement les degrés, cherchant d’un œil avide un faible rayon d’espoir dans ces profondeurs sans bornes, et ne trouvant pour flambeau dans ma route que les bouffées d’une clarté d’enfer, rouge et sinistre, qui me brûle les yeux jusqu’au fond du crâne et qui m’égare de plus en plus.

Tels sont mes rêves. C’est toujours la raison humaine se débattant contre la douleur et l’impuissance.

Un semblable sommeil abrège la vie au lieu de la prolonger. Il dépense une énorme énergie. Le travail de la pensée, plus désordonné, plus fantastique dans les songes, est aussi plus violent et plus rude. Les sensations s’y éveillent par surprise, âpres, terribles et déchirantes, comme elles le seraient devant la réalité. Jugez-en, Trenmor, par l’impression que vous laisse la représentation dramatique de quelque passion fortement exprimée. Dans le rêve, l’âme assiste aux spectacles les plus terribles, et ne peut distinguer l’illusion de la vérité. Le corps bondit, se tord et palpite sous des émotions affreuses de terreur et de souffrance, sans que l’esprit ait la conscience de son erreur pour se donner, comme au théâtre, la force d’aller jusqu’au bout. On s’éveille baigné de sueur et de larmes, l’esprit frappé d’une stupide consternation, et fatigué pour tout un jour de l’exercice inutile qui vient de lui être imposé.

« Il y a des rêves plus pénibles encore, c’est de se croire condamné à accomplir quelque tâche extravagante, quelque travail impossible, comme de compter les feuilles dans une forêt, ou de courir rapide et léger comme l’air, de traverser, aussi vite que le pensée, vallons, mers et montagnes pour atteindre une image fugitive, incertaine, qui toujours nous devance et toujours nous attire en changeant d’aspect. N’avez-vous pas fait ce rêve, Trenmor, alors qu’il y avait dans votre vie des désirs et des chimères ? Oh ! comme il revient souvent ce fantôme ! comme il m’appelle, comme il me convie ! Parfois c’est sous la forme délicate et pâle d’une vierge qui fut ma compagne et ma sœur au matin de ma vie, et qui, plus heureuse que moi, mourut dans la fleur de sa jeunesse. Elle m’invite à la suivre au séjour du repos et du calme. J’essaie de marcher après elle. Mais, substance éthérée que le vent emporte, elle me devance, m’abandonne et disparaît dans les nuées. Et pourtant, moi, je cours toujours : car j’ai vu surgir, des rives brumeuses d’une mer imaginaire, un autre spectre que j’ai pris pour le premier et que je poursuis avec la même ardeur. Mais lorsqu’il se retourne, c’est quelque objet hideux, un démon ironique, un cadavre sanglant, une tentation ou un remords. Et moi, je cours encore : car un charme fatal m’entraîne vers ce protée qui ne s’arrête jamais, qui semble parfois s’engloutir au loin dans le flot rouge de l’horizon, et qui tout à coup sort de terre sous mes pieds pour m’imprimer une direction nouvelle.

Hélas ! que d’univers j’ai parcourus dans ces voyages de l’âme ! J’ai traversé les steppes blanchies des régions glacées. J’ai jeté mon rapide regard sur les savanes parfumées où la lune se lève si belle et si blanche. J’ai effleuré, sur les ailes du sommeil, ces vastes mers dont l’immensité épouvante la pensée. J’ai devancé à la course les navires les plus fins voiliers et les grandes hirondelles de proie. J’ai, dans l’espace d’une heure, vu le soleil se lever aux rivages de la Grèce et se coucher derrière les montagnes bleues du Nouveau-Monde. J’ai vu sous mes pieds les peuples et les empires. J’ai contemplé de près la face rouge des astres errants dans les solitudes de l’air et dans les plaines du ciel. J’ai rencontré la face effarée des ombres dispersées par un souffle de la nuit. Quels trésors d’imagination, quelles richesses de la nature n’ai-je pas épuisées dans ces vaines hallucinations du sommeil ? Aussi à quoi m’a servi de voyager ? Ai-je jamais rien vu qui ressemblât à mes fantaisies ? Oh ! que la nature m’a semblé pauvre, le ciel terne et la mer étroite, au prix des terres, des cieux et des mers que j’ai franchis dans mon vol immatériel ! Que reste-t-il à la vie réelle de beautés pour nous charmer, à l’âme humaine de puissances pour jouir et admirer, quand l’imagination a tout usé d’avance par un abus de sa force ?

« Ces songes étaient pourtant l’image de la vie : ils me la montraient obscursie par le trop vif éclat d’une lumière surnaturelle, comme les faits de l’avenir et l’histoire du monde sont écrits sombres et terribles dans les poésies sacrées des prophètes. Traînée à la suite d’une ombre à travers les écueils, les déserts, les enchantements et les abîmes de la vie, j’ai tout vu sans pouvoir m’arrêter. J’ai tout admiré en passant sans pouvoir jouir de rien. J’ai affronté tous les dangers sans succomber à aucun, toujours protégée par cette puissance fatale qui m’emporte dans son tourbillon, et m’isole de l’univers qu’elle fait passer sous mes pieds.

Voilà le sommeil que nous nous sommes fait.

Les jours sont employés à nous reposer des nuits. Plongés dans une sorte d’anéantissement, les heures d’activité pour toute la création nous trouvent, nonchalants et sans vie, occupés à attendre le soir pour nous réveiller, et la nuit pour dépenser en vains rêves le peu de force amassée durant le jour. Ainsi marche ma vie depuis bien des années. Toute l’énergie de mon âme se dévore et se tue à s’exercer sur elle-même, et tout son effet extérieur est d’affaiblir et de détruire le corps.

Je n’ai pas dormi plus calme sur ma couche de bruyères que sur mon lit de satin. Seulement je n’ai pas entendu sonner les heures au fronton des églises, et j’ai pu m’imaginer n’avoir perdu à cette insomnie mêlée d’un mauvais sommeil qu’une longue heure au lieu d’une nuit entière. Aux lieux habités s’attache, selon moi, une grande misère, c’est l’indomptable nécessité de savoir toujours à quelle heure on est de sa vie. Vainement on chercherait à s’y soustraire. On en est averti le jour par l’emploi que fait du temps tout ce qui vous entoure ; et la nuit, dans le silence, quand tout dort et que l’oubli semble planer sur toutes les existences, le timbre mélancolique des horloges vous compte impitoyablement les pas que vous faites vers l’éternité, et le nombre des instants que le passé vous dévore sans retour. Qu’elles sont graves et solennelles ces voix du temps qui s’élèvent comme un cri de mort, et qui vont se briser indifférentes sur les murs sonores de la demeure des vivants ou sur les tombes sans écho du cimetière ! Comme elles vous saisissent et vous font palpiter de colère et d’effroi sur votre couche brûlante ! Encore une ! me suis-je dit souvent, encore une partie de mon existence qui se détache ! Encore un rayon d’espoir qui s’éteint ! Encore des heures ! toujours des heures perdues, et qui tombent toutes dans l’abîme du passé, sans amener celle où je me sentirai vivre !

J’ai passé la journée d’hier dans un profond accablement. Je n’ai pensé à rien. Je crois que j’ai eu du repos tout un jour ; mais je ne me suis pas aperçue que je reposais. Et alors à quoi bon ?

Le soir j’ai résolu de ne point dormir, et d’employer la force que mon âme retrouve pour les rêves, à poursuivre comme autrefois une idée. Il y a bien longtemps que je ne lutte plus, ni contre la veille ni contre le sommeil. Cette nuit j’ai voulu reprendre la lutte, et, puisqu’en moi la matière ne peut éteindre l’esprit, faire au moins que l’esprit domptât la matière. Eh bien ! je n’ai point réussi. Écrasée par l’un et par l’autre, j’ai passé la nuit assise sur un rocher, ayant à mes pieds le glacier que la lune faisait étinceler comme les palais de diamants des contes arabes, sur ma tête un ciel pur et froid où les étoiles resplendissaient larges et blanches comme des larmes d’argent sur un linceul.

Ce désert est vraiment bien beau, et Sténio le poëte eût passé là une nuit d’extase et de fièvre lyrique ! Moi hélas ! je n’ai senti dans mon cerveau que l’indignation et le murmure ; car ce silence de mort pesait sur mon âme et l’offensait. Je me demandais à quoi bon cette âme curieuse, avide, inquiète, incapable de rester ici-bas, pour aller toujours frapper à un ciel d’airain qui jamais ne s’entr’ouvre à son regard, qui jamais ne lui répond par un mot d’espoir ! Oui, je détestais cette nature radieuse et magnifique, car elle se dressait là, devant moi, comme une beauté stupide qui se tient muette et fière sous le regard des hommes, et croit avoir assez fait en se montrant. Puis je retombais dans cette décourageante pensée : — Quand je saurais, je n’en serais que plus à plaindre, ne pouvant pas. — Et au lieu de tomber dans une philosophique insouciance, je tombais dans l’ennui de ce néant où mon existence est rivée.