Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 11-12).

XII.


Trenmor n’avait qu’un moyen de mériter mon amitié : c’était de l’accepter, et il l’a fait. Il n’a pas craint de se fier à mes promesses, il n’a pas cru que cette générosité serait au-dessus de mes forces. Au lieu d’être humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma délicatesse, il n’est pas sur la défensive, et ne suppose pas que je puisse l’humilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a l’âme noble et grande, et nulle amitié ne m’a plus flattée que la sienne.

Jeune orgueilleux, car c’est vous qui l’êtes ! osez-vous bien vous élever au-dessus de cet homme que la foudre a renversé ? Parce qu’il a été entraîné par la fatalité, parce que, né sous une étoile funeste, il s’est égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute, vous vous détournez de lui alors que, sanglant et brisé, vous le voyez sortir de l’abîme ! Ah ! vous êtes du monde, vous ! Vous partagez bien ses inexorables préjugés, ses égoïstes vengeances ! Quand le pécheur est encore debout, vous le tolérez encore ; mais sitôt qu’il est à terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin pour faire comme fait la foule, pour qu’en voyant votre cruauté les autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de pitié, car on pourrait l’interpréter mal, et croire que vous êtes le frère ou l’ami de la victime. Et si l’on supposait que vous êtes capable des mêmes forfaits, si l’on disait de vous : « Voyez cet homme qui tend la main au proscrit ; n’est-il point son compagnon de misère et d’infamie ? » Oh ! plutôt que de faire dire cela, lapidons le proscrit ; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le ! Apportons notre part d’insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamné à l’échafaud, le peuple se rue à l’entour pour accabler d’outrages ce reste d’homme qui va mourir. Faites comme le peuple, Sténio ! Que dirait-on de vous dans cette ville où vous êtes étranger comme nous, si l’on vous voyait toucher sa main ? On penserait peut-être que nous avez été au bagne avec lui ! Plutôt que de vous exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit ! L’amitié du maudit est dangereuse. L’ineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre calcul ? est-ce votre sentiment, Sténio ?

N’ayez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu l’histoire de cette jeune fille qui, voyant marcher à la mort un illustre infortuné, fendit la presse des curieux indifférents, et ne sachant quel témoignage d’intérêt lui donner, pauvre et simple enfant qu’elle était, lui offrit une rose qu’elle avait à la main, une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-être lui avait donnée, et qui fut le seul, le dernier témoignage d’affection et de pitié que reçut un prince marchant au supplice ? N’êtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du lépreux d’Aoste, de l’action naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main ? Pauvre lépreux, qui n’avait pas touché la main de son semblable depuis tant d’années, qui eut tant de peine à refuser cette main amie, et qui pourtant la refusa dans la crainte de l’infecter de son mal !…

Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne ? Le malheur est-il donc contagieux comme la lèpre ? Eh bien, soit ! que la réprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux, et que Trenmor lui-même soit ingrat ! j’aurai pour moi Dieu et mon cœur, n’est-ce pas bien plus que l’estime du vulgaire et la reconnaissance d’un homme ? Oh ! donner un verre d’eau à relui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur d’un front couvert de honte, jeter un brin d’herbe à une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas d’engloutir, ce sont là de minces bienfaits ! Et pourtant l’opinion nous les interdit ou nous les conteste ! Honte à nous ! nous n’avons pas un bon mouvement qu’il ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes à être vains et impitoyables, et cela s’appelle l’honneur ! Malédiction sur nous tous !

Eh bien ! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un acte de miséricorde, j’éprouve pour cet homme une sorte de respect enthousiaste ! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous ! Savez-vous comment il a supporté son malheur ? Vous vous seriez tué, vous ; certes, avec votre fierté, vous n’eussiez pas accepté le châtiment, de l’infamie. Eh bien ! il s’est soumis, il a trouvé que le châtiment était juste, qu’il l’avait mérité, non pas tant pour son crime que pour le mal qu’il avait fait à son âme durant le cours de plusieurs années. Et puisqu’il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il l’a subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a supporté le regard des curieux ; il a vécu cinq ans dans cette fange parmi ces bêtes féroces et venimeuses ; il a subi le mépris des derniers scélérats et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui avait été si riche et si voluptueux, cet homme d’habitudes raffinées et de caprices despotiques ! Celui qui volait sur les flots entouré de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide ; celui qui fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de l’Arabie, celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce comme Byron, cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et d’excitation sous toutes ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne ! Et cet égout infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père qui a vendu ses filles et le fils qui a empoisonné sa mère, le bagne, d’où l’on sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti debout, calme, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front de l’homme purifié.