Lélia (1833)/Texte entier

1
H. Dupuy et L. Tenré.


Dédié
à M. H. Delatouche.


*


Quand la crédule espérance hasarde un regard confiant parmi les doutes d’une ame déserte et désolée pour les sonder et les guérir, son pied chancelle sur le bord de l’abîme, son œil se trouble, elle est frappée de vertige et de mort.
pensées inédites d’un solitaire.


*



PREMIÈRE PARTIE.


I



Qui es-tu ? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. À coup sûr tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine ? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre ? Si tu viens de Dieu, parle et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer… Toi venir de l’enfer ! Toi si belle et si pure ! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’ame et la transportent jusqu’au trône de Dieu !

Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéisme : il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi ? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre ame, quand vous niez l’amour ? Ô ciel ! vous, proférer ce blasphème ! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois ?




II



Lélia, j’ai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine. Vous me ballottez sur une mer d’inquiétudes et de doutes. Vous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m’élevez au ciel et vous me foulez aux pieds. Vous m’emportez avec vous dans les nuées radieuses, et puis vous me précipitez dans le noir chaos ! Ma faible raison succombe à de telles épreuves. Épargnez-moi, Lélia !

Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous étiez si grande, si sublime, que j’aurais voulu m’agenouiller devant vous et baiser la trace embaumée de vos pas. Quand le Christ fut transfiguré dans une nuée d’or et sembla nager aux yeux de ses apôtres dans un fluide embrasé, ils se prosternèrent et dirent : — Seigneur, vous êtes bien le fils de Dieu ! — Et puis quand la nuée se fut évanouie et que le prophète descendit la montagne avec ses compagnons, ils se demandèrent sans doute avec inquiétude : — Cet homme qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui va souper avec nous, est-il donc le même que nous venons de voir enveloppé de voiles de feu et tout rayonnant de l’esprit du Seigneur ? — Ainsi fais-je avec vous, Lélia ! À chaque instant vous vous transfigurez devant moi, et puis vous dépouillez la divinité pour redevenir mon égale, et alors je me demande avec effroi si vous n’êtes point quelque puissance céleste, quelque prophète nouveau, le Verbe incarné encore une fois sous une forme humaine, et si vous agissez ainsi pour éprouver notre foi et connaître parmi nous les vrais fidèles !

Mais le Christ ! cette grande pensée personnifiée, ce type sublime de l’ame immatérielle, il était toujours au-dessus de la nature humaine qu’il avait revêtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se cacher si bien qu’il ne fût toujours le premier entre les hommes. Vous, Lélia, ce qui m’effraie, c’est que, quand vous descendez de vos gloires, vous n’êtes plus même à notre niveau, vous tombez au-dessous de nous-mêmes, et vous semblez ne plus chercher à nous dominer que par la perversité de votre cœur. Par exemple, qu’est-ce donc que cette haine profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez pour notre race ? Peut-on aimer Dieu comme vous faites, et détester si cruellement ses œuvres ? Comment accorder ce mélange de foi sublime et d’impiété endurcie, ces élans vers le ciel, et ce pacte avec l’enfer ? Encore une fois, d’où venez-vous, Lélia ? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre ?

Hier, à l’heure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d’un rose bleuâtre, alors que l’air tiède d’un beau soir d’hiver glissait dans vos cheveux, et que la cloche de l’église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée ; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d’un reflet magique. Vos yeux, levés vers la voûte bleue où se montraient à peine quelques étoiles timides, brillaient d’un feu sacré. Moi, poëte des bois et des vallées, j’écoutais le murmure mystérieux des eaux, je regardais les ondulations moelleuses des pins faiblement agités, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se présente, au premier rayon de soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs calices d’azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point à tout cela ; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent n’appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n’éveillait vos sensations, vous étiez toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchanté qui s’étendait sous nos pieds, vous me dites en élevant la main vers la voûte éthérée : Regardez cela ! Ô Lélia ! vous soupiriez après votre patrie, n’est-ce pas ? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si long-temps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui ?

Mais hélas ! quand le froid qui commençait à souffler sur la bruyère nous eut forcés de chercher un abri dans la ville ; quand, attiré par les vibrations de cette cloche, je vous priai d’entrer dans l’église avec moi et d’assister à la prière du soir, pourquoi, Lélia, ne m’avez-vous pas quitté ? Pourquoi, vous qui pouvez certainement des choses plus difficiles, n’avez-vous pas fait descendre d’en haut un nuage pour me voiler votre face ? Hélas ! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le sourcil froncé, l’air hautain, le cœur sec ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas agenouillée sur les dalles moins froides que vous ? Pourquoi n’avez-vous pas croisé vos mains sur ce sein de femme que la présence de Dieu aurait dû remplir d’attendrissement ou de terreur ? Pourquoi ce calme superbe et ce mépris apparent pour les rites de notre culte ? N’adorez-vous pas le vrai Dieu, Lélia ? Venez-vous des contrées brûlantes où l’on sacrifie à Brama, ou des bords de ces grands fleuves sans nom, où l’homme implore l’esprit du mal plutôt que celui du bien ? car nous ne savons ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue naître. Nul ne le sait, et le mystère qui vous environne nous rend superstitieux malgré nous !

Vous insensible ! Vous impie ! Oh ! cela ne se peut pas ! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette ame, cette grande ame où la poésie ruisselle, où l’enthousiasme déborde, et dont le feu nous gagne et nous entraîne au-delà de tout ce que nous avions senti ? À quoi songiez-vous hier, qu’aviez-vous fait de vous-même, quand vous étiez là, muette et glacée dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques, insensible à l’encens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de l’orgue, à toute la poésie du saint lieu ? Et comme elle était belle pourtant cette église imprégnée d’humides parfums, palpitante d’harmonies sacrées ! Comme la flamme des lampes d’argent s’exhalait blanche et mate dans les nuages d’opale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales d’une fumée odorante ! Comme les lames d’or du tabernacle s’élevaient légères et rayonnantes sous le reflet des cierges ! Et quand le prêtre, ce grand et beau prêtre irlandais dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère, et la parole si sonore, descendit lentement les degrés de l’autel, traînant sur les tapis son long manteau de velours ; quand il éleva sa grande voix, triste et pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie ; quand il nous dit, en nous présentant l’ostensoir étincelant, ce mot si puissant dans sa bouche : Adoremus ! alors, Lélia, je me sentis pénétré d’une sainte frayeur, et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux.

Mais votre pensée est si intimement liée dans mon ame à toutes les grandes pensées, que je me retournai presque aussitôt vers vous pour partager avec vous cette émotion délicieuse ; ou peut-être, que Dieu maintenant me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles adorations.

Mais vous, vous étiez debout ! Vous n’avez pas plié le genou, vous n’avez pas baissé les yeux ! Votre regard superbe s’est promené froid et scrutateur sur le prêtre, sur l’hostie, sur la foule prosternée : rien de tout cela ne vous a parlé. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez refusé votre prière au Seigneur. Seriez-vous donc une puissance au-dessus de lui ?

Eh bien ! Lélia, que Dieu me le pardonne encore ! Pendant un moment je l’ai cru et j’ai failli lui retirer mon hommage pour vous l’offrir. Je me suis laissé éblouir et subjuguer par la puissance qui était en vous. Hélas ! il faut l’avouer, je ne vous vis jamais si belle. Pâle comme une des statues de marbre blanc qui veillent auprès des tombeaux, vous n’aviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient d’un feu sombre, et votre vaste front, dont vous aviez écarté vos cheveux noirs, s’élevait, sublime d’orgueil et de génie, au-dessus de la foule, au-dessus du prêtre, au-dessus de Dieu même. Cette profondeur d’impiété était effrayante, et à vous voir ainsi toiser du regard l’espace qui est entre nous et le ciel, tout ce qui était là se sentait petit. Milton vous avait-il vue quand il fit si noble et si beau le front foudroyé de son ange rebelle ?

Faut-il vous dire toutes mes terreurs ? Il m’a semblé qu’à l’instant où le prêtre debout, élevant le symbole de la foi sur nos têtes inclinées, vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous ; oui, il m’a semblé qu’alors son regard profond et sévère, rencontrant votre impassible regard, s’est baissé devant lui. Il m’a semblé que ce prêtre pâlissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le calice, et que sa voix s’éteignait dans sa vaste poitrine. Est-ce là un rêve de mon imagination troublée, ou bien en effet l’indignation a-t-elle suffoqué le ministre du Très-Haut lorsqu’il vous a vue ainsi résister à l’ordre émané de sa bouche ? Ou bien, tourmenté comme moi par une étrange hallucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une puissance évoquée du sein de l’abîme, ou une révélation envoyée du ciel ?




III



Que t’importe cela, jeune poëte ? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d’où je viens ?… Je suis née comme toi dans la vallée des larmes, et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse, et dont une hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées ? Que peut-il y avoir d’étrange et de mystérieux dans une existence humaine ? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes ? Allez ! ce monde tout entier est bien loin de lui ; il est bien froid, et bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.

Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encore peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre d’exil et de servitude.

Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous ? Croyez-vous que je ne souffre pas ? J’ai vu des hommes, plus malheureux que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur caractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous dont la vue est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les uns les autres, et à tenir note des nuances que subit l’infortune en se révélant à nous. Tout cela, qu’est-ce devant Dieu ? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie.

C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je ? Qu’il change ma destinée ? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter contre mes douleurs ? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir.

Vous demandez si j’adore l’esprit du mal ? L’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées : Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à l’enfer le secret de ma destinée. C’est à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poëte, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères ; mon ame est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une ame qui souffre et qui attend. Si vous l’interrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même, et n’osera plus s’ouvrir à vous.




IV



L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée, Lélia ; j’ai blessé la sublime pudeur de votre ame. C’est qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux ! Vous croyez que je porte sur vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger, fussiez-vous le plus remarquable sujet offert aux observations du physiologiste.

Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser ; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix, et à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie ; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème ; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes, car je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence, je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être ; mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon ame ne peut plus vivre en elle-même ; Dieu et la poésie ne lui suffisent plus ; Dieu et la poésie, c’est vous désormais, et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.

Dis-moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance d’aimer, si ton ame est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut ; car je ne le sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois roses et brillans comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, quelquefois rouges et sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la foudre.

Ai-je commencé la vie avec toi, ou l’ai-je quittée pour te suivre dans la mort ? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir ? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre, ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter ? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves ! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles ! Qu’ai-je fait, que rêver, et attendre, et espérer, depuis que je suis au monde ? Vais-je produire enfin ? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject ? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser ? En sortirai-je pour monter ou pour descendre ?

Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi ! une destinée inhérente à la tienne et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu ! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne, et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber !

Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’élances sans moi. Cruelle Lélia ! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’ame libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule ! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, et calme, et triste, et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.

Je suis bien misérable ! ma situation n’est pas ordinaire ; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme, et – je ne trace ce mot qu’avec effort tant il est horrible – je crois que non !

Ô Lélia ! cette fois répondrez-vous ? À présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien à craindre ni à espérer.




V



Enfant que vous êtes ! À peine vous êtes né, et déjà vous êtes pressé de vivre ! car il faut vous le dire, vous n’avez pas encore vécu, Sténio ; je vous définirai la vie en deux mots, mais plus tard.

Pourquoi donc tant vous hâter ? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but maudit où nous échouons tous ? Vous viendrez vous y briser comme les autres, Sténio. Prenez donc votre temps, faites l’école buissonnière, et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l’école où l’on apprend la vie.

Heureux enfant, qui demande où est le bonheur, comment il est fait, s’il l’a goûté déjà, s’il est appelé à le goûter un jour ! Ô profonde et précieuse ignorance ! Je ne te répondrai pas, Sténio.

Ne crains rien, je ne te flétrirai pas au point de te dire une seule des choses que tu veux savoir. Si j’aime, si je puis aimer, si je te donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait grand par mon amour, ou anéanti par mon indifférence : tout cela, vois-tu, c’est une science téméraire que Dieu refuse à ton âge et qu’il me défend de te donner. Attends !

Je te bénis, jeune poëte, dors en paix. Demain viendra beau comme les autres jours de ta jeunesse, paré du plus grand bienfait de la providence, le voile qui cache l’avenir !




VI



Voilà comme vous répondez toujours ! Eh bien ! votre silence me fait pressentir de telles douleurs, que je suis réduit à vous remercier de votre silence. Pourtant cet état d’ignorance que vous croyez si doux, il est affreux, Lélia ; vous le traitez avec une dédaigneuse légèreté, c’est que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu s’écouler comme la mienne, mais la première passion qui s’alluma dans votre sein n’y fut pas en lutte, j’imagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute vous fûtes aimée avant d’aimer vous-même. Votre cœur, ce trésor que j’implorerais encore à genoux, si j’étais roi de la terre, votre cœur fut ardemment appelé par un autre cœur ; vous ne connûtes pas les tourmens de la jalousie et de la crainte ; l’amour vous attendait, le bonheur s’élançait vers vous, et il vous a suffi de consentir à être heureuse, à être aimée. Non, vous ne savez pas ce que je souffre ; sans cela vous en auriez pitié, car enfin vous êtes bonne, vos actions le prouvent en dépit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charité de l’Évangile avec votre méchant sourire sur les lèvres, nourrir et vêtir celui qui était nu et affamé, tout en affichant un odieux scepticisme. Vous êtes bonne, d’une bonté native, involontaire, et que la froide réflexion ne peut pas vous ôter.

Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion de moi ; vous me diriez s’il faut vivre ou mourir ; vous me donneriez tout de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console.




VII



Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes ? Que vous veut-il ? d’où vous connaît-il ? où vous a-t-il vue ? D’où vient que, le premier jour qu’il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu’aussitôt vous échangeâtes avec lui un triste sourire ?

Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid ; si son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique. C’est, dites-vous, un grand poëte qui ne se livre point au monde, mais qui est au-dessus de Byron. Son vaste front révèle en effet le génie ; mais je n’y trouve pas cette pureté céleste, ce rayon d’enthousiasme qui caractérise le poëte. Cet homme est morne et désolant comme le Giaour, comme Lara, comme vous, Lélia, quand vous souffrez. Je n’aime point à le voir sans cesse à vos côtés, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire, tout ce que vous réserviez de bienveillance pour la société, et d’intérêt pour les choses humaines.

Je sais que je n’ai pas le droit d’être jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois je ne vous le dirai pas. Mais je m’afflige (cela m’est permis) de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous déjà si triste, si découragée, vous qu’il ne faudrait entretenir que d’espoir et de douces promesses, vous voilà sous le contact d’une existence flétrie et désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions, aucune fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne s’anime jamais ; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis long-temps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, Madame, j’ai beaucoup observé cet homme, j’ai percé le mystère dont il s’enveloppe. S’il vous dit qu’il vous aime, il ment ! Il ne peut plus aimer.

Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer ? C’est une terrible question que je débats depuis long-temps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant d’amour et de poésie émane de vous sans que votre ame en recèle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores ! Il imprime à tout ce qui l’approche une telle répulsion, que son exemple me console et m’encourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, j’aurais horreur de vous, comme j’ai horreur de lui.

Et cependant, oh ! dans quel inextricable dédale ma raison se débat ! Vous ne partagez pas l’horreur qu’il m’inspire. Vous semblez au contraire attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instans où, le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient, et des fleurs qui volent, il me semble que seuls parmi nous tous vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu’une douloureuse ressemblance s’établit entre vos sensations et même entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres fronts cet air de famille, ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment votre frère ? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis prêt à toutes les suppositions.

Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh bien ! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n’est ni étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de l’intimité qui règne entre lui et vous, vous si froide, si méfiante, si réservée parfois, et qui ne l’êtes jamais pour lui. S’il est votre frère, Lélia, quels droits a-t-il de plus que moi sur vous ? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui ? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur ? Oh ! que ne l’êtes-vous ! vous n’auriez de moi nulle défiance, vous ne méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que vous m’inspirez ! N’aime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a l’ame passionnée et une sœur comme vous, Lélia ! Les liens du sang qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses sympathies ?

Non, s’il est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance qu’à moi. Qu’il est heureux, le maudit, si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances, et s’il a le pouvoir de les adoucir ! Hélas ! vous ne m’accordez pas seulement le droit de les partager ! Je suis donc bien peu de chose ! Mon amour a donc bien peu de prix ! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau ! Oh ! je suis malheureux, Lélia ! car vous l’êtes, vous, et vous n’avez jamais versé une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez d’être gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m’être à charge en vous livrant à votre humeur. Ah ! c’est une délicatesse bien insultante, Lélia, et qui m’a fait souvent bien du mal ! Avec lui vous n’êtes jamais gaie. Voyez si j’ai sujet d’être jaloux !




VIII



J’ai montré votre lettre à l’homme qu’on nomme ici Trenmor, et dont moi seule connais le vrai nom. Il a pris tant d’intérêt à votre souffrance, et c’est un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que vous croyez mort !), qu’il m’a autorisée à vous confier son secret. Vous allez voir que l’on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand qu’un homme puisse confier à un autre homme.

Et d’abord sachez la cause de l’intérêt que j’éprouve pour Trenmor. C’est que cet homme est le plus malheureux que j’aie encore rencontré ; c’est que, pour lui, il n’est point resté au fond du calice une goutte de lie qu’il n’ait fallu épuiser ; c’est qu’il a sur vous une immense, une incontestable supériorité, celle du malheur.

Savez-vous ce que c’est que le malheur, jeune homme ? Vous entrez à peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos passions se soulèvent, accélèrent les mouvemens de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations nouvelles, des inquiétudes convulsives, des tourmens nerveux, et vous appelez cela souffrir ! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel baptême du malheur ! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et précieuse souffrance que celle d’aimer ! De combien de poésie n’est-elle pas la source ? Qu’elle est chaleureuse, qu’elle est productive, la souffrance qu’on peut dire et dont on peut être plaint !

Mais celle qu’il faut renfermer sous peine d’infamie et de malédiction, celle qu’il faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace, qui n’a point de larmes, point de prières, point de rêveries, celle qui toujours veille, froide, pâle, paralytique au fond du cœur ! celle que Trenmor a épuisée, c’est celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu, au jour de la justice ; car devant les hommes il faut s’en cacher.

Écoutez l’histoire de Trenmor. Il est plus largement, plus richement organisé qu’aucun de vous. Pour lui la vie commune était trop petite ; aux ames comme la sienne l’univers n’offre pas assez d’alimens. Comme vous cependant il a été jeune, candide, amoureux ; comme vous, il a eu vingt ans. Seulement, comme il vivait plus vite, il les a eus à seize.

L’amour épuisé, il a été dévoré par une passion bien autrement énergique, bien plus féconde en drames terribles, bien plus intense, bien plus enivrante, bien plus héroïque dans les actes qui concourent à son but. Le jeu ! car il faut le dire, hélas ! si le but est vil en apparence, l’ardeur est puissante, l’audace est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais les femmes n’en inspirent de pareils. L’or est une puissance bien supérieure à la leur. En force, en courage, en dévouement, en persévérance, au prix du joueur, l’amant n’est qu’un faible enfant dont les efforts sont dignes de pitié. Combien d’hommes avez-vous vu sacrifier à leur maîtresse ce bien inestimable, cette nécessité sans prix, cette condition d’existence sans laquelle il n’y a pas d’existence supportable, l’honneur ! Je n’en connais guère dont le dévouement aille plus loin que le sacrifice de la vie. Tous les jours le joueur immole son honneur et supporte la vie. Le joueur est âpre, il est stoïque, il triomphe froidement, il succombe froidement ; il passe en quelques heures des derniers rangs de la société aux premiers, dans quelques heures il redescend au point d’où il était parti, et cela sans changer d’attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place où son démon l’enchaîne, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales. Tour à tour roi et mendiant, il gravit d’un seul bond l’échelle immense, toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excité par l’âcre soif qui le dévore. Que sera-t-il tout à l’heure ? Prince ou esclave ? Comment sortira-t-il de cet antre ? Nu, ou courbé sous le poids de l’or ? Qu’importe ? Il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu’il y a d’impossible pour lui, c’est le repos ; il est comme l’oiseau des tempêtes qui ne peut vivre sans les flots agités et les vents en fureur. On l’accuse d’aimer l’or ! il l’aime si peu qu’il le jette à pleines mains. Ces dons de l’enfer ne sauraient lui profiter ni l’assouvir. À peine riche, il lui tarde d’être ruiné afin de goûter encore cette nerveuse et terrible émotion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu’est-ce donc que l’or à ses yeux ? Moins, par lui-même, que des grains de sable aux vôtres. Mais l’or lui est un emblême des biens et des maux qu’il vient chercher et braver. L’or, c’est son jouet, c’est son ennemi, c’est son Dieu, c’est son rêve, c’est son démon, c’est sa maîtresse, c’est sa poésie ; c’est l’ombre qu’il poursuit, qu’il attaque, qu’il étreint, puis qu’il laisse échapper pour avoir le plaisir de recommencer la lutte, et de se prendre encore une fois corps à corps avec le destin. Allez ! c’est beau cela ! c’est absurde ; il faut le condamner, parce que l’énergie, employée ainsi, est sans profit pour la société, parce que l’homme qui dirige ses forces vers un pareil but, vole à ses semblables tout le bien qu’il aurait pu leur faire avec moins d’égoïsme. Mais, en le condamnant, ne le méprisez pas, petites organisations qui n’êtes capables ni de bien ni de mal ; ne mesurez qu’avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer fougueuse pour le seul plaisir d’exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Son égoïsme le pousse au milieu des fatigues et des dangers, comme le vôtre vous enchaîne à de patientes et laborieuses professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d’hommes qui travaillent pour la patrie sans songer à eux-mêmes ? Lui, il s’isole franchement, il se met à part, il dispose de son avenir, de son présent, de son repos, de son honneur. Il se condamne à la souffrance, à la fatigue. Déplorez son erreur, mais ne vous comparez pas à lui, dans le secret de votre orgueil, pour vous glorifier à ses dépens. Que son fatal exemple serve seulement à vous consoler de votre inoffensive nullité.

Je m’arrête ici pour aujourd’hui ; votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi, si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression ; demain je vous dirai le reste.




IX



Vous avez raison de me ménager, ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus de la société, pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers elle ? Cette question est peut-être injurieuse ; peut-être la société est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle ; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.

Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion… Ô Dieu ! que me reste-t-il donc à apprendre ? quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse ? Le joueur n’est pas méprisable, dites-vous ? Ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens ? Je n’ai pas le droit de le juger et de dire : — Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne ? — Eh bien ! soit ; je suis jeune ; je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie ; mais Trenmor aussi a eu vingt ans et de nobles passions ! Vous, Lélia, vous plus grande par votre ame et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr ; et vous ne voulez pas le faire ! Votre indulgente compassion, ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire), le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses revers…

Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchans ? Pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force ? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi ? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect ? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire !… Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile, et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre ame blasée.

Eh bien ! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia ! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or…

Est-ce mon déshonneur, est-ce ma honte que vous me demandez ?… Eh bien ! Lélia, eh bien !… Mais c’est vous faire injure que de vous offrir de tels sacrifices, vous me mépriseriez après, dites ? Pourtant, vous ne méprisez pas Trenmor, et il a sacrifié son honneur, dites-vous, à quoi ? à la passion du jeu ! Continuez, continuez cette histoire, elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre ame, après tout ; de cette ame profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais. 




X



Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme ; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia ? Cela est une question.

Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poëte ! que ce mot ne vous effraie ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes ! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor ; malgré ses larges passions, malgré son organisation supérieure, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter pour lui.

Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.

Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer ? Pourquoi !… heureux Sténio ! — Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme ? — Qu’augurez-vous de sa puissance ? — Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas ?

Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon ! Vois ce que tu me forces à te dire !…

Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul. — J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout ! — De philanthropie ?… Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge les hypocrites ! Mon triste regard plongeait au fond de leur ame et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchans, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître, elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions ! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais, les autres passions ne peuvent se donner le change. La vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent. — La philanthropie ! — Ô mon Dieu ! quelle puérile fausseté ! Où est-il, l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire ?

Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base ? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroite commentation de ces paroles du Christ : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ! – Je vous le dis, en vérité, celui qui est le plus petit sur la terre sera le plus grand dans le royaume des cieux ! »

Maintenant, pourquoi Trenmor n’a-t-il pas employé sa force morale à se dompter dans l’intérêt de ses semblables ? — C’est qu’il a mal compris la vie, c’est que son égoïsme l’a mal conseillé, c’est qu’au lieu de monter sur un théâtre somptueux, il est monté sur un théâtre en plein vent ; c’est qu’au lieu de s’employer à déclamer de spécieuses moralités sur la scène du monde et à jouer les rôles héroïques, il s’est amusé, pour donner carrière à la vigueur de ses muscles, à faire des tours de force et à se risquer sur un fil d’archal. Et encore cette comparaison ne vaut rien ! le saltimbanque a sa vanité comme le tragédien, comme l’orateur philanthrope. Le joueur n’en a pas ; il n’est ni admiré, ni applaudi, ni envié. Ses triomphes sont si courts et si hasardés, que ce n’est pas la peine d’en parler. Au contraire, la société le condamne, le vulgaire le méprise, surtout les jours où il a perdu. Tout son charlatanisme consiste à faire bonne contenance, à tomber décemment devant un groupe d’intéressés qui ne le regardent même pas, tant ils ont une autre contention d’esprit qui les absorbe ! Si, dans ses rapides heures de fortune, il trouve quelque plaisir à satisfaire les vulgaires vanités du luxe, c’est un tribut bien court qu’il paie aux faiblesses humaines. Bientôt il va sacrifier sans pitié ces puériles jouissances d’un instant à l’activité dévorante de son ame, à cette fièvre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie des autres hommes. De la vanité à lui ? Il n’en a pas le temps ! il a bien autre chose à faire ! N’a-t-il pas son cœur à faire souffrir, sa tête à bouleverser, son sang à boire, sa chair à tourmenter, son or à perdre, sa vie à remettre en question, à reconstruire, à défaire, à tordre, à déchirer par lambeaux, à risquer en bloc, à reconquérir pièce à pièce, à mettre dans sa bourse, à jeter sur la table à chaque instant ? Demandez au marin s’il peut vivre à terre, à l’oiseau s’il peut être heureux sans ses ailes, au cœur de l’homme s’il peut se passer d’émotions ?

Le joueur n’est donc pas criminel par lui-même ; c’est sa position sociale qui presque toujours le rend tel ; c’est sa famille qu’il ruine ou qu’il déshonore. Mais supposez-le, comme Trenmor, isolé dans le monde, sans affections, sans parentés assez intimes pour être prises en considération, libre, abandonné à lui-même, rassasié ou trompé en amour, et vous plaindrez son erreur, vous regretterez pour lui qu’il ne soit pas né avec un tempérament sanguin et vaniteux, plutôt qu’avec un tempérament bilieux et concentré.

Où prenez-vous que le joueur soit dans la même catégorie que les flibustiers et les brigands ? Demandez aux gouvernemens pourquoi ils tirent une partie de leurs richesses d’une source si honteuse ? Eux seuls sont coupables d’offrir ces horribles tentations à l’inquiétude, ces funestes ressources au désespoir.

Mais vous ne comprenez pas encore pourquoi j’excuse cet homme ; sachez que je le rencontrai un jour au milieu de ses plus brillans succès, et que je me détournai de lui avec mépris. Je le mépriserais encore s’il n’eût pas expié sa faute ; mais nous allons voir si vous ne la lui pardonnerez pas quand vous saurez tout.

Si l’amour du jeu n’est pas en lui-même aussi honteux que la plupart des autres penchans, c’est le plus dangereux de tous, le plus âpre, le plus irrésistible, celui dont les conséquences sont les plus misérables. Il est presque impossible au joueur de ne pas se déshonorer au bout de quelques années.

Trenmor, après avoir pendant long-temps supporté cette vie d’angoisses et de convulsions, avec l’héroïsme chevaleresque qui était la base de son caractère, se laissa enfin corrompre. C’est-à-dire que, son ame s’usant peu à peu à ce combat perpétuel, il perdit la force stoïque avec laquelle il avait su accepter les revers, supporter les privations d’une affreuse misère, recommencer patiemment l’édifice de sa fortune, parfois, avec une obole, attendre, espérer, marcher prudemment et pas à pas, sacrifier tout un mois à réparer les pertes d’un jour. Telle fut long-temps sa vie. Mais enfin, las de souffrir, il commença à chercher hors de sa volonté, hors de sa vertu (car il faut bien le dire, le joueur a sa vertu aussi) les moyens de regagner plus vite les valeurs perdues ; il emprunta, et dès-lors il fut perdu lui-même.

On souffre d’abord cruellement de se trouver dans une situation indélicate, et puis on s’y fait, comme à tout, on s’étourdit, on se blase. Trenmor fit comme font les joueurs et les prodigues : il devint nuisible et dangereux à ses amis. Il accumula sur leurs têtes les maux que long-temps il avait courageusement assumés sur la sienne. Il fut coupable, il risqua son honneur, puis l’existence et l’honneur de ses proches, comme il avait risqué ses biens. Le jeu a cela d’horrible qu’il ne vous donne pas de ces leçons sur lesquelles il n’y a point à revenir. Il est toujours là qui vous appelle ! Cet or, qui ne s’épuise jamais, est toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit : — Espère ! — et parfois il tient ses promesses ; il vous rend l’audace, il rétablit votre crédit, il semble retarder encore le déshonneur ; mais le déshonneur est consommé du jour où l’honneur est volontairement mis en risque.

C’est à cette époque que je connus Trenmor et que je le méprisai. Mon mépris lui fit du mal, et il cessa d’emprunter à ses amis. Mais il eût fallu guérir de sa passion, et cela était peut-être au-dessus de ses forces.

Il eut recours à ces déplorables moyens qui soutiennent encore quelque temps les existences perdues. Il se livra aux usuriers, et parvint, quelques semaines encore, à combler les énormes déficit qu’amenaient de telles spéculations. Mais enfin les dettes grandirent, la fortune baissa, l’hydre aux cent têtes devint de plus en plus menaçante. Un jour Trenmor se trouva réduit à n’avoir plus un denier à jeter sur l’infernal tapis, plus un seul denier à montrer en cautionnement des millions qu’il devait.

Il m’a dit qu’une pensée lui était ce jour-là venue du ciel, mais son mauvais ange l’étouffa en lui. Il songea à moi, à moi qui n’étais pas son amie, et qui n’avais pas le droit de lui refuser des secours, à moi qui l’avais blessé au fond de l’ame et pour qui il éprouvait plus de sympathie, en cet instant de désespoir, que pour aucun de ses dangereux compagnons. Mais la mauvaise honte parla plus haut, il ne vint pas.

Alors, en ce jour de malédiction, la facilité de commettre une infamie vint le trouver. L’occasion lui tendit les bras, lui jeta ses sales caresses, s’embellit de ses hideux appas, et vint à bout de son ame égarée. Cet homme, qui n’avait jamais voulu jouer contre un ami, qui avait scrupuleusement refusé de profiter d’un jeu d’adresse ou de combinaison, cet homme, qui hors d’un lieu public n’avait jamais succombé à la tentation de dépouiller ses proches, ce joueur en grand, intrépide, mais scrupuleux à sa manière, qui avait accepté des services, mais qui par reconnaissance n’avait jamais voulu mettre le démon du hasard entre lui et ceux qui les lui avaient rendus, cet homme enfin, qui maintenant se sentait trop de fierté pour aller emprunter une modique somme, se décida à commettre une escroquerie, une escroquerie de cent francs envers un vieux millionnaire fraudeur et libertin, qui ne lui avait rendu nul bon office et qui ne comptait point les billets de banque qu’il jetait à ses prostituées. En réalité, Sténio, c’était un bien moindre crime pour Trenmor que tous ceux qu’il avait commis sans manquer aux lois écrites. Il avait fait souffrir d’honnêtes gens par ses emprunts illimités, et maintenant il dérobait une imperceptible aumône au mauvais riche. Eh bien ! cela seul le perdit plus que tout le reste. La fraude fut découverte, Trenmor a subi cinq ans de travaux forcés.




XI



En effet c’est un secret terrible, et je ne sens en mon cœur qu’une grande reconnaissance pour l’homme qui n’a pas craint de me le confier. Vous m’estimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps ? Eh bien ! voilà qu’un lien sacré est établi entre nous trois ; un lien dont j’ai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n’ai plus le droit de dénouer.

Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je n’ai pu m’empêcher d’être écrasé. Quand je me suis souvenu qu’une heure avant le moment où je lisais cela j’avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n’ai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre qu’à lui, j’ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri ! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur d’un !… Je n’écrirai pas ce mot. — Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur ! Une sœur n’eût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange ; vous avez été vers lui, vous avez dit : — Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu ! Viens à moi qui suis sans tache, et qui cacherai tes souillures avec ma main que voici. — Eh bien ! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre action me fait mal, je ne sais pourquoi, mais je l’admire, mais je vous adore. — Ce que je ne puis supporter, c’est que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte ; c’est qu’il ait eu l’orgueil d’accepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement, s’ils connaissaient ce qu’elle vaut. Trenmor l’a reçue, Trenmor la possède, et Trenmor ne vous parle pas le front dans la poussière ; Trenmor se tient debout à vos côtés, et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet, côte à côte avec un voleur ou un parricide… lui le faussaire ! Ah, je le hais ! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas.

Quant à vous, Lélia, je vous plains, et je me plains aussi d’être votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour être heureuse ; j’espère encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagérez le mal ; je repousse encore cette accablante conclusion de votre lettre : — que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains, et que l’héroïsme est une chimère !

Tu le crois, pauvre Lélia ! pauvre femme ! tu es malheureuse, je t’aime !




XII



Trenmor n’avait qu’un moyen de mériter mon amitié : c’était de l’accepter ; et il l’a fait. Il n’a pas craint de se fier à mes promesses, il n’a pas cru que cette générosité serait au-dessus de mes forces. Au lieu d’être humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma délicatesse, il n’est pas sur la défensive, et ne suppose pas que je puisse l’humilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a l’ame noble et grande, et nulle amitié ne m’a plus flattée que la sienne.

Vous ne méprisez plus son caractère, mais vous méprisez sa condition, n’est-ce pas ? Jeune orgueilleux ! car c’est vous qui l’êtes ! osez-vous bien vous élever au-dessus de cet homme que la foudre a renversé ? Parce qu’il a été téméraire, parce qu’il s’est égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute, vous vous détournez de lui, alors que, sanglant et brisé, vous le voyez sortir de l’abîme ! Ah ! vous êtes du monde, vous ! Vous partagez bien ses inexorables préjugés, ses égoïstes vengeances ! Quand le pécheur est encore debout, vous le tolérez encore ; mais, sitôt qu’il est à terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin, pour faire comme fait la foule, pour qu’en voyant votre cruauté les autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de pitié, car on pourrait l’interpréter à mal, et croire que vous êtes le frère ou l’ami de la victime. Et si l’on supposait que vous êtes capable des mêmes forfaits, si l’on disait de vous : — Voyez cet homme qui tend la main au proscrit, n’est-il point son compagnon de misère et d’infamie ? — Oh ! plutôt que de faire dire cela, lapidons le proscrit ; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le ! Apportons notre part d’insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamné à l’échafaud, le peuple se rue à l’entour pour accabler d’outrages ce reste d’homme qui va mourir. Faites comme le peuple, Sténio ! Que dirait-on de vous, dans cette ville où vous êtes étranger comme nous, si l’on vous voyait toucher sa main ? On penserait peut-être que vous avez été au bagne avec lui ! Plutôt que de vous exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit ! L’amitié du maudit est dangereuse. L’ineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre calcul ? est-ce votre sentiment, Sténio ?

N’avez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu dans l’histoire d’Angleterre le trait de cette jeune fille qui, voyant marcher à la mort le roi Charles Ier, fendit la presse des curieux indifférens, et ne sachant quel témoignage d’intérêt lui donner, pauvre et simple enfant qu’elle était, lui offrit une rose qu’elle avait à la main ; une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-être lui avait donnée, et qui fut le seul, le dernier témoignage d’affection et de pitié que reçut un roi marchant au supplice ? N’êtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du lépreux d’Aoste, de l’action naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main ? Pauvre lépreux, qui n’avait pas touché la main de son semblable depuis tant d’années, et qui eut tant de peine à refuser cette main amie, et qui pourtant la refusa dans la crainte de l’infecter de son mal !…

Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne ? Le malheur est-il donc contagieux comme la lèpre ? Eh bien, soit ! que la réprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux, et que Trenmor lui-même soit ingrat ! j’aurai pour moi Dieu et mon cœur, n’est-ce pas bien plus que l’estime du vulgaire et la reconnaissance d’un homme ! Oh ! donner un verre d’eau à celui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur d’un front couvert de honte, jeter un brin d’herbe à une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas d’engloutir, ce sont là de minces bienfaits ! Et pourtant l’opinion nous les interdit ou nous les conteste ! Honte à nous ! nous n’avons pas un bon mouvement qu’il ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfans des hommes à être vains et impitoyables, et cela s’appelle l’honneur ! Malédiction sur nous tous !

Eh bien ! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un acte de miséricorde, j’éprouve pour cet homme, qui a fait cinq ans de bagne, une sorte de respect enthousiaste ! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous ? Savez-vous comment il a supporté son malheur ? Vous vous seriez tué, vous ; certes avec votre fierté, vous n’eussiez pas accepté le châtiment de l’infamie. Eh bien ! il s’est soumis, il a trouvé que le châtiment était juste, qu’il l’avait mérité, non pas tant pour l’acte frauduleux où l’avait poussé le désespoir que pour le mal qu’il avait fait impunément durant le cours de plusieurs années. Et puisqu’il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il l’a subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a tendu le dos en silence au fouet du garde-chiourme, il a supporté le regard des curieux ; il a vécu cinq ans dans cette fange, parmi ces bêtes féroces et venimeuses ; il a subi le mépris des derniers scélérats et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui avait été si riche, si voluptueux parfois, cet homme de mœurs élégantes et de sensations poétiques, celui qui avait été artiste et dandy ! Celui qui volait sur les flots de la belle Venise, entouré de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide ! celui qui gagnait des prix à New-Market et fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de l’Arabie ! celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce, comme Byron, cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et d’excitation sous toutes ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne ! Et cet égoût infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père qui a vendu ses filles, et le fils qui a violé et empoisonné sa mère, le bagne d’où l’on sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti debout, calme, purifié, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front de l’homme qui pense !

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XIII



Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de l’automne, alors que le vent d’hiver n’ose pas encore troubler les flots muets, et que les glayeuls roses de la rive dorment à peine, bercés par de molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les contours anguleux de la montagne, et, se laissant tomber sur les eaux, semblèrent reculer l’horizon, qu’elles finirent par faire entièrement disparaître. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée : il n’y eut plus de distraction possible, plus de sensation imposée par les images extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n’y avait plus dans la nature que les cieux et l’homme, que l’ame et le doute.

Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l’air bleu de la nuit sa grande taille enveloppée d’un sombre manteau. Il élevait son large front et sa vaste pensée vers ce ciel si long-temps irrité contre lui.

— Sténio, dit-il au jeune poëte, ne saurais-tu ramer moins vite et nous laisser écouter plus à loisir le bruit harmonieux et frais de l’eau soulevée par les avirons ? En mesure, poëte, en mesure ! Cela est aussi beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien maintenant ! Entendez-vous le son plaintif de l’eau qui se brise et s’écarte ? Entendez-vous ces frêles gouttes qui tombent une à une en mourant derrière nous, comme les petites notes grêles d’un refrain qui s’éloigne ?

— J’ai passé bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des mers paisibles sous le beau ciel de la Méditerranée. C’est ainsi que j’écoutais avec délices le remou des canots au bas de nos remparts. La nuit, dans cet affreux silence de l’insomnie qui succède au bruit du travail et aux malédictions infernales de la douleur, le bruit faible et mystérieux des vagues, qui battaient le pied de ma prison, réussissait toujours à me calmer. Et plus tard, quand je me suis senti aussi fort que ma destinée, quand mon ame affermie n’a plus été forcée de demander secours aux influences extérieures, ce doux bruit de l’eau venait bercer mes rêveries, et me plongeait dans une délicieuse extase.

En ce moment un goëland cendré traversa le lac, et, perdu dans la vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor.

— Encore un ami, dit le forçat, encore un doux souvenir ! Quand je me reposais sur la grève, immobile comme les dalles du port, parfois ces oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s’approchaient de moi et me contemplaient sans effroi : c’étaient les seuls êtres qui n’eussent ni aversion ni mépris à me témoigner. Ceux-là ne comprenaient pas ma misère. Ils ne me la reprochaient pas ; et, quand je faisais un mouvement, ils prenaient leur volée. Ils ne voyaient pas que j’avais une chaîne au pied, que je ne pouvais les poursuivre ; ils ne savaient pas que j’étais un galérien ; ils s’enfuyaient comme ils eussent fait devant un homme !

— Poëte ! dit le jeune homme au forçat, dis-moi où ton ame d’airain a pris la force de supporter les premiers jours d’une semblable existence ?

— Je ne te le dirai pas, Sténio, car je ne le sais plus : dans ces jours-là je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais rien. — Mais, quand j’eus compris combien cela était horrible, je me sentis la force de le supporter. Ce que j’avais confusément redouté était une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu’il y avait là du travail, d’âpres fatigues, des jours de feu et des nuits de glace, des coups, des injures, des rugissemens, la mer immense devant les yeux, la pierre immobile du cercueil sous les pieds, des récits effroyables à entendre et des souffrances hideuses à voir, je compris que je pouvais vivre parce que je pouvais lutter et souffrir.

— Parce qu’il faut à ta grande ame, dit Lélia, des sensations violentes et des toniques brûlans. Mais dis-nous, Trenmor, comment tu t’es fait au calme ; car enfin, tu l’as dit tout à l’heure, le calme est venu te trouver même au sein de ce repaire ; et d’ailleurs, toutes les sensations s’émoussent à force de se reproduire.

— Le calme ! dit Trenmor en levant vers le ciel son regard sublime ; le calme c’est le plus grand bienfait de la Divinité, c’est l’avenir où tend sans cesse l’ame immortelle, c’est la béatitude ! le calme, c’est Dieu ! Eh bien ! c’est au bagne que je l’ai trouvé. Le secret de la destinée humaine, sans le bagne je ne l’aurais jamais compris, je ne l’aurais jamais goûté, moi joueur, moi homme sans croyance et sans but, fatigué d’une vie dont je cherchais en vain l’issue, tourmenté d’une liberté dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d’y rêver, tant j’étais pressé de pousser le temps et d’abréger l’ennui d’exister ! J’avais besoin d’être débarrassé pour quelque temps de ma volonté, et de tomber sous l’empire de quelque volonté haineuse et brutale, qui m’enseignât le prix de la mienne. Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie légale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire. J’ose dire qu’elle en sortit victorieuse : mais la victoire amena son contentement et sa lassitude solitaire. Pour la première fois de ma vie je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi voluptueuses au bagne, qu’elles avaient été rares et incomplètes pour moi au sein du luxe. Au bagne j’appris ce que vaut l’estime de soi-même, car loin d’être humilié du contact de toutes ces existences maudites, en comparant leur lâche effronterie et leur morne fureur à la calme résignation qui était en moi, je me relevai à mes propres yeux, et j’osai croire qu’il pouvait exister quelque faible et lointaine communication entre le ciel et l’homme courageux. Dans mes jours de fièvre et d’audace, je n’avais jamais pu réussir à espérer cela. Le calme enfanta cette pensée régénératrice, et peu à peu elle prit racine en moi. Je vins à bout d’élever tout-à-fait mon ame vers Dieu et de l’implorer avec confiance. Oh ! alors, que de torrens de joie coulèrent dans cette pauvre ame dévastée ! Comme les promesses de la Divinité se firent humbles, et petites, et miséricordieuses, pour descendre jusqu’à moi et se révéler à mes faibles organes ! C’est alors que je compris le mystérieux symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes, et toute cette mythologie chrétienne si poétique et si tendre, ces rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du spiritualisme qui ouvre enfin à l’homme infortuné une carrière d’espoir et de consolation ! Ô Lélia ! ô Sténio ! vous croyez en Dieu aussi, n’est-ce pas ?

— Toujours ! répondit Sténio.

— Presque toujours, répondit Lélia.

— Et puis, dit Trenmor, avec la foi se révéla une autre faculté morale, un autre bienfait céleste, la poésie ! À travers les orages de ma vie passée ce sentiment avait rapidement effleuré mes organes. J’avais compris les grands poëtes dont je m’étais approché ; c’était peut-être beaucoup pour un homme aussi avide et aussi incapable de se comprendre lui-même que je l’étais. Le calme de l’ame enfanta la poésie, comme il avait enfanté la pensée d’un Dieu ami. Que de trésors m’eussent été à jamais refusés sans le bienfait de ces cinq ans de pénitence et de recueillement ! L’agonie du bagne fut pour moi ce qu’à une ame plus douce et plus flexible eût été la paix du cloître.

J’avais souvent désiré la solitude. Aux jours des angoisses et des remords sans fruit, j’avais essayé de fuir la présence de l’homme ; mais en vain avais-je parcouru une partie du monde : la solitude me fuyait, l’homme ou ses influences inévitables, ou son despotique pouvoir sur toute la création, m’avaient poursuivi jusqu’au sein du désert. Au bagne, je trouvai cette solitude si précieuse et si vainement cherchée. Au milieu de tout ce vice et de tout ce crime en haillons qui rugissait à mes côtés, je trouvai l’isolement et le silence. Ces voix frappaient tout au plus mes oreilles, aucune n’arrivait jusqu’à mon ame. Ces hommes n’avaient aucune sympathie morale avec moi : mes rapports avec eux m’aliénaient plus que ma liberté physique, et j’avais réussi à exister tout-à-fait en dehors de la vie matérielle ; là est la seule liberté, là est le seul isolement possible sur la terre. Dans ce calme, dans cette solitude, mon cœur s’ouvrit aux charmes de la nature. Jadis à mon admiration blasée les plus belles contrées qu’éclaire le soleil n’avaient pas suffi ; maintenant un pâle rayon entre deux nuages, une plainte mélodieuse du vent sur la grève, le bruissement des vagues, le cri mélancolique des mouettes, le chant lointain d’une jeune fille, le parfum d’une fleur élevée à grand’peine dans la fente d’un mur, c’étaient là pour moi de vives jouissances, des trésors dont je savais le prix. Combien de fois ai-je contemplé avec délices, à travers l’étroit grillage d’une meurtrière, la scène immense et grandiose de la mer agitée, promenant sa houle convulsive et ses longues lames d’écume d’un horizon à l’autre avec la rapidité de l’éclair ! Qu’elle était belle alors, cette mer encadrée dans une fente d’airain ! Comme mon œil collé à cette ouverture jalouse étreignait avec transport l’immensité déployée devant moi ! Eh ! ne m’appartenait-elle pas tout entière, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, où ma pensée errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse dans son vol céleste que les hirondelles aux grandes ailes noires qui rasaient l’écume et se laissaient bercer endormies dans le vent ! Que m’importaient alors la prison et les chaînes ? Mon imagination chevauchait la tempête comme les ombres évoquées par la harpe d’Ossian. Depuis, je l’ai franchie sur un léger navire, cette mer où mon ame s’était promenée tant de fois. Eh bien ! alors elle m’a semblé moins belle, je l’avoue ; les vents étaient paresseux et lourds à mon gré, les flots avaient des reflets moins étincelans, des ondulations moins gracieuses. Le soleil s’y levait moins pur, il s’y couchait moins sublime ; cette mer qui me portait, ce n’était plus la mer qui avait bercé mes rêves, la mer qui n’appartenait qu’à moi et dont j’avais joui tout seul au milieu des esclaves enchaînés.

— Et maintenant, lui dit Sténio, quelle est votre vie, quels sont vos plaisirs ? Les hommes comme vous vivent si peu de la vie matérielle, que vous ne jouissez pas, je le vois, des avantages de l’aisance et de la liberté, de tout ce qu’un autre à votre place se fût hâté de savourer à longs traits après une si rude abstinence.

— Il y aurait de l’orgueil, répondit Trenmor, et pis que cela, de la fatuité, à dire que je suis insensible au retour de tous ces biens si long-temps perdus. Je vous ai dit par quel concours d’événemens romanesques, je vous ai dit après quels voyages, quels travaux, quelle activité bien dirigée, j’étais parvenu à m’acquitter envers mes créanciers et à m’assurer, pour le reste de mes jours, ce qu’on appelle le bien-être. Cette grande condition d’existence m’était d’une nécessité moins absolue qu’à la plupart des hommes. Habitué aux misères de l’esclavage et ensuite à celles de la vie errante, j’aurais pu accepter, comme un bienfait de la Providence, une hutte sauvage aux rives de quelque établissement nouveau, avec les simples ressources de la nature et le fruit de mon travail. Indifférent à mon avenir social, j’en ai laissé le soin au hasard, et, tel que le hasard l’a fait, je l’ai accepté avec gratitude. Aujourd’hui je suis peut-être le plus heureux des hommes, parce que je vis sans projets et sans désirs. Les passions éteintes en moi m’ont laissé un immense fonds de souvenirs et de réflexions, où je puise à chaque instant des sensations tristes et douces. Je vis languissamment et sans efforts, comme le convalescent à la suite d’une maladie violente. N’avez-vous pas éprouvé ce délicieux engourdissement de l’ame et du corps après ces jours de délire et de cauchemar, ces jours à la fois longs et rapides, où dévoré de rêves, fatigué de sensations incohérentes et brusques, on ne s’aperçoit point du temps qui marche et des nuits qui succèdent aux jours ? Alors, si vous êtes sorti de ce drame fantastique où nous jette la fièvre, pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l’idylle et les douces promenades, sous le soleil tiède, parmi les plantes que vous avez laissées en germe et que vous retrouvez en fleurs, si vous avez lentement marché, faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous, si vous avez écouté vaguement tous ces bruits de la nature long-temps perdus et presque oubliés sur un lit de douleur, si vous avez souri au chant d’un oiseau et au parfum d’une rose comme à des choses rares et nouvelles, si vous avez enfin repris à la vie, doucement, et par tous les pores, et par toutes les sensations une à une, vous pouvez comprendre ce que c’est enfin que le repos après les tempêtes de ma vie. — Je dois l’avouer pourtant, je m’étais parfois promis de cette vie nouvelle plus de bonheur qu’elle ne m’en a donné réellement. L’imagination de l’homme est ainsi faite : elle trouve des jouissances au-delà du présent ou en-deçà. Esclave, je goûtai de vives joies dans le sentiment de l’espoir et dans les rêves de l’avenir. Libre, il m’a fallu chercher ces joies promises dans le souvenir de l’esclavage, dans les rêves du passé. Eh bien ! cela est doux. Ces vagues souffrances de l’ame qui cherche, qui attend, qui désire, qui s’ignore elle-même, qui édifie les merveilles de la vie future et relève les ruines de la vie écoulée, ces aspirations tendres et tristes vers un bien inconnu qui jamais ne se livre et jamais ne s’épuise : tout cela c’est la vie de l’ame. Malheureux ceux qui les ignorent et qui mettent leur ambition dans les biens de la terre ! Ces biens-là sont mobiles et capricieux. Ils manquent souvent, ils s’échappent sans cesse. Au cœur de l’homme les rêves ne manquent jamais, l’attente et le souvenir sont des trésors toujours ouverts.

Trenmor tomba dans une profonde rêverie ; ses compagnons imitèrent son silence. La belle Lélia regardait le sillage de la barque où le reflet des étoiles tremblantes faisait courir de minces filets d’or mouvans. Sténio, les yeux attachés sur elle, ne voyait qu’elle dans l’univers. Quand la brise, qui commençait à se lever par frissons brusques et rares, lui jetait au visage une tresse des cheveux noirs de Lélia ou la frange de son écharpe, il frémissait comme les eaux du lac, comme les roseaux de la rive ; et puis la brise tombait tout-à-coup comme l’haleine épuisée d’une poitrine qui souffre. Les cheveux de Lélia et les plis de son écharpe retombaient sur son sein, et Sténio cherchait en vain un regard dans ces yeux dont le feu savait si bien percer les ténèbres quand Lélia daignait être femme. Mais à quoi pensait Lélia en regardant le sillage de la barque ? — La brise avait emporté le brouillard ; tout-à-coup Trenmor aperçut à quelques pas devant lui les arbres du rivage, et, vers l’horizon, les lumières rougeâtres de la ville ; il soupira profondément.

— Eh quoi, dit-il, déjà ! Vous ramez trop vite, Sténio, vous m’arrachez une bien chère illusion. Ce brouillard me trompait ; ce bruit de rames, ce froid du soir, et surtout ce calme religieux qui était en moi, me faisaient croire que j’étais encore au bagne.




XIV



Quelques heures après, ils étaient au bal chez le riche musicien Spuela. Trenmor et Sténio rentraient sous la coupole, et, du fond de cette rotonde vide et sonore, ils promenaient leurs regards sur les grandes salles pleines de mouvement et de bruit. Les danses tournoyaient en cercles capricieux sous les bougies pâlissantes, les fleurs mouraient dans l’air rare et fatigué, les sons de l’orchestre venaient s’éteindre sous la voûte de marbre, et dans la chaude vapeur du bal passaient et repassaient de pâles figures tristes et belles sous leurs habits de fête ; mais au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons éclatans adoucis par le vague de la profondeur et le poids de l’atmosphère, au-dessus des masques bizarres, des parures étincelantes, des frais quadrilles, et des groupes de femmes jeunes et rieuses, au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, s’élevait la grande figure isolée de Lélia. Appuyée contre un cippe de bronze antique, sur les degrés de l’amphithéâtre, elle contemplait aussi le bal ; elle avait revêtu aussi un costume caractéristique, mais l’avait choisi noble et sombre comme elle : elle avait le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d’un jeune poëte d’autrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la poésie n’était pas coudoyée dans la foule. Les cheveux noirs de Lélia, rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu semblait avoir imprimé le sceau d’une mystérieuse infortune, et que les regards du jeune Sténio interrogeaient sans cesse avec l’anxiété du pilote attentif au moindre souffle du vent et à l’aspect des moindres nuées sur un ciel pur. Le manteau de Lélia était moins noir, moins velouté que ses grands yeux couronnés d’un sourcil mobile. La blancheur mate de son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chaîne d’or.

— Regardez Lélia, dit Trenmor avec un sentiment de calme admiration, tandis que le cœur du jeune homme se précipitait avec violence hors de lui-même ; regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l’Italie dévote et passionnée, cette beauté antique, dont la statuaire a perdu le moule, avec l’expression de rêverie profonde des siècles philosophiques ; ces formes, et ces traits si riches ; ce luxe d’organisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés ; regardez, vous dis-je, cette beauté physique qui suffirait pour constater une grande puissance, et que Dieu s’est plu à revêtir de toute la puissance intellectuelle de notre époque ! Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi ? C’est le marbre sans tache de Galatée, avec le regard céleste du Tasse, avec le sourire sombre d’Alighieri. C’est l’attitude aisée et chevaleresque des jeunes héros de Shakespeare : c’est Roméo, le poétique amoureux ; c’est Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire ; c’est Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d’un amour brisé. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de l’histoire, du théâtre et de la poésie sur ce visage dont l’expression résume tout, à force de tout concentrer. Le jeune Raphaël devait tomber dans cette contemplation extatique, lorsque Dieu lui faisait apparaître une virginale idéalité de femme. Corinne mourante devait être plongée dans cette morne attention lorsqu’elle écoutait ses derniers vers déclamés au Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystérieux de Lara se renfermait dans cet isolement dédaigneux de la foule. Oui, Lélia réunit toutes ces idéalités, parce qu’elle réunit le génie de tous les poëtes, la grandeur de tous les héroïsmes. Vous pouvez donner tous ces noms à Lélia ; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu sera encore celui de Lélia ! Lélia dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferme toutes les grandes pensées, tous les généreux sentimens ; religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout ! — Tout jusqu’aux faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme, jusqu’à la mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilége et sa plus puissante séduction.

— Tout hormis l’amour ! Hélas, dit Sténio, il est donc bien vrai ! vous n’avez pas nommé l’amour, Trenmor, vous qui connaissez Lélia, vous n’avez pas nommé l’amour ? Eh bien ! si cela est, vous avez menti : Lélia n’est pas un être complet. C’est un rêve tel que l’homme peut en créer, gracieux, sublime, mais où il manque toujours quelque chose d’inconnu, quelque chose qui n’a pas de nom, et qu’un nuage nous voile toujours, quelque chose qui est au-delà des cieux, quelque chose où nous tendons sans cesse sans l’atteindre ni le deviner jamais, quelque chose de vrai, de parfait et d’immuable ; Dieu peut-être, c’est peut-être Dieu que cela s’appelle ! Eh bien ! la révélation de cela manque à l’esprit humain. Pour le remplacer, Dieu lui a donné l’amour, faible émanation du feu du ciel, ame de l’univers perceptible à l’homme ; cette étincelle divine, ce reflet du Très-Haut, sans lequel la plus belle création est sans valeur, sans lequel la beauté n’est qu’une image privée d’animation, l’amour, Lélia ne l’a pas. Qu’est-ce donc que Lélia ? Une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de femme.

— Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans répondre à ce que Sténio espérait être une question, pensez-vous aussi que là où il n’y a plus d’amour il n’y a plus d’homme ?

— Je le crois de toute mon ame, s’écria l’enfant.

— En ce cas je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je n’ai pas d’amour pour Lélia, et, si Lélia n’en inspire pas, quelle autre en aurait la puissance ! Eh bien, enfant, j’espère que tu te trompes, et qu’il en est de l’amour comme des autres passions. Je crois que là où elles finissent l’homme commence.

En ce moment Lélia descendit les degrés et vint à eux. La majesté pleine de tristesse qui entourait Lélia, comme d’une auréole, l’isolait presque toujours au milieu du monde : c’était une femme qui en public ne se livrait jamais à ses impressions. Elle se cachait dans son intimité pour rire de la vie, mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et s’y montrait sous un aspect rigide pour éloigner d’elle autant que possible le contact de la société. Cependant elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle. Elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la foule s’habituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et la foule il n’y avait pas d’échange. Si Lélia s’abandonnait à quelques muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer. Elle n’en avait pas besoin, la foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée, et, tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont l’indépendance l’offensait, elle s’ouvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.

Le pauvre jeune poëte, dont elle était aimée, concevait un peu mieux les causes de sa puissance, quoiqu’il ne voulût pas encore se les avouer. Parfois il était si près de la triste vérité, cherchée et repoussée par lui, qu’il éprouvait comme un sentiment d’horreur pour Lélia. Il lui semblait alors que Lélia était son fléau, son démon, son génie du mal, le plus dangereux ennemi qu’il eût dans le monde. En la voyant venir ainsi vers lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet être qui ne tenait à la nature par aucun lien apparent, sans songer qu’il eût souffert bien davantage, l’insensé ! s’il l’eût vu parler et sourire.

— Vous êtes ici, lui dit-il d’un ton dur et amer, comme un cadavre qui aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des vivans. Voyez, on s’écarte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose à peine vous regarder au visage ; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre d’où vous sortez.

Lélia ne répondit que par un étrange regard et un froid sourire ; puis, après un instant de silence :

— J’avais une idée bien différente tout-à-l’heure, dit-elle. Je vous prenais tous pour des morts, et moi, vivante, je vous passais en revue ; je me disais qu’il y avait quelque chose d’étrangement lugubre dans l’invention de ces mascarades. N’est-ce pas bien triste, en effet, de ressusciter ainsi les siècles qui ne sont plus, et de les forcer à divertir le siècle présent ? Ces costumes des temps passés, qui nous représentent des générations éteintes, ne sont-ils pas, au milieu de l’ivresse d’une fête, une effrayante leçon pour nous rappeler la briéveté des jours de l’homme ? Où sont les cerveaux passionnés qui brûlaient sous ces barrettes et sous ces turbans ? Où sont les cœurs jeunes et vivaces qui palpitaient sous ces pourpoints de soie, sous ces corsages brodés d’or et de perles ? Où sont les femmes orgueilleuses et belles qui se drapaient dans ces lourdes étoffes, qui couvraient leurs riches chevelures de ces gothiques joyaux ? Hélas ! où sont-ils ces rois d’un jour qui ont brillé comme nous ? Ils ont passé sans songer aux générations qui les avaient précédés, sans songer à celles qui devaient les suivre, sans songer à eux-mêmes qui se couvraient d’or et de parfums, qui s’entouraient de luxe et de mélodies, en attendant le froid du cercueil et l’oubli de la tombe.

— Ils se reposent d’avoir vécu, dit Trenmor ; heureux ceux qui dorment dans la paix du Seigneur !

— Il faut que l’esprit de l’homme soit bien pauvre, reprit Lélia, et ses plaisirs bien vides ; il faut que les jouissances simples et faciles s’épuisent bien vite pour lui, puisqu’au fond de sa joie et de ses pompes il se retrouve toujours une impression si horrible de tristesse et de terreur. Voici un homme riche et joyeux, un heureux de la terre qui, pour s’étourdir et oublier que ses jours sont comptés, n’imagine rien de mieux que d’exhumer les dépouilles du passé, de couvrir ses hôtes des livrées de la mort, et de faire danser dans son palais les spectres de ses aïeux !

— Ton ame est triste, Lélia, dit Trenmor ; on dirait que seule ici tu crains de ne pas mourir à ton tour.




XV



Ce jeune homme mérite plus de compassion, Lélia. Je croyais que vous n’aviez que les grâces et les adorables qualités de la femme. En auriez-vous aussi la féroce ingratitude et l’impudente vanité ? Non, j’aimerais mieux douter de l’existence de Dieu, que de la bonté de votre cœur. Lélia, dites-moi donc ce que vous voulez faire de cette ame de poëte qui s’est donnée à vous et que vous avez accueillie, imprudemment peut-être ! Vous ne pouvez plus maintenant la repousser sans qu’elle se brise, et prenez garde, Lélia, Dieu vous en demandera compte un jour, car cette ame vient de lui et doit y retourner. Si le regard de Dieu s’abaisse assez près de nous pour apprécier quelque différence entre les créatures de ses mains, sans doute le jeune Sténio doit être un des enfans de sa prédilection. N’a-t-il pas mis en lui un reflet de la beauté des anges ? Quoi de plus pur et de plus suave que cet enfant ? Sa paupière moelleuse, qui s’abaisse à chaque instant pour voiler un modeste regard, ne semble-t-elle pas appeler les chastes baisers de ces vierges ailées que nous voyons dans nos rêves ? Je n’ai point vu de physionomie d’un calme plus angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n’ai pas entendu une voix de jeune fille qui fût plus harmonieuse et plus douce que la sienne ; les paroles qu’il dit sont comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis, sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses cheveux d’un ton si doux et d’une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d’automne, ce carmin éclatant qu’un regard de vous répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu’un mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c’est un poëte, c’est un jeune homme vierge, c’est une ame que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l’éprouver avant d’en faire un ange. Et si vous livrez cette jeune ame au souffle des passions corrosives, si vous l’éteignez sous les glaces du désespoir, si vous l’abandonnez au fond de l’abîme, comment retrouvera-t-elle le chemin des cieux ? Ô femme ! prenez garde à ce que vous allez faire ! N’écrasez pas ce frêle enfant sous le poids de votre affreuse raison ! Ménagez-lui le vent et le soleil, et le jour, et le froid, et la foudre, et tout ce qui nous flétrit, nous renverse, nous dessèche et nous tue. Femme, aidez-le à marcher, couvrez-le d’un pan de votre manteau, soyez son guide sur le bord des écueils. Ne pouvez-vous être son amie, ou sa sœur, ou sa mère ?

Je sais tout ce que vous m’avez dit déjà, je vous comprends, je vous félicite, mais puisque vous êtes heureuse ainsi (autant qu’il vous est donné de l’être !) ce n’est plus de vous que je m’occupe ; c’est de lui, qui souffre et que je plains. Voyons, femme ! vous qui savez tant de choses ignorées de l’homme, n’avez-vous pas un remède à ses maux ? Ne pouvez-vous donner aux autres un peu de la science que Dieu vous a donnée ? Est-il en vous de faire le mal et de ne pouvoir faire le bien ?

Eh bien ! Lélia, s’il en est ainsi, il faut éloigner Sténio ou le fuir.




XVI



Éloigner Sténio ou le fuir ! Oh pas encore ! Vous êtes si froid, votre cœur est si vieux, ami, que vous parlez de fuir Sténio, comme s’il s’agissait de quitter cette ville pour une autre, ces hommes d’aujourd’hui pour les hommes de demain, comme s’il s’agissait pour vous, Trenmor de me quitter, moi Lélia !

Je le sais, vous avez touché le but, vous avez échappé au naufrage, vous voilà au port. Nulle affection en vous ne s’élève jusqu’à la passion, rien ne vous est nécessaire, personne ne peut faire ou défaire votre bonheur, vous en êtes vous-même l’artisan et le gardien. Moi aussi, Trenmor, je vous félicite, mais je ne vous comprends pas, je vous devine tout au plus ; j’admire l’ouvrage régulier et solide que vous avez fait, mais c’est une forteresse que cet ouvrage de votre raison ; et moi femme, moi artiste, il me faut un palais : je n’y serai point heureuse, mais du moins je n’y mourrai pas ; dans vos murs de glace et de pierre, il ne me resterait pas un jour à vivre. Non, pas encore, non ! Dieu ne le veut pas ! est-ce qu’on peut devancer l’accomplissement de ses desseins ? S’il m’est donné d’atteindre où vous êtes, du moins j’y veux arriver mûre pour la sagesse et assez sûre de moi pour ne pas regarder en arrière avec douleur.

Je vous entends d’ici : faible et misérable femme, dites-vous, tu crains d’obtenir ce que tu demandes souvent ; je t’ai vue aspirer au triomphe que tu repousses !… Eh bien ! va, je suis faible, je suis lâche, mais je ne suis ni ingrate, ni vaine, je n’ai point ces vices de la femme. Non, mon ami, je ne veux point briser le cœur de l’homme, éteindre l’ame du poëte. Rassure-toi, j’aime Sténio.




XVII



Vous aimez Sténio ! Femme, vous mentez. Songez à ce que nous sommes, vous, lui, moi. Vous aimez Sténio ! Cela n’est pas et ne peut pas être. Songez-vous aux siècles qui vous séparent de lui ? Vous, fleur flétrie, battue des vents, brisée ; vous, esquif ballotté sur toutes les mers, échoué sur toutes les grèves, vous oseriez tenter un nouveau voyage ? Ah ! vous n’y songez pas, Lélia ! Aux êtres comme nous, que faut-il à présent ? Le repos de la tombe. Vous avez vécu ! laissez vivre les autres à leur tour ; ne vous jetez pas, ombre triste et fugitive, dans les voies de ceux qui n’ont pas fini leur tâche et perdu leur espoir. Lélia, Lélia ! le cercueil te réclame ; n’as-tu pas assez souffert, pauvre destinée ? Couche-toi donc dans ton linceul, dors donc enfin dans ton silence, ame fatiguée que Dieu ne condamne plus au travail et à la douleur !

Il est bien vrai que vous êtes moins avancée que moi. Il vous reste quelques réminiscences des temps passés. Vous luttez encore parfois contre l’ennemi de l’homme, contre l’espoir. Mais croyez-moi, ma sœur, quelques pas seulement vous séparent du but. Croyez-moi, il y a bien peu de chemin à faire pour que nous marchions du même pas vers l’éternelle béatitude. Vous êtes bien plus près de moi que de Sténio, et puis, pour venir à moi, il faut avancer ; au lieu que, pour aller à lui, il faudrait retourner en arrière ; et cela n’est pas possible. Il est facile de vieillir, nul ne rajeunit.

Encore une fois, laissez l’enfant croître et vivre, n’étouffez pas la fleur dans son germe. Ne jetez pas votre haleine glacée sur ses belles journées de soleil et de printemps. N’espérez pas donner la vie, Lélia : la vie n’est plus en vous, il ne vous en reste que le regret ; bientôt, comme à moi, il ne vous en restera plus que le souvenir.




XVIII



Tu me l’as promis, tu m’aimeras doucement, et nous serons heureux. Ne cherche point à devancer le temps, Sténio, ne t’inquiète pas de sonder les mystères de la vie. Laisse-la te prendre et te porter là où nous allons tous. Tu me crains ? C’est toi-même qu’il faut craindre, c’est toi qu’il faut réprimer ; car, à ton âge, l’imagination gâte les fruits les plus savoureux, appauvrit toutes les jouissances ; à ton âge on ne sait profiter de rien, on veut tout connaître, tout posséder, tout épuiser, et puis on s’étonne que les biens de l’homme soient si peu de chose, quand il faudrait s’étonner seulement du cœur de l’homme et de ses besoins. Va, crois-moi, marche doucement, savoure une à une toutes les ineffables jouissances d’un mot, d’un regard, d’une pensée, tous les riens immenses d’un amour naissant. N’étions-nous pas heureux hier sous ces aunes, quand assis l’un près de l’autre nous sentions nos vêtemens se toucher et nos regards se deviner dans l’ombre ? Il faisait une nuit bien noire, et pourtant je vous voyais, Sténio ; je vous voyais beau comme vous êtes, et je m’imaginais que vous étiez le sylphe de ces bois, l’ame de cette brise, l’ange de cette heure mystérieuse et tendre. Avez-vous remarqué, Sténio, qu’il y a des heures où nous sommes forcés d’aimer, des heures où la poésie nous inonde, où notre cœur bat plus vite, où notre ame s’élance hors de nous et brise tous les liens de la volonté pour aller chercher une autre ame où se répandre ? Combien de fois, à l’entrée de la nuit, au lever de la lune, aux premières clartés du jour, combien de fois, dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si accablant, si inquiet, si dévorant, n’ai-je pas senti mon cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom, qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est partout comme un aimant invisible, comme l’amour ! Et pourtant, Sténio, ce n’est pas l’amour ; vous le croyez, vous qui ne savez rien et qui espérez tout ; moi qui sais tout, je sais qu’il y a au-delà de l’amour des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point ; sans cela que serait l’homme ? Il lui a été accordé si peu de jours pour aimer sur la terre !

Mais, à ces heures-là, ce que nous sentons est si vif, si puissant, que nous le répandons sur tout ce qui nous environne ; à ces heures où Dieu nous possède et nous remplit, nous faisons rejaillir sur toutes ses œuvres l’éclat du rayon qui nous enveloppe.

N’avez-vous jamais pleuré d’amour pour ces blanches étoiles qui sèment les voiles bleus de la nuit ? Ne vous êtes-vous jamais agenouillé devant elles, ne leur avez-vous pas tendu les bras, en les appelant vos sœurs ? Et puis, comme l’homme aime à concentrer ses affections, trop faible qu’il est pour les vastes sentimens, ne vous est-il point arrivé de vous passionner pour une d’elles ? N’avez-vous pas choisi avec amour, entre toutes, tantôt celle qui se levait rouge et scintillante sur les noires forêts de l’horizon ; tantôt celle qui, pâle et douce, se voilait comme une vierge pudique derrière les humides reflets de la lune ; tantôt ces trois sœurs également blanches, également belles, qui brillent dans un triangle mystérieux ; tantôt ces deux compagnes radieuses qui dorment côte à côte, dans le ciel pur, parmi des myriades de moindres gloires ; et tous ces signes cabalistiques, tous ces chiffres inconnus, tous ces caractères étranges, gigantesques, sublimes, qu’elles tracent sur nos têtes, ne vous êtes-vous pas laissé prendre à la fantaisie de les expliquer et d’y découvrir les grands mystères de notre destinée, l’âge du monde, le nom du Très-Haut, l’avenir de l’ame ? Oui, vous avez interrogé ces astres avec d’ardentes sympathies, et vous avez cru rencontrer des regards d’amour dans le tremblant éclat de leurs rayons ; vous avez cru sentir une voix qui tombait de là-haut pour vous caresser, pour vous dire : — Espère, tu es venu de nous, tu reviendras vers nous ? C’est moi qui suis ta patrie. C’est moi qui t’appelle, c’est moi qui te convie, c’est moi qui dois t’appartenir un jour !

L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez ; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé ; c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre ame vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces cuisans et insatiables désirs qui nous consument ; nous leur cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché, dans le trésor de ses joies naïves, pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous ; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas !

C’est pourquoi nous cherchons le ciel dans une créature semblable à nous, et nous dépensons pour elle toute cette haute énergie qui nous avait été donnée pour un plus noble usage. Nous refusons à Dieu le sentiment de l’adoration, sentiment qui fut mis en nous pour retourner à Dieu seul. Nous le reportons sur un être incomplet et faible, qui devient le dieu de notre culte idolâtre. Dans la jeunesse du monde, alors que l’homme n’avait pas faussé sa nature et méconnu son propre cœur, l’amour d’un sexe pour l’autre, tel que nous le concevons aujourd’hui, n’existait pas. Le plaisir seul était un lien ; la passion morale, avec ses obstacles, ses souffrances, son intensité, est un mal que ces générations ont ignoré. C’est qu’alors il y avait des dieux, et qu’aujourd’hui il n’y en a plus.

Aujourd’hui, pour les ames poétiques, le sentiment de l’adoration entre jusque dans l’amour physique. Étrange erreur d’une génération avide et impuissante ! Aussi quand tombe le voile divin, et que la créature se montre, chétive et imparfaite, derrière ces nuages d’encens, derrière cette auréole d’amour, nous sommes effrayés de notre illusion, nous en rougissons, nous renversons l’idole, et nous la foulons aux pieds.

Et puis nous en cherchons une autre ! car il nous faut aimer, et nous nous trompons encore souvent, jusqu’au jour où, désabusés, éclairés, purifiés, nous abandonnons l’espoir d’une affection durable sur la terre, et nous élevons vers Dieu l’hommage enthousiaste et pur que nous n’aurions jamais dû adresser qu’à lui.




XIX



Ne m’écrivez pas, Lélia ; pourquoi m’écrivez-vous ? J’étais heureux, et voilà que vous me rejetez dans les anxiétés dont j’étais sorti un instant ! Cette heure de silence auprès de vous m’avait révélé tant d’ineffables voluptés ! Déjà, Lélia, vous vous repentez de me les avoir fait connaître. Et que craignez-vous donc de mon avide impatience ? Vous me méconnaissez à dessein. Vous savez bien que je serai heureux de peu, parce que rien de ce que vous ferez pour moi ne me paraîtra petit, parce que j’attacherai à vos moindres faveurs le prix qu’elles doivent avoir. Je ne suis pas présomptueux ; je sais combien je suis au-dessous de vous. Cruelle femme ! pourquoi me rappeler sans cesse à cette humilité tremblante qui me fait tant souffrir ?

Je comprends, Lélia ! hélas, je comprends ! C’est Dieu seul que vous pouvez aimer ! C’est seulement au ciel que votre ame peut se reposer et vivre ! Quand vous avez, dans l’émotion d’une heure de rêverie, laissé tomber sur moi un regard d’amour, c’est que vous vous trompiez, c’est que vous pensiez à Dieu, que vous preniez un homme pour un ange. Quand la lune s’est levée, quand elle a éclairé mes traits et dissipé cette ombre favorable à vos chimères dorées, vous avez souri de pitié en reconnaissant le front de Sténio ; le front de Sténio où vous aviez imprimé un baiser, pourtant !

Vous voulez que je l’oublie, je le vois bien ! Vous avez peur que j’en garde l’enivrante sensation et que j’en vive tout un jour ! Rassurez-vous, je n’ai pas goûté ce bonheur en aveugle ; s’il a dévoré mon sang, s’il a brisé ma poitrine, il n’a pas égaré ma raison. La raison ne s’égare jamais auprès de vous, Lélia ! Soyez tranquille, vous dis-je, je ne suis pas un de ces Don Juan audacieux pour qui un baiser de femme est un gage d’amour. Je ne me crois pas le pouvoir d’animer le marbre et de ressusciter les morts.

Et pourtant, votre haleine a embrasé mon cerveau. À peine vos lèvres ont effleuré l’extrémité de mes cheveux, et j’ai cru sentir une étincelle électrique, une commotion si terrible, qu’un cri de douleur s’est échappé de ma poitrine. Oh ! vous n’êtes pas une femme, Lélia, je le vois bien ! J’avais rêvé le ciel dans un de vos baisers, et vous m’avez fait connaître l’enfer.

Pourtant, votre sourire était si doux, vos paroles si suaves et si consolantes, que je me laissai ensuite faire heureux par vous. Cette terrible émotion s’émoussa un peu, je vins à bout de toucher votre main sans frissonner. Vous me montriez le ciel, et j’y montais avec vos ailes.

J’étais heureux cette nuit en me rappelant votre dernier regard, vos derniers mots. Je ne me flattais pas, Lélia, je vous le jure ; je savais bien que je n’étais pas aimé de vous, mais je m’endormais dans ce mol engourdissement où vous m’aviez jeté. Voici déjà que vous me réveillez pour me crier de votre voix lugubre : — Souviens-toi, Sténio, que je ne puis pas t’aimer ! — Eh ! je le sais, Madame, je le sais trop bien !




XX



Lélia, adieu, je vais me tuer. Vous m’avez fait heureux aujourd’hui, demain vous m’arracheriez bien vite le bonheur que par mégarde ou par caprice vous m’avez donné ce soir. Il ne faut pas que je vive jusqu’à demain, il faut que je m’endorme dans ma joie et que je ne m’éveille pas.

Le poison est préparé ; maintenant je puis vous parler librement, vous ne me verrez plus, vous ne pourrez plus me désespérer. Peut-être regretterez-vous la victime que vous pouviez faire souffrir, le jouet que vous vous amusiez à tourmenter sous votre souffle capricieux. Vous m’aimiez plus que Trenmor, disiez-vous, quoique vous m’estimassiez moins. Il est vrai que vous ne pouvez pas torturer Trenmor à votre gré ; contre lui votre puissance échoue, vos ongles de tigre et de femme n’ont pas de prise sur ce cœur de diamant. Moi, j’étais une cire molle qui recevais toutes les empreintes ; je conçois, artiste, que vous vous plaisiez mieux avec moi, vous me tourmentiez à votre guise et vous me donniez toutes les formes de vos inspirations. Triste, vous imprimiez à votre œuvre le sentiment dont vous étiez dominée. Calme, vous lui donniez l’air calme des anges ; irritée, vous lui communiquiez l’affreux sourire que le démon a mis sur vos lèvres. Ainsi le statuaire fait un dieu avec un peu de fange, et un reptile avec la même fange qui fut un dieu.

Lélia, pardonne à ces instans de haine que tu m’inspires, c’est que je t’aime avec passion, avec délire, avec désespoir. Je puis bien te le dire sans t’offenser, sans te désobéir, puisque c’est la dernière fois que je te parle. Tu m’as fait bien du mal ! Et pourtant, il t’était bien facile de faire de moi un homme heureux, un poëte aux idées riantes, aux vives sensations ; avec un mot par jour, avec un sourire chaque soir, tu m’aurais fait grand, tu m’aurais conservé jeune. Au lieu de cela, tu n’as cherché qu’à me flétrir et à me décourager. Tout en disant que tu voulais garder en moi le feu sacré, tu l’as éteint jusqu’à la dernière étincelle, tu le rallumais méchamment, afin d’en surprendre l’éruption et d’en étouffer la flamme. Maintenant, je renonce à l’amour, je renonce à la vie : es-tu contente ? Adieu !

Minuit approche. Je vais… où tu ne viendras pas, Lélia ! car il est impossible que nous ayons le même avenir. Nous n’adorons pas la même puissance, nous n’habiterons pas les mêmes cieux…




XXI



Minuit sonna : Trenmor entra chez Sténio, il le trouva pensif, assis auprès du feu. Le temps était froid et sombre ; la bise sifflait d’une voix aiguë sous les lambris vides et sonores. Il y avait sur une table, devant Sténio, une coupe remplie jusqu’aux bords, que Trenmor renversa en l’effleurant de son manteau.

— Il faut que vous veniez avec moi auprès de Lélia, lui dit-il d’un air grave, mais paisible ; Lélia veut vous voir. Je pense que son heure est venue et qu’elle va mourir.

Sténio se leva brusquement, et retomba sur sa chaise, pâle et sans force ; puis il se leva de nouveau, prit convulsivement le bras de Trenmor et courut chez Lélia.

Elle était couchée sur un sofa, ses joues avaient un reflet bleu, ses yeux semblaient s’être retirés sous l’arc profond de ses sourcils. Un grand pli traversait son front, ordinairement si poli et si blanc ; mais sa voix était pleine et assurée, et le sourire du dédain errait, comme de coutume, sur ses lèvres mobiles.

Il y avait auprès d’elle le joli docteur Kreyssneifetter, un charmant homme tout jeune, blond, vermeil, au sourire nonchalant, à la main blanche, au parler doucereux et protecteur. Le joli docteur Kreyssneifetter tenait familièrement une main de Lélia dans les siennes, et, de temps en temps, il interrogeait le mouvement de l’artère, puis il passait son autre main dans les belles boucles de sa chevelure artistement relevée en pointe sur le sommet de son noble crâne.

— Ce n’est rien, disait-il avec un aimable sourire, rien du tout. C’est le choléra, le choléra-morbus, la chose la plus commune du monde dans ce temps-ci, et la maladie la mieux connue. Rassurez-vous, mon bel ange ! vous avez le choléra, une maladie qui tue en deux heures ceux qui ont la faiblesse de s’en effrayer, mais qui n’est point dangereuse pour les esprits fermes comme les nôtres. Ne vous effrayez donc pas, aimable étrangère ! Nous sommes ici deux qui ne craignons pas le choléra, vous et moi défions le choléra ! Faisons peur à ce vilain spectre, à ce hideux monstre qui fait dresser les cheveux au genre humain. Raillons le choléra, c’est la seule manière de le traiter.

— Mais, dit Trenmor, si l’on essayait le punch du docteur Magendie ?

— Pourquoi pas le punch du docteur Magendie, dit le joli docteur Kreyssneifetter, si le malade n’a point de répugnance pour le punch ?

— J’ai ouï dire, reprit Lélia avec un sang-froid caustique, qu’il était fort contraire. Essayons plutôt les adoucissans.

— Essayons les adoucissans, si vous croyez à la vertu des adoucissans, dit le joli docteur Kreyssneifetter.

— Mais que conseillerez-vous, selon votre conscience ? dit Sténio.

À ce mot de conscience, le docteur Kreyssneifetter jeta un regard de compassion moqueuse au jeune poëte ; puis il se remit parfaitement, et dit d’un air grave :

— Ma conscience m’ordonne de ne rien ordonner du tout, et de ne me mêler en rien de cette maladie.

— C’est fort bien, docteur, dit Lélia. Alors comme il se fait tard, bonsoir ! N’interrompez pas plus long-temps votre précieux sommeil.

— Oh ! ne faites pas attention, reprit-il, je suis bien ici, je me plais à suivre les progrès du mal. J’étudie, j’aime mon métier de passion, et je sacrifie volontiers mes plaisirs et mon repos, je sacrifierais ma vie s’il le fallait pour le bien de l’humanité.

— Quel est donc votre métier, docteur Kreyssneifetter ? demanda Trenmor.

— Je console et j’encourage, répondit le docteur : c’est ma vocation. — L’étude m’a révélé toute l’importance des maladies dont l’homme est assiégé. Je la constate, je l’observe, j’assiste au dénouement, et je profite de mes observations.

— Pour ordonnancer les précautions du système hygiénique applicable à votre aimable personne, dit Lélia.

— Je crois peu à l’influence d’un système quelconque, dit le docteur ; nous naissons tous avec le principe d’une mort plus ou moins prochaine : nos efforts pour retarder le terme ne font souvent que le hâter. Le mieux est de n’y pas penser et de l’attendre en oubliant qu’il doit venir.

— Vous êtes très-philosophe, dit Lélia, en prenant du tabac dans la boîte d’or du docteur.

Mais elle eut une convulsion et tomba mourante dans les bras de Sténio.

— Allons, ma belle enfant, dit le docteur imberbe, un peu de courage ! Si vous vous affectez de votre état le moins du monde, vous êtes perdue. Mais vous ne courez pas plus de risque que moi, si vous gardez le même sang-froid.

Lélia se releva sur un coude, et, le regardant avec ses yeux éteints par la souffrance, elle trouva encore la force de sourire avec ironie.

— Pauvre docteur, lui dit-elle, je voudrais te voir à ma place !

— Merci, pensa le docteur.

— Vous disiez donc que vous ne croyez pas à l’influence des remèdes ; vous ne croyez donc pas à la médecine ? dit-elle.

— Pardon, l’étude de l’anatomie et la connaissance du corps humain avec ses altérations et ses infirmités, c’est là une science positive.

— Oui, dit Lélia, que vous cultivez comme un art d’agrément. — Mes amis, dit-elle, en tournant le dos au docteur, allez me chercher un prêtre, je vois que le médecin m’abandonne.

Trenmor courut chercher le prêtre. Sténio voulut jeter le médecin par-dessus le balcon.

— Laisse-le tranquille, lui dit Lélia, il m’amuse, donne-lui un livre et mène-le dans mon cabinet devant une glace, afin qu’il s’occupe. Quand je sentirai le courage m’abandonner, je le ferai appeler, afin qu’il me donne des conseils de stoïcisme et que je meure en riant de l’homme et de sa science.

Le prêtre arriva ; c’était le grand et beau prêtre irlandais de la chapelle de Sainte-Laure. Il s’approcha, austère et lent. Son aspect inspirait un respect religieux ; son regard calme et profond, qui semblait réfléchir le ciel, eût suffi pour donner la foi. Lélia, brisée par la souffrance, avait caché son visage sous son bras contracté, enlacé de ses cheveux noirs.

— Ma sœur ! dit le prêtre d’une voix pleine et fervente.

Lélia laissa retomber son bras, et retourna lentement son visage vers l’homme de Dieu.

— Encore cette femme ! s’écria-t-il en reculant avec terreur.

Alors sa physionomie fut bouleversée, ses yeux restèrent fixes et pleins d’épouvante, son teint devint livide, et Sténio se souvint du jour où il l’avait vu pâlir et trembler en rencontrant le regard sceptique de Lélia au-dessus de la foule prosternée.

— C’est toi, Magnus ! lui dit-elle ; me reconnais-tu ?

— Si je te connais, femme ! s’écria le prêtre avec égarement ; si je te connais ! Mensonge, désespoir, perdition !

Lélia ne lui répondit que par un éclat de rire.

— Voyons, dit-elle, en l’attirant vers elle de sa main froide et bleuâtre, approche, prêtre, et parle-moi de Dieu. Tu sais pourquoi l’on t’a fait venir ici, c’est une ame qui va quitter la terre et qu’il faut envoyer au ciel ; n’en as-tu pas la puissance ?

Le prêtre garda le silence et resta terrifié.

— Allons, Magnus, dit-elle avec une triste ironie, et tournant vers lui son visage pâle déjà couvert des ombres de la mort, remplis la mission que l’Église t’a confiée, sauve-moi, ne perds pas de temps, je vais mourir !

— Lélia, répondit le prêtre, je ne peux pas vous sauver, vous le savez bien ; votre puissance est supérieure à la mienne.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Lélia, se dressant sur sa couche. Suis-je déjà dans le pays des rêves ? Ne suis-je plus de l’espèce humaine qui rampe, qui prie et qui meurt ? Le spectre effaré que voilà n’est-il pas un homme, un prêtre ? Votre raison est-elle troublée, Magnus ? Vous êtes là, vivant et debout, et moi j’expire. Pourtant, vos idées se troublent et votre ame faiblit, tandis que la mienne appelle avec calme la force de s’exhaler. Allons, homme de peu de foi, invoquez Dieu pour votre sœur mourante, et laissez aux enfans ces peurs superstitieuses qui devraient vous faire pitié. En vérité, qui êtes-vous tous ? Voici Trenmor étonné, voici Sténio, le jeune poëte, qui regarde mes pieds et qui croit y apercevoir des griffes, et voilà un prêtre qui refuse de m’absoudre et de m’ensevelir ! Suis-je déjà morte ? Est-ce un songe que je fais ?

— Non, Lélia, dit enfin le prêtre d’une voix triste et solennelle ; je ne vous prends pas pour un démon, je ne crois pas au démon, vous le savez bien.

— Ah ! ah ! dit-elle, en se tournant vers Sténio, entendez le prêtre, il n’y a rien de moins poétique que la perfection humaine. Soit, mon père, renions Satan, condamnons-le au néant ; je ne tiens pas à son alliance, quoique l’air satanique soit assez de mode, et qu’il ait inspiré à Sténio de fort beaux vers en mon honneur. Si le diable n’existe pas, me voici fort en paix sur mon avenir ; je puis quitter la vie à cette heure, je ne tomberai pas dans l’enfer. Mais où irai-je, dites-moi ? Où vous plaît-il de m’envoyer, mon père ? Au ciel, dites ?

— Au ciel ! s’écria Magnus. Vous, au ciel ! Est-ce votre bouche qui a prononcé ce mot ?

— N’est-il point de ciel non plus ? dit Lélia.

— Femme, dit le prêtre, il n’en est point pour toi !

— Voilà un prêtre consolant ! dit-elle. Puisqu’il ne peut sauver mon ame, qu’on amène le médecin, et que, pour or ou pour argent, il se décide à sauver ma vie.

— Je ne vois rien à faire, dit le docteur Kreyssneifetter, la maladie suit une marche régulière et bien connue. Avez-vous soif ? que l’on vous apporte de l’eau, et puis calmez-vous, attendons. Les remèdes vous tueraient à l’heure qu’il est, laissons agir la nature.

— Bonne nature ! dit Lélia, je voudrais bien t’invoquer ! Mais qui es-tu, où est ta miséricorde, où est ton amour, où est ta pitié ? Je sais bien que je viens de toi et que j’y dois retourner, mais à quel titre t’adjurerai-je de me laisser ici encore un jour ? Il y a peut-être un coin de terre aride auquel manque ma poussière pour y faire croître de l’herbe, il faut donc que j’aille accomplir ma destinée ? Mais vous, prêtre, appelez sur moi le regard de celui qui est au-dessus de la nature, et qui peut lui commander ; celui-là peut dire à l’air pur de raviver mon souffle, au suc des plantes de me ranimer, au soleil qui va paraître de réchauffer mon sang ; voyons, enseignez-moi à prier Dieu !

— Dieu ! dit le prêtre, en laissant tomber avec accablement sa tête sur son sein. Dieu !

Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues flétries.

— Ô Dieu ! dit-il, ô doux rêve qui m’as fui ! où es-tu ? où te retrouverai-je ? Espoir, pourquoi m’abandonnes-tu sans retour ?… Laissez-moi, Madame, laissez-moi sortir d’ici ! Ici tous mes doutes reprennent leur funeste empire ; ici, en présence de la mort, s’évanouit ma dernière espérance, ma dernière illusion ! Vous voulez que je vous donne le ciel, que je vous fasse trouver Dieu. Eh ! vous allez savoir s’il existe, vous êtes plus heureuse que moi qui l’ignore !

— Allez-vous-en, dit Lélia : hommes superbes, quittez mon chevet. Et vous, Trenmor, voyez ceci, voyez ce médecin qui ne croit pas à sa science, voyez ce prêtre qui ne croit pas à Dieu : et pourtant, ce médecin est un savant, ce prêtre est un théologien. Celui-ci, dit-on, soulage les moribonds, celui-là console les vivans ; et tous deux ont manqué de foi auprès d’une femme qui se meurt !

— Madame, dit Kreyssneifetter, si j’avais essayé de faire le médecin avec vous, vous m’auriez raillé. Je vous connais, vous n’êtes pas une personne ordinaire, vous êtes philosophe…

— Madame, dit Magnus, ne vous souvient-il plus de notre promenade dans la forêt du Grimsel ? Si j’avais osé faire le prêtre avec vous, n’auriez-vous pas achevé de me rendre incrédule ?

— Voilà donc, leur dit Lélia d’un ton amer, à quoi tient votre force ? La faiblesse d’autrui fait votre puissance ; mais, dès qu’on vous résiste, vous reculez et vous avouez en riant que vous jouez un faux rôle parmi les hommes, charlatans et imposteurs que vous êtes ! Hélas, Trenmor, où en sommes-nous ? Où en est le siècle ? Le savant nie, le prêtre doute. Voyons si le poëte existe encore. Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust, ou bien ouvre tes livres, et redis-moi les souffrances d’Oberman, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleur ; voyons, jeune homme, si tu crois encore à l’amour.

— Hélas ! Lélia, s’écria Sténio en tordant ses blanches mains, vous êtes femme et vous n’y croyez pas ! Où en sommes-nous, où en est le siècle ?




XXII



« Dieu du ciel et de la terre, Dieu de force et d’amour, entends une voix pure qui s’exhale d’une ame pure et d’un sein vierge ! Entends la prière d’un enfant, rends-nous Lélia !

» Pourquoi, mon Dieu, veux-tu nous arracher sitôt la bien-aimée de nos cœurs ? Écoute la grande et puissante voix de Trenmor, de l’homme qui a souffert, de l’homme qui a vécu. Entends le vœu d’une ame encore ignorante des maux de la vie. Tous deux te demandent de leur conserver leur bien, leur poésie, leur espoir, Lélia ! Si tu veux déjà la placer dans ta gloire et l’envelopper de tes éternelles félicités, reprends-la, mon Dieu, elle t’appartient ; ce que tu lui destines vaut mieux que ce que tu lui ôtes. Mais, en sauvant Lélia, ne nous brise pas, ne nous perds pas, ô mon Dieu ! Permets-nous de la suivre et de nous agenouiller sur les marches du trône où elle doit s’asseoir… »

— C’est fort beau, dit Lélia, en l’interrompant, mais ce sont des vers et rien de plus. Laissez cette harpe dormir en paix, ou mettez-la sur la fenêtre, le vent en jouera mieux que vous. Maintenant approchez. Va-t’en, Trenmor, ton calme m’attriste et me décourage. Viens, Sténio, parle-moi de toi et de moi ; Dieu est trop loin, je crains qu’il ne nous entende pas ; mais Dieu a mis un peu de lui en toi. Montre-moi ce que ton ame en possède, il me semble qu’une aspiration bien ardente de cette ame vers la mienne, il me semble qu’une prière bien fervente que tu m’adresserais me donnerait la force de vivre. La force de vivre ! Oui ! il ne s’agit que de le vouloir. Mon mal consiste, Sténio, à ne pouvoir pas trouver en moi cette volonté. — Tu souris, Trenmor ! Va-t’en. — Hélas ! Sténio, ceci est vrai, j’essaie de résister à la mort, mais j’essaie faiblement. Je la crains moins que je ne la désire, je voudrais mourir par curiosité. Hélas ! j’ai besoin du ciel, mais je doute… et, s’il n’y a point de ciel au-dessus de ces étoiles, je voudrais le contempler encore de la terre. Peut-être, mon Dieu ! est-ce ici-bas seulement qu’il faut l’espérer ? Peut-être est-il dans le cœur de l’homme ?… Dis, toi qui es jeune et plein de vie, l’amour est-ce le ciel ? Vois comme ma tête s’affaiblit, et pardonne cet instant de délire. Je voudrais bien croire à quelque chose, ne fût-ce qu’à toi ; ne fût-ce qu’une heure avant d’en finir, sans retour peut-être, avec les hommes et avec Dieu !

— Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-même, si tu veux, dit Sténio, en s’agenouillant devant elle, mais ne doute pas de l’amour : ne doute pas de ton cœur, Lélia ! Si tu dois mourir à présent, s’il faut que je te perde, ô mon tourment, ô mon bien, ô mon espoir ! fais au moins que je croie en toi, une heure, un instant. Hélas ! mourras-tu sans que je t’aie vue vivre ? Mourrai-je avec toi sans avoir embrassé en toi autre chose qu’un rêve ? Mon Dieu ! n’y a-t-il d’amour que dans le cœur qui désire, que dans l’imagination qui souffre, que dans les songes qui nous bercent durant les nuits solitaires ? Est-ce un souffle insaisissable ? Est-ce un météore qui brille et qui meurt ? Est-ce un mot ? Qu’est-ce que c’est, mon Dieu ! Ô ciel, ô femme ! ne me l’apprendrez-vous pas ?

— Cet enfant demande à la mort le secret de la vie, dit Lélia ; il s’agenouille sur un cercueil pour obtenir l’amour ! Pauvre enfant ! Mon Dieu, ayez pitié de lui, et rendez-moi la vie afin de conserver la sienne ! Si vous me la rendez, je fais vœu de vivre pour lui. Il dit que je vous ai blasphémé en blasphémant l’amour : eh bien ! je courberai mon front superbe, je croirai, j’aimerai !… Faites seulement que je vive de la vie du corps, et j’essaierai de vivre de celle de l’ame.

— Entendez-vous, mon Dieu ? s’écria Sténio avec délire, entendez-vous ce qu’elle dit, ce qu’elle promet ? Sauvez-la, sauvez-moi ! donnez-moi Lélia, rendez-lui la vie !…

Lélia tomba raide et froide sur le parquet. C’était une dernière, une horrible crise. Sténio la pressa contre son cœur en criant de désespoir. Son cœur était brûlant, ses larmes chaudes tombèrent sur le front de Lélia. Ses baisers vivifians ramenèrent le sang à ses lèvres, sa prière peut-être attendrit le ciel : Lélia ouvrit faiblement les yeux et dit à Trenmor qui l’aidait à se relever :

— Sténio a relevé mon ame ; si vous voulez la briser encore avec votre raison, tuez-moi tout de suite.

— Et pourquoi vous ôterais-je le seul jour qui vous reste ? dit Trenmor ; la dernière plume de votre aile n’est pas encore tombée.





DEUXIÈME PARTIE.


XXIII

MAGNUS.



Sténio descendait un matin les versans boisés du Monte-Rosa. Après avoir erré au hasard dans un sentier couvert d’épaisses végétations, il arriva devant une clairière ouverte par la chute des avalanches. C’était un lieu sauvage et grandiose. La verdure sombre et vigoureuse couronnait les ruines de la montagne crevassée. De longues clématites enlaçaient de leurs bras parfumés les vieilles roches noires et poudreuses qui gisaient éparses dans le ravin. De chaque côté s’élevaient en murailles gigantesques les flancs entr’ouverts de la montagne, bordés de sombres sapins et tapissés de vignes vierges. Au plus profond de la gorge, le torrent roulait ses eaux claires et bruyantes sur un lit de cailloux richement colorés. Si vous n’avez pas vu courir un torrent, épuré par ses mille cataractes, sur les entrailles nues de la montagne, vous ne savez pas ce que c’est que la beauté de l’eau et ses pures harmonies.

Sténio aimait à passer les nuits, enveloppé de son manteau, au bord des cascades, sous l’abri religieux des grands cyprès sauvages, dont les muets et immobiles rameaux étouffent l’haleine des brises. Sur leur cime épaisse s’arrêtent les voix errantes de l’air, tandis que les notes profondes et mystérieuses de l’eau qui s’écoule sortent du sein de la terre, et s’exhalent comme des chœurs religieux du fond des caves funèbres. Couché sur l’herbe fraîche et luisante qui croît aux marges des courans, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter l’eau, les heures qu’il aurait pu passer avec Lélia : car, à cet âge, tout est bonheur dans l’amour, même l’absence. Le cœur de celui qui aime est si riche de poésie, qu’il lui faut du recueillement et de la solitude pour savourer tout ce qu’il croit voir dans l’objet de sa passion, tout ce qui n’est réellement qu’en lui-même.

Sténio passa bien des nuits dans l’extase. Les touffes empourprées de la bruyère cachèrent sa tête agitée de rêves brûlans. La rosée du matin sema ses fins cheveux de larmes embaumées. Les grands pins de la forêt secouèrent sur lui les parfums qu’ils exhalent au lever du jour ; et le martin-pêcheur, le bel oiseau solitaire des torrens, vint jeter son cri mélancolique au milieu des pierres noirâtres et de la blanche écume du torrent que le poëte aimait. Ce fut une belle vie d’amour et de jeunesse, une vie qui résuma le bonheur de cent vies, et qui pourtant passa rapide comme l’eau bouillonnante et l’oiseau fugitif des cataractes.

Il y a dans la chute et dans la course de l’eau mille voix diverses et mélodieuses, mille couleurs sombres ou brillantes. Tantôt, furtive et discrète, elle passe avec un nerveux frémissement contre des pans de marbre qui la couvrent de leur reflet d’un noir bleuâtre ; tantôt, blanche comme le lait, elle mousse et bondit sur les rochers avec une voix qui semble entrecoupée par la colère ; tantôt, verte comme l’herbe qu’elle couche à peine sur son passage ; tantôt, bleue comme le ciel paisible qu’elle réfléchit, elle siffle dans les roseaux comme une vipère amoureuse ; ou bien elle dort au soleil, et s’éveille avec de faibles soupirs au moindre souffle de l’air qui la caresse. D’autres fois, elle mugit comme une génisse perdue dans les ravins, et tombe, monotone et solennelle, au fond d’un gouffre qui l’étreint, la cache et l’étouffe. Alors elle jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irisation capricieuse danse sur la gueule béante des abîmes, il n’est point de sylphide assez transparente, point de psylle assez moelleux pour l’imagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien n’est aussi beau que la nature brute et sauvage. Il faut devant elle regarder et sentir : le plus grand poëte est alors celui qui invente le moins.

Mais Sténio avait au fond du cœur la source de toute poésie, l’amour ; et, grâce à l’amour, il couronnait les plus belles scènes de la nature, avec une grande pensée, avec une grande image, celle de Lélia. Qu’elle était belle, Lélia, reflétée dans les eaux de la montagne et dans l’ame du poëte ! Comme elle lui apparaissait, grave et sublime, dans l’éclat argenté de la lune ! Comme sa voix s’élevait, pleine et inspirée, dans la plainte du vent, dans les accords aériens de la cascade, dans la respiration magnétique des plantes qui se cherchent, s’appellent et s’embrassent à l’ombre de la nuit, à l’heure des mystères sacrés et des divines révélations ! Alors Lélia était partout, dans l’air, dans le ciel, dans les eaux, dans les fleurs, dans le sein de Dieu. Dans le reflet des étoiles, Sténio voyait son regard mobile et pénétrant ; dans le souffle des brises, il saisissait ses paroles incertaines ; dans le murmure de l’onde, ses chants sacrés, ses larmes prophétiques ; dans le bleu pur du firmament, il croyait voir planer sa pensée, tantôt comme un spectre ailé, pâle, incertain et triste ; tantôt comme un ange éclatant de lumière ; tantôt comme un démon haineux et moqueur : car Lélia avait toujours quelque chose d’effrayant au fond de ses rêveries, et la peur pressait de son âpre aiguillon les désirs passionnés du jeune homme.

Dans le délire de ses nuits errantes, dans le silence des vallées désertes, il l’appelait à grands cris ; et quand sa voix éveillait les échos endormis, il lui semblait entendre la voix lointaine de Lélia qui lui répondait tristement du sein des nuées. Quand le bruit de ses pas effrayait quelque biche tapie sous les genêts, et qu’il l’entendait raser en fuyant les feuilles sèches éparses dans le sentier, il s’imaginait entendre les pas légers de Lélia, et le frôlement de sa robe effeuillant les fleurs du buisson. Et puis, si quelque bel oiseau de ces contrées, le lagopède au sein argenté, le grimpereau couleur de rose et gris de perle, ou le francolin d’un noir sombre et sans reflets, venait se poser près de lui et le regarder d’un air calme et fier, prêt à déployer ses ailes vers le ciel, Sténio pensait que c’était peut-être Lélia qui s’envolait sous cette forme vers de plus libres régions.

— Peut-être, se disait-il en redescendant vers la vallée avec la crédule terreur d’un enfant, peut-être ne retrouverai-je plus Lélia parmi les hommes.

Et il se reprochait avec effroi d’avoir pu la quitter pendant plusieurs heures, quoiqu’il l’eût entraînée partout avec lui dans ses courses, quoiqu’il eût rempli d’elle les monts et les nuages, quoiqu’il eût peuplé de son souvenir et embelli de ses apparitions les cimes les plus inaccessibles au pied de l’homme, les espaces les plus insaisissables à son espérance.

Ce jour-là il s’arrêta à l’entrée de la clairière profonde, et s’apprêta à retourner sur ses pas, car il vit devant lui un homme : et le plus beau site perd son charme quand celui qui vient y rêver ne s’y trouve plus seul.

Mais l’homme était beau et sévère comme le site. Son regard brillait comme le soleil levant, et les premiers feux du jour, qui coloraient le glacier, embrasaient aussi d’un reflet splendide le visage imposant du prêtre. C’était Magnus. Il semblait livré à de vives impressions. La douleur et la joie se peignaient tour à tour en lui vivaces et puissantes. Cet homme semblait rajeuni par l’enthousiasme.

Dès qu’il aperçut Sténio, il accourut vers lui.

— Eh bien ! jeune homme, lui dit-il d’un air triomphant, te voilà seul, te voilà triste, te voilà cherchant Dieu ! La femme n’est plus !

— La femme ! dit Sténio. Il n’en est pour moi qu’une seule au monde. Mais de laquelle parlez-vous ?

— De la seule femme qui ait existé pour vous et pour moi dans le monde, de Lélia ! Dites, jeune homme, est-elle bien morte ? A-t-elle renié Dieu en rendant son ame au démon ? Avez-vous vu la noire phalange des esprits de ténèbres assiéger son chevet et tourmenter son agonie ? Avez-vous vu sortir son ame maudite, sombre et livide, avec des ailes de feu et des ongles ensanglantés ? — Ah ! maintenant respirons ! Dieu a purgé la terre, il a replongé Satan dans son chaos. Nous pouvons prier, nous pouvons espérer. Voyez comme le soleil se lève joyeux, comme les roses de la vallée s’ouvrent fraîches et vermeilles ! Voyez comme les oiseaux secouent leurs ailes humides et reprennent leur essor avec souplesse ! Tout renaît, tout espère, tout va vivre : Lélia est morte !

— Malheureux ! s’écria Sténio en prenant le prêtre à la gorge, quels mots diaboliques avez-vous sur les lèvres ? Quelle pensée de délire et de mort vous agite ? D’où venez-vous ? avez-vous passé la nuit ? D’où savez-vous ce que vous osez dire ? Depuis quand avez-vous quitté Lélia ?

— J’ai quitté Lélia par une matinée grise et froide. Le jour allait paraître. Le coq chantait d’une voix aigre. Sa voix s’élevait dans le silence, et frappait les toits habités des hommes comme une malédiction prophétique. La bise pleurait sous les porches déserts de la cathédrale. Je passai le long des arceaux extérieurs pour me rendre au logis de la femme qui se mourait. Les colonnettes dentelées cachaient leurs flèches dans le brouillard, et la grande statue de l’Archange, qui s’élève du côté du levant, baignait son pâle front dans la vapeur matinale. Alors je vis distinctement l’Archange agiter ses grandes ailes de pierre comme un aigle prêt à prendre sa volée, mais ses pieds restaient enchaînés au ciment de la corniche, et j’entendis sa voix qui disait : Lélia n’est pas morte encore ! Alors passa une chouette qui rasa mon front de son aile humide, et qui répéta d’un ton amer : Lélia n’est pas morte ! Et la vierge de marbre blanc, qui est enchâssée dans la niche de l’est, poussa un profond soupir, et dit : Encore ! avec une voix si faible, que je crus faire un songe, et que je m’arrêtai à plusieurs reprises le long du chemin pour m’assurer que je n’étais pas sous la puissance des rêves.

— Prêtre, dit Sténio, votre raison est troublée. De quelle matinée parlez-vous ? Savez-vous depuis combien de temps les choses que vous dites se sont passées ?

— Depuis ce temps, dit Magnus, j’ai vu le soleil se lever plusieurs fois dans sa gloire, et darder ses beaux rayons sur cette glace étincelante. Je ne saurais vous dire combien de fois. Depuis que Lélia n’est plus, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les nuits, je laisse ma vie s’écouler, pure et nonchalante, comme le ruisseau de la colline. Mon ame est sauvée….

— Vous avez perdu l’esprit, Dieu soit loué ! dit le jeune homme. Vous parlez de la maladie funeste qui faillit nous enlever Lélia, il y a un mois. Je vois, en effet, à vos cheveux et à votre barbe, que vous êtes depuis long-temps sur la montagne. Venez avec moi, homme malheureux, j’essaierai de vous soulager en écoutant le récit de vos douleurs.

— Mes douleurs ne sont plus, dit le prêtre avec un sourire qu’on eût pris pour une céleste inspiration, tant il était doux et calme. Je vis : Lélia est morte. Écoutez le récit de ma joie. Quand j’arrivai au logis de la femme, je sentis la terre trembler ; et quand je voulus monter l’escalier, l’escalier recula par trois fois avant que je pusse y poser le pied. Mais quand les portes se furent ouvertes, je vis beaucoup de monde, et je me rappelai aussitôt quelle contenance un prêtre doit avoir devant le monde pour faire respecter Dieu et le prêtre. J’oubliai absolument Lélia. Je traversai les appartemens sans trouble et sans crainte. Quand j’entrai dans le dernier, je ne me souvenais plus du tout du nom de la personne que j’allais voir ; car, je vous le dis, il y avait là du monde, et je sentais le regard des hommes qui était sur moi tout entier. Connaissez-vous la pesanteur du regard des hommes ? Vous est-il jamais arrivé d’essayer de le soulever ? Oh ! cela pèse plus que la montagne que voici ; mais, pour le savoir au juste, il faut être prêtre et porter l’habit que vous voyez. — Je m’en souviens, c’était un cabinet tout tendu de blanc, et tout rempli de piéges et d’embûches. D’abord je crus que je marchais sur la laine douce et fine d’un tapis, je crus voir des roses blanches dans des vases d’albâtre et des lumières douces et blanches dans des globes de verre mat. Je crus aussi voir une femme vêtue de blanc et couchée sur un lit de satin blanc ; mais quand elle tourna vers moi sa face livide, quand je rencontrai son regard d’airain, le charme qui pesait sur moi s’évanouit ; je vis clair autour de moi et je reconnus le lieu où l’on m’avait amené. Les roses se changèrent en couleuvres et se tordirent sur leurs tiges en dressant vers moi leurs têtes menaçantes. Les murs se teignirent de sang, les vases de parfums se remplirent de larmes, et je vis que mes pieds ne touchaient plus la terre. Les lampes vomissaient des flammes rouges qui montaient vers la voûte en ardentes spirales, et qui m’étouffaient comme des remords. Je tournai encore les yeux vers le canapé : c’était toujours Lélia, mais elle était sur un réchaud embrasé, elle expirait dans d’atroces douleurs. Elle me demanda de la sauver, je m’en souviens bien ; mais alors je me souvenais aussi des vaines prières que je lui avais faites en d’autres temps, des larmes inutiles que j’avais versées à ses pieds, et le ressentiment était dans mon cœur. Elle avait perdu mon ame, elle m’avait enlevé Dieu, j’étais content de me venger et de perdre son ame, et de lui enlever Dieu à mon tour ; c’est pourquoi je l’ai maudite et j’ai été sauvé, et Dieu a récompensé mon courage ; car aussitôt un nuage s’est répandu sur ma vue. Lélia a disparu, et les couleuvres aussi ; et les langues de feu, et le sang, et les larmes ont disparu, et je me suis trouvé seul au pied des arceaux de la cathédrale. Le jour naissait, les vapeurs se dissipaient un peu, l’archange de pierre porta alors à ses lèvres la trompette que sa main tient immobile depuis plusieurs siècles : il en tira une fanfare éclatante dans laquelle je distinguai ce cri sauveur : Lélia n’est plus ! La chouette rentra sous le chapiteau qui lui sert de retraite, en répétant : Lélia n’est plus ! Alors la vierge de marbre blanc, cette vierge que je n’osais pas regarder quand je passais à ses pieds, parce qu’elle ressemblait à Lélia, cette vierge si pâle et si belle, qui avait sept glaives dans le sein et toutes les douleurs de l’ame sur le front, tomba brisée sur les marches de l’église. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cela. Dites-moi, avez-vous vu les débris ?

— Je suis passé hier soir devant elle, répondit Sténio, et je vous assure qu’elle est toujours fort belle, et qu’elle se porte bien.

— Ne blasphémez pas, jeune homme, dit le prêtre avec un sérieux effrayant. Dieu vous frapperait de sa malédiction, il vous rendrait fou ; je crains que vous ne le soyez déjà, car vous parlez comme un être privé de raison. Savez-vous ce que c’est que l’homme ? Savez-vous ce que c’est que Dieu ? Connaissez-vous la terre, connaissez-vous le ciel ?

— Prêtre, laissez-moi vous quitter, dit Sténio, que l’aliéné voulait entraîner vers sa grotte. Je ne saurais écouter vos paroles sans terreur. Vous maudissez Lélia, vous la condamnez au néant, et vous osez parler de Dieu, et vous osez porter l’habit de ses ministres !

— Enfant, dit le prêtre, c’est parce que je crains Dieu, c’est parce que je respecte l’habit que je porte, que je maudis Lélia. Lélia ! ma perte, ma séduction, ma ruine ! Lélia, qu’il m’était défendu de posséder, de désirer même ! Lélia ! l’atroce et l’infâme qui est venue me chercher au fond du sanctuaire, qui a violé la sainteté de l’autel pour m’enivrer de ses infernales caresses !…

— Vous mentez ! s’écria Sténio avec fureur. Lélia ne vous a jamais poursuivi, jamais aimé !…

— Eh ! je le sais, dit tranquillement le prêtre. Vous ne me comprenez pas : écoutez, asseyez-vous avec moi sur le tronc de ce mélèze qui sert de pont au-dessus-de l’abîme. Là, plus près de moi, votre main dans la mienne, ne craignez rien. L’arbre ploie, le torrent gronde, le gouffre écume là-bas, dans cette noire profondeur, juste au-dessous de nous : cela est beau ! c’est l’image de la vie.

En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio de ses bras crispés par la fièvre. Il était plus grand que lui de toute la tête, et le délire augmentait horriblement sa force musculaire. Son regard morne plongeait dans le gouffre et en mesurait la profondeur, tandis que ses mains distraites et convulsives semblaient toutes prêtes à y précipiter le jeune homme. Malgré le péril de cette situation, Sténio était si avide de ce qu’il allait entendre, le secret qui était entre Lélia et le prêtre torturait depuis si long-temps son ame jalouse, qu’il resta tranquillement assis sur l’unique solive qui tremblait au-dessus du précipice. Cela s’appelle le pont d’enfer. Chaque gorge, chaque torrent a son passage périlleux décoré du même nom emphatique, et praticable seulement aux chamois, aux hardis chasseurs et aux sveltes filles de la montagne.

— Écoute, écoute, dit le prêtre, il y avait deux Lélia : tu n’as pas su cela, jeune homme, parce que tu n’étais pas prêtre, parce que tu n’avais ni révélations, ni visions, ni pressentimens. Tu vivais naturellement et d’une grosse vie facile et commune ; moi j’étais prêtre, je connaissais les choses du ciel et de la terre, je voyais Lélia double et complète, femme et idée, espoir et réalité, corps et ame, don et promesse ; je voyais Lélia telle qu’elle est sortie du sein de Dieu : beauté, c’est-à-dire tentation ; espoir, c’est-à-dire épreuve ; bienfait, c’est-à-dire mensonge ; me comprenez-vous ? — Oh ! ceci est bien clair pourtant, et si tous les hommes n’étaient pas fous, ils écouteraient la parole d’un homme sage, ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi. Oh ! c’était mon ennemi à moi ! il était double, il s’asseyait le soir dans la galerie de la nef, je le voyais bien, je ne connaissais que trop la place où il avait l’habitude de paraître. C’était dans une riche travée toute drapée de velours bleu pâle ; je la vois encore cette place maudite ! C’était entre deux colonnes élancées qui la portaient suspendue entre la voûte et le sol, sur leurs frêles guirlandes de pierre. Il y avait deux anges sculptés, blancs comme la neige, beaux comme l’espoir, qui entrelaçaient leurs blanches mains et croisaient leurs ailes de marbre sur l’écusson de la balustrade. C’était justement là qu’elle venait s’asseoir, la femme ! Elle se penchait avec un calme impie, elle appuyait son coude insolent sur les fronts inclinés de ces deux beaux anges ; elle jouait avec la frange d’argent des draperies ; elle dérangeait les boucles de sa chevelure, elle promenait son regard audacieux sur le temple, au lieu de courber la tête et d’adorer l’Éternel. Oh non ! elle ne venait pas là pour prier, la femme ! Elle venait se désennuyer, se faire voir comme en spectacle, se délasser des fêtes et des mascarades, en écoutant pendant une heure les accens de l’orgue et la poésie des cantiques. Et tous vos muguets, tous vos dandys, tous vos inutiles, étaient là, jeunes et vieux, riches et nobles, suivant des yeux chacun de ses mouvemens, épiant ses moindres regards, s’efforçant de saisir sa pensée dans la profondeur impénétrable de ses orbites, et s’agitant comme des damnés dans leur tombe à l’heure de minuit, pour attirer sur eux l’attention enviée de la femme. Mais elle ! mais Lélia ! Oh qu’elle était grande, qu’elle était imposante ! Comme elle planait avec dédain sur eux tous ! Comme je l’aimais alors, comme je la bénissais pour son orgueil ! Comme je la voyais belle sous le reflet mat des bougies, pâle, et grave, et fière, et douce pourtant ! Oh ! vous ne la possédiez pas, vous autres ! Vous ne saviez pas ce qui se passait dans son cœur, son regard ne vous la révélait jamais, vous n’étiez pas plus heureux que moi ! Comme cette pensée m’attachait à elle ! Dites, dites ! Avez-vous jamais saisi son ame ? Avez-vous deviné l’idée qui fermentait dans son grand front ? Avez-vous creusé son cerveau et fouillé dans les trésors de sa pensée ? Non ! vous ne l’avez pas fait. Lélia ne vous a pas appartenu non plus. Vous ne savez pas ce que c’est que Lélia. Vous l’avez vue sourire tristement, ou rêver d’un air ennuyé ; vous n’avez pas vu son sein se gonfler, ses larmes couler ; sa colère, sa haine ou son amour, vous ne les avez pas vu se répandre ! Dites, jeune homme, vous n’êtes pas plus heureux que moi ? Si vous me disiez le contraire, entendez-vous, cet abîme ne serait pas assez profond pour vous recevoir !

— Et l’autre Lélia, qu’est-ce donc ? reprit le jeune homme sans s’effrayer le moins du monde de l’exaspération de Magnus.

— L’autre Lélia ! s’écria Magnus, en se frappant le front comme si une atroce douleur s’y fût réveillée. L’autre ! c’était un monstre hideux, une harpie, un spectre, et pourtant c’était bien la même Lélia ; c’était seulement son autre moitié !

— Mais où la rencontriez-vous ? dit Sténio avec inquiétude.

— Oh ! partout, dit le prêtre ; le soir quand l’office était fini, quand les cierges venaient de s’éteindre et que la foule s’écoulait par les portes de l’église, pressée sur les traces de la femme qu’on appelait Lélia, et qui s’en allait lente et blême, enveloppée dans son manteau de velours noir, traînant à sa suite un cortége à qui elle ne daignait pas jeter un regard… Je la suivais aussi, avec mes yeux, avec mon ame, et je sentais que j’étais prêtre ; j’étais enchaîné au pied de l’autel ; je ne pouvais pas courir sous le porche, me mêler à la foule, ramasser son gant, dérober une feuille de rose échappée à son bouquet. Je ne pouvais pas lui offrir l’eau du bénitier et toucher ses grandes mains effilées, si molles et si belles !

— Et si froides ! dit Sténio, entraîné par l’attention. Ce granit, incessamment lavé par l’eau qui s’échappe du glacier, n’est pas plus froid que la main de Lélia, à quelque heure qu’on la saisisse.

— Vous l’avez donc touchée ? dit le prêtre en l’étreignant avec rage.

Sténio le domina par un de ces regards magnétiques où la volonté de l’homme se concentre au point de subjuguer la volonté même des animaux féroces.

— Continuez ! lui dit-il ; je vous ordonne de continuer votre récit, ou avec mon regard je vous fais tomber dans le gouffre.

Le fou pâlit et reprit son récit avec la sotte frayeur d’un enfant.

— Eh bien ! dit-il d’une voix tremblante et avec un regard timide, sachez ce qui m’arrivait alors. Je reniais Dieu, je maudissais mon destin, je déchirais avec mes ongles les dentelles de l’aube sans tache dont j’étais revêtu. Oh ! je perdais mon ame, et pourtant je luttais… Alors… ô mon Dieu, par quelles épreuves vous me faisiez passer !… Je voyais, du fond de la nef assombrie, venir une ombre qui semblait fendre la pierre des cercueils. Et cette ombre, insaisissable et flottante d’abord, grandissait avec mon épouvante et venait me saisir dans ses bras livides. C’était une horrible apparition : je me débattais contre elle, je l’implorais en vain, je me jetais à genoux devant elle comme devant Dieu.

— Lélia, Lélia ! lui disais-je. Que me demandes-tu ? Que veux-tu de moi ? Ne t’ai-je pas offert un culte profane dans mon cœur ? Ton nom ne s’est-il pas mêlé sur mes lèvres aux noms sacrés de la Vierge et des Anges ? N’est-ce pas vers toi que ma main lançait les flots de l’encens ? Ne t’ai-je pas placée dans le ciel à côté de Dieu même, demandeuse insatiable ? Que n’ai-je pas fait pour toi ! À quelles pensées terribles et impies n’ai-je pas ouvert mon sein ! Oh ! laisse-moi, laisse-moi prier Dieu, afin que ce soir il me pardonne et que je puisse aller dormir sans que la damnation pèse sur moi comme le cauchemar ! — Mais elle ne m’écoutait pas, elle m’enlaçait de ses cheveux noirs, de ses yeux noirs, de son étrange sourire, et je me battais avec cette ombre impitoyable jusqu’à tomber épuisé, mourant, sur les marches du sanctuaire.

— Eh bien ! parfois, à force de m’humilier devant Dieu, à force d’arroser le marbre avec mes larmes, il m’arrivait de retrouver un peu de calme. Je rentrais consolé, je regagnais ma cellule silencieuse, accablé de fatigue et de sommeil. Mais savez-vous ce que faisait Lélia ? Ce qu’elle imaginait, la railleuse impie, pour me désespérer et me perdre ? Elle entrait dans ma cellule avant moi, elle se blottissait maligne et souple dans le tapis de mon prie-dieu ou dans le sable de ma pendule, ou bien dans les jasmins de ma fenêtre ; et à peine avais-je commencé ma dernière oraison, qu’elle surgissait tout-à-coup devant moi, et posait sa froide main sur mon épaule en disant : — Me voici ! Alors il fallait soulever mes paupières appesanties, et lutter de nouveau avec mon cœur troublé, et redire l’exorcisme, jusqu’à ce que le fantôme fût repoussé. Parfois même, il se couchait sur mon lit, sur mon pauvre lit solitaire et froid ; il s’étendait sur ce grabat, l’horrible spectre, avec des grâces de courtisane et des frémissemens voluptueux qui me faisaient frissonner d’horreur et de crainte ; et quand j’entr’ouvrais les rideaux de serge pour m’approcher de ma couche, je le trouvais là qui me tendait ses bras lascifs et qui riait de mon épouvante ! Ô mon Dieu ! que j’ai souffert ! Ô femme, ô rêve, ô désir ! que tu m’as fait de mal ! Que de formes tu as prises pour entrer chez moi ! Que de mensonges tu m’as faits ? Que de piéges tu m’as tendus !

— Magnus, dit Sténio avec amertume, taisez-vous ! vos paroles me font monter le sang au visage. Il n’y a que l’imagination d’un prêtre qui soit assez impudique pour flétrir ainsi Lélia.

— Non ! dit le prêtre, je ne l’ai pas profanée même en rêve. Dieu me voit et m’entend, qu’il me précipite dans ce gouffre si je mens ! J’ai courageusement résisté, j’ai usé mon ame, j’ai épuisé ma vie à ce combat et je n’ai jamais cédé, et l’ombre de Lélia est toujours sortie vierge de mes nuits terribles et brûlantes. Est-ce ma faute si la tentation fut horrible ? Pourquoi l’esprit de cette femme s’attachait-il à tous mes pas ? Pourquoi venait-il me chercher partout ? Tantôt, assis au tribunal sacré de la confession, j’écoutais avec recueillement les tristes aveux d’une femme hideuse de rides et de haillons ; et s’il m’arrivait de jeter les yeux sur elle en lui répondant, savez-vous quelle figure m’apparaissait aux barreaux du confessionnal, au lieu de la face jaune et flétrie de la vieille ? La figure pâle et le regard méchant et froid de Lélia qui me pétrifiait. Alors ma parole restait paralysée sur mes lèvres ; une sueur pénible inondait mon front, un nuage passait sur mes yeux ; il me semblait que j’allais mourir. Ma langue cherchait vainement une formule d’exorcisme, j’oubliais jusqu’au nom du Très-Haut ; je ne pouvais invoquer aucune puissance céleste, et cette hallucination ne cessait qu’à la voix rauque et cassée de la vieille qui me demandait l’absolution. Moi absoudre, moi délier les ames, moi dont l’ame était enchaînée par un pouvoir infernal ! Mais heureusement Lélia n’est plus. Elle s’est damnée, et moi je vis, je serai sauvé ! — Car, je l’avoue, tant qu’elle a vécu j’étais en proie à d’horribles tentations ; des pensées bien plus destructives que tout ce que je vous ai dit fermentaient dans mon cerveau, et s’y tenaient victorieuses pendant des jours entiers. Ces pensées, c’était le doute, c’était l’athéisme qui pénétrait en moi comme un venin. Il y avait des jours où j’étais si las de combattre, où l’espoir du salut me luisait si faible et si lointain, que je me rejetais de toute ma force dans la vie présente. Eh bien ! me disais-je, soyons heureux au moins un jour, soyons homme puisque nous ne pouvons être ange. Pourquoi une loi de mort pèserait-elle sur moi ? Pourquoi consentirais-je à être retranché de la vie des hommes, en échange d’une chimère d’avenir ? Ils sont heureux, ils sont libres, les autres ! Ils respirent à l’aise, ils marchent, ils commandent, ils aiment, ils vivent, et moi je suis un cadavre étendu sur un cercueil, la dépouille d’un homme attachée à un débris de religion ! Ils placent leur espoir en cette vie, ils peuvent le réaliser, car ils peuvent agir. Et d’ailleurs les choses que nous voyons existent ; la femme qu’on peut étreindre dans ses bras n’est pas une ombre. Moi je n’ai que l’espoir d’une autre vie, et qui m’en répondra ? Mon Dieu, vous n’existez donc pas, puisque vous me laissez en proie à ces affreuses incertitudes ! Il fut un temps, dit-on, où vous faisiez des miracles pour soutenir la foi chancelante des hommes ; vous avez envoyé un ange pour toucher d’un charbon embrasé la lèvre muette d’Isaïe, vous êtes apparu dans le buisson ardent, dans la nuée d’or, dans la brise des nuits, et maintenant vous êtes sourd, vous restez indifférent à nos erreurs et à nos fautes. Vous avez abandonné votre peuple, vous ne tendez plus la main à celui qui s’égare, vous n’adressez plus une parole d’encouragement et de force à celui qui souffre et combat pour vous. Oh ! vous n’êtes que mensonge et vain orgueil de l’homme, vous n’êtes rien ! vous n’êtes pas !…

— Ainsi je blasphémais et je me laissais emporter à la fougue des désirs. Oh ! si j’avais osé m’y livrer tout-à-fait !… si j’avais osé revendiquer ma part de vie et posséder Lélia seulement par la volonté !… Mais cela même je ne l’osais pas. Il y avait toujours au fond de moi une crainte morne et stupide qui glaçait mon sang au plus fort de la fièvre. Satan ne voulait ni me prendre ni me lâcher. Dieu ne daignait ni m’appeler ni me repousser. Mais tous mes maux sont finis, car Lélia est morte, et je reviens à la foi ; elle est bien morte, n’est-ce pas ?

Le prêtre pencha sa tête sur son sein et tomba dans une profonde rêverie. Sténio le quitta sans qu’il s’en aperçût.




XXIV



Le printemps était revenu avec ses chants d’oiseaux et ses parfums de fleurs nouvelles. Le jour finissait, les rougeurs du couchant s’effaçaient sous les teintes violettes de la nuit : Lélia rêvait sur la terrasse de la villa Viola. C’était une riche maison qu’un Italien avait fait bâtir pour sa maîtresse à l’entrée de ces montagnes. Elle y était morte de chagrin ; et l’Italien, ne voulant plus habiter un lieu qui lui rappelait de douloureux souvenirs, avait loué à des étrangers les jardins qui renfermaient la tombe et la villa qui portait le nom de sa bien-aimée. Il y a des douleurs qui se nourrissent d’elles-mêmes. Il y en a qui s’effraient et qui se fuient comme des remords.

Molle et paresseuse comme la brise, comme l’onde, comme tout ce jour de mai si doux et si somnolent, Lélia, penchée sur la balustrade, plongeait du regard dans la plus belle vallée que le pied de l’homme civilisé ait foulée. Le soleil était descendu derrière l’horizon, et pourtant le lac conservait encore un ton rouge ardent, comme si l’antique dieu, qu’on supposait rentrer chaque soir dans les flots, se fût en effet plongé dans sa masse transparente.

Lélia rêvait. Elle écoutait le murmure confus de la vallée, les cris des jeunes agneaux roux qui venaient s’agenouiller devant leurs mères brunes, le bruit de l’eau dont on commençait à ouvrir les écluses, la voix des grands pâtres bronzés, qui ont un profil grec, de pittoresques haillons, et qui chantent d’un ton guttural en descendant la montagne, l’escopette sur l’épaule. Elle écoutait aussi la clochette au timbre grêle qui sonne au cou des longues vaches tigrées, et l’aboiement sonore de ces grands chiens de race primitive qui font bondir les échos sur le flanc des ravins.

Lélia était calme et radieuse comme le ciel. Sténio fit apporter la harpe, et lui chanta ses hymnes les plus beaux. Pendant qu’il chantait, la nuit descendait, toujours lente et solennelle, comme les graves accords de la harpe, comme les belles notes de la voix suave et mâle du poëte. Quand il eut fini, le ciel était perdu sous ce premier manteau gris, dont la nuit se revêt, alors que les étoiles tremblantes osent à peine se montrer lointaines et pâles comme un faible espoir au sein du doute ; à peine une ligne blanche perdue dans la brume se dessinait au pourtour de l’horizon. C’était la dernière lueur du crépuscule, le dernier adieu du jour.

Alors ses bras tombèrent, le son de la harpe expira, et le jeune homme, se prosternant devant Lélia, lui demanda un mot d’amour ou de pitié, un signe de vie ou de tendresse. Lélia prit la main de l’enfant, et la porta à ses yeux : elle pleurait.

— Oh ! s’écria-t-il avec transport, tu pleures ! Tu vis donc enfin ?

Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers. Rarement il lui était arrivé d’effleurer ce beau front de ses lèvres. Une caresse de Lélia était un don du ciel aussi rare qu’une fleur oubliée par l’hiver, et qu’on trouve épanouie sur la neige. Aussi cette brusque et brûlante effusion faillit coûter la vie à l’enfant qui avait reçu des lèvres froides de Lélia son premier baiser de femme. Il devint pâle, son cœur cessa de battre ; près de mourir, il la repoussa de toute sa force, car il n’avait jamais tant craint la mort qu’en cet instant où la vie se révélait à lui.

Il avait besoin de parler pour échapper à ces terribles caresses, à cet excès de bonheur qui était douloureux comme la fièvre.

— Oh ! dis-moi, s’écria-t-il en s’échappant de ses bras, dis-moi que tu m’aimes enfin !

— Ne te l’ai-je pas dit déjà, lui répondit-elle avec un regard et un sourire que Murillo eût donnés à la Vierge emportée aux cieux par les anges.

— Non, tu ne me l’as pas dit, répondit-il ; tu m’as dit, un jour où tu allais mourir, que tu voulais aimer. Cela voulait dire qu’au moment de perdre la vie tu regrettais de n’en avoir pas joui.

— Vous croyez donc cela, Sténio ? dit-elle avec un ton de coquetterie moqueuse.

— Je ne crois rien, mais je cherche à vous deviner. Ô Lélia ! vous m’avez promis d’essayer d’aimer, c’est là tout ce que vous m’avez promis.

— Sans doute, dit Lélia froidement, je n’ai pas promis de réussir.

— Mais espères-tu que tu pourras m’aimer enfin ? lui dit-il d’une voix triste et douce qui remua toute l’ame de Lélia.

Elle l’entoura de ses bras et le pressa contre elle avec une force surhumaine. Sténio qui voulait encore lui résister se sentit dominé par cette puissance qui le glaçait d’effroi. Son sang bouillonnait comme la lave et se figeait comme elle. Il avait tour à tour chaud et froid, il était mal et il était bien. Était-ce la joie, était-ce l’angoisse ? Il ne le savait pas. C’était l’un et l’autre, c’était plus que cela encore : c’était le ciel et l’enfer, c’était l’amour et la honte, le désir et l’effroi, l’extase et l’agonie.

Enfin le courage lui revint. Il se rappela de combien de vœux délirans il avait appelé cette heure de trouble et de transports ; il se méprisa pour la pusillanime timidité qui l’arrêtait, et s’abandonnant à un élan qui avait quelque chose de vorace et de fauve, il maîtrisa la femme à son tour, il l’étreignit dans ses bras, il colla sa bouche à cette bouche douce et molle dont le contact l’étonnait encore… Mais Lélia, le repoussant tout-à-coup, lui dit d’une voix sèche et dure :

— Laissez-moi, je ne vous aime plus !

— Sténio tomba anéanti sur les dalles de la terrasse. C’est alors que réellement il se crut près de mourir en sentant le froid du désespoir et de la honte étrangler tout-à-coup cette rage d’amour et cette fièvre d’attente.

Lélia se mit à rire ; la colère le ranima, il se releva, et délibéra un instant s’il ne la tuerait pas.

Mais cette femme était si indifférente à la vie, qu’il n’y avait pas plus moyen de se venger d’elle que de l’effrayer. Sténio essaya d’être philosophique et froid ; mais au bout de trois mots il se mit à pleurer.

Alors Lélia l’embrassa de nouveau, et comme il n’osait plus lui rendre ses caresses, elle l’en accabla jusqu’à l’enivrer ; puis elle lui mit sa main sur la bouche, et le repoussa lorsqu’elle le sentit se ranimer et frissonner de plaisir.

— Vipère ! s’écria-t-il en essayant de se lever pour la fuir.

Elle le retint.

— Reviens, lui dit-elle, reviens sur mon cœur. Je t’aimais tant tout-à-l’heure, alors que, peureux et naïf, tu recevais mes baisers presque malgré toi ! Tiens, lorsque tu m’as dit ce mot : Espères-tu que tu pourras m’aimer ? j’ai senti que je t’adorais. Tu étais si humble alors ! Reste ainsi, c’est ainsi que je t’aime. Quand je te vois trembler et reculer devant l’amour qui te cherche, il me semble que je suis plus jeune et plus ardente que toi. Cela m’énorgueillit et me charme, la vie ne me décourage plus, car je m’imagine alors que je puis te la donner ; mais quand tu t’enhardis, quand tu me demandes plus qu’il n’est en moi de sentir, je perds l’espoir, je m’effraie d’aimer et de vivre. Je souffre et je regrette de m’être abusée une fois de plus.

— Pauvre femme ! dit Sténio, vaincu par la pitié.

— Oh ! ne peux-tu rester ainsi craintif et palpitant sous mes caresses ! lui dit-elle, en attirant encore sa tête sur ses genoux. Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! Comme ton cœur y bat rude et violent ! C’est bien, mon enfant ; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ? Voici la lune qui monte au-dessus de toi et réfléchit son rayon dans tes yeux. Respire dans cette brise l’herbe et la prairie en fleurs. Je reconnais l’émanation de chaque plante, je les sens passer l’une après l’autre dans l’air qui les emporte. Maintenant, c’est le thym sauvage de la colline ; tout-à-l’heure, c’étaient les narcisses du lac, et à présent ce sont les géraniums du jardin. Comme les Esprits de l’air doivent se réjouir à poursuivre ces parfums subtils et à s’y baigner ! Tu souris, mon gracieux poëte, endors-toi ainsi.

— M’endormir ! dit Sténio d’un ton de surprise et de reproche.

— Pourquoi non ? N’es-tu pas calme, n’es-tu pas heureux maintenant ?

— Heureux ! oui ; mais calme ?

— Eh bien ! vous êtes un sot ! reprit-elle en le repoussant.

— Lélia, vous me rendez malheureux, laissez-moi vous quitter.

— Lâche ! comme vous craignez la souffrance ! Allez, partez !

— Je ne peux pas, répondit-il en revenant tomber à ses genoux.

— Mon Dieu ! lui dit-elle en l’embrassant, pourquoi souffrir ? Vous ne savez pas combien je vous aime : je me plais à vous caresser, à vous regarder, comme si vous étiez mon enfant. Tenez, je n’ai jamais été mère, mais il me semble que j’ai pour vous le sentiment que j’aurais eu pour mon fils. Je me complais dans votre beauté avec une candeur, avec une puérilité maternelle… Et puis, après tout, quel sentiment puis-je avoir pour vous ?

— Vous ne pourrez donc pas avoir d’amour ? lui dit Sténio d’une voix tremblante et le cœur déchiré.

Lélia ne répondit point, elle passa convulsivement ses mains dans les flots de cheveux noirs qui bouclaient au front du jeune homme ; elle se pencha vers lui et le contempla comme si elle eût voulu résumer dans un regard la puissance de plusieurs ames, dans un instant l’ivresse de cent existences ; puis l’ambitieuse et impuissante créature, trouvant son cœur moins ardent que son cerveau, et ses facultés au-dessous de ses rêves, se découragea encore une fois de la vie : sa main retomba morte à son côté ; elle regarda la lune avec tristesse, elle respira la brise avec un gonflement de narines qui avait quelque chose de sauvage ; puis portant sa main à son cœur et respirant du fond de la poitrine :

— Hélas ! dit-elle d’une voix irritée et le regard sombre, heureux ceux qui peuvent aimer !




XXV

VIOLA.



Il y avait, au bas des terrasses du jardin, une petite rivière qui coulait sous l’épais ombrage des ifs et des cèdres, et s’enfonçait sous leurs rameaux pendans. Sous une de ces voûtes mystérieuses, un tombeau de marbre blanc se mirait dans l’eau, pâle au milieu des sombres reflets de la verdure. À peine un souffle furtif de la brise ébranlait les angles purs et tremblans du marbre réfléchi dans l’onde ; un grand liseron avait envahi ses flancs, et suspendait ses guirlandes de cloches bleues autour des sculptures déjà noircies par la pluie et l’abandon. La mousse croissait sur le sein et sur les bras des statues agenouillées ; les cyprès éplorés, laissant tomber languissamment leurs branches sur ces fronts livides, enveloppaient déjà le monument confié à la protection de l’oubli.

— C’est là, dit Lélia, en écartant les longues herbes qui cachaient l’inscription, le tombeau d’une femme morte d’amour et de douleur !…

— C’est un monument plein de religion et de poésie, dit Sténio. Voyez comme la nature semble s’enorgueillir de le posséder ! Comme ces festons de fleurs l’enlacent mollement, comme ces arbres l’embrassent, comme l’eau en baise le pied avec tendresse ! Pauvre femme morte d’amour ! Pauvre ange exilé sur la terre et fourvoyé dans les voies humaines, tu dors enfin dans la paix de ton cercueil, tu ne souffres plus, Viola ! Tu dors comme ce ruisseau, tu étends dans ton lit de marbre tes bras fatigués, comme ce cyprès penché sur toi. Lélia, prends cette fleur de la tombe, mets-la sur ton sein, respire-la bien souvent, mais respire-la vite avant que, séparée de sa tige, elle perde ce virginal parfum qui est peut-être l’ame de Viola, l’ame d’une femme qui a aimé jusqu’à en mourir. Viola ! s’il y a quelque émanation de vous dans ces fleurs, si quelque souffle d’amour et de vie a passé de votre sein dans ce mystérieux calice, ne pouvez-vous pénétrer jusqu’au cœur de Lélia ? Ne pouvez-vous embraser l’air qu’elle respire et faire qu’elle ne soit plus là, pâle, froide et morte, comme ces statues qui se regardent d’un air mélancolique dans le ruisseau ?

— Enfant ! dit Lélia, en jetant la fleur au cours paresseux de l’eau et en la suivant d’un regard distrait, croyez-vous donc que je n’aie pas aussi ma souffrance, âpre et profonde comme celle qui a tué cette femme ? Eh ! que savez-vous ? Ce fut là peut-être une vie bien riche, bien complète, bien féconde. Vivre d’amour et en mourir ! C’est beau pour une femme ! Sous quel ciel de feu étiez-vous donc née, Viola ? Où aviez-vous pris un cœur si énergique qu’il s’est brisé au lieu de ployer sous le poids de la vie ? Quel dieu avait mis en vous cette indomptable puissance que la mort seule a pu détrôner de votre ame ? Ô grande ! grande entre toutes les créatures ! vous n’avez pas courbé la tête sous le joug, vous n’avez pas voulu accepter la destinée, et pourtant vous n’avez pas hâté votre mort comme ces êtres faibles qui se tuent pour s’empêcher de guérir. Vous étiez si sûre de ne pas vous consoler, que vous vous êtes flétrie lentement sans reculer d’un pas vers la vie, sans avancer d’un pas vers la tombe ; la mort est venue, et elle vous a prise, faible, brisée, morte déjà, mais enracinée encore à votre amour, disant à la nature : — Adieu, je te méprise et ne veux pas de salut. Garde tes bienfaits, ta poésie décevante, tes consolantes vanités, et l’oubli narcotique, et le scepticisme au front d’airain ; garde tout cela pour les autres, moi je veux aimer ou mourir ! — Viola ! vous avez même repoussé Dieu, vous avez franchement haï ce pouvoir inique qui vous avait donné pour lot la douleur et la solitude. Vous n’êtes pas venue, au bord de cette onde, chanter des hymnes mélancoliques, comme fait Sténio les jours où je l’afflige ; vous n’avez pas été vous prosterner dans les temples, comme fait Magnus, quand le démon du désespoir est en lui ; vous n’avez pas, comme Trenmor, écrasé votre sensibilité sous la méditation ; vous n’avez pas, comme lui, tué vos passions de sang-froid pour vivre fier et tranquille sur leurs débris. Et vous n’avez pas non plus, comme Lélia…

Elle oublia d’articuler sa pensée, et le coude appuyé sur le mausolée, l’œil immobile sur les flots, elle n’entendit pas Sténio qui la suppliait de se révéler à lui.

— Oui ! dit-elle après un long silence, elle est morte ! et si une ame humaine a mérité d’aller aux cieux, c’est la sienne ; elle a fait plus qu’il ne lui était imposé : elle a bu la coupe d’amertume jusqu’à la lie, puis repoussant le bienfait qui allait descendre d’en-haut après l’épreuve, refusant la faculté d’oublier et de mépriser son mal, elle a brisé la coupe et gardé le poison dans son sein comme un amer trésor. Elle est morte ! morte de chagrin ! Et nous tous, nous vivons ! Vous-même, jeune homme, qui avez encore des facultés toutes neuves pour la douleur, vous vivez ou bien vous parlez de suicide, et cela est plus lâche que de subir cette vie souillée que le mépris de Dieu nous laisse !

Sténio, la voyant plus triste, se mit à chanter pour la distraire. Tandis qu’il chantait, des larmes coulaient de ses paupières fatiguées ; mais il domptait sa douleur, et cherchait dans son ame abattue des inspirations pour consoler Lélia.




XXVI



Tu m’as dit souvent, Lélia, que j’étais jeune et pur comme un ange des cieux, tu m’as dit quelquefois que tu m’aimais. Ce matin encore, tu m’as souri en disant : — Je n’ai plus de bonheur qu’en toi. — Mais ce soir tu as oublié tout, et tu renverses sans pitié les fondemens de mon bonheur.

Soit ! brise-moi, jette-moi à terre comme cette fleur que tu viens de respirer et que maintenant tu abandonnes sur le gravier du ruisseau. Si à me voir emporté comme elle et ballotté, flétri, au caprice de l’onde, tu trouves quelque amusement, quelque satisfaction ironique et cruelle, déchire-moi, foule-moi sous ton pied ; mais n’oublie pas qu’au jour, à l’heure où tu voudras me ramasser et me respirer encore, tu me retrouveras fleuri et prêt à renaître sous tes caresses.

Eh bien ! pauvre femme, tu m’aimeras comme tu pourras. Je savais bien que tu ne pouvais plus aimer comme j’aime ; d’ailleurs, il est juste que tu sois la plus adorée et la plus souveraine de nous deux. Je ne mérite pas l’amour que tu mérites, je n’ai pas souffert, je n’ai pas combattu comme toi ; je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence et de la lutte qui s’ouvre. Toi sillonnée de la foudre, toi cent fois renversée et toujours debout, toi qui ne comprends pas Dieu et qui crois pourtant, toi qui l’insultes et qui l’aimes, toi flétrie comme un vieillard et jeune comme un enfant, Lélia, ma pauvre ame ! aime-moi comme tu pourras ; je serai toujours à genoux pour te remercier, et je te donnerai tout mon cœur, toute ma vie, en échange du peu qui te reste à me donner.

Laisse-toi seulement aimer ; accepte sans dédain les souffrances que j’apporte en holocauste à tes pieds ; laisse-moi consumer ma vie et brûler mon cœur sur l’autel que je t’ai dressé. Ne me plains pas, je suis encore plus heureux que toi, c’est pour toi que je souffre ! Oh ! que ne puis-je mourir pour toi, comme Viola mourut de son amour ! Qu’il y a de volupté dans ces tortures que tu mets dans mon sein, qu’il y a de bonheur à être seulement ton jouet et ta victime, à expier, jeune, pur et résigné, les vieilles iniquités, les murmures, les impiétés amassées sur ta tête ! Ah ! si l’on pouvait laver les taches d’une autre ame avec les douleurs de son ame et le sang de ses veines, si l’on pouvait la racheter comme un nouveau Christ et renoncer à sa part d’éternité pour lui épargner le néant !

C’est ainsi que je vous aime, Lélia. Vous ne le savez pas, car vous n’avez pas envie de le savoir. Je ne vous demande pas de m’apprécier, encore moins de me plaindre ; venez à moi seulement quand vous souffrirez, et faites-moi tout le mal que vous voudrez, afin de vous distraire de celui qui vous ronge…

— Eh bien ! dit Lélia, je souffre mortellement à l’heure qu’il est ; la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi ? Cela me soulagera peut-être. Voulez-vous jeter des pierres vers le ciel, outrager Dieu, maudire l’éternité, invoquer le néant, adorer le mal, appeler la destruction sur les ouvrages de la Providence, et le mépris sur son culte ? Voyons, êtes-vous capable de tuer Abel pour me venger de Dieu mon tyran ? Voulez-vous crier comme un chien effaré qui voit la lune semer des fantômes sur les murs ? Voulez-vous mordre la terre et manger du sable comme Nabuchodonosor ? Voulez-vous comme Job cracher votre colère et la mienne dans de véhémentes imprécations ? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans l’athéisme jusqu’au cou et ramper dans la fange où j’expire ? Je souffre, et je n’ai pas de force pour crier. Allons, rugissez pour moi ! Eh bien ! vous pleurez !… Vous pouvez pleurer, vous ? Heureux ceux qui pleurent ! Mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux. Vous pleurez ? Eh bien ! écoutez pour vous distraire un chant que j’ai traduit d’un poëte étranger.




XXVII

À DIEU.



Qu’ai-je donc fait pour être frappée de cette malédiction ? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi ? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs ; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi qui suis aussi une créature de vos mains, moi que vous aviez douée d’une apparente richesse d’organisation, vous m’avez tout retiré, vous m’avez traitée plus mal que vos anges foudroyés ; car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas ! Vous m’avez traitée plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin ; car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.

Pourquoi m’avez-vous ainsi traitée, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi ? Pourquoi m’avez-vous fait naître femme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre, et me laisser inutile en dehors de la vie commune ? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi faite, ô mon Dieu ! Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance ; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée ? Hélas ! étais-je coupable avant de naître !

Qu’est-ce donc que cette ame que vous m’avez donnée ? Est-ce là ce qu’on appelle une ame de poëte ? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les alimens de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés ! Ô vie, ô tourment ! tout aspirer et ne rien saisir, tout comprendre et ne rien posséder ! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit ! Destinée plus malheureuse que la destinée de Faust ; car il garde dans son sein le trésor des passions jeunes et ardentes, qui ont couvé en silence sous la poussière des livres, et dormi tandis que l’intelligence veillait ; et quand Faust, fatigué de chercher la perfection et de ne la pas trouver, s’arrête, près de maudire et de renier Dieu, Dieu pour le punir lui envoie l’ange des sombres et funestes passions. Cet ange s’attache à lui, il le réchauffe, il le rajeunit, il le brûle, il l’égare, il le dévore, et le vieux Faust entre dans la vie, jeune et vivace, coupable maudit, mais tout-puissant ! Il en était venu à ne plus aimer Dieu, mais le voilà qui aime Marguerite. Mon Dieu, donnez-moi la malédiction de Faust ?

Car vous ne me suffisez pas, Dieu ! vous le savez bien. Vous ne voulez pas être tout pour moi ! vous ne vous révélez pas assez pour que je m’empare de vous et pour que je m’y attache exclusivement. Vous m’attirez, vous me flattez avec un souffle embaumé de vos brises célestes, vous me souriez entre deux nuages d’or, vous m’apparaissez dans mes songes, vous m’appelez, vous m’excitez sans cesse à prendre mon essor vers vous, mais vous avez oublié de me donner des ailes. À quoi bon m’avoir donné une ame pour vous désirer ? Vous m’échappez sans cesse, vous enveloppez ce beau ciel et cette belle nature de lourdes et sombres vapeurs ; vous faites passer sur les fleurs un vent du midi qui les dévore, ou vous faites souffler sur moi une bise qui me glace et me contriste jusqu’à la moelle des os. Vous nous donnez des jours de brume et des nuits sans étoiles, vous bouleversez notre pauvre univers avec des tempêtes qui nous irritent, qui nous enivrent, qui nous rendent audacieux et sceptiques malgré nous ! Et si dans ces tristes heures nous succombons sous le doute, vous éveillez en nous les aiguillons du remords, et vous placez un reproche dans toutes les voix de la terre et du ciel !

Pourquoi, pourquoi nous avez-vous faits ainsi ! Quel profit tirez-vous de nos souffrances ? Quelle gloire notre abjection et notre néant ajoutent-ils à votre gloire ? — Ces tourmens sont-ils nécessaires à l’homme pour lui faire désirer le ciel ? L’espérance est-elle une faible et pâle fleur qui ne croît que parmi les rochers, sous le souffle des orages ? Fleur précieuse, suave parfum, viens habiter ce cœur aride et dévasté !… Ah ! c’est en vain, depuis long-temps, que tu essaies de le rajeunir ; tes racines ne peuvent plus s’attacher à ses parois d’airain, son atmosphère glacée te dessèche, ses tempêtes t’arrachent et te jettent à terre brisée, flétrie !… Ô espoir ! ne peux-tu donc plus refleurir pour moi ?…

— Ces chants sont douloureux, cette poésie est cruelle, dit Sténio, en lui arrachant la harpe des mains ; vous vous plaisez dans ces sombres rêveries, vous me déchirez sans pitié. Non, ce n’est point là la traduction d’un poëte étranger ; le texte de ce poëme est au fond de votre ame, Lélia, je le sais bien ! Ô cruelle et incurable ! écoutez cet oiseau, il chante mieux que vous, il chante le soleil, le printemps et l’amour. Ce petit être est donc mieux organisé que vous qui ne saviez chanter que la douleur et le doute.




XXVIII

DANS LE DÉSERT.



Je vous ai amenée dans cette vallée déserte que le pied des troupeaux ne foule jamais, que la sandale du chasseur n’a point souillée. Je vous y ai conduite, Lélia, à travers les précipices. Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage ; vous avez mesuré d’un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du glacier, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre, et s’endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l’écume à pleins bords. Vous n’avez pas tremblé une seule fois, Lélia ; et moi, combien j’ai frémi ! combien de fois mon sang s’est glacé et mon cœur a cessé de battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l’abîme, insouciante, distraite, regardant le ciel et dédaignant de savoir où vous posiez vos pieds étroits ! Vous êtes bien brave et bien forte, Lélia ! Quand vous dites que votre ame est énervée, vous mentez ; nul homme ne possède plus de confiance et d’audace que vous.

— Qu’est-ce que l’audace ? répondit Lélia, et qui n’en a pas ? Qui est-ce qui aime la vie, au temps où nous sommes ? Cette insouciance-là s’appelle du courage quand elle produit un bien quelconque ; mais quand elle se borne à exposer une destinée sans valeur, n’est-ce pas simplement de l’inertie ?

— L’inertie, Sténio ! c’est le mal de nos cœurs, c’est le grand fléau de cet âge du monde. Il n’y a plus que des vertus négatives, nous sommes braves parce que nous ne sommes plus capables d’avoir peur. Hélas ! oui, tout est usé, même les faiblesses, même les vices de l’homme. Nous n’avons plus la force qui fait qu’on aime la vie d’un amour opiniâtre et poltron. Quand il y avait encore de l’énergie sur la terre, on guerroyait avec ruse, avec prudence, avec calcul. La vie était un combat perpétuel, une lutte où les plus braves reculaient sans cesse devant le danger, car le plus brave était celui qui vivait le plus long-temps au milieu des périls et des haines. Depuis que la civilisation a rendu la vie facile et calme pour tous, tous la trouvent monotone et sans saveur ; on l’expose pour un mot, pour un regard, tant elle a peu de prix ! C’est l’indifférence de la vie qui a fait le duel dans nos mœurs. C’est un spectacle fait pour constater l’apathie du siècle, que celui de deux hommes calmes et polis, tirant au sort lequel tuera l’autre sans haine, sans colère et sans profit. Hélas ! Sténio, nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus ni bons ni méchans, nous ne sommes même plus lâches, nous sommes inertes.

— Lélia, vous avez raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous la faire oublier au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela n’est-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose qu’à Dieu ? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé ? Voyez que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d’aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent, en cercles mouvans, comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier ? Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts ? Les torrens qui pleurent et sanglottent comme des ames malheureuses, les cerfs qui brament d’une voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées ; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s’éboulent et entraînent le sable, ces grandes racines d’arbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste, ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de l’enfantement, exhale ici par ses flancs entr’ouverts ; ne trouvez-vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que l’église et le théâtre ?

— Il est vrai que tout cela est beau, et c’est ici qu’il faut venir voir ce que la terre possède encore de jeunesse et de vigueur. Pauvre terre ! elle aussi s’en va !

— Que dites-vous donc, Lélia ? Pensez-vous que la terre et le ciel soient coupables de notre décrépitude morale ? Insolente rêveuse, les accusez-vous aussi ?

— Oui, je les accuse, répondit-elle, ou plutôt j’accuse la grande loi du temps, qui veut que tout s’épuise et prenne fin. Ne voyez-vous pas que le flot des siècles nous emporte tous ensemble, hommes et mondes, pour nous engloutir dans l’éternité comme ces feuilles sèches qui fuient vers le précipice, entraînées par l’eau du torrent ? Hélas ! nous ne laisserons pas même cette frêle dépouille ! Nous ne surnagerons même pas comme ces herbes flétries qui flottent là tristes et pendantes, semblables à la chevelure d’une femme noyée. La dissolution aura passé sur les cadavres des empires, les débris muets de l’humanité ne seront pas plus que les grains de sable de la mer. Dieu ploiera l’univers comme un vêtement usé qu’on jette au vent, comme un manteau qu’on dépouille parce qu’on n’en veut plus. Alors, Dieu tout seul sera. Alors, peut-être sa gloire et sa puissance éclateront sans voiles. Mais qui les contemplera ? De nouvelles races naîtront-elles sur notre poussière pour voir ou pour deviner celui qui crée et détruit !

— Le monde s’en ira, je le sais, dit Sténio, mais il faudra pour le détruire tant de siècles que le chiffre en est incalculable dans le cerveau des hommes. Non, non, nous n’en sommes pas encore à son agonie. Cette pensée est éclose dans l’ame irritée de quelques sceptiques comme vous ; mais moi, je sens bien que le monde est jeune, mon cœur et ma raison me disent qu’il n’est pas même arrivé à la moitié de sa vie, à la force de son âge ; le monde est en progrès encore ; il lui reste tant de choses à apprendre !

— Sans doute, répondit-elle avec ironie, il n’a pas encore trouvé le secret de ressusciter les morts et de rendre les vivans immortels ; mais il fera ces grandes découvertes, et alors le monde ne finira pas, l’homme sera plus fort que Dieu et subsistera sans le secours d’aucun élément autre que son intelligence.

— Lélia, vous raillez toujours, mais écoutez-moi, ne pensez-vous pas que les hommes sont meilleurs aujourd’hui qu’hier, et par conséquent…

— Je ne le pense pas, mais qu’importe ? Nous ne sommes pas d’accord sur l’âge du monde, voilà tout.

— Nous le saurions au juste, nous n’en serions pas plus avancés. Nous ne connaissons pas les secrets de son organisation, nous ignorons combien de temps un monde constitué comme celui-ci peut et doit vivre. Mais je sens à mon cœur que nous marchons vers la lumière et la vie ; l’espoir brille dans notre ciel, voyez comme le soleil est beau ! comme il sourit vermeil et généreux aux montagnes qui s’empourprent de ses caresses et rougissent d’amour comme des vierges timides ! Ce n’est point avec la logique du raisonnement qu’on peut prouver l’existence de Dieu. On croit en lui parce qu’un céleste instinct le révèle. De même, on ne peut mesurer l’éternité avec le compas des sciences exactes, mais on sent dans son ame ce que le monde moral possède de sève et de fraîcheur, de même qu’on sent dans son être physique ce que l’air renferme de principes vivifians et toniques. Eh quoi ! vous respirez cette brise aromatique des montagnes sans qu’elle pénètre vos pores et raffermisse vos fibres ? Vous buvez cette eau limpide et glacée qui a le goût de la menthe et du thym sauvage, sans en sentir la salutaire saveur ? Vous ne vous sentez pas rajeunie et retrempée dans cet air vif et subtil, parmi ces fleurs si belles et qui semblent si fières de ne rien devoir aux soins de l’homme ? Tournez-vous, et voyez ces buissons épais de rhododendrum ; comme ces touffes de fleurs lilas sont fraîches et pures ! comme elles se tournent vers le ciel pour en regarder l’azur, pour en recueillir la rosée ! Ces fleurs sont belles comme vous, Lélia, incultes et sauvages comme vous ; ne concevez-vous pas la passion qu’on a pour ces fleurs ?

Lélia sourit et rêva long-temps, les yeux fixés sur la vallée déserte.

— Sans doute, il nous faudrait vivre ici, dit-elle enfin, pour conserver le peu qui nous reste au cœur ; mais nous n’y vivrions pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. L’homme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui l’a produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire l’œuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir cultiver le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. Vous appelleriez cela faire un jardin ; si vous y fussiez venu il y a cinquante ans, vous y eussiez mis une statue et un berceau taillé.

— Toujours moqueuse, Lélia ! Vous pouvez rire et railler ici en présence de cette scène sublime ! Sans vous, je me serais prosterné devant l’auteur de tout cela ; mais vous, mon démon, vous n’avez pas voulu. Il faut que je vous entende nier tout, même la beauté de la nature.

— Eh ! je ne la nie pas ! s’écria-t-elle. Quelle chose m’avez-vous jamais entendu nier ? Quelle croyance m’a trouvée insensible à ce qu’elle avait de poétique ou de grand ? Mais la puissance de m’abuser, qui me la donnera ? Hélas, pourquoi Dieu s’est-il plu à mettre une telle disproportion entre les illusions de l’homme et la réalité ? Pourquoi faut-il souffrir toujours d’un désir de bien-être qui se révèle sous la forme du beau et qui plane dans tous nos rêves, sans se poser jamais à terre ? Ce n’est pas notre ame seulement qui souffre de l’absence de Dieu, c’est notre être tout entier, c’est la vue, c’est la chair qui souffrent de l’indifférence ou de la rigueur du ciel. Dites-moi : dans quel climat de la terre, l’homme ignore-t-il les sensations excessives du froid et du chaud ? Quelle est la vallée qui ne soit humide en hiver ? Où sont les montagnes dont l’herbe ne soit pas flétrie et déracinée par le vent ? En Orient, l’espèce énervée végète et languit toujours couchée, toujours inerte. Les femmes s’étiolent à l’ombre des harems, car le soleil les calcinerait. Et puis un vent sec et corrosif arrive de la mer, et porte à cette race indolente une sorte de vertige qui enfante des crimes ou des héroïsmes inconnus à nos peuples d’en-deçà le soleil. Alors, ces hommes s’enivrent d’activité ; ils exhalent en rumeurs féroces, en plaisirs sanguinaires, en débauches effrénées, la force concentrée qui dormait en eux, jusqu’à ce qu’épuisés de souffrance et de fatigue ils retombent sur leurs divans, stupides entre tous les hommes !

Et ceux-là pourtant sont les mieux trempés, les plus énergiques parmi les peuples, les plus heureux dans le repos, les plus violens dans l’action. Regardez ceux des zônes torrides ; pour ceux-là, le soleil est généreux, en effet ; les plantes sont gigantesques, la terre est prodigue de fruits, de parfums et de spectacles. Il y a vanité de luxe dans la couleur et dans la forme. Les oiseaux et les insectes étincellent de pierreries, les fleurs exhalent des odeurs enivrantes. Les arbres eux-mêmes recèlent d’exquises senteurs dans le tissu ligneux de leurs écorces. Les nuits sont claires comme nos jours d’automne, les étoiles se montrent quatre fois grandes comme ici. Tout est beau, tout est riche. L’homme encore grossier et naïf ignore une partie des maux que nous avons inventés. Croyez-vous qu’il soit heureux ? Non. Des troupes d’animaux hideux et féroces lui font la guerre. Le tigre rugit autour de sa demeure ; le serpent, ce monstre froid et gluant dont l’homme a plus d’horreur que d’aucun autre ennemi, se glisse jusqu’au berceau de son enfant. Puis vient l’orage, cette grande convulsion d’une nature robuste qui bondit comme un taureau en fureur, qui se déchire elle-même comme un lion blessé. Il faut que l’homme fuie ou périsse ; le vent, la foudre, les torrens débordés bouleversent et emportent sa cabane, son champ et ses troupeaux ; chaque soir, il ignore s’il aura une patrie le lendemain ; elle était trop belle cette patrie, Dieu ne veut pas la lui laisser. Chaque année il lui en faudra chercher une nouvelle. Le spectacle d’un homme heureux n’est pas agréable au Seigneur. Ô mon Dieu ! tu souffres peut-être aussi, tu es peut-être ennuyé dans ta gloire, puisque tu nous fais tant de mal !

Eh bien ! ces enfans du soleil que dans nos rêves de poëtes nous envions comme les privilégiés de la terre, sans doute, ils se demandent parfois s’il existe une contrée chérie du ciel, que ne sillonnent pas les laves ardentes, que ne balaient pas les vents destructeurs ; une contrée qui s’éveille au matin, unie, calme et tiède comme la veille. Ils se demandent si Dieu, dans sa colère, a mis partout des panthères affamées de sang et des reptiles hideux ; peut-être ces hommes simples rêvent-ils leur paradis terrestre sous nos latitudes tempérées, peut-être dans leurs songes voient-ils la brume et le froid descendre sur leurs fronts bronzés et assombrir leur atmosphère ardente. Nous, quand nous rêvons, nous voyons le soleil rouge et chaud, la plaine étincelante, la mer embrasée, et le sable brûlant sous nos pieds. Nous appelons le soleil méridional sur nos épaules glacées, et les peuples du midi recevraient à genoux les gouttes de notre pluie sur leurs poitrines ardentes. Ainsi, partout l’homme souffre et murmure ; créature délicate et nerveuse, il s’est fait en vain le roi de la création, il en est la plus infortunée victime, il est le seul animal chez qui la puissance intellectuelle soit dans un rapport aussi disproportionné avec la puissance physique. Chez les êtres qu’il appelle animaux grossiers la force matérielle domine, l’instinct n’est que le ressort conservateur de l’existence animale. Chez l’homme, l’instinct développé outre mesure brûle et torture une frêle et chétive organisation. Il a l’impuissance du mollusque, avec les appétits du tigre ; la misère et la nécessité l’emprisonnent dans une écaille de tortue ; l’ambition, l’inquiétude déploient leurs ailes d’aigle dans son cerveau. Il voudrait avoir les facultés réunies de toutes les races, mais il n’a que la faculté de vouloir en vain. Il s’entoure de dépouilles, les entrailles de la terre lui abandonnent l’or et le marbre, les fleurs se laissent broyer, exprimer en parfums pour son usage ; les oiseaux de l’air laissent tomber pour le parer les plus belles plumes de leurs ailes, le plongeon et l’eider livrent leur cuirasse de duvet pour réchauffer ses membres indolens et froids ; la laine, la fourrure, l’écaille, la soie, les entrailles de celui-là, les dents de celui-ci, la peau de cet autre, le sang et la vie de tous appartiennent à l’homme. La vie de l’homme ne s’alimente que par la destruction, et pourtant quelle douloureuse et courte durée !

Ce que les peintres et les poëtes ont inventé de plus hideux dans les fantaisies grotesques de leur imagination, et, il faut bien le dire, ce qui nous apparaît le plus souvent dans le cauchemar, c’est un sabbat de cadavres vivans, de squelettes d’animaux, décharnés, sanglans, avec des erreurs monstrueuses, des superpositions bizarres, des têtes d’oiseaux sur des troncs de cheval, des faces de crocodile sur des corps de chameau ; c’est toujours un pêle-mêle d’ossemens, une orgie de la peur qui sent le carnage, et des cris de douleur, des paroles de menace proférées par des animaux mutilés. Croyez-vous que les rêves soient une pure combinaison du hasard ? Ne pensez-vous pas qu’en dehors des lois d’association et des habitudes consacrées chez l’homme par le droit et par le pouvoir, il peut exister en lui de secrets remords, vagues, instinctifs, que nul ordre d’idées reçues n’a voulu avouer ou énoncer, et qui se révèlent par les terreurs de la superstition ou les hallucinations du sommeil ? Alors que les mœurs, l’usage et la croyance ont détruit certaines réalités de notre vie morale, l’empreinte en est restée dans un coin du cerveau et s’y réveille quand les autres facultés intelligentes s’endorment.

Il y a bien d’autres sensations intimes de ce genre. Il y a des souvenirs qui semblent ceux d’une autre vie, des enfans qui viennent au jour avec des douleurs qu’on dirait contractées dans la tombe, car l’homme quitte peut-être le froid du cercueil pour rentrer dans le duvet du berceau. Qui sait ? n’avons-nous pas traversé la mort et le chaos ? Ces images terribles nous suivent dans tous nos rêves ! Pourquoi cette vive sympathie pour des existences effacées, pourquoi ces regrets et cet amour pour des êtres qui n’ont laissé qu’un nom dans l’histoire des hommes ? N’est-ce pas peut-être de la mémoire qui s’ignore ? Il me semble parfois que j’ai connu Shakespeare, que j’ai pleuré avec Torquato, que j’ai traversé le ciel et l’enfer avec Dante. Un nom des anciens jours réveille en moi des émotions qui ressemblent à des souvenirs, comme certains parfums de plantes exotiques nous rappellent les contrées qui les ont produites. Alors notre imagination s’y promène comme si elle les connaissait, comme si nos pieds avaient foulé jadis cette patrie inconnue qui pourtant, nous le croyons, ne nous a vu ni naître ni mourir. Pauvres hommes, que savons nous ?

— Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir, dit Sténio.

— Eh bien, voilà ce qui nous dévore, Sténio ! reprit-elle ; c’est cette impuissance que tout un univers asservi et mutilé peut à peine dissimuler sous l’éclat de ses vains trophées. Les arts, l’industrie et les sciences, tout l’échafaudage de la civilisation, qu’est-ce, sinon le continuel effort de la faiblesse humaine pour cacher ses maux et couvrir sa misère ? Voyez si, en dépit de ses profusions et de ses voluptés, le luxe peut créer en nous de nouveaux sens, ou perfectionner le système organique du corps humain ; voyez si le développement exagéré de la raison humaine a porté l’application de la théorie dans la pratique, si l’étude a poussé la science au-delà de certaines limites infranchissables, si l’excitation monstrueuse du sentiment a réussi à produire des jouissances complètes. Il est douteux que le progrès opéré par soixante siècles de recherches ait amené l’existence de l’homme au point d’être supportable, et de détruire la nécessité du suicide pour un grand nombre.

— Lélia, je n’ai pas essayé de vous prouver que l’homme fût arrivé à son apogée de puissance et de grandeur. Au contraire, je vous ai dit que, selon moi, la race humaine avait encore bien des générations à ensevelir avant d’arriver à ce point, et peut-être qu’alors elle s’y maintiendra pendant bien des siècles avant de redescendre à l’état de décrépitude où vous la croyez maintenant.

— Comment pouvez-vous croire, jeune homme, que nous suivions une marche progressive, lorsque vous voyez autour de vous toutes les convictions se perdre, toutes les sociétés s’agiter dans leurs liens relâchés, toutes les facultés s’épuiser par l’abus de la vie, tous les principes jadis sacrés tomber dans le domaine de la discussion et servir de jouet aux enfans, comme les haillons de la royauté et du clergé ont servi de mascarade au peuple, roi et prêtre de son plein droit ?

— Eh ! vous savez bien que, dans tous les temps, les trônes ont chancelé sur des bases fragiles ! Cet esprit de liberté qui s’empare, dit-on, des peuples nouveaux, ce n’est point une improvisation si prompte que nous n’ayons eu le temps de lire comment les peuples anciens organisaient leur système de république. Tout dans nos révolutions a un caractère d’imitation puérile et de plagiat misérable. La lutte entre le pauvre et le riche n’a-t-elle pas commencé du jour où elle a cessé entre le fort et le faible ? L’établissement du droit d’héritage n’est-il pas presque aussi ancien que celui du droit de conquête ? Est-ce d’hier que nous nous disputons le sol qui nous porte ?

— Oui, dit-elle, mais après ces guerres d’homme à homme, après ces bouleversemens de sociétés, le monde encore jeune et vigoureux se relevait et reconstruisait son édifice pour une nouvelle période de siècles. Cela n’arrivera plus. Nous ne sommes pas seulement, comme vous le croyez, à un de ces lendemains de crise où l’esprit humain fatigué s’endort sur le champ de bataille avant de reprendre les armes de la délivrance. À force de tomber et de se relever, à force de rester étendu sur le flanc, et de ressaisir l’espérance, et de voir ses blessures se rouvrir et se refermer, à force de s’agiter dans ses fers et de s’enrouer à crier vers le ciel, le colosse vieillit et s’affaisse ; il chancelle maintenant comme une ruine qui va crouler pour jamais ; encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins.

— Vous croyez à l’approche du jugement dernier ? Ô ma triste Lélia ! c’est votre ame ténébreuse qui enfante ces terreurs immenses, car elle est trop vaste pour de moindres superstitions. Mais, dans tous les temps, l’esprit de l’homme a été préoccupé de ces idées de mort. Les ames ascétiques se sont toujours complues dans ces contemplations sinistres, dans ces images de cataclysme et de désolation universelle. Vous n’êtes pas un prophète nouveau, Lélia ; Jérémie est venu avant vous, et votre poésie dantesque et colère n’a rien créé d’aussi lugubre que l’Apocalypse, chantée dans les nuits délirantes d’un fou sublime aux rochers de Pathmos.

— Je le sais, mais la voix de Jean le rêveur et le poëte fut entendue et recueillie ; elle épouvante le monde, et toute inintelligible qu’elle semblait, elle rallia par la peur à la foi chrétienne un grand nombre d’intelligences médiocres que la sublimité des préceptes évangéliques n’avait pu toucher. Jésus avait ouvert le ciel aux spiritualistes ; Jean ouvrit l’enfer et en fit sortir la mort montée sur son cheval pâle, le despotisme au glaive sanglant, la guerre et la famine galopant sur un squelette de coursier, pour épouvanter le vulgaire qui subissait tranquillement les fléaux de l’humanité, et qui s’en effraya dès qu’il les vit personnifiés sous une forme payenne. Mais aujourd’hui les prophètes crient dans le désert, et nulle voix ne leur répond, car le monde est indifférent, il est sourd, il se couche et se bouche les oreilles pour mourir en paix. En vain quelques groupes épars de sectaires impuissans essaient de rallumer une étincelle de vertu. Derniers débris de la puissance morale de l’homme, ils surnageront un instant sur l’abîme, et s’en iront rejoindre les autres débris au fond de cette mer sans rivages où le monde doit rentrer.

— Oh ! pourquoi désespérer ainsi, Lélia, de ces hommes sublimes qui aspirent à ramener la vertu dans notre âge de fer ! Si je doutais, comme vous, de leur succès, je ne voudrais pas le dire. Je craindrais de commettre un crime impie.

— J’admire ces hommes, répondit Lélia, et je voudrais être le dernier d’entre eux. Mais que pourront ces pâtres, qui portent une étoile au front, devant le grand monstre de l’Apocalypse, devant cette immense et terrible figure qui se dessine sur le premier plan de tous les tableaux du prophète. Cette femme pâle, et belle comme le vice, cette grande prostituée des nations, couverte des richesses de l’Orient et chevauchant une hydre qui vomit des fleuves de poison sur toutes les voies humaines, c’est la civilisation, c’est l’humanité dépravée par le luxe et la science, c’est le torrent de venin qui engloutira toute parole de vertu, tout espoir de régénération.

— Ô Lélia ! s’écria le poëte frappé de superstition. N’êtes-vous point ce fantôme malheureux et terrible ? Combien de fois cette frayeur s’est emparée de mes rêves ! Combien de fois vous m’êtes apparue comme un type de l’indicible souffrance où l’esprit de recherche a jeté l’homme ! Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l’excès de douleur produit par l’abus de la pensée ? Cette puissance morale, si développée par l’exercice que lui ont donné l’art, la poésie et la science, ne l’avez-vous pas livrée et pour ainsi dire prostituée à toutes les impressions, à toutes les erreurs nouvelles ? Au lieu de vous attacher, fidèle et prudente, à la foi simple de vos pères et à l’instinctive insouciance que Dieu a mise dans l’homme pour son repos et pour sa conservation ; au lieu de vous renfermer dans une vie religieuse et sans faste, vous vous êtes abandonnée aux séductions d’une ambitieuse philosophie. Vous vous êtes jetée dans le torrent de la civilisation qui se levait pour détruire, et qui, pour avoir couru trop vite, a ruiné les fondations, à peine posées, de l’avenir. Et parce que vous avez reculé de quelques jours l’œuvre des siècles, vous croyez avoir brisé le sablier de l’éternité ! Il y a bien de l’orgueil dans cette douleur, ô Lélia ! Mais Dieu laissera passer ce flot de siècles orageux qui pour lui n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. L’hydre dévorante mourra faute d’alimens, et de son cadavre, qui couvrira le monde, sortira une race nouvelle, plus forte et plus patiente que l’ancienne.

— Vous voyez loin, Sténio ! Vous personnifiez pour moi la nature dont vous êtes l’enfant encore vierge. Vous n’avez pas encore émoussé vos facultés : vous vous croyez immortel parce que vous vous sentez jeune, comme cette vallée inculte, qui fleurit belle et fière, sans songer qu’en un seul jour le soc de la charrue et le monstre à cent bras qu’on appelle industrie peuvent flétrir son sein pour en ravir les trésors ; vous grandissez confiant et présomptueux sans prévoir la vie qui s’avance et qui va vous engloutir sous le poids de ses erreurs, vous défigurer sous le fard de ses promesses. Attendez, attendez quelques années, et vous direz comme nous : — Tout s’en va !

— Non, tout ne s’en va pas ! dit Sténio. Voyez donc ce soleil et cette terre, et ce beau ciel, et ces vertes collines, et cette glace même, fragile édifice des hivers, qui résiste depuis des siècles aux rayons de l’été. Ainsi prévaudra la frêle puissance de l’homme ! Et qu’importe la chute de quelques générations ? Pleurez-vous pour si peu de chose, Lélia ? Croyez-vous possible qu’une seule idée meure dans l’univers ? Cet héritage impérissable ne sera-t-il pas retrouvé intact dans la poussière de nos races éteintes, comme les inspirations de l’art et les découvertes de la science sortent chaque jour vivantes des cendres de Pompeïa ou des sépulcres de Memphis ? Oh ! la grande et frappante preuve de l’immortalité intellectuelle ! De profonds mystères s’étaient perdus dans la nuit des temps, le monde avait oublié son âge, et, se croyant encore jeune, il s’effrayait de se sentir déjà si vieux. Il disait comme vous, Lélia : — Me voici près de finir, car je m’affaiblis, et il y a si peu de jours que je suis né ! Combien il m’en faudra peu pour mourir, puisque si peu a suffi à me faire vivre ! — Mais des cadavres humains sont un jour exhumés du sein de l’Égypte, l’Égypte qui avait vécu son âge de civilisation, et qui vient de vivre son âge de barbarie ! L’Égypte où se rallume l’ancienne lumière long-temps perdue et qui, reposée et rajeunie, viendra bientôt peut-être s’asseoir sur le flambeau éteint de la nôtre ! L’Égypte vivante image de ses momies qui dormaient dans la poussière des siècles et qui s’éveillent au grand jour de la science pour révéler au monde nouveau l’âge du monde ancien ! Dites, Lélia, ceci n’est-il pas solennel et terrible ? Au fond des entrailles desséchées d’un cadavre humain, le regard curieux de notre siècle découvre le papyrus, mystérieux et sacré monument de l’éternelle puissance de l’homme, témoignage encore sombre mais incontestable de l’imposante durée de la création. Notre main avide déroule ces bandelettes embaumées, frêles et indissolubles linceuls devant lesquels la destruction s’est arrêtée. Ces linceuls où l’homme était enseveli, ces manuscrits qui reposaient sous des côtes décharnées à la place de ce qui fut peut-être une ame, c’est la pensée humaine, énoncée par la science des chiffres et transmise par le secours d’un art perdu pour nous et retrouvé dans les sépultures de l’Orient, l’art de disputer la dépouille des morts aux outrages de la corruption qui est la plus grande puissance de l’univers. Ô Lélia, niez donc la jeunesse du monde, en le voyant s’arrêter ignorant et naïf devant les leçons du passé et commencer à vivre sur les ruines oubliées d’un monde inconnu !

Savoir, ce n’est pas pouvoir, répondit Lélia. Rapprendre, ce n’est pas avancer ; voir, ce n’est pas vivre. Qui nous rendra la puissance d’agir, et surtout l’art de jouir et de conserver ? Nous avons été trop loin à présent pour reculer. Ce qui fut le repos pour les civilisations éclipsées, sera la mort pour notre civilisation éreintée ; les nations rajeunies de l’Orient viendront s’enivrer au poison que nous avons répandu sur notre sol. Hardis buveurs, les hommes de la barbarie prolongeront peut-être de quelques heures l’orgie du luxe, dans la nuit des temps, mais le venin que nous leur léguerons sera promptement mortel pour eux comme pour nous, et tout retombera dans les ténèbres !… Eh ! ne voyez-vous pas, Sténio, que le soleil se retire de nous ? La terre fatiguée dans sa marche ne dérive-t-elle pas sensiblement vers l’ombre et le chaos ? Votre sang est-il si ardent et si jeune, qu’il ne sente pas les atteintes du froid qui s’étend comme un manteau de deuil sur cette planète abandonnée au Destin, le plus puissant de tous les Dieux ? Oh le froid ! ce mal pénétrant qui enfonce des aiguilles acérées dans tous les pores ! Cette haleine maudite qui flétrit les fleurs et les brûle comme le feu ; ce mal à la fois physique et moral qui envahit l’ame et le corps, qui pénètre jusqu’aux profondeurs de la pensée et paralyse l’esprit et le sang ; le froid, ce démon sinistre, qui rase l’univers de son aile humide et souffle la peste sur les nations consternées ! Le froid qui ternit tout, qui déroule son voile gris et nébuleux sur les riches couleurs du ciel, sur les reflets de l’eau, sur le sein des fleurs, sur les joues des vierges ! Le froid qui jette son linceul blanc sur les prairies, sur les bois, sur les lacs, et jusque sur la fourrure, jusque sur le plumage des animaux ! Le froid qui décolore tout dans le monde matériel comme dans le monde intellectuel, la robe du lièvre et de l’ours aux rivages d’Archangel, les plaisirs de l’homme et le caractère de ses mœurs aux lieux dont il s’approche ! Vous voyez bien que tout se civilise, c’est-à-dire que tout se refroidit. Les nations bronzées de la zône torride commencent à ouvrir leur main craintive et méfiante aux piéges de notre industrie ; les tigres et les lions s’apprivoisent et viennent des déserts servir d’amusement aux peuples du Nord. Des animaux qui n’avaient jamais pu s’acclimater chez nous ont quitté sans mourir, pour vivre dans la domesticité, leur soleil attiédi, et oublié cet âpre et fier chagrin qui les tuait dans la servitude. C’est que partout le sang s’appauvrit et se congèle à mesure que l’instinct grandit et se développe. L’ame s’exalte et quitte la terre insuffisante à ses besoins, pour dérober au ciel le feu de Prométhée ; mais, perdue au milieu des ténèbres, elle s’arrête dans son vol et tombe ; car Dieu, voyant son audace, étend la main et lui ôte le soleil.




XXIX

SOLITUDE.



— Eh bien ! Trenmor, l’enfant m’a obéi : il m’a laissée seule dans la vallée déserte. Je suis bien ici. La saison est douce. Un chalet abandonné me sert de retraite, et, chaque matin, les pâtres de la vallée voisine m’apportent du lait de chèvre et du pain sans levain, cuit en plein air avec les arbres morts de la forêt. Un copieux lit de bruyères sèches, un épais manteau pour la nuit et quelques hardes, c’est de quoi supporter une semaine ou deux sans trop souffrir de la vie matérielle.

Les premières heures que j’ai passées ainsi m’ont semblé les plus belles de ma vie. À vous je puis tout dire, n’est-ce pas, Trenmor ?

À mesure que Sténio s’éloignait, je sentais le poids de la vie s’alléger sur mes épaules. D’abord sa douleur à me quitter, sa répugnance à me laisser dans ce désert, son effroi, sa soumission, ses larmes sans reproches et ses caresses sans amertume m’avaient fait repentir de ma résolution. Quand il fut en bas du premier versant du Monteverdor, je voulus le rappeler, car sa démarche abattue me déchirait. Et puis je l’aime, vous savez que je l’aime du fond du cœur ; l’affection sainte, pure, vraie, n’est pas morte en moi, vous le savez bien, Trenmor ; car vous aussi, je vous aime. Je ne vous aime pas comme lui. Je n’ai pas pour vous cette sollicitude craintive, tendre, presque puérile, que j’ai pour lui, dès qu’il souffre. Vous, vous ne souffrez jamais, vous n’avez pas besoin qu’on vous aime ainsi !

Je lui fis signe de revenir. Mais il était déjà trop loin. Il crut que je lui adressais un dernier adieu. Il y répondit et continua sa route. Alors, je pleurai, car je sentais le mal que je lui avais fait en le congédiant, et je priai Dieu, pour le lui adoucir, de lui envoyer, comme de coutume, la sainte poésie qui rend la douleur précieuse et les larmes bienfaisantes.

Alors, je le contemplai long-temps comme un point non perdu dans les profondeurs de la vallée, tantôt caché par un tertre, tantôt par un massif d’arbres, et puis reparaissant au-dessus d’une cataracte, ou sur le flanc d’un ravin. Et à le voir s’en aller ainsi lent et mélancolique, je cessais de le regretter, car déjà, pensais-je, il admire l’écume des torrens et la verdure des monts ; déjà il invoque Dieu, déjà il me place dans ses nuées, déjà il accorde la lyre de son génie, déjà il donne à sa douleur une forme qui en élargit le développement à mesure qu’elle en diminue l’intensité.

Pourquoi voudriez-vous que je fusse effrayée du destin de Sténio ? M’en avoir rendue responsable, m’en avoir prédit l’horreur, c’est une rigueur injuste. Sténio est bien moins malheureux qu’il ne le dit et qu’il ne le croit. Oh ! comme j’échangerais avidement mon existence contre la sienne ! Que de richesses sont en lui, qui ne sont plus en moi ! Comme il est jeune, comme il est grand, comme il croit à la vie !

Quand il se plaint le plus de moi, c’est alors qu’il est le plus heureux, car il me considère comme une exception monstrueuse ; plus il repousse et combat mes sentimens, plus il croit aux siens, plus il s’y attache, plus il a foi en lui-même.

Oh ! croire en soi ! sublime et imbécile fatuité de la jeunesse ! arranger soi-même son avenir et rêver la destinée qu’on veut, jeter un regard de mépris superbe sur les voyageurs fatigués et paresseux qui encombrent la route, et croire qu’on va s’élancer vers le but, fort et rapide comme la pensée, sans jamais perdre haleine, sans jamais tomber en chemin ! savoir si peu, qu’on prenne le désir pour la volonté ! Ô bonheur et bêtise insolente ! Ô fanfaronnade et naïveté ! Nous avons été ainsi, Trenmor, n’étions-nous pas bien heureux ?

Quand il fut devenu imperceptible dans l’éloignement, je cherchai ma souffrance et je ne la trouvai plus : je me sentis soulagée comme d’un remords, je m’étendis sur le gazon et je dormis comme le prisonnier à qui l’on ôte ses fers et qui, pour premier usage de sa liberté, choisit le repos.

Et puis je redescendis le Monteverdor du côté du désert, et je mis la cime du mont entre Sténio et moi, entre l’homme et la solitude, entre la passion et la rêverie.

Tout ce que vous m’avez dit du calme enchanteur révélé à vous après les orages de votre vie, je l’ai senti en me trouvant seule enfin, absolument seule entre la terre et le ciel. Pas une figure humaine dans cette immensité ; pas un être vivant dans l’air ni sur les monts. Il semblait que cette solitude se faisait austère et belle pour m’accueillir. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un vol d’oiseau dans l’espace. Alors j’eus peur du mouvement qui venait de moi. Chaque brin d’herbe que j’agitais en marchant me semblait souffrir et se plaindre. Je dérangeais le calme, j’insultais le silence. Je m’arrêtai, je croisai mes bras sur ma poitrine, et je retins ma respiration.

Oh ! si la mort était ainsi, Trenmor ! si c’était seulement le repos, la contemplation, le calme, le silence ! Si toutes les facultés que nous avons pour jouir et souffrir se paralysaient, s’il nous restait seulement une faible conscience, une imperceptible intuition de notre néant ! Si l’on pouvait s’asseoir ainsi dans un air immobile devant un paysage vide et morne, savoir qu’on a souffert, qu’on ne souffrira plus et qu’on se repose là, sous la protection du Seigneur ! Mais quelle sera l’autre vie ? Je n’avais pas encore trouvé une forme sous laquelle je pusse la désirer. Jusque-là, sous quelque aspect qu’elle m’apparût, elle me faisait peur ou pitié. D’où vient que je n’ai pas cessé un jour pourtant de la désirer ? Quel est ce désir inconnu et brûlant qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore le cœur comme une passion ? Le cœur de l’homme est un abîme de souffrance dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais.

Je restai là tant que le soleil fut au-dessus de l’horizon, et tout ce temps-là je fus bien. Mais quand il n’y eut plus dans le ciel que des reflets, une inquiétude croissante se répandit dans la nature. Le vent s’éleva, les étoiles semblèrent lutter contre les nuages agités. Les oiseaux de proie élevèrent leurs grands cris et leur vol puissant dans le ciel ; ils cherchaient un gîte pour la nuit, ils étaient tourmentés par le besoin, par la crainte. Ils semblaient esclaves de la nécessité, de la faiblesse et de l’habitude, comme s’ils eussent été des hommes.

Cette émotion à l’approche de la nuit se révélait dans les plus petites choses. Les papillons d’azur, qui dorment au soleil dans les grandes herbes, s’élevèrent en tourbillons pour aller s’enfouir dans ces mystérieuses retraites où on ne les trouve jamais. La grenouille verte des marais et le grillon aux ailes métalliques commencèrent à semer l’air de notes tristes et incomplètes qui produisirent sur mes nerfs une sorte d’irritation chagrine. Les plantes elles-mêmes semblaient frissonner au souffle humide du soir. Elles fermaient leurs feuilles, elles crispaient leurs anthères, elles retiraient leurs pétales au fond de leur calice. D’autres, amoureuses à l’heure de la brise qui se charge de leurs messages et de leurs étreintes, s’entr’ouvraient coquettes, palpitantes, chaudes au toucher comme des poitrines humaines. Toutes s’arrangeaient pour dormir ou pour aimer.

Je me sentis redevenir seule. Quand tout semblait inanimé, je pouvais m’identifier avec le désert et faire partie de lui comme une pierre ou un buisson de plus. Quand je vis que tout reprenait à la vie, que tout s’inquiétait du lendemain et manifestait des sentimens de désir ou de souci, je m’indignai de n’avoir pas à moi une volonté, un besoin, une crainte. La lune se leva, elle était belle ; l’herbe des collines avait des reflets transparens comme l’émeraude ; mais que m’importaient la lune et ses nocturnes magies ? Je n’attendais rien d’une heure de plus ou de moins dans son cours : nul regret, nul espoir ne s’attachait pour moi au vol de ces heures qui intéressaient toute la création. Pour moi rien au désert, rien parmi les hommes, rien dans la nuit, rien dans la vie. Je me retirai dans ma cabane, et j’essayai du sommeil par ennui plus que par besoin.

Le sommeil est une douce et belle chose pour les petits enfans qui ne rêvent que de fées ou de paradis, pour les petits oiseaux qui se pressent frêles et chauds sous le duvet de leur mère ; mais pour nous qui sommes arrivés à une extension outrée de nos facultés, le sommeil a perdu ses chastes voluptés et ses profondes langueurs. La vie, arrangée comme elle l’est, nous ôte ce que la nuit a de plus précieux, l’oubli des jours. Je ne parle pas de vous, Trenmor, qui, selon la parole sacrée, vivez au monde comme n’y étant pas. Mais moi, dans le cours de ma vie sans règle et sans frein, j’ai fait comme les autres. J’ai abandonné au mépris superbe de l’ame les nécessités impérieuses du corps. J’ai méconnu tous les dons de l’existence, tous les bienfaits de la nature. J’ai trompé la faim par des alimens savoureux et excitans, j’ai trompé le sommeil par une agitation sans but ou des travaux sans profit. Tantôt, à la clarté de la lampe, je cherchais dans les livres la clef des grandes énigmes de la vie humaine. Tantôt, lancée dans le tourbillon du siècle, traversant la foule avec un cœur morne et promenant un regard sombre sur tous ses élémens de dégoût et de satiété, je cherchais à saisir dans l’air parfumé des fêtes nocturnes un son, un souffle qui me rendissent une émotion. D’autres fois, errant dans la campagne, silencieuse et froide, j’allais interroger les étoiles baignées dans la brume et mesurer, dans une douloureuse extase, la distance infranchissable de la terre au ciel.

Combien de fois le jour m’a surprise dans un palais retentissant d’harmonie, ou dans les prairies humides de la rosée du matin, ou dans le silence d’une cellule austère, oubliant la loi du repos que l’ombre impose à toutes les créatures vivantes et qui est devenue sans force pour les êtres civilisés ! Quelle surhumaine exaltation soutenait mon esprit à la poursuite de quelque chimère, tandis que mon corps affaibli et brisé réclamait le sommeil sans que je daignasse m’apercevoir de ses révoltes ! Je vous l’ai dit : le spiritualisme enseigné aux nations, d’abord comme une foi religieuse, puis comme une loi ecclésiastique, a fini par passer dans les mœurs, dans les habitudes, dans les goûts. On a dompté tous les besoins physiques, on a voulu poétiser les appétits comme les sentimens. Le plaisir a fui les lits de gazon et les berceaux de vigne pour aller s’asseoir sur le velours à des tables chargées d’or. La vie élégante, énervant les organes et surexcitant les esprits, a fermé aux rayons du jour la demeure des riches ; elle a allumé les flambeaux pour éclairer leur réveil, et placé l’usage de la vie aux heures que la nature marquait pour son abdication. Comment résister à cette fébrile et mortelle gageure ? Comment courir dans cette carrière haletante, sans s’épuiser avant d’atteindre la moitié de son terme ? Aussi me voilà vieille comme si j’avais mille ans. Ma beauté que l’on vante n’est plus qu’un masque trompeur sous lequel se cachent l’épuisement et l’agonie. Dans l’âge des passions énergiques, nous n’avons plus de passions, nous n’avons même plus de désirs, si ce n’est celui d’en finir avec la fatigue et de nous reposer étendus dans un cercueil.

Pour moi, j’ai perdu le sommeil. Vraiment hélas ! je ne sais plus ce que c’est. Je ne sais comment appeler cet engourdissement lourd et douloureux qui pèse sur mon cerveau et le remplit de rêves et de souffrances pendant quelques heures de la nuit. Mais ce sommeil de mon enfance, ce bon, ce doux sommeil, si pur, si frais, si bienfaisant, ce sommeil qu’un ange semblait protéger de son aile, et qu’une mère berçait de son chant, ce calme réparateur de la double existence de l’homme, cette molle chaleur étendue sur les membres, cette paisible et régulière respiration, ce voile d’or et d’azur abaissé sur les yeux, et ce souffle aérien que l’haleine de la nuit fait courir dans les cheveux et autour du cou, ce sommeil-là je l’ai perdu et ne le retrouverai jamais. Une sorte de délire amer et sombre plane sur mon ame privée de guide. Ma poitrine brûlante et oppressée se soulève avec effort sans pouvoir aspirer les parfums subtils de la nuit. La nuit n’a plus pour moi qu’une atmosphère avare et desséchante. Mes rêves n’ont plus ce désordre aimable et gracieux qui résumait toute une vie d’enchantement dans quelques heures d’illusion. Mes rêves ont un effroyable caractère de vérité ; les spectres de toutes mes déceptions y repassent sans cesse, plus lamentables, plus hideux chaque nuit. Chaque fantôme, chaque monstre évoqué par le cauchemar est une allégorie claire et saisissante qui répond à quelque profonde et secrète souffrance de mon ame. Je vois fuir les ombres des amis que je n’aime plus, j’entends les cris d’alarme de ceux qui sont morts et dont l’ame erre dans les ténèbres de l’autre vie. Et puis je descends moi-même pâle et désolée dans les abîmes de ce gouffre sans fond qu’on appelle l’Éternité, et dont la gueule me semble toujours béante au pied de mon lit, comme un sépulcre ouvert. Je rêve que j’en descends lentement les degrés, cherchant d’un œil avide un faible rayon d’espoir dans ces profondeurs sans bornes, et ne trouvant pour flambeau dans ma route que les bouffées d’une clarté d’enfer, rouge et sinistre, qui me brûle les yeux jusqu’au fond du crâne et qui m’égare de plus en plus.

Tels sont mes rêves. C’est toujours la raison humaine se débattant contre la douleur et l’impuissance.

Un semblable sommeil abrège la vie au lieu de la prolonger. Il dépense une énorme énergie. Le travail de la pensée, plus désordonné, plus fantasque dans les songes, est aussi plus violent et plus rude. Les sensations s’y éveillent par surprise, âpres, terribles et déchirantes, comme elles le seraient devant la réalité. Jugez-en, Trenmor, par l’impression que vous laisse la représentation dramatique de quelque passion fortement exprimée. Dans le rêve, l’ame assiste aux spectacles les plus terribles, et ne peut distinguer l’illusion de la vérité. Le corps bondit, se tord et palpite sous des émotions affreuses de terreur et de souffrance, sans que l’esprit ait la conscience de son erreur pour se donner, comme au théâtre, la force d’aller jusqu’au bout. On s’éveille baigné de sueur et de larmes, l’esprit frappé d’une stupide consternation, et fatigué pour tout un jour de l’exercice inutile qui vient de lui être imposé.

Il y a des rêves plus pénibles encore. C’est de se croire condamné à accomplir quelque tâche extravagante, quelque travail impossible, comme de compter les feuilles dans une forêt, ou de courir rapide et léger comme l’air ; de traverser, aussi vite que la pensée, vallons, mers et montagnes pour atteindre une image fugitive, incertaine, qui toujours nous devance et toujours nous attire en changeant d’aspect. N’avez-vous pas fait ce rêve, Trenmor, alors qu’il y avait dans votre vie des désirs et des chimères ? Oh, comme il revient souvent ce fantôme ! comme il m’appelle, comme il me convie ! Tantôt c’est sous la forme délicate et pâle d’une vierge qui fut ma compagne et ma sœur au matin de ma vie, et qui, plus heureuse que moi, mourut dans la fleur de sa jeunesse et de ses illusions. Elle m’invite à la suivre au séjour du repos et du calme. J’essaie de marcher après elle. Mais, substance éthérée que le vent emporte, elle me devance, m’abandonne et disparaît dans les nuées. Et pourtant, moi, je cours toujours : car j’ai vu surgir, des rives brumeuses d’une mer imaginaire, un autre spectre que j’ai pris pour le premier et que je poursuis avec la même ardeur. Mais lorsqu’il se retourne, c’est quelque objet hideux, un démon ironique, un cadavre sanglant, une tentation ou un remords. Et moi, je cours encore : car un charme fatal m’entraîne vers ce protée qui ne s’arrête jamais, qui semble parfois s’engloutir au loin dans le flot rouge de l’horizon, et qui tout-à-coup sort de terre sous mes pieds pour m’imprimer une direction nouvelle.

Hélas ! que d’univers j’ai parcourus dans ces voyages de l’ame ! J’ai traversé les steppes blanchies des régions glacées. J’ai jeté mon rapide regard sur les savanes parfumées où la lune se lève si belle et si blanche. J’ai effleuré sur les ailes du sommeil ces vastes mers dont l’immensité épouvante la pensée. J’ai devancé à la course les navires les plus fins voiliers et les grandes hirondelles de proie. J’ai, dans l’espace d’une heure, vu le soleil se lever aux rivages de la Grèce et se coucher derrière les montagnes bleues du Nouveau-Monde. J’ai vu sous mes pieds les peuples et les empires. J’ai contemplé de près la face rouge des astres errans dans les solitudes de l’air et dans les plaines du ciel. J’ai rencontré la face effarée des ombres dispersées par un souffle de la nuit. Quels trésors d’imagination, quelles merveilleuses richesses de la nature n’ai-je pas épuisées dans ces vaines hallucinations du sommeil ? Aussi à quoi m’a servi de voyager ? Ai-je jamais rien vu qui ressemblât à mes fantaisies ? Oh ! que la nature m’a semblé pauvre, le ciel terne et la mer étroite, au prix des terres, des cieux et des mers que j’ai franchies dans mon vol immatériel ! Que reste-t-il à la vie réelle de beautés pour nous charmer, à l’ame humaine de puissances pour jouir et admirer, quand l’imagination a tout usé d’avance par un abus de sa force ?

Ces songes étaient pourtant l’image de la vie : ils me la montraient obscurcie par le trop vif éclat d’une lumière surnaturelle, comme les faits de l’avenir et l’histoire du monde sont écrits sombres et terribles dans les poésies sacrées des prophètes. Traînée à la suite d’une ombre à travers les écueils, les déserts, les enchantemens et les abîmes de la vie, j’ai tout vu sans pouvoir m’arrêter. J’ai tout admiré en passant sans pouvoir jouir de rien. J’ai affronté tous les dangers sans succomber à aucun, toujours protégée par cette puissance fatale qui m’emporte dans son tourbillon, et m’isole de l’univers qu’elle fait passer sous mes pieds.

Voilà le sommeil que nous nous sommes fait.

Les jours sont employés à nous reposer des nuits. Plongés dans une sorte d’anéantissement, les heures d’activité pour toute la création nous trouvent, nonchalans et sans vie, occupés à attendre le soir pour nous réveiller, et la nuit pour dépenser en vains rêves le peu de force amassée durant le jour. Ainsi marche ma vie depuis bien des années. Toute l’énergie de mon ame se dévore et se tue à s’exercer sur elle-même, et tout son effet extérieur est d’affaiblir et de détruire le corps.

Je n’ai pas dormi plus calme sur ma couche de bruyères que sur mon lit de satin. Seulement je n’ai pas entendu sonner les heures au fronton des églises, et j’ai pu m’imaginer n’avoir perdu à cette insomnie mêlée d’un mauvais sommeil qu’une longue heure au lieu d’une nuit entière. Aux lieux habités s’attache, selon moi, une grande misère. C’est l’indomptable nécessité de savoir toujours à quelle heure on est de sa vie. Vainement on chercherait à s’y soustraire. On en est averti le jour par l’emploi que fait du temps tout ce qui vous entoure. Et la nuit, dans le silence, quand tout dort et que l’oubli semble planer sur toutes les existences, le timbre mélancolique des horloges vous compte impitoyablement les pas que vous faites vers l’éternité, et le nombre des instans que le passé vous dévore sans retour. Qu’elles sont graves et solennelles, ces voix du temps qui s’élèvent comme un cri de mort, et qui vont se briser indifférentes sur les murs sonores de la demeure des vivans ou sur les tombes sans écho du cimetière ! Comme elles vous saisissent et vous font palpiter de colère et d’effroi sur votre couche brûlante ! Encore une ! me suis-je dit souvent, encore une partie de mon existence qui se détache ! encore un rayon d’espoir qui s’éteint ! Encore des heures ! toujours des heures perdues, et qui tombent toutes dans l’abîme du passé, sans amener celle où je me sentirai vivre !

J’ai passé la journée d’hier dans un profond accablement. Je n’ai pensé à rien. Je crois que j’ai eu du repos tout un jour ; mais je ne me suis pas aperçue que je me reposais. Et alors à quoi bon ?

Le soir j’ai résolu de ne point dormir, et d’employer la force que mon ame retrouve pour les rêves à poursuivre comme autrefois une idée. Il y a bien long-temps que je ne lutte plus, ni contre la veille, ni contre le sommeil. Cette nuit j’ai voulu reprendre la lutte, et puisqu’en moi la matière ne peut éteindre l’esprit, faire au moins que l’esprit domptât la matière. Eh bien ! je n’ai point réussi. Écrasée par l’un et par l’autre, j’ai passé la nuit assise sur un rocher, ayant à mes pieds le glacier que la lune faisait étinceler comme les palais de diamans des contes arabes, sur ma tête un ciel pur et froid où les étoiles resplendissaient larges et blanches comme des larmes d’argent sur un linceul.

Ce désert est vraiment bien beau, et Sténio le poëte eut passé là une nuit d’extase et de fièvre lyrique ! Moi, hélas ! je n’ai senti dans mon cerveau que l’indignation et le murmure. Car ce silence de mort pesait sur mon ame et l’offensait. Je me demandais à quoi bon cette ame curieuse, avide, inquiète, incapable de rester ici-bas pour aller toujours frapper à un ciel d’airain qui jamais ne s’entr’ouvre à son regard, qui jamais ne lui répond par un mot d’espoir ! Oui, je détestais cette nature radieuse et magnifique, car elle se dressait là, devant moi, comme une beauté stupide qui se tient muette et fière sous le regard des hommes, et croit avoir assez fait en se montrant. Puis je retombais dans cette décourageante pensée : — Quand je saurais, je n’en serais que plus à plaindre, ne pouvant pas. — Et au lieu de tomber dans une philosophique insouciance, je tombais dans l’ennui de ce néant où mon existence est rivée.




XXX



Eh bien ! Trenmor, je quitte le désert. Je vais au hasard chercher du mouvement et du bruit parmi les hommes. Je ne sais où j’irai. Sténio s’est résigné à vivre un mois séparé de moi : que je passe ce temps ici ou ailleurs, il n’importe pour lui. Moi, je veux me rendre compte d’une chose : c’est à savoir si je suis plus ou moins mal sur la terre, avec ou sans une affection. Quand je commençai d’aimer Sténio, je crus que l’affection m’emporterait au-delà du point où elle m’a laissée. J’étais si fière de croire à un reste de jeunesse et d’amour !… Mais tout cela est déjà retombé dans le doute, et je ne sais plus ce que je sens ni ce que je suis. J’ai voulu la solitude pour me recueillir, pour m’interroger. Car abandonner ainsi sa vie sans rames et sans gouvernail sur une mer plate et morne, c’est échouer de la plus triste manière. Mieux vaut la tempête, mieux vaut la foudre : au moins on se voit, on se sent périr.

Mais pour moi la solitude est partout, et c’est folie que de la chercher au désert plus qu’ailleurs. Seulement là elle est plus calme, plus silencieuse. Eh bien ! cela me tue ! J’ai découvert, je pense, ce qui me soutient encore dans cette vie de désenchantement et de lassitude : c’est la souffrance. La souffrance excite, ranime, irrite les nerfs ; elle fait saigner le cœur, elle abrège l’agonie. C’est la convulsion violente, terrible, qui nous relève de terre, et nous donne la force de nous dresser vers le ciel pour maudire et crier. Mourir en léthargie, ce n’est ni vivre ni mourir : c’est perdre tous les avantages, c’est ignorer toutes les voluptés de la mort !

Ici toutes les facultés s’endorment. À un corps infirme où l’ame se soutiendrait vigoureuse et jeune, cet air vif, cette vie agreste, cette absence de sensations violentes, ces longues heures pour le repos, ces frugales habitudes seraient autant de bienfaits. Mais moi ! c’est mon ame qui rend mon corps débile, et tant qu’elle souffrira, il faudra que le corps dépérisse, quelles que soient les salutaires influences de l’air et du régime animal. Or, cette solitude me pèse à l’heure qu’il est. Étrange chose ! Je l’ai tant aimée, et je ne l’aime plus ! Oh ! cela est affreux, Trenmor !

Quand toute la terre me manquait, je me réfugiais dans le sein de Dieu. J’allais l’invoquer dans le silence des champs. Je me plaisais à y rester des jours, des mois entiers, absorbée dans une pensée d’avenir meilleur. Aujourd’hui me voilà si usée, que l’espoir même ne me soutient plus. Je crois encore parce que je désire ; mais cet avenir est si loin, et cette vie ne finit pas ! Quoi ! est-il impossible de s’y attacher et de s’y plaire ? Tout est-il perdu sans retour ? Il y a des jours où je le crois, et ces jours-là ne sont pas les plus cruels ; ces jours-là je suis anéantie. Le désespoir est sans aiguillon, le néant sans terreurs. Mais les jours où, avec un souffle tiède de l’air, un rayon pur du matin, se réveille en moi une velléité d’existence, je suis le plus infortuné des êtres. L’effroi, l’anxiété, le doute me rongent. Où fuir ? où me réfugier ? Comment sortir de ce marbre qui, selon la belle expression du poëte, me monte jusqu’aux genoux, et me retient enchaînée comme le sépulcre retient les morts ?

Eh bien ! souffrons ! cela vaut mieux que de dormir. Dans ce désert pacifique et muet, la souffrance s’émousse, le cœur s’appauvrit, Dieu, rien que Dieu, c’est trop, ou trop peu ! Dans l’agitation de la vie sociale, ce n’est pas une compensation suffisante, une consolation à notre portée. Dans l’isolement, c’est une pensée trop immense : elle écrase, elle effraie, elle fait naître le doute. Le doute s’introduit dans l’ame qui rêve, la foi descend dans l’aine qui souffre.

Et puis j’étais habituée à ma souffrance. C’était ma vie, c’était ma compagne, c’était ma sœur ; cruelle, implacable, sans pitié, mais fière, mais assidue, mais toujours escortée de stoïque résolution et d’austères conseils.

Reviens donc, ô ma douleur ! Pourquoi m’as-tu quittée ? Si je ne puis avoir d’autre amie que toi, du moins je ne veux pas te perdre. N’es-tu pas mon héritage et mon lot ? C’est par toi seul que l’homme et grand. S’il pouvait être heureux dans ce monde d’aujourd’hui, s’il pouvait traverser d’un front serein et voir d’un œil tranquille la laideur du genre humain qui l’entoure, il ne serait pas plus que cette foule stupide et lâche, qui s’enivre dans le crime et s’endort dans la fange. C’est toi, ô douleur sublime, qui nous rappelles au sentiment de notre dignité, en nous faisant pleurer sur l’égarement des hommes ! C’est toi qui nous mets à part, et nous places, brebis du désert, sous la main du pasteur céleste qui nous regarde, nous plaint, en attendant peut-être qu’il nous console !

Oh ! l’homme qui n’a pas souffert n’est rien ! C’est un être incomplet, une force inutile, une matière brute et sans valeur, que le ciseau de l’ouvrier brisera peut-être en essayant de la façonner. Aussi j’estime Sténio moins que toi, Trenmor, quoique Sténio n’ait pas un vice et que tu les aies eus tous. Mais toi, rude acier, Dieu t’a fondu dans la fournaise ardente ; et, après t’avoir tordu de cent façons, il a fait de toi un métal solide et précieux.

Pour moi, que deviendrai-je ? Oh ! si je pouvais m’élever du même vol que toi, et devenir plus puissante que tous les maux et tous les biens de la vie !




XXXI



Lélia descendit les montagnes, et avec un peu d’or versé sur son chemin elle franchit rapidement les vallées frontières. Peu de jours après avoir dormi sur la bruyère de Monteverdor, elle étalait le luxe d’une reine, dans une de ces belles villes du plateau inférieur qui rivalisent d’opulence entre elles, et qui voient encore fleurir les arts sur la terre d’où ils nous sont venus.

Comme Trenmor, qui s’était rajeuni et fortifié au bagne, Lélia espéra renaître, par la force de son courage, au milieu de ce monde qu’elle haïssait, et de ces joies qui lui faisaient horreur. Elle résolut de se vaincre, de dompter les révoltes de son esprit sauvage, de se jeter dans le flot de la vie, de se rapetisser pour un temps, de s’étourdir, afin de voir de près ce cloaque de la société, et de se réconcilier avec elle-même par la comparaison.

Lélia n’avait pas de sympathie pour la race humaine, quoiqu’elle souffrît les mêmes maux et résumât en elle toutes les douleurs semées sur la face de la terre. Mais cette race aveugle et sourde sentait son malheur et son abaissement sans vouloir s’en rendre compte. Ceux-là, hypocrites et vaniteux, cachaient les plaies de leur sein et l’épuisement de leur sang sous l’éclat d’une vaine poésie. Ils rougissaient de se voir si vieux, si pauvres, au milieu d’une génération dont ils ne voyaient pas la vieillesse et la pauvreté percer de tous côtés ; et, pour se faire jeunes comme ceux qu’ils croyaient jeunes, ils mentaient, ils fardaient toutes leurs idées, ils niaient tous leurs sentimens : ils étaient fanfarons d’innocence et de simplicité, eux décrépits dès le sein de leurs mères ! Ceux-ci, moins effrontés, se laissaient emporter par le siècle : lents et débiles, ils s’en allaient avec le monde, sans savoir pourquoi, sans se demander où était la cause, où était la fin. Ils étaient de nature trop médiocre pour s’inquiéter beaucoup de leur ennui ; petits et faibles, ils s’étiolaient avec résignation. Ils ne se demandaient pas s’ils pouvaient trouver secours dans la vertu ou dans le vice ; ils étaient également au-dessous de l’un et de l’autre. Sans foi, sans athéisme, éclairés tout juste au point de perdre les bienfaits de l’ignorance, ignorans au point de vouloir tout soumettre à des systèmes étroitement rigoureux, ils pouvaient constater de quels faits se compose l’histoire matérielle du monde, mais ils n’avaient jamais voulu étudier le monde moral ni lire l’histoire dans le cœur de l’homme ; ils avaient été arrêtés par l’imbécile inflexibilité de leurs préventions. C’étaient les hommes du jour qui raisonnaient sur les siècles passés et futurs, sans s’apercevoir que leurs génies avaient tous passé par le même moule, et que, rassemblés en masse, ils auraient pu s’asseoir encore sur les bancs de la même école, et suivre la loi du même pédant.

Quelques-uns, c’était le petit nombre, mais ils représentaient pourtant une puissance sociale, avaient traversé l’atmosphère empoisonnée des temps, sans rien perdre de la vigueur primitive de l’espèce. C’étaient des hommes d’exception comparativement à la foule. Mais entre eux ils se ressemblaient tous. L’ambition, seul ressort d’une époque sans croyance, annihilait la noblesse mâle et caractéristique, départie à chacun d’eux, pour les confondre tous dans un type de beauté grossière et sans prestige. C’étaient bien encore les hommes de fer du moyen-âge ; ils avaient le regard fauve, les pensées fortes, le bras robuste, la soif de la gloire et le goût du sang, tout comme s’ils se fussent appelés Armagnac et Bourgogne. Mais à ces larges organisations que la nature produit encore, manquait la sève de l’héroïsme. Tout ce qui le fait naître et l’alimente était mort : l’amour, la fraternité d’armes, la haine, l’orgueil de la famille, le fanatisme, toutes les passions personnelles qui donnent de l’intensité aux caractères, de la physionomie aux actions. Il n’y avait plus pour mobile de ces âpres courages que les illusions de la jeunesse détruites en deux matins, et l’ambition virile, têtue, sale, déplorable fille de la civilisation.

Lélia, triste existence flétrie par le sentiment de sa dégradation, seule peut-être assez attentive pour la constater, assez sincère pour se l’avouer ; Lélia pleurant ses passions éteintes et ses facultés perdues, traversait le monde sans y chercher la pitié, sans y trouver l’affection. Elle savait bien que ces hommes, malgré leur agitation essoufflée et chétive, n’étaient pas plus actifs, pas plus vivans qu’elle ; mais elle savait aussi qu’ils avaient l’impudence de le nier ou la stupidité de l’ignorer. Elle assistait à l’agonie de cette race, comme le prophète, assis sur la montagne, pleurait sur Jérusalem, opulente et vieille débauchée étendue à ses pieds.




XXXII



Le plus riche parmi les petits princes de l’État donnait une fête. Lélia y parut éblouissante de parure, mais triste sous l’éclat de ses diamans, et moins heureuse que la dernière des bourgeoises enrichies qui se pavanaient avec orgueil sous leur faste d’un jour. Pour elle ces naïfs plaisirs de femme n’existaient pas. Elle traînait après elle le velours et le satin broché d’or, et les cordons de pierreries, et les longues plumes aériennes et molles, sans jeter sur les glaces ce regard de puérile vanité qui résume toutes les gloires d’un sexe encore enfant dans sa décrépitude. Elle ne jouait pas avec ses aiguillettes de diamans pour montrer sa main blanche et effilée. Elle ne passait pas ses doigts avec amour dans les boucles de sa chevelure. Elle savait à peine de quelles couleurs elle était parée, de quelles étoffes on l’avait revêtue. Avec son air impassible, son front pâle et froid, et ses riches habits, on l’eût volontiers prise pour une de ces madones d’albâtre que la dévotion des femmes italiennes couvre de robes de soie et de chiffons brillans. Lélia était insensible à sa beauté, à sa parure, comme la vierge de marbre à sa couronne d’or ciselé et à son voile de gaze d’argent. Elle était indifférente aux regards fixés sur elle. Elle méprisait trop tous ces hommes pour s’enorgueillir de leurs louanges. Que venait-elle donc faire au bal ?

Elle y venait chercher un spectacle. Ces vastes tableaux mouvans, disposés avec plus ou moins de goût et d’habileté dans le cadre d’une fête, étaient pour elle un objet d’art à examiner, à critiquer ou à louer dans ses parties ou dans son ensemble. Elle ne comprenait pas que sous un climat pauvre et froid, où les habitations, étroites et disgracieuses, entassent les hommes comme des ballots de marchandises dans un entrepôt, on pût se vanter de connaître le luxe et l’élégance. Elle pensait qu’à de telles nations le sentiment des arts est nécessairement étranger. Elle avait pitié de ce qu’on appelle les bals dans ces salles tristes et resserrées, où le plafond écrase la coiffure des femmes, où, pour épargner le froid de la nuit à leurs épaules nues, on remplace l’air vital par une atmosphère fébrile et corrosive qui enivre ou suffoque ; où l’on fait semblant de remuer et de danser dans l’étroit espace marqué entre les doubles rangs des spectateurs assis, qui sauvent à grand’peine leurs pieds des atteintes de la walse et leurs vêtemens du voisinage des bougies.

Elle était de ces gens difficiles qui n’aiment le luxe qu’en grand, et qui ne veulent point de milieu entre le bien-être de la vie intérieure et la prodigalité superbe des hautes existences sociales. Encore n’accordait-elle qu’aux peuples méridionaux le privilége de comprendre la vie de pompe et d’apparat. Elle disait que les nations commerçantes et industrieuses n’ont ni le sens du goût, ni l’instinct du beau, et qu’il fallait aller chercher l’emploi de la forme et de la couleur chez ces peuples vieillis qui, à défaut d’énergie présente, ont gardé la religion du passé dans les principes et dans les choses.

En effet, rien n’est plus éloigné de réaliser la prétention du beau qu’une fête mal ordonnée. Il faut tant de choses difficiles à réunir, qu’il ne s’en donne peut-être pas, dans tout un siècle, deux qui soient satisfaisantes pour l’artiste. Il faut le climat, le local, la décoration, la musique, les mets et les costumes. Il faut une nuit d’Espagne ou d’Italie, une nuit sombre et sans lune : car la lune, quand elle règne dans le ciel, verse sur les hommes une influence de langueur et de mélancolie qui se reflète sur toutes leurs sensations. Il faut une nuit fraîche et bien aérée, avec des étoiles qui brillent faiblement au travers des nuages, et qui ne semblent pas se moquer des illuminations. Il faut de vastes jardins dont les parfums enivrans pénètrent par flots dans les appartemens. La senteur de l’oranger et de la rose de Constantinople sont surtout propres à développer l’exaltation du cœur et du cerveau. Il faut des mets légers, des vins savoureux, des fruits de tous les climats et des fleurs de toutes les saisons. Il faut à profusion des choses rares et difficiles à posséder. Car une fête doit être la réalisation des désirs les plus capricieux, le résumé des imaginations les plus avides. Il faut, avant de donner une fête, se pénétrer d’une chose : c’est que l’homme riche et civilisé ne trouve plus de plaisir que dans l’espoir de l’impossible. Alors il faut approcher de l’impossible autant qu’il est permis à l’homme de le faire.

Le prince de’ Bambuccj était un homme de goût, ce qui est pour un riche la qualité la plus éminente et la plus rare. La seule vertu qu’on exige de ces gens-là, c’est de savoir convenablement dépenser leur argent. À cette condition, on les tient quittes de tout autre mérite ; mais le plus souvent ils sont au-dessous de leur vocation, et vivent bourgeoisement sans abdiquer l’orgueil de leur classe.

Bambuccj était le premier homme du monde pour payer un cheval, une femme ou un tableau, sans marchander et sans se laisser friponner. Il savait le prix des choses à un scudo près. Son œil était exercé comme celui d’un huissier-priseur ou d’un marchand d’esclaves. Le sens olfactif était si développé en lui, qu’il pouvait dire, rien qu’à l’odeur du vin, non-seulement quel était le degré de latitude et le nom du vignoble, mais encore à quelle exposition du soleil était situé le versant de la colline qui l’avait produit. Nul artifice, nul miracle de sentiment ou de coquetterie n’était capable de faire qu’il se méprît de six mois sur l’âge d’une actrice : rien qu’à la voir marcher au fond du théâtre, il était prêt à dresser son acte de naissance. Rien qu’à voir courir un cheval à la distance de cent pas, il pouvait signaler à sa jambe l’existence d’une mollette imperceptible au doigt du vétérinaire. Rien qu’à toucher le poil d’un chien de chasse, il pouvait dire à quelle génération ascendante la pureté de sa race avait été altérée ; et sur un tableau d’école florentine ou flamande, combien de coups de pinceau avaient été donnés par le maître. En un mot, c’était un homme supérieur et tellement reconnu pour tel, qu’il n’en pouvait plus douter lui-même.

La dernière fête qu’il donna ne contribua pas peu à soutenir la haute réputation qu’il s’était acquise. De grands vases d’albâtre, répandus dans les salles, les escaliers et les galeries de son palais, furent remplis de fleurs exotiques, dont le nom, la forme et le parfum étaient inconnus à la plupart de ceux qui les virent. Il avait eu soin de distribuer dans le bal une vingtaine de savans, chargés de servir de ciceroni aux ignorans, et de leur expliquer sans affectation l’usage et le prix des choses qu’ils admiraient. La façade et les cours de la villa étincelaient de lumières. Mais les jardins n’étaient éclairés que par le reflet des appartemens. À mesure qu’on s’éloignait, on pouvait s’ensevelir dans une molle et mystérieuse obscurité, et se reposer du mouvement et du bruit au fond de ces ombrages où les sons de l’orchestre arrivaient doux et faibles, interrompus souvent par les bouffées d’un vent chargé de parfums. Des tapis de velours vert avaient été jetés et comme oubliés sur les gazons, afin qu’on pût s’y asseoir sans froisser son vêtement ; et, dans quelques endroits, des sonnettes d’un timbre clair et faible étaient suspendues aux arbres, et, au moindre souffle de l’air, semaient le feuillage de notes incertaines ou d’accords sans suite, qu’on eût pu prendre pour les voix grêles des sylphes éveillés par le balancement des fleurs où ils s’étaient blottis.

Bambuccj savait combien il est important, quand on veut réveiller la volupté dans les ames énervées, d’éviter tout ce qui peut amener la fatigue des sens. Aussi, dans l’intérieur des salles, la lumière n’était point trop ardente pour les yeux délicats. L’harmonie était douce et sans éclats de cuivre. Les danses étaient lentes et rares. On ne permettait pas aux jeunes gens de former de nombreux quadrilles. Car, dans la conviction que l’homme ne sait ni ce qu’il veut ni ce qui lui convient, le philosophique Bambuccj avait placé partout des chambellans qui réglaient la dose d’activité et de repos de chacun. Ces gens-là, observateurs habiles et sceptiques profonds, mettaient un frein à l’ardeur des uns pour qu’elle ne s’épuisât pas trop vite, gourmandaient la paresse des autres pour qu’elle ne fût pas trop lente à s’éveiller. Ils lisaient dans les regards l’approche de la satiété, et ils trouvaient moyen de la prévenir en vous faisant changer de lieu et d’amusement. Ils devinaient aussi, dans l’inquiétude de votre marche, dans la précipitation de vos mouvemens, l’invasion ou le développement d’une passion ; et s’ils prévoyaient quelque résultat immédiatement scandaleux, ils savaient le prévenir, soit en vous enivrant, soit en vous improvisant une fable officieuse qui vous dégoûtait de vos poursuites. Mais s’ils voyaient en présence deux acteurs expérimentés dans l’intrigue, ils n’épargnaient rien pour engager et protéger des rapports qui pouvaient rendre les heures légères à des couples bien assortis.

Et d’ailleurs, rien de plus noble et de plus franc que les affaires de cœur qui se traitaient là. En homme de goût, Bambuccj avait banni la politique, le jeu et la diplomatie de ses fêtes. Il trouvait que discuter les affaires de l’État, tramer des complots, se ruiner, ou conduire des négociations à travers les plaisirs du bal, c’étaient choses du plus mauvais ton.

Le joyeux Bambuccj entendait bien mieux la vie. Il n’y avait pas de cri populaire, pas de murmure subalterne qui parvînt à son oreille, quand il était en train de s’amuser, le bon prince ! Tout conseiller farouche, tout penseur de mauvais augure, était banni de ses divertissemens. Il n’y voulait que des gens aimables, des hommes d’art, comme on dit aujourd’hui, des femmes à la mode, des complaisans, beaucoup de personnes jeunes, quelques femmes laides, seulement pour faire ressortir les belles, et des êtres ridicules, juste ce qu’il en fallait pour divertir le reste de la société.

La majeure partie des convives appartenait donc à cet âge où il y a encore des illusions, et à ces classes intermédiaires qui ont assez de goût pour applaudir et pas assez de richesse pour dédaigner. C’était le chœur dans l’opéra, c’était une partie du spectacle, une partie nécessaire comme les décors et le souper. Ils ne s’en doutaient pas, ces bons citoyens ; mais ils remplissaient dans les salons de Bambuccj le rôle de figurans. Ils avaient bien, en qualité d’acteurs, les profits de la fête, c’est-à-dire le plaisir ; mais ils n’en avaient pas l’honneur. L’honneur était réservé à un petit nombre, à un certain groupe d’épicuriens choisis que le prince avait à cœur d’éblouir et de charmer. Ceux-là étaient vraiment l’assemblée, les invités, les juges, les amis qu’on traitait ; cette foule bruyante et parée qu’on faisait passer sous leurs yeux s’y évertuait de son mieux en croyant n’agir là que pour son compte, admirable discernement du prince de’ Bambuccj !

Ces personnes de distinction étaient, pour la plupart, aptes à rivaliser de luxe et de génie avec il padron della casa. Bambuccj savait bien qu’il n’avait pas affaire à des enfans ; aussi tenait-il à honneur suprême de les vaincre en inventions et en délicatesses de tout genre. Si l’on avait servi dans des vases de vermeil chez le marquis delle Pamocchie, Bambuccj étalait sur les tables une vaisselle d’or pur. Si le juif Zacchario Pandolfi avait montré sa femme couronnée de diamans, Bambuccj mettait des diamans jusque sur les souliers de sa maîtresse ; si l’habit des pages du duc Almiri était brodé en or, celui des valets de pied de la maison de Bambuccj était brodé de perles fines. Digne et touchante émulation entre les souverains éclairés de nations intelligentes !

Il ne faut pas s’abuser. La tâche entreprise par le prince n’était pas facile, c’était une chose grave. Il y avait rêvé plus d’une nuit avant de la tenter. Il fallait d’abord surpasser, en dépense d’argent et d’esprit, tous ces rivaux dignes de lui. Et puis il fallait réussir à les enivrer tellement de plaisir, qu’oubliant leur orgueil blessé dans la défaite, ils eussent la bonne foi de l’avouer. Eh bien ! cette entreprise immense n’étonna point l’imagination gigantesque de Bambuccj ; il s’y jeta, sûr de la victoire, plein de confiance dans ses ressources et dans l’assistance du ciel, à qui il avait fait demander neuf jours à l’avance, par l’organe de son clergé, qu’il ne tombât pas de pluie durant cette nuit mémorable.

Parmi ces hautes sommités à qui toute la province était servie en collation, l’étrangère Lélia occupait le premier rang. Comme elle avait beaucoup d’argent, elle avait toujours un peu de famille et beaucoup de considération ; là où elle se trouvait connue par sa beauté, ses dépenses et la singularité de son caractère, elle était l’objet des plus ingénieuses attentions du prince et de ses favoris.

Elle fut introduite d’abord dans un des salons éblouissans qui n’étaient que le premier degré de l’éclat progressif réservé à ses yeux. Les affidés de Bambuccj étaient chargés d’y arrêter adroitement les nouveaux arrivés et d’entretenir leur intérêt pendant un temps convenable. Or, il se trouva que le jeune prince grec Paolaggi entrait en même temps que Lélia, et que les chambellans n’imaginèrent rien de mieux pour les occuper que de mettre en présence l’une de l’autre ces deux éminences sociales, au milieu d’un peuple de riches et de nobles de moindre étage, destiné à remplir les interstices des colonnes et les vides du pavé de mosaïque.

Ce prince grec avait bien le plus beau profil que jamais sculpture antique ait reproduit. Il était bronzé comme Otello, car il y avait du sang maure dans sa famille, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat sauvage, sa taille était élancée comme le palmier oriental. Il y avait en lui du cèdre, du cheval arabe, du Bédouin et de la gazelle. Toutes les femmes en étaient folles.

Il s’approcha gracieusement de Lélia, et lui baisa la main, quoiqu’il la vît pour la première fois. C’était un homme qui avait des manières à lui ; les femmes lui pardonnaient beaucoup d’originalités, eu égard à la chaleur du sang asiatique qui coulait dans ses veines.

Il lui parla peu, mais d’une voix si harmonieuse et d’un style si poétique, avec des regards si pénétrans et un front si inspiré, que Lélia s’arrêta cinq minutes à l’observer comme un prodige ; puis elle pensa à autre chose.

Quand le comte Ascanio entra, les chambellans firent chercher Bambuccj. Ascanio était le plus heureux des hommes ; rien ne le choquait, tout le monde l’aimait, il aimait tout le monde. Lélia, qui savait le secret de sa philanthropie, ne le voyait qu’avec horreur. Dès qu’elle l’aperçut, son front se chargea d’un nuage si sombre, que les chambellans épouvantés eurent recours au patron lui-même pour le dissiper.

— Est-ce là ce qui vous embarrasse ? leur dit Bambuccj à voix basse, en jetant son regard d’aigle sur Lélia. Vous ne voyez pas que le plus aimable des hommes est insupportable à la plus atrabilaire des femmes ? Où serait le mérite, où serait le génie, où serait la grandeur de Lélia, si Ascanio réussissait à avoir raison ? S’il parvenait à lui prouver que tout va bien dans le monde, à quoi passerait-elle son temps ? Sachez donc, maladroits, combien il est heureux pour certaines organisations que le monde soit plein de travers et de vices. Et dépêchez-vous de débarrasser Lélia de cet épicurien charmant, car il ne comprend pas qu’il vaudrait mieux tuer Lélia que de la consoler.

Les chambellans allèrent doucement prier Ascanio de vouloir bien chasser la mélancolie qui se répandait sur le beau front de Paolaggi. Ascanio, convaincu qu’il allait devenir utile, commença à triompher. C’était un bon homme féroce, qui ne vivait que du supplice des autres ; il passait sa vie à leur prouver qu’ils étaient heureux, afin de ne pas leur accorder d’intérêt, et quand il leur avait ôté la douceur de se croire intéressans, ils le haïssaient plus que s’il les eût décapités.

Bambuccj offrit son bras à Lélia, et la conduisit dans le salon égyptien. Elle en admira la décoration, critiqua poliment quelques détails de style, et finit pourtant par combler de joie le savant Bambuccj, en lui déclarant qu’elle n’avait rien vu de mieux. En ce moment Paolaggi, qui s’était débarrassé d’Ascanio, l’homme heureux, reparut auprès de Lélia. Il avait revêtu un costume des temps anciens. Appuyé contre un sphinx de jaspe, il était le plus remarquable accident du tableau, et Lélia ne put le voir sans éprouver le même sentiment d’admiration que lui eût inspiré une belle statue ou un beau site.

Comme elle faisait naïvement part de ses impressions à Bambuccj, celui-ci se rengorgea comme un père à qui l’on vante son fils. Ce n’est pas qu’il eût la moindre affection pour le prince grec ; mais le jeune prince était beau, paré, d’un grand effet dans la salle égyptienne : Bambuccj le considérait comme un meuble précieux qu’il aurait loué pour la soirée.

Alors il se mit à faire valoir son prince grec. Mais comme, en dépit de la supériorité la mieux établie, il est bien difficile de se préserver d’inadvertance dans le tumulte d’une fête dont on a tout le soin, il regarda involontairement la statue d’Osiris, et dès-lors deux idées analogues venant à se croiser malheureusement dans son cerveau, il lui fut impossible de les séparer.

— Oui, dit-il, c’est une belle statue… Je veux dire que c’est un homme distingué. Il parle le chinois comme le français, et le français comme l’arabe. Les cornalines que vous voyez à ses oreilles sont d’une valeur inestimable, de même que les malachites incrustées sur les pieds… Et puis c’est une tête de feu, un cerveau sur lequel le soleil a laissé tomber son influence dévorante… C’est une tête dont personne n’a de copie, et que j’ai payée mille écus à un de ces voleurs anglais qui explorent l’Égypte… Avez-vous lu son poëme à Délia et ses sonnets à Zamora dans la manière de Pétrarque ?… Je ne saurais assurer que le corps soit absolument identique, mais le basalte en est si semblable et les proportions s’accordent si bien…

Quand Bambuccj s’aperçut de son imbroglio, il resta court. Mais en tournant la tête avec effroi vers Lélia, il reprit courage en voyant qu’elle ne l’écoutait pas et qu’elle s’éloignait rapidement.




XXXIII

PULCHÉRIE.



Tout le monde se pressait vers le salon mauresque, et les maîtres de cérémonies ne pouvaient contenir le désordre. Un jeune seigneur prétendait avoir reconnu, sous un domino bleu-ciel, la Zinzolina, la plus célèbre courtisane du monde, qui depuis un an avait disparu mystérieusement du pays. Chacun voulait s’assurer de l’événement : ceux qui n’avaient pas connu la Zinzolina tenaient à honneur de voir cette femme si vantée ; ceux qui l’avaient vue voulaient la revoir. Mais le domino bleu, souple et insaisissable fantôme, disparaissait adroitement au milieu de la foule pour reparaître dans une autre salle où la foule le poursuivait encore. Quiconque avait un domino bleu-ciel était assidument suivi et interrogé ; et lorsque le véritable fugitif était reconnu, un cri d’émotion retentissait dans tout le palais. Mais il s’échappait avant qu’on eût pu constater l’existence de la Zinzolina sous ce flottant capuchon de satin et sous ce masque de velours. Il finit par gagner les jardins. Alors la foule s’élança dans les jardins ; le tumulte fut immense ; on se répandit dans les bosquets. Les amans en profitèrent pour échapper à l’œil des jaloux. L’orchestre joua dans les murailles vides et sonores. Des femmes laides ou jalouses prirent des dominos bleu-ciel pour trouver des amans ou pour éprouver les leurs. Ce fut un grand bruit, une grande risée, une grande anxiété.

— Laissez-les faire, disait Bambuccj à ses chambellans essoufflés. Ils s’amusent eux-mêmes : eh bien ! tant mieux pour vous, reposez-vous.

Cet instant de folie et de curiosité avait donné aux physionomies quelque chose d’âpre et d’obstiné qui n’est pas dans les habitudes de la nature civilisée. Lélia, qui croyait épier si attentivement les moindres oscillations de la vie sur ce monde agonisant ; Lélia, qui consultait à chaque instant le pouls du moribond, et s’étonnait de le trouver parfois si vigoureux et tout aussitôt si faible, remarqua je ne sais quoi d’étrange dans la disposition des esprits durant cette nuit-là ; et, perdue, oubliée dans la foule, elle aussi se mit à parcourir les jardins pour observer de près les accidens physiologiques sur ce cadavre de société qui râle et qui chante, et qui, comme une vieille coquette, se farde jusque sur son lit de mort.

Après avoir marché long-temps, traversé beaucoup de groupes échevelés, et passé au milieu d’une joie fébrile et sans charme, elle s’assit fatiguée dans un lieu retiré qu’ombrageaient des thuyas de la Chine. Lélia se sentit oppressée. Elle regarda le ciel : les étoiles brillaient au-dessus de sa tête ; mais vers l’horizon elles étaient cachées sous un épais bandeau de nuages. Lélia souffrait. Enfin elle vit une pâle clarté glisser sur les arbres : c’était un éclair ; et elle s’expliqua le malaise qu’elle éprouvait, car l’orage lui causait toujours un mal physique, une inquiétude nerveuse, une irritation cérébrale ; je ne sais quoi enfin que toutes les femmes, sinon tous les hommes, ont ressenti.

Alors il lui prit un de ces désespoirs soudains qui s’emparent de nous souvent sans motif apparent, mais qui sont toujours l’effet d’un mal intérieur long-temps couvé dans le silence de l’esprit. L’ennui, l’horrible ennui, la prit à la gorge. Elle se sentit si découragée, si mal placée dans la vie, qu’elle se laissa tomber sur l’herbe, et s’abandonna à ces pleurs puérils qui sont l’affreuse expression d’un abandon complet de la force et de l’orgueil humain. Lélia était plus forte en apparence qu’aucune créature de son sexe. Jamais, depuis qu’elle était Lélia, personne n’avait surpris les secrets de son ame sur son impassible visage ; jamais on n’avait vu couler une larme de souffrance ou d’attendrissement sur sa joue sans couleur et sans pli.

Elle avait horreur de la pitié d’autrui, et, dans ses plus grandes détresses, elle conservait l’instinct de s’y dérober. Elle cacha donc sa tête dans son manteau de velours ; et loin du monde, loin de la lumière, blottie dans les hautes herbes d’un coin abandonné du jardin, elle répandit sa souffrance en larmes vaines et lâches. Il y avait quelque chose d’effrayant dans la douleur de cette femme si belle et si parée, gisante là, roulée sur elle-même, languissante et terrible dans sa douleur, comme une lionne blessée qui voit saigner sa plaie et la lèche en rugissant.

Tout-à-coup une main se posa sur son bras nu, une main chaude et humide comme l’haleine de cette nuit d’orage. Elle tressaillit ; et honteuse, irritée d’être surprise dans cet instant de faiblesse où nul ne l’avait jamais vue, elle bondit par une soudaine réaction de courage, et se dressa de toute sa hauteur devant le téméraire. C’était le domino bleu du bal, la courtisane Zinzolina.

Lélia jeta un grand cri ; puis, cherchant dans sa voix le ton le plus sévère, elle dit :

— Je vous ai reconnue, vous êtes ma sœur…

— Et si j’ôte mon masque, Lélia, répondit la courtisane, vous aussi, ne crierez-vous pas : — Honte et infamie sur toi ?

— Ah ! je reconnais aussi votre voix, reprit Lélia ! Vous êtes Pulchérie…

— Je suis votre sœur, dit la courtisane en se démasquant, la fille de votre père et de votre mère. N’avez-vous pas un mot d’affection pour elle ?

— Ô ma sœur toujours belle ! dit Lélia, sauvez-moi, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi du désespoir ; apportez-moi de la tendresse, dites-moi que vous m’aimez, que vous vous souvenez de nos beaux jours, que vous êtes ma famille, mon sang, mon seul bien sur la terre !

Elles s’embrassèrent en pleurant toutes deux. Pulchérie était passionnée dans sa joie, Lélia était triste dans la sienne ; elles se regardaient avec des yeux humides et se touchaient avec des mains étonnées. Elles ne revenaient pas de se trouver encore belles, de s’admirer, de s’aimer, et, différentes comme elles étaient, de se reconnaître.

Lélia se souvint tout-à-coup que sa sœur était souillée. Ce qu’elle eût pardonné à toute autre créature humaine la faisait rougir dans la personne de sa sœur ; c’était un reste involontaire de cette insurmontable puissance de la vanité sociale qui s’appelle l’honneur.

Elle laissa tomber ses mains qu’elle avait mises dans celles de Pulchérie, et resta immobile, anéantie par je ne sais quel nouveau découragement, pâle, le corps plié en deux et le regard attaché sur la sombre verdure où s’éteignait le reflet des éclairs.

Pulchérie s’effraya de cette attitude morne et du sourire amer et glacé qui errait stupidement sur ses lèvres. Oubliant la dégradation où le monde l’avait condamnée, elle eut pitié de Lélia, tant la douleur rétablit l’égalité entre les existences.

— C’est donc ainsi que vous êtes ! lui dit-elle avec douceur et du ton dont une mère consolerait son enfant affligé. J’ai passé de longues années loin de ma sœur, et quand je la retrouve, c’est à terre, comme un vêtement usé dont personne ne veut plus, étouffant ses cris avec les tresses de ses cheveux et déchirant son sein avec ses ongles. Vous étiez ainsi quand je vous ai surprise, Lélia ; et maintenant vous voilà pire encore, car vous pleuriez, et vous semblez morte ; vous viviez par la souffrance, et voilà que vous ne vivez plus par rien. Voilà où vous êtes réduite, Lélia ! Ô mon Dieu ! à quoi vous ont servi tous ces dons brillans qui vous rendaient si fière ! Où vous a conduit ce chemin que vous aviez pris avec tant d’espoir et de confiance ? Dans quel abîme de malheur êtes-vous tombée, vous qui prétendiez mettre vos pieds sur nos têtes ? Jérusalem, Jérusalem, je vous le disais bien que l’orgueil vous perdrait !

— L’orgueil ! dit Lélia, qui se sentit blessée dans la partie la plus irritable de son ame. Il te sied bien de parler de cela, pauvre égarée ! Laquelle s’est perdue le plus avant dans ce désert, de vous ou de moi ?

— Je ne sais pas, Lélia, dit Pulchérie avec tristesse. J’ai bien marché dans cette vie, je suis encore jeune, encore belle ; j’ai bien souffert, mais je ne suis pas encore lasse, je n’ai pas encore dit : — Mon Dieu, c’est assez ! au lieu que toi, Lélia…

— Vous avez raison, dit Lélia avec abattement, moi j’ai tout épuisé…

— Tout, sauf le plaisir ! dit la courtisane, en riant d’un rire de bacchante qui la changea tout-à-coup de la tête aux pieds.

Lélia tressaillit et recula involontairement ; puis, se rapprochant avec vivacité, elle prit le bras de sa sœur.

— Et vous, ma sœur, s’écria-t-elle, vous l’avez donc goûté, le plaisir ? Vous ne l’avez donc pas épuisé ? Vous êtes donc toujours femme et vivante ? Allons, donnez-moi votre secret, donnez-moi de votre bonheur, puisque vous en avez !

— Je n’ai pas de bonheur, répondit Pulchérie. Je n’en ai pas cherché. Je n’ai pas, comme vous, vécu de déceptions. Je n’ai pas demandé à la vie plus qu’elle ne pouvait me donner. J’ai réduit toutes mes ambitions à savoir jouir de ce qui est. J’ai mis ma vertu à ne pas le dédaigner, ma sagesse à ne pas désirer au-delà. Anacréon a écrit ma liturgie. J’ai pris l’antiquité pour modèle, et pour divinités les déesses nues de la Grèce. Je supporte les maux de la civilisation exagérée où nous sommes arrivés. Mais j’ai, pour me préserver du désespoir, la religion du plaisir… Ô Lélia, comme vous me regardez, comme vous m’écoutez avidement ! Je ne vous fais donc plus horreur ! Je ne suis donc plus la stupide et vile organisation dont vous vous êtes éloignée jadis avec tant de dégoût !

— Je ne t’ai jamais méprisée, ma sœur. Je te plaignais ; à cette heure, je m’étonne seulement de n’avoir pas à te plaindre. Oserai-je dire que je m’en réjouis ?

— Hypocrites spiritualistes, dit Pulchérie, vous craignez toujours de sanctionner les joies que vous ne partagez pas ! Oh ! vous pleurez à présent ! Vous baissez la tête, ma pauvre sœur ! Vous voilà courbée et brisée sous le poids de cette destinée que vous avez choisie, à qui la faute ? Puisse cette leçon vous être utile ! Souvenez-vous de nos querelles, de nos luttes et de notre séparation ; nous nous sommes mutuellement prédit notre perte !

— Hélas ! je vous ai prédit le mépris des hommes, Pulchérie, l’abandon, une horrible vieillesse… Je ne peux pas avoir encore raison ; grâce au ciel, vous êtes toujours belle et jeune. Mais déjà n’avez-vous pas senti la honte vous brûler de son fer rouge ? Toute cette foule avide et désœuvrée qui vous cherche dans cet instant pour assouvir une insolente curiosité, ne l’entendez-vous pas gronder comme une bête immonde et dangereuse ? Ne sentez-vous pas sa chaude haleine qui vous poursuit et vous infecte ? Écoutez, elle vous appelle, elle vous réclame comme sa proie ; courtisane, vous lui appartenez ! Oh ! si elle vient jusqu’ici, ne dites pas que vous êtes ma sœur ! Si elle allait nous confondre ensemble ! Si elle osait mettre sur moi ses mains boueuses ! Pauvre Pulchérie, voilà ton maître, voilà ton Dieu, voilà ton amant ! Ce peuple, tout ce peuple qui bruit et qui pue là-bas ! Tu as trouvé le plaisir dans ses embrassemens ; tu vois bien, ma pauvre sœur, que tu es plus vile que la poussière de ses pieds !

— Je le sais, dit la courtisane, en passant sa main sur son front d’airain comme pour en chasser un nuage ; mais moi, braver la honte, c’est ma vertu ; c’est ma force, comme la vôtre est de l’éviter ; c’est ma sagesse, vous dis-je, et elle me mène à mon but, elle surmonte des obstacles, elle survit à des angoisses toujours renaissantes, et pour prix du combat, j’ai le plaisir. C’est mon rayon de soleil après l’orage, c’est l’île enchantée où la tempête me jette, et, si je suis avilie, du moins je ne suis pas ridicule. Être inutile, Lélia, c’est être ridicule ; être ridicule, c’est pis que d’être infâme ; ne servir à rien dans l’univers, c’est plus méprisable que de servir aux derniers usages.

— C’est vrai, dit Lélia d’un air sombre.

— D’ailleurs, reprit la courtisane, qu’importe la honte à une ame vraiment forte ? Savez-vous, Lélia, que cette puissance de l’opinion devant laquelle les ames qu’on appelle honnêtes sont si serviles, savez-vous qu’il ne s’agit que d’être faible pour s’y soumettre, qu’il faut être fort pour lui résister ? Appelez-vous vertu un calcul d’égoïsme si facile à faire et dans lequel tout vous encourage et vous récompense ? Comparez-vous les travaux, les douleurs, les héroïsmes d’une mère de famille à ceux d’une prostituée ? Quand toutes deux sont aux prises avec la vie, pensez-vous que celle-là mérite plus de gloire, qui a eu le moins de peine ?

Mais quoi, Lélia ! mes discours ne te font donc plus frémir comme autrefois ? Tu ne me réponds rien ? Ce silence est affreux. Lélia, tu n’es donc plus rien ! Te voilà donc effacée comme un pli de l’onde, comme un nom écrit sur le sable ? Ton noble sang ne se soulève plus aux hérésies de la débauche, aux impudences de la matière ? Réveille-toi donc, Lélia, défends donc la vertu, si tu veux que je croie qu’il existe quelque chose qui s’appelle de ce nom !

— Parlez toujours, femme, répondit Lélia d’un ton sinistre. Je vous écoute.

— Enfin, qu’est-ce que Dieu nous impose sur la terre ? poursuivit Pulchérie. C’est de vivre, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que la société nous impose ? C’est de ne pas voler. La société est ainsi faite, que beaucoup d’individus n’ont pas autre chose pour vivre qu’un métier autorisé par elle et par elle flétri d’un nom odieux, le vice. Savez-vous de quel acier il faut qu’une pauvre créature soit trempée pour vivre de cela ? De combien d’affronts on cherche à lui faire payer les faiblesses qu’elle a surprises et les brutalités qu’elle a assouvies ? Sous quelle montagne d’ignominies et d’injustices il faut qu’elle s’accoutume à dormir, à marcher, à être amante, courtisane et mère, trois conditions de la destinée de la femme auxquelles nulle femme n’échappe, soit qu’elle se vende par un marché de prostitution ou par un contrat de mariage ? Ô ma sœur ! combien les êtres déshonorés publiquement et injustement sont en droit de mépriser la foule qui les frappe de sa malédiction, après les avoir souillés de son amour ! Vois-tu, s’il y a un ciel et un enfer, le ciel sera pour ceux qui auront le plus souffert et qui auront trouvé sur leur lit de douleur encore quelques sourires de joie, quelques bénédictions à envoyer vers Dieu ; l’enfer pour ceux qui auront accaparé la plus belle part de l’existence et qui en auront méconnu le prix. La courtisane Zinzolina, au milieu des horreurs de la dégradation sociale, aura confessé sa foi en restant fidèle à la volupté ; l’ascétique Lélia, au fond d’une vie austère et respectée, aura renié Dieu à toute heure en fermant ses yeux et son ame aux bienfaits de l’existence.

— Hélas ! vous m’accusez, Pulchérie, et vous ne savez pas s’il a dépendu de moi de faire un choix et de suivre un plan dans la vie. Savez-vous quel a été mon sort depuis que nous nous sommes séparées ?

— J’ai su ce que le monde a dit de vous, répondit la courtisane ; j’ai vu seulement que vous aviez une existence problématique comme femme. J’ai su que vous marchiez environnée de mystère et d’affectation poétique, et j’ai souri de pitié en songeant à cette hypocrite vertu qui consiste à tirer vanité de l’impuissance ou de la peur.

— Humiliez-moi, répondit Lélia ; j’ai si peu de confiance en moi aujourd’hui, que je ne trouve rien pour me justifier ; mais voulez-vous entendre le récit de cette vie morale, si aride et si pâle, et pourtant si longue et si amère ? Vous me direz ensuite s’il peut y avoir un remède à de si anciennes douleurs, à de si profonds découragemens.

— J’écoute, répondit Pulchérie, en appuyant son bras rond et blanc sur le pied d’une nymphe de marbre qui se cachait souriante et maniérée dans les rameaux sombres. Parle, ma sœur, conte-moi les misères de ta destinée, et d’abord laisse-moi te dire que je les sais d’avance ; quand pâle et mince comme une sylphide, tu marchais au fond de nos bois appuyée sur mon bras, attentive au vol des oiseaux, à la nuance des fleurs, au changeant aspect des nuées, insensible au regard des jeunes chasseurs qui passaient et nous suivaient de l’œil au travers des arbres ; déjà, je savais bien, Lélia, que ta jeunesse se consumerait à poursuivre de vains rêves et à dédaigner les seuls avantages de la vie. Te souviens-tu de ces promenades sans fin que nous faisions dans nos champs paternels, et de ces longues rêveries du soir, quand, appuyées toutes deux sur la rampe dorée de la terrasse, nous regardions, toi les étoiles blanches au front des collines, moi les cavaliers poudreux qui descendaient le sentier ?

— Je me rappelle bien tout, répondit Lélia. Tu suivais d’un œil attentif tous ces voyageurs déjà effacés dans la brume du couchant. À peine pouvais-tu distinguer leurs vêtemens et leur attitude ; mais tu te prenais de prédilection ou de dédain pour chacun d’eux, selon qu’il descendait la colline avec audace ou précaution. Tu riais sans pitié du cavalier prudent qui mettait pied à terre pour traîner par la bride sa monture incertaine et paresseuse. Tu applaudissais de loin à celui qui, d’un trot ferme et soutenu, affrontait les dangers du versant rapide. Une fois je me souviens que je te repris sévèrement pour avoir, dans un transport d’admiration, agité ton mouchoir pour encourager un jeune fou qui se lançait au grand galop, et qui deux ou trois fois soutint vigoureusement son cheval près de rouler dans le ravin.

— Et pourtant il ne pouvait ni me voir ni m’entendre, reprit Pulchérie. Vous étiez indignée, vous ma sœur farouche, de l’intérêt que j’accordais à un homme ; vous n’étiez sensible qu’aux insaisissables beautés de la nature, au son, à la couleur : jamais à la forme distincte et palpable. Un chant éloigné vous faisait verser des larmes. Mais, dès que le pâtre aux jambes nues paraissait au sommet de la colline, vous détourniez les yeux avec dégoût ; vous cessiez d’écouter sa voix ou d’y prendre plaisir. En tout la réalité blessait vos perceptions trop vives et détruisait votre espoir trop exigeant. N’est-il pas vrai, Lélia ?

— C’est vrai, ma sœur, nous ne nous ressemblions pas. Plus sage et plus heureuse que moi, vous ne viviez que pour jouir ; plus ambitieuse et moins soumise à Dieu peut-être, je ne vivais que pour désirer. Vous souvient-il de ce jour d’été, si lourd et si chaud, où nous nous arrêtâmes au bord du ruisseau sous les cèdres de la vallée, dans cette retraite mystérieuse et sombre, où le bruissement de l’eau tombant de roche en roche se mêlait au triste chant des cigales ? Nous nous étendîmes sur le gazon, et tout en regardant le ciel ardent sur nos têtes au travers des arbres, il nous vint un lourd sommeil, une profonde insouciance. Nous nous éveillâmes dans les bras l’une de l’autre sans nous être senti dormir.

À ce mot Pulchérie tressaillit, et pressant la main de sa sœur :

— Oui, je me souviens de cela mieux que vous, Lélia. C’est un souvenir brûlant dans ma vie, et j’y ai pensé souvent avec une émotion pleine de charme, et peut-être de honte.

— De honte ? dit Lélia en retirant sa main.

— Vous n’avez pas su, vous n’avez pas deviné cela, dit Pulchérie. Je n’aurais jamais osé alors vous le confier. Mais à l’heure où nous sommes, je puis tout dire et vous pouvez tout apprendre. Écoutez, ma sœur… C’est dans vos bras innocens, c’est sur votre sein virginal, que pour la première fois Dieu m’a révélé la puissance de la vie. Ne vous éloignez pas ainsi. Écoutez-moi sans préjugé.

— Sans préjugé ! dit Lélia en se rapprochant. Que n’ai-je en effet des préjugés ! Ce serait une croyance quelconque. Parle : dis-moi tout, ma sœur.

— Eh bien ! dit Pulchérie, nous dormions paisiblement sur l’herbe moite et chaude. Les cèdres exhalaient leur exquise senteur de baume, et le vent de midi passait son aile brûlante sur nos fronts humides. Jusqu’alors, insouciante et rieuse, j’accueillais chaque jour de ma vie comme un bienfait nouveau. Quelquefois des sensations brusques et pénétrantes faisaient bouillonner mon sang. Une ardeur inconnue s’emparait de mon imagination ; la nature m’apparaissait sous des couleurs plus étincelantes ; la jeunesse palpitait plus vivace et plus riante dans mon sein ; et si je me regardais au miroir, je me trouvais dans ces instans-là plus vermeille et plus belle. Alors j’avais envie de m’embrasser dans cette glace qui me reflétait et qui m’inspirait un amour insensé. Puis je me prenais à rire, et je courais plus forte et plus légère dans l’herbe et dans les fleurs ; car, pour moi, aucune chose ne se révélait au travers de la souffrance. Je ne me fatiguais pas comme vous à deviner ; je trouvais parce que je ne cherchais pas.

Ce jour-là, heureuse et calme que j’étais, un rêve étrange, délirant, inouï, me révéla le mystère jusque-là impénétrable et jusque-là tranquillement respecté. Ô ma sœur ! niez l’influence du ciel ! niez la sainteté du plaisir ! Vous eussiez dit, si cette extase vous eût été donnée, qu’un ange, envoyé vers vous du sein de Dieu, se chargeait de vous initier aux épreuves sacrées de la vie humaine. Moi, je rêvai tout simplement d’un homme aux cheveux noirs qui se penchait vers moi pour effleurer mes lèvres de ses lèvres chaudes et vermeilles ; et je m’éveillai oppressée, palpitante, heureuse plus que je ne m’étais imaginé devoir l’être jamais. Je regardai autour de moi : le soleil semait ses reflets sur les profondeurs du bois ; l’air était bon et suave, et les cèdres élevaient avec splendeur leurs grands rameaux digités, semblables à des bras immenses et à de longues mains tendues vers le ciel. Je vous regardai alors. Ô ma sœur, que vous étiez belle ! Je ne vous avais jamais trouvée telle avant ce jour-là. Dans ma complaisante vanité de jeune fille, je me préférais à vous. Il me semblait que mes joues brillantes, que mes épaules arrondies, que mes cheveux dorés me faisaient plus belle que vous. Mais en cet instant le sens de la beauté se révélait à moi dans une autre créature. Je ne m’aimais plus seule : j’avais besoin de trouver hors de moi un objet d’admiration et d’amour. Je me soulevai doucement, et je vous contemplai avec une singulière curiosité, avec un étrange plaisir. Vos épais cheveux noirs se collaient à votre front, et leurs boucles serrées se roulaient sur elles-mêmes comme si un sentiment de vie les eût crispées auprès de votre cou velouté d’ombre et de sueur. J’y passai mes doigts : il me sembla que vos cheveux me les serraient et m’attiraient vers vous. Votre chemise blanche et fine, serrée sur votre sein, faisait paraître votre peau hâlée par le soleil plus brune encore qu’à l’ordinaire ; et vos longues paupières, appesanties par le sommeil, se dessinaient sur vos joues alors animées d’un ton plus solide qu’aujourd’hui. Oh ! vous étiez belle, Lélia ! mais belle autrement que moi, et cela me troublait étrangement. Vos bras, plus maigres que les miens, étaient couverts d’un imperceptible duvet noir que les soins du luxe ont fait depuis disparaître. Vos pieds, si parfaitement beaux, baignaient dans le ruisseau, et de longues veines bleues s’y dessinaient. Votre respiration soulevait votre poitrine avec une régularité qui semblait annoncer le calme et la force ; et dans tous vos traits, dans votre attitude, dans vos formes plus arrêtées que les miennes, dans la teinte plus sombre de votre peau, surtout dans cette expression fière et froide de votre visage endormi, il y avait je ne sais quoi de masculin et de fort qui m’empêchait presque de vous reconnaître. Je trouvais que vous ressembliez à ce bel enfant aux cheveux noirs dont je venais de rêver, et je baisai votre bras en tremblant. Alors vous ouvrîtes les yeux, et votre regard me pénétra d’une honte inconnue ; je me détournai comme si j’avais fait une action coupable. Pourtant, Lélia, aucune pensée impure ne s’était même présentée à mon esprit. Comment cela serait-il arrivé ? Je ne savais rien. Je recevais de la nature et de Dieu, mon créateur et mon maître, ma première leçon d’amour, ma première sensation de désir… Votre regard était moqueur et sévère. C’était bien ainsi que je l’avais toujours rencontré. Mais il ne m’avait jamais intimidé comme en cet instant… Est-ce que vous ne vous souvenez pas de mon trouble et de ma rougeur ?

— Je me souviens même d’un mot que je ne pus m’expliquer, répondit Lélia. Vous me fîtes pencher sur l’eau, et vous me dîtes : — Regarde-toi, ma sœur : ne te trouves-tu pas belle ? — Je vous répondis que je l’étais moins que vous. — Oh ! tu l’es bien davantage, reprîtes-vous. Tu ressembles à un homme.

— Et cela vous fit hausser les épaules de mépris, reprit Pulchérie.

— Et je ne devinai pas, répondit Lélia, qu’une destinée venait de s’accomplir pour vous, tandis que pour moi aucune destinée ne devait jamais s’accomplir.

— Commencez votre histoire, dit Pulchérie. Les bruits de la fête se sont éloignés ; j’entends l’orchestre qui reprend l’air interrompu ; on vous oublie ; on renonce à me chercher : nous pouvons être libres quelque temps. Parlez.


fin du tome premier.



*


Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?

alfred de musset.


*



TROISIÈME PARTIE.


I



« Je ne vous raconterai pas de faits circonstanciés et précis, dit Lélia. Tout ce qui a composé ma vie serait aussi long à dire que ma vie a duré de jours. Mais je vous dirai l’histoire d’un cœur malheureux, égaré par une vaine richesse de facultés, flétri avant d’avoir vécu, usé par l’espérance, et rendu impuissant par trop de puissance peut-être !

— Et c’est ce qui vous rend déplorablement vulgaire, Lélia, reprit la courtisane impitoyable dans son bon sens. C’est ce qui vous fait ressembler à tous les poëtes que j’ai lus. Car je lis les poëtes ; je les lis pour me réconcilier avec la vie qu’ils peignent de couleurs si fausses, et qui a le tort d’être trop bonne pour eux. Je les lis pour savoir de quelles idées prétentieuses et scandaleusement erronées il faut se préserver pour être sage. Je les lis pour prendre d’eux ce qui est utile, et rejeter ce qui est mauvais ; c’est-à-dire pour m’emparer de ce luxe d’expression qui est devenu la langue usuelle du siècle, et pour me préserver d’en habiller les sottises qu’ils professent. Vous auriez dû vous en tenir là. Vous auriez dû, ma Lélia, faire servir la fécondité de votre cerveau à poétiser les choses pour les mieux apprécier. Vous auriez dû appliquer votre supériorité d’organisation à jouir et non à nier ; car alors à quoi vous sert la lumière ?

— Et vous avez raison, cruelle, dit Lélia avec amertume. Ne sais-je pas tout cela ? Eh bien ! c’est mon travers, c’est mon mal, c’est ma fatalité que vous signalez, et vous me raillez quand je viens me plaindre à vous. Je m’humilie et m’afflige d’être un type si trivial et si commun de la souffrance de toute une génération maladive et faible, et vous me répondez par le mépris. Est-ce ainsi que vous me consolez ?

— Pardonne, meschina ! dit l’insouciante Pulchérie en souriant, et continue.

Lélia reprit :

« Si Dieu m’a créée dans un jour de colère ou d’apathie, dans un sentiment d’indifférence ou de haine pour les œuvres de ses mains, c’est ce que je ne sais point. Il est des instans où je me hais assez pour m’imaginer être la plus savante et la plus affreuse combinaison d’une volonté infernale. Il en est d’autres où je me méprise au point de me regarder comme une production inerte engendrée par le hasard et la matière. La faute de ma misère, je ne sais à qui l’imputer ; et, dans les âcres révoltes de mon esprit, ma plus grande souffrance est toujours de craindre l’absence d’un Dieu que je puisse insulter. Je le cherche alors sur la terre, et dans les cieux, et dans l’enfer, c’est-à-dire dans mon cœur. Je le cherche, parce que je voudrais l’éteindre, le maudire et le terrasser. Ce qui m’indigne et m’irrite contre lui, c’est qu’il m’ait donné tant de vigueur pour le combattre, et qu’il se tienne si loin de moi ; c’est qu’il m’ait départi la gigantesque puissance de m’attaquer à lui, et qu’il se tienne là-bas ou là-haut, je ne sais où, assis dans sa gloire et dans sa surdité, au-dessus de tous les efforts de ma pensée.

» J’étais pourtant née en apparence sous d’heureux auspices. Mon front était bien conformé ; mon œil s’annonçait noir et impénétrable comme doit être tout œil de femme libre et fière ; mon sang circulait bien, et nulle infirme disgrâce ne me frappait d’une injuste et flétrissante malédiction. Mon enfance est riche de souvenirs et d’impressions d’une inexprimable poésie. Il me semble que les anges m’ont bercée dans leurs bras, et que de magiques apparitions m’ont gâté la nature réelle avant qu’à mes yeux se fût révélé le sens de la vue.

» Et comme la beauté se développait en moi, tout me souriait, hommes et choses. Tout devenait amour et poésie autour de moi, et dans mon sein chaque jour faisait éclore la puissance d’aimer et celle d’admirer.

» Cette puissance était si grande, et si précieuse, et si bonne ; je la sentais émaner de moi comme un parfum si suave et si enivrant, que je la cultivai avec amour. Loin de me méfier d’elle et de ménager sa sève pour jouir plus long-temps de ses fruits, je l’excitai, je la développai, je lui donnai cours par tous les moyens possibles. Imprudente et malheureuse que j’étais !

» Je l’exhalais alors par tous les pores, je la répandais comme une inépuisable source de vie sur toutes choses. Le moindre objet d’estime, le moindre sujet d’amusement, m’inspiraient l’enthousiasme et l’ivresse. Un poëte était un dieu pour moi, la terre était ma mère, et les étoiles mes sœurs. Je bénissais le ciel à genoux pour une fleur éclose sur ma fenêtre, pour un chant d’oiseau envoyé à mon réveil. Mes admirations étaient des extases, mon bien-être le délire.

» Ainsi agrandissant de jour en jour ma puissance, excitant ma sensibilité, et la répandant sans mesure au-dessus et au-dessous de moi, j’allais jetant toute ma pensée, toute ma force dans le vide de cet univers insaisissable qui me renvoyait toutes mes sensations émoussées : la faculté de voir, éblouie par le soleil, celle de désirer, fatiguée par l’aspect de la mer et le vague des horizons, et celle de croire, ébranlée par l’algèbre mystérieuse des étoiles et le mutisme de toutes ces choses après lesquelles s’égarait mon ame ; de sorte que j’arrivai dès l’adolescence à cette plénitude de facultés qui ne peut aller au-delà sans briser l’enveloppe mortelle.

» Quand j’entrai dans la vie active, j’avais devant moi tous les faits à apprendre, aucune émotion nouvelle à ressentir. Ceci est encore l’histoire de toute une génération.

» Alors un homme vint, et je l’aimai. Je l’aimai du même amour dont j’avais aimé Dieu et les cieux, et le soleil et la mer. Seulement je cessai d’aimer ces choses, et je reportai sur lui l’enthousiasme que j’avais eu pour les autres œuvres de la Divinité.

» Hélas ! cet homme n’avait pas vécu des mêmes idées. Il connaissait d’autres plaisirs, d’autres extases : il eût voulu les partager avec moi. Mais moi, nourrie d’une manne céleste, moi dont le corps était appauvri par les contemplations austères du mysticisme, le sang fatigué par l’immobilité de l’étude, je ne sentis point la jeunesse enfoncer ses aiguillons dans ma chair. J’oubliai d’être jeune, et la nature oublia de m’éveiller. Mes rêves avaient été trop sublimes ; je ne pouvais plus redescendre aux appétits grossiers de la matière. Un divorce complet s’était opéré à mon insu entre le corps et l’esprit. J’avais vécu en sens inverse de la destinée naturelle. Au lieu de commencer par la jouissance et de finir par la réflexion, j’avais ouvert le livre de vie au chapitre de la science ; je m’étais enivrée de méditations et de spiritualisme, et j’avais prononcé l’anathême des vieillards sur tout ce que je n’avais pas encore éprouvé. Quand vint l’âge de vivre, il fut trop tard : j’avais vécu.

» Mais si la jeunesse des sens, si la vie du corps n’a qu’un jour, qu’il faut saisir et qui ne revient plus, la jeunesse de l’ame est longue et la vie de l’esprit est immortelle. Mon cœur survivait à mes sens, et je me dévouai en pâlissant et en fermant les yeux.

» Vous avez raison de dire que la poésie a perdu l’esprit de l’homme ; elle a désolé le monde réel, si froid, si pauvre, si déplorable au prix des doux rêves qu’elle enfante. Enivrée de ses folles promesses, bercée de ses douces moqueries, je n’ai jamais pu me résigner à la vie positive. La poésie m’avait créé d’autres facultés, immenses, magnifiques, et que rien sur la terre ne devait assouvir. La réalité a trouvé mon ame trop vaste pour y être contenue un instant. Chaque jour devait marquer la ruine de ma destinée devant mon orgueil, la ruine de mon orgueil désolé devant ses propres triomphes. Ce fut une lutte puissante et une victoire misérable ; car, à force de mépriser tout ce qui est, je conçus le mépris de moi-même, sotte et vaine créature, qui ne savais jouir de rien à force de vouloir jouir splendidement de toutes choses.

» Oui, ce fut un grand et rude combat, car en nous enivrant la poésie ne nous dit pas qu’elle nous trompe. Elle se fait belle, simple, austère comme la vérité. Elle prend mille faces diverses, elle se fait homme et ange, elle se fait Dieu ; on s’attache à cette ombre, on la poursuit, on l’embrasse, on se prosterne devant elle, on croit avoir trouvé Dieu et conquis la terre promise ; mais hélas ! sa fugitive parure tombe en lambeaux sous l’œil de l’analyse, et l’humaine misère n’a plus un haillon pour se couvrir. Oh ! alors l’homme pleure et blasphème. Il insulte le ciel, il demande raison de ses mécomptes, il se croit volé, il se couche et veut mourir.

» Et en effet, pourquoi Dieu le trompe-t-il à ce point ? Quelle gloire peut trouver le fort à leurrer le faible ? Car toute poésie émane du ciel et n’est que le sentiment instinctif d’une divinité présente à nos destinées ; le matérialisme détruit la poésie, il réduit tout aux simples proportions de la réalité. Il ne construit l’univers qu’avec des combinaisons, la foi religieuse le peuple de fantômes. La Divinité derrière ses voiles impénétrables se rit-elle donc même de notre culte et des créations angéliques dont notre cerveau maladif l’environne ? Hélas ! tout ceci est sombre et décourageant.

— C’est qu’il ne faudrait ni rêver, ni prier, dit Pulchérie ; il faudrait se contenter de vivre, accepter naïvement la croyance à un Dieu bon : cela suffirait à l’homme s’il avait moins de vanité. Mais l’homme veut examiner ce Dieu et réviser ses œuvres ; il veut le connaître, l’interroger, le rendre propice à ses besoins, responsable de ses souffrances ; il veut traiter d’égal à égal avec lui. C’est votre orgueil qui inventa la poésie et qui plaça entre la terre et le ciel tant de rêves décevans. Dieu n’est pas l’auteur de vos misères…

— Orgueil, confiance, reprit Lélia, ce sont deux mots différens pour exprimer la même idée ; ce sont deux manières diverses d’envisager le même sentiment. De quelque nom que vous l’appeliez, il est le complément de notre organisation, et comme la clef de voûte de notre architecture intellectuelle. C’est Dieu qui a couronné son œuvre de cette pensée vague, douloureuse, mais infinie et sublime ; c’est la condition d’inquiétude et de malaise qu’il nous a imposée en nous élevant au-dessus des autres créatures animées. — Vous surpasserez la force du chameau, l’habileté du castor, nous a-t-il dit ; mais vous ne serez jamais satisfaits de vos œuvres, et au-dessus de votre Éden terrestre vous chercherez toujours la flottante promesse d’un séjour meilleur. Allez, vous vous partagerez la terre, mais vous désirerez le ciel ; vous serez puissans, mais vous souffrirez.

— Eh bien ! s’il en est ainsi, dit Pulchérie, souffrez en silence, priez à genoux, attendez le ciel, mais résignez-vous devant les maux de la vie. Ressentir la souffrance imposée par le Créateur, ce n’est pas là toute la tâche de l’homme : il s’agit de l’accepter. Crier sans cesse et maudire le joug, ce n’est pas le porter. Vous savez bien qu’il ne suffit pas de trouver le calice amer, il faut encore le boire jusqu’à la lie. Vous n’avez qu’une chance de grandeur sur la terre, et vous la méprisez : c’est celle de vous soumettre, et vous ne vous soumettez jamais. À force de frapper impérieusement au séjour des anges, ne craignez-vous pas de vous le rendre inaccessible ?

— Vous avez raison, ma sœur, vous parlez comme Trenmor. Amoureuse de la vie, vous êtes au même point de soumission que cet homme détaché de la vie. Vous avez dans le désordre le même calme que lui dans la vertu. Mais moi, qui n’ai ni vertus ni vices, je ne sais comment faire pour supporter l’ennui d’exister. Hélas ! il vous est facile de prescrire la patience ! Si vous étiez, comme moi, placée entre ceux qui vivent encore et ceux qui ne vivent plus, vous seriez, comme moi, agitée d’une sombre colère, et tourmentée d’un insatiable désir d’être quelque chose, de commencer la vie, ou d’en finir avec elle…

— Mais ne m’avez-vous pas dit que vous aviez aimé ? Aimer, c’est vivre à deux.

» — Oh ! pour vous, sans doute ! pour vous qui cherchiez dans l’amour une fin bien connue et qui pouviez la réaliser. Mais moi, je n’étais, je ne pouvais être en amour l’égale de personne. La froideur de mes sens me plaçait au-dessous des plus abjectes femmes, l’exaltation de mes pensées m’élevait au-dessus des hommes les plus passionnés. J’aimais par besoin, par nécessité ; mais, ne goûtant point les joies que je donnais, je ne pouvais m’attacher par aucun sentiment réel, par aucune reconnaissance fondée, à l’objet de mes sacrifices. Ce désir effréné de bonheur que je poursuivais en lui, et qu’aucune jouissance humaine ne pouvait assouvir, était une torture éternelle et profonde. Si l’enthousiasme de l’esprit n’eût détruit en moi les salutaires calculs de l’égoïsme, je n’aurais jamais pu aimer. Mais ne sachant où dépenser ma vigueur intellectuelle, je la jetais rampante et tenace au pied d’une idole créée par mon culte ; car c’était un homme semblable aux autres, et, quand je fus lasse de me prosterner, je brisai le piédestal et je le vis réduit à sa véritable taille. Mais je l’avais placé si haut, dans mes pompeuses adorations, qu’il m’avait paru grand comme Dieu.

» Ce fut là ma plus déplorable erreur, et voyez quelle destinée misérable est la mienne ! Je fus réduite à la regretter, dès que je l’eus perdue. C’est qu’hélas ! je n’eus plus rien à mettre à la place. Tout me parut petit près de ce colosse imaginaire. L’amitié me sembla froide, la religion menteuse, et la poésie était morte avec l’amour.

» Avec ma chimère j’avais été aussi heureuse qu’il est permis de l’être aux caractères de ma trempe. Je jouissais du robuste essor de mes facultés, l’enivrement de l’erreur me jetait dans des extases vraiment divines ; je me plongeais à outrance dans cette destinée cuisante et terrible qui devait m’engloutir après m’avoir brisée. C’était un état inexprimable de douleur et de joie, de désespoir et d’énergie. Mon ame orageuse se plaisait à ce ballottement funeste qui l’usait sans fruit et sans retour. Le calme lui faisait peur, le repos l’irritait. Il lui fallait des obstacles, des fatigues, des jalousies dévorantes à concentrer, des ingratitudes cruelles à pardonner, de grands travaux à poursuivre, de grandes infortunes à supporter. C’était une carrière, c’était une gloire ; homme, j’eusse aimé les combats, l’odeur du sang, les étreintes du danger ; peut-être l’ambition de régner par l’intelligence, de dominer les autres hommes par des paroles puissantes, m’eût-elle souri aux jours de ma jeunesse. Femme, je n’avais qu’une destinée noble sur la terre, c’était d’aimer. J’aimai vaillamment ; je subis tous les maux de la passion aveugle et robuste aux prises avec la vie sociale et l’égoïsme réel du cœur humain ; je résistai durant de longues années à tout ce qui devait l’éteindre ou la refroidir. À présent, je supporte sans amertume les reproches des hommes, et j’écoute en souriant l’accusation d’insensibilité dont ils chargent ma tête. Je sais, et Dieu le sait bien aussi, que j’ai accompli ma tâche, que j’ai fourni ma part de fatigues et d’angoisses au grand abîme de colère où tombent sans cesse les larmes des hommes sans pouvoir le combler. Je sais que j’ai fait l’emploi de ma force par le dévouement, que j’ai abjuré ma fierté, effacé mon existence derrière une autre existence. Oui, mon Dieu, vous le savez, vous m’avez brisée sous votre sceptre, et je suis tombée dans la poussière. J’ai dépouillé cet orgueil jadis si altier, aujourd’hui si amer ; je l’ai dépouillé long-temps devant l’être que vous avez offert à mon culte fatal. J’ai bien travaillé, ô mon Dieu, j’ai bien dévoré mon mal dans le silence. Quand donc me ferez-vous entrer dans le repos ?

— Tu te vantes, Lélia ; tu as travaillé en pure perte, et je ne m’en étonne pas. Tu voulais être sublime et tu n’étais pas même grande. Voilà ce que c’est que de vouloir s’isoler des joies vulgaires et se faire une destinée de choix et d’exception ! Vous vous sentiez trop noble pour partager également le bonheur avec une autre créature ; vous avez voulu le lui donner sans le recevoir. Eh bien ! vous êtes restée au-dessous de ce magnifique projet. Vous avez voulu être généreuse, vous n’avez été que prodigue. Si vous eussiez été vraiment grande, vous auriez mis le bonheur d’autrui à la place du vôtre ; vous auriez goûté, dans les bras de votre amant, un plus grand plaisir que le sien, celui de lui tout donner. Je l’ai souvent désiré, moi, ce plaisir suprême ; j’ai souvent regretté de ne pouvoir éteindre l’ardeur de mon sang et modérer l’impétuosité de mes désirs, pour contempler un homme heureux sur mon sein. J’aurais voulu pouvoir mêler les jouissances épurées de l’esprit aux jouissances fiévreuses du corps ; mais d’où vient qu’elles semblent s’exclure ou qu’elles s’étouffent mutuellement ?

— C’est parce que nous savons les distinguer, dit Lélia. J’ai bien connu les généreux plaisirs de l’ame séparée de la matière ; mais ils ne me suffisaient pas ; car l’égoïsme humain est féroce, il est indomptable, il se relève sans cesse, il nous ronge sourdement, ou s’éveille en nous déchirant tout-à-coup. Vous avez raison de railler l’ambition gigantesque de l’amour platonique. En vain l’esprit cherche à s’élever, la souffrance le ramène toujours à terre. Oh ! je m’en souviens ; durant ces nuits embrasées que je passai près des flancs d’un homme, j’ai bien étudié les révoltes de l’orgueil contre les vanités de l’abnégation ; j’ai senti qu’on pouvait en même temps aimer un autre que soi au point de se soumettre à lui, et s’aimer soi-même au point de ressentir de la haine contre celui qui nous subjugue.

— Et puis, dit Pulchérie en adoucissant le ton de sarcasme qu’elle avait auparavant, et en prenant la main de Lélia dans un mouvement d’union sympathique ; c’est que les hommes sont grossiers. Vois-tu, ma sœur, dans notre vie de galanterie et de changement, il nous arrive, à nous autres, des choses semblables. Il arrive que nous sommes comblées des richesses de l’un, et que nous les faisons partager à l’autre. Le plus souvent nous haïssons celui qui nous aime assez pour nous payer, et nous payons celui qui nous aime assez lâchement pour être à nos gages. Mais l’homme est brutal, et ne sait pas où commence le dévouement de la femme, ni où il finit. Il ne sait pas qu’il est insensé d’accepter les dons d’un cœur aimant, sous l’œil d’un esprit délié : elle offre avec abandon, elle donne avec joie ; puis elle s’arrête étonnée, et méprise celui qui, étant le plus fort et le plus puissant, n’a pas rougi de recevoir. L’homme est stupide, et la femme est mobile. Ces deux êtres si semblables et si dissemblables sont faits de telle sorte, qu’il y a toujours entre eux de la haine même dans l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Le premier sentiment qui succède à leurs étreintes, c’est le dégoût ou la tristesse ; c’est une loi d’en haut contre laquelle vous vous révolterez en vain. L’union de l’homme et de la femme devait être passagère dans les desseins de la Providence ; tout s’oppose à leur association, et le changement est une nécessité de leur nature.

» — Ce qui m’était le plus cruel, reprit Lélia, c’est qu’il méconnaissait l’étendue de mes sacrifices. Comme s’il eût rougi de la reconnaissance, il écartait toujours l’importune idée de ma résignation. Il feignait de me croire abusée par un sentiment d’hypocrite pudeur. Il affectait de prendre pour des marques d’ivresse les gémissemens arrachés par la douleur et l’impatience. Il riait durement de mes larmes. Parfois son infâme égoïsme s’en repaissait avec orgueil ; et quand il m’avait brisée dans de féroces embrassemens, il s’endormait insouciant et rude à mes côtés, tandis que je dévorais mes sanglots pour ne pas l’éveiller. Ô misère et asservissement de la femme ! vous êtes tellement dans la nature, que la société aurait dû s’efforcer au moins de vous adoucir !

» Pourtant je l’aimais avec passion, ce maître de mon choix, que j’acceptais comme une nécessité fatale, que je vénérais avec une secrète complaisance pour moi-même, parce que je l’avais choisi. Je l’aimais follement. Plus il me faisait sentir sa domination, plus je la chérissais, plus je mettais d’orgueil à porter ma chaîne. Mais aussi je recommençais à maudire ma servitude au premier instant de liberté que son oubli ou son indolence me laissait. Je me faisais de mon amour une religion, une vertu au moins ; mais je voulais qu’il m’en sût gré, lui qui n’obéissait qu’à une préférence instinctive. J’avais tort. Il ne pouvait que mépriser mon héroïque faiblesse, quand moi je chérissais son lâche empire sur moi…

» Ce qui fit que je l’aimai long-temps (assez long-temps pour user toute mon ame), ce fut sans doute l’irritation fébrile produite sur mes facultés par l’absence de satisfaction personnelle. J’avais près de lui une sorte d’avidité étrange et délirante qui, prenant sa source dans les plus exquises puissances de mon intelligence, ne pouvait être assouvie par aucune étreinte charnelle. Je me sentais la poitrine dévorée d’un feu inextinguible, et ses baisers n’y versaient aucun soulagement. Je le pressais dans mes bras avec une force surhumaine, et je tombais près de lui épuisée, découragée de n’avoir aucune manière possible de lui exprimer mon enthousiasme. Le désir chez moi était une ardeur de l’ame qui paralysait la puissance des sens avant de l’avoir éveillée ; c’était une fureur sauvage qui s’emparait de mon cerveau, et qui s’y concentrait exclusivement. Mon sang se glaçait, impuissant et pauvre, durant l’essor immense de ma volonté. Alors il eût fallu mourir. Mais l’égoïste ne voulut jamais consentir à m’étouffer en me pressant contre sa poitrine ; c’était pourtant là tout mon espoir de volupté. J’espérais connaître enfin les langueurs et les délices de l’amour en m’endormant dans les bras de la mort.

» Quand il s’était assoupi, satisfait et repu, je restais immobile et consternée à ses côtés. J’ai passé ainsi bien des heures à le regarder dormir. Il me semblait si beau, cet homme ! Il y avait tant de force et de grandeur sur son front paisible ! Mon cœur palpitait violemment près de lui ; les flots ardens de mon sang agité me montaient au visage ; puis d’insupportables frémissemens passaient dans mes membres. Il me semblait ressentir le trouble de l’amour physique et les désordres croissans d’un désir matériel. J’étais violemment tentée de l’éveiller, de l’enlacer dans mes bras, et d’appeler ses caresses dont je n’avais pas su profiter encore. Mais je résistais à ces menteuses sollicitations de ma souffrance, car je savais bien qu’il n’était pas en lui de la calmer : Dieu seul eût pu le faire, s’il eût daigné amortir la vigueur maladive de mon ame. Alors je combattais ce démon de l’espoir qui veillait avec moi. Je fuyais cette couche voluptueuse et misérable, ce sanctuaire de l’amour qui fut le cercueil où s’ensevelirent toutes mes illusions et toutes mes forces. Je marchais sur le marbre froid de mes appartemens ; je portais ma tête en feu à l’air de la nuit ; puis je me jetais à genoux, et je priais Dieu de me régénérer. Si l’on m’eût promis de renouveler mon sang appauvri dans mes veines, je me serais laissée poignarder comme Éson, et couper par morceaux comme lui.

» Quelquefois dans le sommeil, en proie à ces riches extases qui dévorent les cerveaux ascétiques, je me sentais emportée avec lui sur les nuages par des brises embaumées. Je nageais alors dans les flots d’une indicible volupté ; et, passant mes bras indolens à son cou, je tombais sur son sein en murmurant de vagues paroles. Mais il s’éveillait, et c’en était fait de mon bonheur. À la place de cet être aérien, de cet ange qui m’avait bercée dans le vent de ses ailes, je retrouvais l’homme, l’homme brutal et vorace comme une bête fauve, et je m’enfuyais avec horreur. Mais il me poursuivait, il prétendait n’avoir pas été vainement troublé dans son sommeil, et il savourait son farouche plaisir sur le sein d’une femme évanouie et demi-morte.

» Un jour je me sentis si lasse d’aimer, que je cessai tout-à-coup. Il n’y eut pas d’autre drame dans ma passion. Quand je vis avec quelle facilité se rompait ce lien funeste, je m’étonnai d’avoir cru si long-temps à son éternelle durée.

» Je voulus me livrer sans réserve à l’incurie de cet état d’épuisement qui n’était pas sans douceur. Je me retirai dans la solitude. Un vaste monastère abandonné et à demi renversé par les orages des révolutions s’offrit à moi comme une retraite imposante et profonde. Il était situé dans une de mes terres. Je m’emparai d’une cellule dans la partie la moins dévastée des bâtimens. C’était celle qu’avait jadis habitée le prieur. On voyait encore sur le mur la marque des clous qui avaient soutenu son crucifix, et ses genoux habitués à la prière avaient creusé leur empreinte sur le pavé, au-dessous du symbole rédempteur. Je me plus à revêtir cette chambre des austères insignes de la foi catholique : une couche en forme de cercueil, un sablier, un crâne humain, et des images de saints et de martyrs élevant leurs mains ensanglantées vers le Seigneur. À ces objets lugubres qui me rappelaient que j’étais désormais morte aux passions humaines, j’aimais à mêler les attributs plus rians d’une vie de poëte et de naturaliste : des livres, des instrumens de musique et des vases remplis de fleurs.

» Le pays était sans beautés apparentes : je l’avais aimé d’abord pour sa tristesse uniforme, pour le silence de ses vastes plaines. J’avais espéré m’y détacher entièrement de toute sensation vive, de toute admiration exaltée. Avide de repos, je croyais pouvoir sans fatigue et sans danger promener mes regards sur ces horizons aplanis, sur ces océans de bruyères dont un rare accident, un chêne raccorni, un marécage bleuâtre, un éboulement de sables incolores, venaient à peine interrompre l’indigente immensité.

» J’avais espéré aussi que dans cet isolement absolu, dans ces mœurs farouches et pauvres que je me créais, dans cet éloignement de tous les bruits de la civilisation, je trouverais l’oubli du passé, l’insouciance de l’avenir. Il me restait peu de force pour regretter, moins encore pour désirer. Je voulais me considérer comme morte et m’ensevelir dans ces ruines, afin de m’y glacer entièrement, et de retourner au monde dans un état d’invulnérabilité complète.

» Je résolus de commencer par le stoïcisme du corps, afin d’arriver plus sûrement à celui de l’esprit. J’avais vécu dans le luxe, je voulus me rendre absolument insensible par l’habitude aux rigueurs matérielles d’une vie de cénobite. Je renvoyai tout serviteur inutile, et ne voulus recevoir ma nourriture et les objets absolument nécessaires à mon existence que des mains d’une personne invisible qui se glissait chaque matin par les galeries abandonnées du cloître jusqu’à un guichet pratiqué à l’extérieur de mon habitation, et se retirait sans avoir eu la moindre communication directe avec moi.

» Réduite à la plus frugale consommation, forcée de travailler moi-même à la salubrité de ma demeure et à la conservation de ma vie, entourée d’objets extérieurs d’une grande sévérité, je voulus encore m’imposer une plus rude épreuve physique. Je m’étais habituée dans la société au mouvement, à l’activité facile et incessante que procure la richesse. J’aimais les exercices rapides, la course fougueuse des chevaux, les voyages, le grand air, la chasse bruyante. J’inventai de mortifier ma chair, et d’éteindre la chaleur de mon cerveau en me soumettant à une claustration volontaire. Je relevai en imagination les enceintes écroulées de l’abbaye. J’entourai le préau ouvert à tous les vents d’une barrière invisible et sacrée. Je posai des limites à mes pas, et je mesurai l’espace où je voulais m’enfermer pour une année entière. Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles. J’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir. Alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une Bastille.

» Il y eut un temps de résignation et de ponctualité qui me reposa des souffrances passées. Il se fit en moi un grand calme, et mon corps s’endurcit par les privations, tandis que mon esprit s’endormait paisible sous l’empire d’une résolution bien arrêtée. Mais il arriva que mes facultés, renouvelées par le repos, se réveillèrent peu à peu et demandèrent impétueusement à s’exercer ; en voulant l’abattre, j’avais relevé ma puissance ; en couvrant de cendres une mourante étincelle, je lui avais conservé ses principes de vie, j’avais couvé un feu assez intense pour produire un vaste incendie. En me sentant renaître, je ne m’effrayai pas assez, je ne me réprimai point par le souvenir des arrêts que j’avais prononcés sur ma tombe. Il eût fallu consacrer cet âpre travail à détruire l’importance de toutes choses à mes yeux, à rendre nul tout effet extérieur sur mes sens. Au lieu de cela, la solitude et la rêverie me créèrent des sens nouveaux et des facultés que je ne me connaissais pas. Je ne cherchai pas à les étouffer dans leur principe parce que je crus qu’elles donneraient le change à celles qui m’avaient égarée. Je les acceptai comme un bienfait du ciel, quand j’aurais dû les repousser comme une nouvelle suggestion de l’enfer.

» La poésie revint habiter mon cerveau ; mais, trompeuse, elle prit d’autres couleurs, s’insinua sous d’autres formes et s’avisa d’embellir des choses que j’avais cru jusque-là sans éclat ou sans valeur. Je n’avais pas pensé qu’une indifférence inactive pour certaines faces de la vie devait m’inspirer de l’empressement et de l’intérêt pour des choses naguère inaperçues. C’est pourtant ce qui m’arriva ; la régularité, que j’avais embrassée comme on revêt un cilice, me devint bonne et douce comme un lit moelleux. Je pris un orgueilleux plaisir à contempler cette obéissance passive d’une partie de moi-même et cette puissance prolongée de l’autre, cette sainte abnégation de la matière, et ce règne magnifique de la volonté calme et persistante.

» J’avais méprisé jadis la règle dans les études. En me l’imposant dans ma retraite, je m’étais flattée que mes pensées perdraient de leur vigueur. Elles doublèrent de force en s’organisant mieux dans mon cerveau. En s’isolant les unes des autres, elles prirent des formes plus complètes ; après avoir erré long-temps dans un monde de vagues perceptions, elles se développèrent en remontant à la source de chaque chose et prirent une singulière énergie dans l’habitude et le besoin des recherches. Ce fut là mon plus grand malheur ; j’arrivai au scepticisme par la poésie, au doute par l’enthousiasme. Ainsi l’étude systématique de la nature me conduisit également à louer Dieu et à le blasphémer. Auparavant je ne cherchais dans ses œuvres que le sentiment de l’admiration ; ma complaisante poésie repoussait les hideux excès de la création, ou s’efforçait à les revêtir d’une grandeur sombre et sauvage. Quand je commençai à examiner plus attentivement la nature, à la retourner sous ses faces diverses avec un regard froid et une impartiale pensée de description, je trouvai plus ingénieux, plus savant, plus immense le génie qui avait présidé à la création. Je m’agenouillai pénétrée d’une foi plus vive, et, bénissant l’auteur de cet univers nouveau pour moi, je le priai de se révéler encore. Je continuai d’apprendre et d’analyser ; mais la science est un abîme qu’on devrait creuser avec prudence.

» Lorsqu’après avoir examiné avec enivrement la magnificence des couleurs et des formes qui concourent à la formation de l’univers, j’eus constaté ce que chaque classe d’êtres a d’incomplet, d’impuissant et de misérable ; quand j’eus reconnu que la beauté était compensée chez les uns par la faiblesse, que chez les autres la stupidité détruisait les avantages de la force, que nul n’était organisé pour la sécurité ou pour la jouissance complète, que tous avaient une mission de malheur à accomplir sur la terre, et qu’une nécessité fatale présidait à cet effroyable concours de souffrances, l’effroi me saisit ; j’éprouvai un instant le besoin de nier Dieu afin de n’être pas forcée de le haïr.

» Puis, je me rattachai à lui par l’examen de ma propre force, je retrouvai un principe divin dans cette richesse d’énergie physique qui, chez les animaux, supporte les inclémences de la nature ; dans cette puissance d’orgueil ou de dévouement qui, chez l’homme, brave ou accepte les impitoyables arrêts de la Divinité.

» Partagée entre la foi et l’athéisme, je perdis le repos. Je passai plusieurs fois dans un jour d’une disposition tendre à une disposition haineuse. Quand on est parvenu à se placer sur les limites de la négation et de l’affirmation, quand on se croit arrivé à la sagesse, on est bien près d’être fou ; car on n’a plus pour moyen d’avancement que la perfection qui est impossible ou la raison instinctive qui, n’étant pas soumise à la réflexion, peut nous porter au délire.

» Je tombai donc dans de violentes agitations, et comme toute souffrance humaine aime à se contempler et à se plaindre, la dangereuse poésie revint se placer entre moi et les objets de mon examen. L’effet du sens poétique étant principalement l’exagération, tous les maux s’agrandirent autour de moi et tous les biens se révélèrent par des émotions si vives, qu’elles ressemblaient à la douleur ; la douleur elle-même, m’apparaissant sous un aspect plus vaste et plus terrible, creusa en moi de profonds abîmes où s’engloutirent mes vains rêves de sagesse, mes vaines espérances de repos.

» Parfois j’allais regarder le coucher du soleil du haut d’une terrasse à demi écroulée, dont une partie s’élevait encore entourée et comme portée par ces sculptures monstrueuses dont le catholicisme revêtait jadis les lieux consacrés au culte. Au-dessous de moi, ces bizarres allégories alongeaient leurs têtes noircies par le temps, et semblaient comme moi se pencher vers la plaine pour regarder silencieusement couler les flots, les siècles et les générations. Ces guivres couvertes d’écailles, ces lézards au tronc hideux, ces chimères pleines d’angoisses, tous ces emblêmes du péché, de l’illusion et de la souffrance, vivaient avec moi d’une vie fatale, inerte, indestructible. Lorsqu’un des rayons rouges du couchant venait se jouer sur leurs formes revêches et capricieuses, je croyais voir leurs flancs se gonfler, leurs nageoires épineuses se dilater, leurs faces horribles se contracter dans de nouvelles tortures. Et en contemplant leurs corps engagés dans ces immenses masses de pierre que ni la main des hommes, ni celle du temps n’avaient pu ébranler, je m’identifiais avec ces images d’une lutte éternelle entre la douleur et la nécessité, entre la rage et l’impuissance.

» Bien loin, au-dessous des masses grises et anguleuses du monastère, la plaine unie et morne déployait ses perspectives infinies. Le soleil, en s’abaissant, y projetait l’embrasement de ses vastes lueurs. Quand il avait disparu lentement derrière les insaisissables limites de l’horizon, des brumes bleuâtres, légèrement pourprées, montaient dans le ciel, et la plaine noire ressemblait à un immense linceul étendu sous mes pieds ; le vent courbait les molles bruyères et les faisait onduler comme un lac. Souvent il n’y avait d’autre bruit, dans cette profondeur sans bornes, que celui d’un ruisseau frémissant parmi les grès, le croassement des oiseaux de proie et la voix des brises enfermées et plaintives sous les cintres du cloître. Rarement une vache égarée venait inquiète et mugissante errer autour de ces ruines, et promener un sauvage regard sur les terres incultes et sans asile où elle s’était imprudemment risquée. Une fois, un jeune enfant vint, guidé par le son de la clochette, chercher une de ses chèvres jusque dans l’intérieur du préau. Je me cachai pour qu’il ne me vît point. La nuit descendait de plus en plus sombre sous les galeries humides et sonores ; le jeune pâtre s’arrêta d’abord comme frappé de terreur au bruit de ses pas qui retentissaient sous les voûtes ; puis, revenu de sa première surprise, il pénétra en chantant jusqu’au lieu où sa chèvre savourait les végétations salpêtrées qui croissent dans les décombres. Le mouvement d’une autre personne que moi, dans ce sanctuaire, me fut odieux ; le bruit du sable qui criait sous ses pieds, l’écho qui répondait à sa voix me semblaient autant d’insultes et de profanations pour ce temple dont j’avais relevé mystérieusement le culte, où seule, aux pieds de Dieu, j’avais rétabli le commerce de l’ame avec le ciel.

» Au printemps, quand les genêts sauvages se couvrirent de fleurs, quand les mauves exhalèrent leur douce odeur autour des étangs, et que les hirondelles remplirent de mouvement et de bruit les espaces de l’air et les hauteurs les plus inaccessibles des tours, la campagne prit des aspects d’une majesté infinie et des parfums d’une volupté enivrante. La voix lointaine des troupeaux et des chiens vint plus souvent réveiller les échos des ruines, et l’alouette eut au matin des chants suaves et tendres comme des cantiques. Les murs du monastère se revêtirent eux-mêmes d’une fraîche parure. La vipérine et la pariétaire poussèrent des touffes d’un vert somptueux dans les crevasses humides, les violiers jaunes embaumèrent les nefs, et dans le jardin abandonné quelques arbres fruitiers centenaires, qui avaient survécu à la dévastation, parèrent de bourgeons blancs et roses leurs branches anguleuses rongées par la mousse. Il n’y eut pas jusqu’au fût des piliers massifs qui ne se couvrît de ces tapis aux nuances riches et variées dont les plantes microscopiques, engendrées par l’humidité, colorent les ruines et les constructions souterraines.

» J’avais étudié le mystère de toutes ces reproductions animales et végétales, et je pensais avoir glacé mon imagination par l’analyse. Mais en reparaissant plus belle et plus jeune, la nature me fit sentir sa puissance. Elle se moque de mes orgueilleux travaux, et subjugua ces facultés rétives qui se vantaient d’appartenir exclusivement à la science. C’est une erreur de croire que la science étouffe l’admiration, et que l’œil du poëte s’éteint à mesure que l’œil du naturaliste embrasse un plus vaste horizon. L’examen, qui détruit tant de croyances, fait jaillir aussi des croyances nouvelles avec la lumière. L’étude m’avait révélé des trésors en même temps qu’elle m’avait enlevé des illusions. Mes sens, loin d’être appauvris, étaient donc renouvelés. Les splendeurs et les parfums du printemps, les influences excitantes d’un soleil tiède et d’un air pur, l’inexplicable sympathie qui s’empare de l’homme au temps où la terre en travail semble exhaler la vie et l’amour par tous les pores, me jetèrent dans des angoisses nouvelles. Je ressentis tous les aiguillons de l’inquiétude, des désirs vagues et impuissans. Il me sembla que je devenais femme, que je reprenais à la vie, que je pourrais encore aimer et désormais sentir. Une seconde jeunesse, plus vigoureuse et plus fébrile que la première, faisait palpiter mon sein avec une violence inconnue. J’étais à la fois effrayée et joyeuse de ce qui se passait en moi, et je m’abandonnais à ce trouble extatique sans savoir quel en serait le réveil.

» Mais bientôt la frayeur revenait avec la réflexion. Je me rappelais les infortunes déplorables de mon expérience. Les désastres du passé me rendaient incapable de prendre confiance en l’avenir. J’avais tout à craindre : les hommes, les choses, et moi surtout. Les hommes ne me comprendraient pas, et les choses me blesseraient sans cesse, parce que jamais je ne pourrais m’élever ou m’abaisser au niveau des hommes et des choses ; et puis l’ennui du présent me saisissait, m’étreignait de tout son poids. Ma retraite, si austère, si poétique et si belle, me semblait effrayante en de certains jours. Le vœu qui m’y retenait volontairement se présentait à moi comme une horrible nécessité. Je souffrais, dans ce monastère sans enceinte et sans portes, les mêmes tortures qu’un religieux captif derrière les fossés et les grilles.

» Dans ces alternatives de désir et de crainte, dans cette lutte violente de ma volonté contre elle-même, je consumais ma force à mesure qu’elle se renouvelait, je subissais les fatigues et les découragemens de l’expérience sans rien essayer. Quand le besoin d’agir et de vivre devenait trop intense, je le laissais me dévorer jusqu’à ce qu’il s’épuisât de lui-même. Des nuits entières s’écoulaient dans le travail de la résignation. Couchée sur la pierre des tombeaux, je m’abandonnais aux fureurs de mon imagination. Je rêvais les étreintes d’un démon inconnu ; je sentais sa chaude haleine brûler ma poitrine, et j’enfonçais mes ongles dans mes épaules, croyant y sentir l’empreinte de ses dents. J’appelais le plaisir au prix de l’éternelle damnation, comme faisaient les hommes en ces jours de naïve poésie, où le démon, plus puissant et plus généreux aux vivans que Dieu même, s’offrait à eux comme un dernier espoir, comme un usurier qui retarde et consomme la ruine.

» Souvent une pluie d’orage venait me surprendre dans l’enceinte découverte de la chapelle. Je me faisais un devoir de la supporter, et j’espérais en retirer du soulagement. Parfois, quand le jour paraissait, il me trouvait brisée de fatigue, plus pâle que l’aube, les vêtemens souillés, et n’ayant pas la force de relever mes cheveux épars où l’eau ruisselait.

» Souvent encore j’essayais de me soulager en poussant des cris de douleur et de colère. Les oiseaux de nuit s’envolaient effrayés ou me répondaient par des gémissemens sauvages. Le bruit répété de voûte en voûte ébranlait ces ruines chancelantes, et des graviers, croulant du haut des combles, semblaient annoncer la chute de l’édifice sur ma tête. Oh ! j’aurais voulu alors qu’il en fût ainsi ! Je redoublais mes cris, et ces murs, qui me renvoyaient le son de ma voix plus terrible et plus déchirante, semblaient habités par des légions de damnés, empressés de me répondre et de s’unir à moi pour le blasphême.

» Il y avait à la suite de ces nuits terribles des jours d’une morne stupeur. Quand j’avais réussi à fixer le sommeil pour quelques heures, un engourdissement profond suivait mon réveil, et me rendait incapable pour tout un jour de volonté ou d’intérêt quelconque. À ces momens-là ma vie ressemblait à celle des religieux abrutis par l’habitude et la soumission. Je marchais lentement et durant un temps limité. Je chantais des psaumes dont l’harmonie endormait ma souffrance, sans qu’aucun sens arrivât de mes lèvres à mon ame. Je me plaisais à cultiver des fleurs sur les escarpemens de ces âpres constructions où elles trouvaient du sable et du ciment pulvérisé pour enfoncer leurs racines. J’allais contempler les travaux de l’hirondelle, et défendre son nid des envahissemens du moineau et de la mésange. Alors tout retentissement des passions humaines s’effaçait dans ma mémoire. Je suivais machinalement et par coutume la ligne de captivité volontaire tracée par moi sur le sable, et ne songeais pas plus à la franchir que si l’univers n’eût pas existé de l’autre côté.

» J’avais aussi des jours de calme et de raison bien sentie. La religion du Christ, que j’ai conformée à mon intelligence et à mes besoins, répandait une suavité douce, un attendrissement vrai sur les blessures de mon ame. À la vérité, je ne me suis jamais beaucoup inquiétée de constater à mes propres yeux si le degré de divinité départi à l’ame humaine autorisait ou non les hommes à s’appeler prophètes, demi-dieux, rédempteurs. Bacchus, Moïse, Confutzée, Mahomet, Luther, ont accompli de grandes missions sur la terre, et imprimé de violentes secousses à la marche de l’esprit humain dans le cours des siècles. Étaient-ils semblables à nous, ces hommes par qui nous pensons, par qui nous vivons aujourd’hui ? Ces colosses, dont la puissance morale a organisé les sociétés, n’étaient-ils pas d’une nature plus excellente, plus pure, plus céleste que la nôtre ? Si l’on ne nie point Dieu et l’essence divine de l’homme intellectuel, a-t-on le droit de nier ses plus belles œuvres et de les méconnaître ? Celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché ; celui qui dicta l’Évangile et transforma la morale humaine pour la suite des siècles, ne peut-on pas dire que celui-là est vraiment le fils de Dieu ?

» Dieu nous envoie alternativement des hommes puissans pour le mal et des hommes puissans pour le bien. La suprême volonté qui régit l’univers, quand il lui plaît de faire faire à l’esprit humain un pas immense en avant ou en arrière sur une partie du globe, peut, sans attendre la marche austère des siècles et le travail tardif des causes naturelles, opérer ces brusques transitions par le bras ou la parole d’un homme créé tout exprès.

» Ainsi, que Jésus vienne mettre son pied nu et poudreux sur le diadême d’or des Pharisiens ; qu’il brise la loi ancienne, et annonce aux siècles futurs cette grande loi du spiritualisme nécessaire pour régénérer une race énervée ; qu’il se dresse comme un géant dans l’histoire des hommes et la sépare en deux, le règne des sens et le règne des idées ; qu’il anéantisse de son inflexible main toute la puissance animale de l’homme, et qu’il ouvre à son esprit une nouvelle carrière, immense, incompréhensible, éternelle peut-être, si vous croyez en Dieu, ne vous mettrez-vous pas à genoux, et ne direz-vous pas : — Celui-là est le Verbe, qui était avec Dieu au commencement des siècles ? Il est sorti de Dieu, il retourne à lui ; il est à jamais avec lui, assis à sa droite, parce qu’il a racheté les hommes. — Dieu qui du ciel a envoyé Jésus ; Jésus qui était Dieu sur la terre, et l’esprit de Dieu qui était en Jésus et qui remplissait l’espace entre Jésus et Dieu, n’est-ce pas là une trinité, simple, indivisible, nécessaire à l’existence du Christ et à son règne ? Tout homme qui croit et qui prie, tout homme que la foi met en communion avec Dieu, n’offre-t-il pas en lui un reflet de cette trinité mystérieuse, plus ou moins affaibli, selon la puissance des révélations de l’esprit céleste à l’esprit humain ? L’ame, l’élan de l’ame vers un but incréé, et le but mystérieux de cet élan sublime, tout cela n’est-il pas Dieu révélé en trois enseignemens distincts : la force, la lutte et la conquête.

» Ce triple symbole de la Divinité, ébauché dans l’humanité entière, a pu se produire une fois, splendide et complet, entre Jésus, le Père du monde et l’Esprit-Saint figuré par la foi catholique sous la forme d’une colombe, pour signifier que l’amour est l’ame de l’univers.

— Ces mystiques allégories me font sourire, répondit Pulchérie. Voilà comme vous êtes, ames d’élite, pures essences ! Il vous faut voir et commenter le grand livre de la révélation ; il faut que vous soumettiez la parole sacrée aux interprétations de votre orgueilleuse philosophie. Et quand, à force de subtilités, vous êtes parvenus à donner un sens de votre choix aux mystères divins, vous consentez alors à vous incliner devant la foi nouvelle expliquée par vous et refaite à votre usage. C’est devant votre propre ouvrage que vous daignez vous prosterner : convenez-en, Lélia ?

— Je n’essaierai pas de le nier, ma sœur. Mais qu’importe, si c’est pour nous la seule manière de croire et d’espérer ? Heureux ceux qui peuvent se soumettre à la lettre sans le secours de l’esprit ! Heureuses les rêveries sensibles et folles qui ramènent l’esprit rebelle à la soumission devant la lettre ! Quant à moi, je trouvais dans les rites et dans les emblêmes de ce culte une sublime poésie et une source éternelle d’attendrissement. La forme et la disposition des temples catholiques, la décoration un peu théâtrale des autels, la magnificence des prêtres, les chants, les parfums, les intervalles de recueillement et de silence, ces antiques splendeurs qui sont un reflet des mœurs païennes au milieu desquelles l’Église prit naissance, m’ont frappée de respect toutes les fois qu’elles m’ont surprise dans une disposition impartiale.

» L’abbaye était nue et dévastée. Mais, en errant un jour parmi les décombres, j’avais découvert l’entrée d’un caveau qui, grâce aux éboulemens dont elle était masquée, avait échappé aux outrages d’un temps de délire et de destruction. En m’ouvrant un passage parmi les gravois et les ronces dont elle était obstruée, j’avais pu pénétrer jusqu’au bas d’un escalier étroit et sombre qui conduisait à une petite chapelle souterraine d’un travail exquis et d’une intacte conservation.

» La voûte en était si solide, qu’elle résistait au poids d’un amas énorme de débris. L’humidité avait respecté les peintures, et sur un prie-dieu de chêne sculpté on distinguait dans l’ombre je ne sais quel sombre vêtement de prêtre qui semblait avoir été oublié la veille. Je m’en approchai, et me penchai vers lui pour le regarder. Alors je distinguai, sous les plis du lin et de l’étamine, la forme et l’attitude d’un homme agenouillé ; sa tête, inclinée sur ses mains jointes, était cachée par un capuchon noir ; il semblait plongé dans un recueillement si profond, si imposant, que je reculai frappée de superstition et de terreur. Je n’osais plus faire un mouvement, car l’air extérieur auquel j’avais ouvert un passage agitait le vêtement poudreux, et l’homme semblait se mouvoir : on aurait dit qu’il allait se lever.

» Était-il possible qu’un homme eût survécu au massacre de ses frères, qu’il eût pu exister trente ans, confiné par la douleur et l’austérité, dans ces souterrains dont j’ignorais la profondeur et les issues ? Un instant je le crus, et, craignant d’interrompre sa méditation, je restai immobile, enchaînée par le respect, cherchant ce que j’allais lui dire, prête à me retirer sans oser lui parler. Mais à mesure que mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, je distinguai les plis flasques de l’étoffe tombant à plat sur des membres grêles et anguleux. Je compris le mystère dont j’étais témoin, et je portai une main respectueuse sur cette relique de saint. À peine eus-je effleuré le capuchon, qu’il tomba en poussière, et ma main rencontra le crâne froid et desséché d’un squelette humain. Ce fut une chose effrayante et sublime à voir pour la première fois, que cette tête de moine où le vent agitait encore quelques touffes de cheveux gris, et dont la barbe s’enlaçait aux phalanges décharnées des mains croisées sous le menton. Certains caveaux, imprégnés d’une grande quantité de salpêtre, ont la propriété de dessécher les corps et de les conserver entiers durant des siècles. On a découvert beaucoup de cadavres préservés de la corruption par ces influences naturelles. La peau jaune et transparente comme un parchemin se colle et s’attache sur les muscles retirés et durcis ; les membranes des lèvres se plissent autour des dents solides et brillantes ; les cils demeurent implantés autour des yeux sans émail et sans couleur ; les traits du visage conservent une sorte de physionomie austère et calme ; le front lisse et tendu possède une certaine majesté lugubre, et les membres gardent les inflexibles attitudes où la mort les surprit. Ces tristes débris de l’homme retiennent un caractère de grandeur qu’on ne saurait nier, et il ne semble pas en les regardant avec attention que le réveil soit impossible.

» La dépouille que j’avais sous les yeux avait quelque chose de plus sublime encore, à cause de sa situation. Ce religieux, mort sans convulsion et sans agonie dans le calme de la prière, me semblait revêtu d’une auréole de gloire. Que s’était-il donc passé autour de lui durant ses derniers instans ? Condamné à une inflexible pénitence pour quelque noble faute, s’était-il endormi dans le Seigneur, confiant et résigné, au fond de l’in pace, tandis que ses frères impitoyables chantaient l’hymne des morts sur sa tête ? Cette supposition s’évanouit quand je me fus assurée qu’aucune partie du souterrain n’était murée, et qu’il n’y avait dans ce lieu consacré au culte aucune apparence de cachot. C’était donc l’orage révolutionnaire qui avait surpris ce martyr dans sa retraite. Il était descendu là peut-être, en entendant les cris féroces du peuple, pour échapper à ses profanations, ou pour recevoir le dernier coup sur les marches de l’autel. Mais la trace d’aucune blessure n’attestait qu’il en eût été ainsi. Je m’arrêtai à croire que l’écroulement des parties supérieures de l’édifice sous la main furieuse des vainqueurs lui avait subitement coupé la retraite, et qu’il lui avait fallu se résigner à subir le supplice des Vestales. Il était mort sans tortures, avec joie peut-être, au milieu de ces affreux jours où la mort était un bienfait même aux incrédules. Il avait rendu son ame à Dieu, prosterné devant le Christ et priant pour ses bourreaux.

» Cette relique, ce caveau, ce crucifix me devinrent sacrés. Ce fut sous cette voûte sombre et froide que j’allai souvent éteindre l’ardeur de mon sang. J’enveloppai d’un nouveau vêtement la dépouille sacrée du prêtre. Je m’agenouillai chaque jour auprès d’elle. Souvent je lui parlai à haute voix dans les agitations de ma souffrance, comme à un compagnon d’exil et de douleur. Je me pris d’une sainte et folle affection pour ce cadavre. Je me confessai à lui : je lui racontai les angoisses de mon ame ; je lui demandai de se placer entre le ciel et moi pour nous réconcilier ; et souvent, dans mes rêves, je le vis passer devant mon grabat comme l’esprit des visions de Job, et je l’entendis murmurer d’une voix faible comme la brise des paroles de terreur ou d’espoir.

» J’aimais aussi dans cette chapelle souterraine un grand christ de marbre blanc qui, placé au fond d’une niche, avait dû être autrefois inondé de lumière par une ouverture supérieure. Désormais ce soupirail était obstrué, mais quelques faibles rayons se glissaient encore dans les interstices des pierres en désordre accumulées à l’extérieur. Ce jour terne et rampant versait une singulière tristesse sur le beau front pâle du Christ. Je me plaisais dans la contemplation de ce poétique et douloureux symbole. Quoi de plus touchant sur la terre que l’image d’une torture physique couronnée par l’expression d’une joie céleste ! Quelle plus grande pensée, quel plus profond emblême que ce Dieu martyr, baigné de sang et de larmes, étendant ses bras vers le ciel ! Ô image de la souffrance, élevée sur une croix et montant comme une prière, comme un encens, de la terre aux cieux ! Offrande expiatoire de la douleur qui se dresse toute sanglante et toute nue vers le trône du Seigneur ! Espoir radieux, croix symbolique, où s’étendent et reposent les membres brisés par le supplice ! Bandeau d’épines qui ceignez le crâne, sanctuaire de l’intelligence, diadême fatal imposé à la puissance de l’homme ! Je vous ai souvent invoqués, je me suis souvent prosternée devant vous ! Mon ame s’est offerte souvent sur cette croix, elle a saigné sous ces épines ; elle a souvent adoré, sous le nom de Christ, la souffrance humaine relevée par l’espoir divin ; la résignation, c’est-à-dire l’acceptation de la vie humaine ; la rédemption, c’est-à-dire le calme dans l’agonie et l’espérance dans la mort.

» Le second hiver fut moins paisible que le premier. La patiente résignation avec laquelle j’avais d’abord travaillé à rendre mon existence possible au milieu de l’isolement et des privations m’abandonna l’année suivante. L’indolence et les rêveries de l’été avaient changé la situation de mon esprit et la disposition de mon être physique. Je me sentais plus robuste, mais aussi plus irritable, plus accessible à la souffrance, moins calme à la subir, et pourtant plus paresseuse à l’éviter. Toutes les rigueurs que je m’étais imposées avec joie me devenaient amères. Je n’y trouvais plus cette volupté orgueilleuse qui m’avait soutenue d’abord.

» La briéveté des jours m’interdisait le triste plaisir des rêveries sur la terrasse, et du fond de ma cellule où s’écoulaient les longues heures du soir, j’entendais pleurer la bise lugubre. Souvent, lasse des efforts que je faisais pour m’isoler des objets extérieurs, incapable d’attention dans l’étude ou de règle dans la réflexion, je me laissais dominer par la tristesse de mes impressions extérieures. Assise dans l’embrâsure de ma fenêtre, je voyais la lune s’élever lentement au-dessus des toits couverts de neige, et reluire sur les aiguilles de glace qui pendaient aux sculptures dentelées des cloîtres. Ces nuits froides et brillantes avaient un caractère de désolation dont rien ne saurait donner l’idée. Quand le vent se taisait, un silence de mort planait sur l’abbaye. La neige se détachait sans bruit des rameaux des vieux ifs, et tombait en flocons silencieux sur les branches inférieures. On eût pu secouer toutes les ronces desséchées qui garnissaient les cours, sans y éveiller un seul être animé, sans entendre siffler une couleuvre ou ramper un insecte.

» Dans ce morne isolement, mon caractère se dénatura, la résignation dégénéra en apathie, l’activité des pensées devint le dérèglement. Les idées les plus abstraites, les plus confuses, les plus effrayantes assiégèrent tour à tour mon cerveau. En vain, j’essayais de me replier sur moi-même et de vivre dans le présent. Je ne sais quel vague fantôme d’avenir flottait dans tous mes rêves et tourmentait ma raison. Je me disais que l’avenir devait avoir pour moi une forme connue, que je ne devais l’accepter qu’après l’avoir fait moi-même, qu’il fallait le calquer sur le présent que je m’étais créé. Mais bientôt je m’apercevais que le présent n’existait pas pour moi, que mon ame faisait de vains efforts pour se renfermer dans cette prison, mais qu’elle errait toujours au-delà, qu’il lui fallait l’univers et qu’elle l’épuiserait le même jour où l’univers lui serait donné. Je sentais enfin que l’occupation de ma vie était de me tourner sans cesse vers les joies perdues ou vers les joies encore possibles. Celles que j’avais cherchées dans la solitude me fuyaient. Au fond du vase, là comme partout, j’avais trouvé la lie amère.

» Ce fut vers la fin d’un été brûlant que mon vœu expira. J’en vis approcher le terme avec un mélange de désir et d’effroi qui altéra sensiblement ma santé et ma raison.

» J’éprouvais un incroyable besoin de mouvement. J’appelais la vie avec ardeur sans songer que je vivais déjà trop et que je souffrais de l’excès de la vie.

» Mais après tout, me disais-je, que trouverai-je dans la vie dont je n’aie déjà sondé le néant ? Quels plaisirs dont je n’aie découvert le vide, quelles croyances qui ne se soient évanouies devant mon examen sévère ? Irai-je demander aux hommes le calme que je n’ai pu trouver dans la solitude ? Me donneront-ils ce que Dieu m’a refusé ? Si j’épuise encore une fois mon cœur à la poursuite d’un vain rêve, si j’abandonne la retraite à laquelle je me suis condamnée, pour aller me désabuser encore, où trouverai-je ensuite un asile contre le désespoir ? Quelle espérance religieuse ou philosophique pourra me sourire ou m’accueillir encore quand j’aurai pénétré le fond de toutes mes illusions, quand j’aurai acquis la preuve complète, irrécusable de mon impuissance ?

» Et pourtant, me disais-je encore, à quoi sert la retraite, à quoi sert la réflexion ? Ai-je moins souffert parmi ces tombeaux en ruines, qu’au sein des pompes humaines ? Qu’est-ce qu’une philosophie stoïque, qui ne sert qu’à créer à l’homme des souffrances nouvelles ? Qu’est-ce qu’une religion expiatoire et gémissante dont le but est de chercher la douleur au lieu de l’éviter ? Tout cela n’est-il pas le comble de l’orgueil et de la folie ? Sans tous ces raffinemens de la pensée, les hommes, livrés aux seuls plaisirs des sens, ne seraient-ils pas plus heureux et plus grands ? Cette prétendue élévation de l’esprit humain, peut-être que Dieu la réprouve, et au jour de la justice peut-être qu’il la couvrira de son mépris !

» Au milieu de ces irrésolutions, je cherchais dans les livres une direction à ma volonté flottante. Les naïves poésies des âges primitifs, les cantiques voluptueux de Salomon, les pastorales lascives de Longus, la philosophie érotique d’Anacréon, me semblaient parfois plus religieuses dans leur sublime nudité que les soupirs mystiques et les fanatiques hystéries de sainte Thérèse. Mais le plus souvent, je me laissais entraîner par une sympathie plus immédiate vers les livres ascétiques. C’est en vain que je voulais me détacher des impressions toutes spirituelles du christianisme ; j’y revenais toujours. Je n’avais dans l’esprit qu’une jeunesse passagère pour tressaillir aux cantiques de l’épouse, pour sourire aux embrassemens de Daphnis et de Chloé. Un instant suffisait pour user cette chaleur factice qu’une véritable simplicité de cœur n’entretenait pas, que les feux d’un soleil d’Orient ne venaient pas renouveler. J’aimais à lire la Vie des saints ; ces beaux poëmes, ces dangereux romans, où l’humanité paraît si grande et si forte qu’on ne peut plus ensuite se baisser et regarder à terre les hommes tels qu’ils sont. J’aimais ces retraites éternelles, profondes, ces douleurs pieuses couvées dans le mystère de la cellule, ces grands renoncemens, ces terribles expiations, toutes ces actions folles et magnifiques qui consolent les maux vulgaires de la vie pour un noble sentiment d’orgueil flatté. J’aimais aussi à lire ces consolations douces et tendres que les solitaires recevaient dans le secret de leur ame, ces entretiens intimes du fidèle et de l’esprit saint dans la nuit des temples, ces correspondances naïves de François de Sales et de Marie de Chantal ; mais surtout ces épanchemens pleins d’amour austère et de métaphysique rêveuse entre Dieu et l’homme, entre Jésus dans l’Eucharistie et l’auteur inconnu de l’Imitation.

» Ces livres étaient pleins de méditation, d’attendrissement et de poésie. Ils embellissaient la solitude ; ils promettaient la grandeur dans l’isolement, la paix dans le travail, le repos de l’esprit dans la fatigue du corps. J’y trouvais le reflet d’un tel bonheur, l’empreinte d’une sagesse si délicieuse, que je recouvrais en les lisant l’espoir d’arriver au même but ; je me disais, que comme moi, ces hommes saints avaient été éprouvés par de violentes tentations de retourner au monde, mais qu’ils les avaient surmontées courageusement ; je me disais aussi que renoncer à mon œuvre après deux ans de combats et de triomphes, c’était perdre le fruit de si rudes efforts et agir avec plus de folie encore que de lâcheté ; au lieu qu’en me rattachant à ma résolution, en renouvelant mon vœu pour un temps plus ou moins étendu, je recueillerais peut-être bientôt les fruits de ma persévérance. J’allais retourner à la société peut-être pour m’y briser sans retour, au lieu qu’en attendant quelques jours de plus au fond de mon cloître, j’allais entrer sans doute dans la béatitude des élus.

» Après ces longs combats où s’épuisait ma raison, je tombais dans le découragement, et je me demandais, en riant de moi-même avec mépris, si ma vie était une chose assez importante pour la défendre ainsi, et pour en promener les débris au milieu de tant d’orages.

» Ces irrésolutions me conduisirent jusqu’aux approches du printemps. À l’époque où mon vœu expira, pour couper court à mes angoisses, je pris un terme moyen : je me réfugiai dans l’inertie qui se traîne toujours à la suite des grandes émotions, je laissai passer les jours sans fixer mon avenir, attendant que le réveil de mes facultés me poussât dans la vie ou m’enchaînât dans l’oubli.

» En effet, je ne tardai pas à sentir les nouveaux aiguillons de cette inquiétude désireuse et cuisante qui m’avait déjà fait subir tant de maux. Je m’aperçus un jour que ma liberté m’était rendue ; qu’aucun serment ne me consacrait plus à Dieu, que j’appartenais à l’humanité, et qu’il était temps peut-être de retourner à elle, si je ne voulais perdre entièrement l’usage de mes sens et de mon intelligence. Les jours d’affaissement qui trouvaient si souvent place dans ma vie me laissaient un long effroi, et je me débattais alternativement contre l’appréhension de l’idiotisme et celle de la folie.

» Un soir, je me sentis profondément ébranlée dans ma foi religieuse, et du doute je passai à l’athéisme. Je vécus plusieurs heures sous le charme d’un sentiment d’orgueil inconcevable, et puis je retombai de cette hauteur dans des abîmes de terreur et de désolation. Je sentis que le vice et le crime étaient tout près d’entrer dans ma vie, si je perdais l’espoir céleste qui seul m’avait fait jusque-là supporter les hommes.

» Le tonnerre vint à gronder sur ma tête : c’était le premier orage du printemps, un de ces orages prématurés qui bouleversent parfois inopinément les jours encore froids du mois d’avril. Je n’ai jamais entendu rouler la foudre et vu le feu du ciel sillonner les nuées, sans qu’un sentiment d’admiration et d’enthousiasme ne m’ait ramenée à l’instinct de la foi. Involontairement je tressaillis, et par habitude, je m’écriai saisie d’une sainte terreur : — Vous êtes grand, ô mon Dieu ! la foudre est sous vos pieds, et de votre front émane la lumière…

» L’orage augmentait ; je rentrai dans ma cellule, seul endroit vraiment abrité de l’abbaye. La nuit vint de bonne heure, la pluie tombait par torrens, le vent mugissait sans interruption dans les longs corridors, et les pâles éclairs s’éteignaient sous les nuées qui crevaient de toutes parts. Alors je trouvai dans mon isolement, dans la sécurité de mon abri, dans le calme austère, mais réel, qui m’entourait au milieu du désordre des élémens, un sentiment d’indicible bien-être et de reconnaissance passionnée envers le ciel. L’ouragan enlevait aux ruines des tourbillons de poussière et de craie qu’il semait sur les arbrisseaux incultes et sur les décombres. Il arrachait aux murs leurs rameaux de plantes grimpantes, à l’hirondelle le frêle abri de son nid à demi construit sous les voussures poudreuses. Il n’y avait pas une pauvre fleur, pas une feuille nouvelle qui ne fût flétrie et emportée ; les chardons emplissaient l’air de leur duvet dispersé ; les oiseaux pliaient leurs ailes humides et se réfugiaient dans les broussailles ; tout semblait contristé, fatigué, brisé ; moi seule j’étais paisiblement assise au milieu de mes livres, occupée de temps en temps à suivre d’un œil nonchalant la lutte terrible des grands ifs contre la tempête et les ravages de la grêle sur les jeunes bourgeons des sureaux sauvages. — Ceci, m’écriai-je, est l’image de ma destinée, le calme au fond de ma cellule, l’orage et la destruction au dehors. Mon Dieu, si je ne m’attache à vous, le vent de la fatalité m’emportera comme ces feuilles ; il me brisera comme ces jeunes arbres. Oh ! reprenez-moi, mon Dieu ! reprenez mon amour, ma soumission et mes sermens. Ne permettez plus que mon ame s’égare et flotte ainsi entre l’espoir et la méfiance ; ramenez-moi à de grandes et solides pensées par une rupture éternelle, absolue, entre moi et les choses, par une alliance indissoluble avec la solitude.

» Je m’agenouillai devant le Christ, et, dans un mouvement d’espoir et d’entraînement, j’écrivis sur la muraille blanche un serment que je lus à haute voix dans le silence de la nuit.

« Ici, un être encore plein de jeunesse et de vie se consacre à la prière et à la méditation par un serment solennel et terrible.

» Il jure par le ciel, par la mort et par la conscience, de ne jamais quitter l’abbaye de *** et d’y vivre tout le reste des jours qui lui seront comptés sur la terre. »

» Après cette résolution violente et singulière, je sentis un grand calme, et je m’endormis malgré l’orage qui augmentait d’heure en heure. Vers le jour, je fus éveillée par un fracas épouvantable. Je me levai et courus à ma fenêtre. Une des galeries supérieures qui élevait encore, la veille, ses frêles piliers et ses élégantes sculptures autour du préau, venait de céder à la force de l’ouragan et de s’écrouler. Un nouveau coup de vent fit craquer d’autres parties de l’édifice qui s’écroulèrent aussi en moins d’un quart-d’heure. La destruction semblait s’étendre sous l’influence d’une volonté surnaturelle ; elle approchait de moi, le toit qui m’abritait commençait à s’ébranler, les tuiles moussues volaient en éclats, et le châssis de la charpente semblait vaciller et repousser les murs à chaque nouveau souffle de la tempête.

» Sans doute la peur s’empara de moi, car je me laissai gouverner par des idées superstitieuses et puériles. Je pensai que Dieu renversait mon ermitage pour m’en chasser, qu’il repoussait un vœu téméraire et me forçait de retourner parmi les hommes. Je m’élançai donc vers la porte, moins pour fuir le danger que pour obéir à une volonté suprême. Puis je m’arrêtai au moment de la franchir, frappée d’une idée bien plus conforme à l’excitation maladive et à la disposition romanesque de mon esprit ; je m’imaginai que Dieu, pour abréger mon exil et récompenser ma résolution courageuse, m’envoyait la mort, mais une mort digne des héros et des saints. N’avais-je pas juré de mourir dans cette abbaye ? Avais-je le droit de la fuir, parce que la mort s’en approchait ? Et quelle plus noble fin que de m’ensevelir, avec mes souffrances et mon espoir, sous ces ruines chargées de me sauver de moi-même, et de me rendre à Dieu purifiée par la pénitence et la prière ? — Je te salue, hôte sublime, m’écriai-je ; puisque le ciel t’envoie, sois le bienvenu, je t’attends derrière le seuil de cette cellule qui aura été mon tombeau dès cette vie.

» Je me prosternai alors sur le carreau, et, plongée dans l’extase, j’attendis mon sort.

» Le dernier débris de l’abbaye ne devait pas rester debout dans cette sombre matinée. Avant le lever du soleil, la toiture fut emportée. Un pan de mur s’écroula. Je perdis le sentiment de ma situation.

» Un prêtre, que l’orage avait fourvoyé dans ces plaines désertes, vint à passer en ce moment au pied des murailles croulantes du couvent. Il s’en éloigna d’abord avec effroi, puis il crut entendre une voix humaine parmi les voix furieuses de la tempête. Il se hasarda entre les nouvelles ruines qui couvraient les anciennes, et me trouva évanouie sous des débris qui allaient m’ensevelir. La pitié, le zèle que donne la foi à ceux mêmes qui manquent d’humanité, lui firent trouver la force cruelle de me sauver ; il m’emporta sur son cheval au travers des plaines, des bois et des vallées. Ce prêtre s’appelait Magnus. Par lui je fus arrachée ä la mort et rendue à la douleur.

» Depuis que je suis rentrée dans la société, mon existence est plus misérable qu’auparavant. D’abord il me sembla que Dieu parlait à mon cœur par les mille voix de la nature, et qu’il était temps encore de partager la vie avec un être semblable à moi. J’oubliais, hélas ! que j’étais une exception maudite et que cet être n’existait pas. Éclairée sur les résultats inaccessibles pour moi de l’amour naturel et complet, j’espérai me sauver en ne subissant que la moitié de sa puissance, en réalisant les chimères du platonisme ; mais sachant bien que je trouverais difficilement une ame formée pour la même destinée que moi, je m’entourai de subtilités et de ruses dont aucun regard humain n’a jamais su pénétrer le mystère.

» Je m’isolai dans ma jouissance égoïste et secrète ; je refusai de faire participer l’objet de mon étrange amour aux délicatesses et aux plaisirs de ma pensée. Il ignora de quelle affection je l’aimais. Il se crut mon ami et rien de plus. Il se consola du chagrin de n’être que cela, en me croyant incapable de passion pour aucun homme. Mais moi, avare de mon bonheur, je me promis de le savourer avec délices, de n’avoir que Dieu pour confident, de me livrer à toutes les violences de la passion intérieure, tandis que j’en conserverais soigneusement la flamme, à couvert sous les dehors innocens d’une paisible et sainte amitié.

» En effet, j’eus d’abord quelque bonheur à voir heureux et tranquille celui que d’un mot j’aurais pu enivrer et égarer. Lorsqu’il était paisiblement assis à mes côtés, tenant ma main entre les siennes et me parlant du ciel et des anges, je promenais sur son front pur et sur sa poitrine calme un long et pénétrant regard. Je me disais qu’en laissant jaillir de mon œil une étincelle, en imprimant à mes doigts enlacés aux siens une pression plus vive, je pouvais à l’instant même embraser son cerveau et faire battre son cœur. Il m’était doux de sentir cette féminine tentation et d’y résister. J’aimais la souffrance voluptueuse qui résultait pour moi de cette lutte secrète. Elle me rajeunissait ; elle m’assimilait aux êtres affectés de passions entières et de désirs réalisables.

» Quelquefois, près de laisser échapper mon secret, je sentais la chaleur me monter au visage, et j’appuyais ma tête sur son épaule pour me reposer de ces agitations cachées, mais violentes. Alors, troublé lui-même de me voir ainsi, il s’échappait de mes bras avec épouvante.

» — Ô Lélia ! me disait-il, qui êtes-vous donc ? Êtes-vous de feu ou de glace ? Faut-il vous repousser ou vous faire violence ? Vous qui parlez toujours de force morale et de raison triomphante, comment se fait-il qu’auprès de vous la force succombe et la raison s’égare ? Mais hélas ! déjà vous me pétrifiez avec ce sourire amer et froid qui condamne ou raille toutes paroles, qui réprime toutes mes sensations, qui repousse tous mes désirs. Pourquoi tout à l’heure étiez-vous penchée sur moi avec un regard brûlant, avec des lèvres entr’ouvertes, avec une indolence excitante et cruelle ? Est-ce donc que vous me méprisez au point de jouer avec moi comme avec un enfant ? Vous permettez-vous cet abandon parce que vous oubliez que je suis un homme ? Êtes-vous si peu femme que vous ne compreniez pas le désordre et la souffrance que vous pouvez causer ?

» Quand je le voyais près d’atteindre la vérité, je me renfermais dans un système d’indifférence et de légèreté qui réveillait tous ses doutes. J’enchaînais l’élan quelquefois involontaire et fougueux de ses sens par une ironie glaciale. Puis, je reprenais le voile de l’amitié pour le consoler de mes dédains. Je l’enivrais malignement de caresses douces et chastes. Je jouais avec lui comme un vautour avec sa proie. Tantôt je le faisais souffrir, et je jouissais de son mal ; tantôt je le rendais heureux avec de légères concessions. En toutes choses et en tout temps, il était sous ma domination, et je lui faisais subir la supériorité de mon adresse, sans qu’il sût à quoi attribuer réellement le sang-froid et le calcul qui me rendaient plus forte et plus habile que lui.

» Il douta et espéra long-temps, parce qu’il désirait vivement. Quand il fut convaincu de mon invulnérabilité, il se refroidit : il m’aima comme je feignais de vouloir être aimée, mais comme en effet je ne voulais pas l’être. Alors la douleur et la colère s’éveillèrent en moi. La jalousie enfonça ses ongles de fer dans mon cerveau. Je fus jalouse de mon ami plus qu’autrefois je ne l’avais été de mon amant. J’eusse rougi jadis de trop souffrir d’une infidélité des sens. Désormais je me sentais autorisée à pleurer une infidélité de cœur.

» Mais je ne pouvais exprimer mes douleurs sans trahir mon secret. J’avais appris à me vaincre ; après avoir réussi cent fois à m’en imposer à moi-même, il m’était bien facile d’abuser les autres sur mon compte. Je me résignai donc à aimer sans être payée de retour, et je trouvai dans les souffrances cuisantes de cet amour comprimé et froissé des instans d’enthousiasme plus pur et de résignation plus douce qu’au temps où j’étais l’objet d’un amour ardent, mais brutal et antipathique à ma nature.

» Mais c’est en vain que l’homme veut lutter contre les lois célestes ; en refusant son front orgueilleux au joug qui soumet ses semblables, il entre dans une liberté dangereuse. En s’éloignant des routes tracées par la volonté de Dieu, il s’égare, il se perd.

» Chez moi ce mépris des devoirs naturels, cette aspiration brûlante vers une existence impossible amena une sorte de dépravation intellectuelle. Ne me sentant liée à aucun homme par cette consécration expresse et volontaire de l’amour matériel, je laissai mon imagination inquiète et fougueuse parcourir l’univers, et s’emparer de tout ce qui se trouvait sur son passage. Trouver le bonheur devint ma seule pensée, et, s’il faut avouer à quel point j’étais descendue au-dessous de moi-même, la seule règle de ma conduite, le seul but de ma volonté. Après avoir laissé, sans m’en apercevoir, flotter mes désirs vers les ombres qui passaient autour de moi, il m’arriva de courir en songe après elles, de les saisir à la volée, de leur demander impérieusement, sinon le bonheur, du moins l’émotion de quelques journées. Et comme ce libertinage invisible de ma pensée ne pouvait choquer l’austérité de mes mœurs, je m’y livrais sans remords. Je fus infidèle en imagination, non-seulement à l’homme que j’aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que j’avais aimé la veille. Bientôt un seul amour de ce genre ne suffisant point à remplir mon ame toujours avide et jamais rassasiée, j’embrassai plusieurs fantômes à la fois. J’aimai dans le même jour et dans la même heure le musicien enthousiaste qui faisait vibrer toutes mes fibres nerveuses sous son archet, et le philosophe rêveur qui m’associait à ses méditations. J’aimai à la fois le comédien qui faisait couler mes larmes, et le poëte qui avait dicté au comédien les mots qui arrivaient à mon cœur. J’aimai même le peintre et le sculpteur dont je voyais les œuvres et dont je n’avais pas vu les traits. Je m’enamourai d’un son de voix, d’une chevelure, d’un vêtement ; et puis d’un portrait seulement, du portrait d’un homme mort depuis plusieurs siècles. Plus je m’abandonnais à ces fantasques admirations, plus elles devenaient fréquentes, passagères et vides. Nul signe extérieur ne les a jamais trahies, Dieu le sait bien ! Mais je l’avoue avec honte, avec terreur, j’ai usé mon ame à ces frivoles emplois de facultés supérieures. J’ai souvenir d’une grande dépense d’énergie morale, et je ne me rappelle plus les noms de ceux qui, sans le savoir, gaspillèrent en détail le trésor de mes affections.

» Puis, à se prodiguer ainsi, mon cœur s’éteignit, je ne fus plus capable que d’enthousiasme ; et ce sentiment s’effaçant au moindre jour projeté sur l’objet de mon illusion, je dus changer d’idole autant de fois qu’une idole nouvelle se présenta.

» Et c’est ainsi que j’existe désormais : j’appartiens toujours au dernier caprice qui traverse mon cerveau malade. Mais ces caprices, d’abord si fréquens et si impétueux, sont devenus rares et tièdes ; car l’enthousiasme aussi s’est refroidi, et c’est après de longs jours d’assoupissement et de dégoût que je retrouve parfois de courtes heures de jeunesse et d’activité. L’ennui désole ma vie, Pulchérie, l’ennui me tue. Tout s’épuise pour moi, tout s’en va. J’ai vu à peu près la vie dans toutes ses phases, la société sous toutes ses faces, la nature dans toutes ses splendeurs. Que verrai-je maintenant ? Quand j’ai réussi à combler l’abîme d’une journée, je me demande avec effroi avec quoi je comblerai celui du lendemain. Il me semble parfois qu’il existe encore des êtres dignes d’estime et des choses capables d’intéresser. Mais, avant de les avoir examinés, j’y renonce par découragement et par fatigue. Je sens qu’il ne me reste pas assez de sensibilité pour apprécier les hommes, pas assez d’intelligence pour comprendre les choses. Je me replie sur moi-même avec un calme et sombre désespoir, et nul ne sait ce que je souffre. Les brutes dont la société se compose se demandent ce qui me manque, à moi, dont la richesse a pu atteindre à toutes les jouissances, dont la beauté et le luxe ont pu réaliser toutes les ambitions. Parmi tous ces hommes, il n’en est pas un dont l’intelligence soit assez étendue pour comprendre que c’est un grand malheur de n’avoir pu s’attacher à rien, et de ne pouvoir plus rien désirer sur la terre. »





QUATRIÈME PARTIE.


II



Pulchérie resta encore long-temps dans l’attitude pensive où elle était depuis le commencement du récit de Lélia. Toutes deux gardaient le silence. Enfin la courtisane prit la main de sa sœur, et lui dit :

— Je crois qu’une seule chose peut te sauver : c’est de retourner à la solitude et à Dieu. Tu vois que je t’ai écoutée sérieusement.

— Il n’est plus temps, Pulchérie, de prendre le parti que vous me conseillez. Ma foi est chancelante, mon cœur est épuisé. Il faut pour brûler de l’amour divin plus de jeunesse et de pureté que pour toute autre noble passion. Je n’ai plus la force d’élever mon ame à un perpétuel sentiment d’adoration et de reconnaissance. Le plus souvent je ne pense à Dieu que pour l’accuser de ce que je souffre et lui reprocher sa dureté. Si parfois je le bénis, c’est quand je passe près d’un cimetière et que je pense à la briéveté de la vie.

— Vous avez vécu trop vite, reprit Pulchérie. Il faut, Lélia, que vous changiez l’exercice de vos facultés, que vous retourniez à la solitude ou que vous cherchiez le plaisir : choisissez.

— Je viens des montagnes de Monteverdor. J’ai essayé de retrouver mes anciennes extases et le charme de mes rêveries pieuses. Mais là comme partout je n’ai trouvé que l’ennui.

— Il faudrait que vous fussiez enchaînée à un état social qui vous préservât de vous-même et vous sauvât de vos propres réflexions. Il faudrait que vous fussiez assujettie à une volonté étrangère, et qu’un travail forcé fît diversion au travail incessant et rongeur de votre imagination. Faites-vous religieuse.

— Il faut avoir l’ame virginale : je n’ai de chaste que le corps. Je serais une épouse adultère du Christ ; et puis vous oubliez que je ne suis pas dévote. Je ne crois pas, comme les femmes de cette contrée, à la vertu régénératrice des chapelets et à la puissance absolutrice des scapulaires. Leur piété est quelque chose qui les repose, qui les rafraîchit et qui les endort. J’ai une trop grande idée de Dieu et du culte qu’on lui doit pour le servir machinalement, pour le prier avec des mots arrangés d’avance et appris par cœur. Ma religion trop passionnée serait une hérésie, et si on m’ôtait l’exaltation il ne me resterait plus rien.

— Eh bien ! dit Pulchérie, puisque vous ne pouvez pas vous faire religieuse, faites-vous courtisane.

— Avec quoi ? dit Lélia d’un air égaré ; je n’ai pas de sens.

— Il t’en viendra, dit Pulchérie en souriant. Le corps est une puissance moins rebelle que l’esprit. Destiné à profiter des biens matériels, c’est aussi par des moyens matériels qu’on peut le gouverner. Va, ma pauvre rêveuse, réconcilie-toi avec cette humble portion de ton être. Ne méprise pas plus long-temps ta beauté que tous les hommes adorent, et qui peut refleurir encore comme aux jours du passé. Ne rougis pas de demander à la matière les joies que t’a refusées l’intelligence. Tu l’as dit. Tu sais bien d’où vient ton mal : c’est d’avoir voulu séparer deux puissances que Dieu avait étroitement liées…

— Mais, ma sœur, reprit Lélia, n’avez-vous pas fait de même ?

— Nullement. J’ai donné la préférence à l’une sans exclure l’autre. Croyez-vous que le cœur reste étranger aux aspirations des sens ? L’amant qu’on embrasse n’est-il pas un frère, un enfant de Dieu, qui partage avec sa sœur les bienfaits de Dieu ? Pour vous, Lélia, qui avez tant de poésie à votre service, je m’étonne que vous ne trouviez pas cent moyens de relever la matière et d’embellir les impressions réelles. Je crois que le dédain seul vous arrête, et que si vous abjuriez cette injuste et folle disposition vous vivriez de la même vie que moi. Qui sait ? Avec plus d’énergie peut-être vous inspireriez de plus ardentes passions. Venez, courons ensemble sous ces allées sombres, où de temps en temps je vois scintiller faiblement l’or des costumes et voltiger les plumes blanches des barettes. Combien d’hommes jeunes et beaux, pleins d’amour et de puissance, errent sous ces arbres en cherchant le plaisir ! Venez, Lélia, excitons-les à nous poursuivre : passons rapidement près d’eux ; effleurons-les de nos vêtemens, et puis échappons-nous, comme ces phalènes que vous voyez dans le rayon des lumières se chercher, s’atteindre, se séparer et se rejoindre, pour tomber mortes et folles d’amour dans la flamme qui les dévore. Venez, vous dis-je, je guiderai vos pas tremblans, je connais tous ces hommes. J’appellerai les plus aimables et les plus élégans autour de vous. Vous serez hautaine et cruelle à votre aise, Lélia. Mais vous entendrez leurs propos, vous sentirez leur haleine sur vos épaules. Vous frémirez peut-être quand le vent du soir apportera à vos narines dilatées le parfum de leurs chevelures, et peut-être ce soir sentirez-vous une faible curiosité de connaître la vie tout entière.

— Hélas ! Pulchérie, ne l’ai-je pas horriblement connue ? Ne vous souvient-il plus de ce que je vous ai raconté ?

— Vous aimiez cet homme avec votre ame : vous ne pouviez pas songer à goûter près de lui un plaisir réel. Cela est simple. Il faut qu’une faculté, arrivée à son plus grand développement, étouffe et paralyse les autres. Mais ici ce serait différent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La courtisane entraîna Lélia, et continua de lui parler en baissant la voix.

— Mais d’abord, continua Pulchérie, il faut songer à vous travestir. Vous ne voudriez pas sans doute livrer à la foule le grand nom de Lélia, quoique, à vous dire vrai, la continence où vous vivez provoque dans l’esprit des hommes de plus graves accusations que mes galanteries. Mais peut-être ne trouvez-vous pas au-dessous de votre destinée d’être soupçonnée de mystérieuses et terribles passions, tandis que vous mépriseriez le vulgaire renom d’une bacchante. Ainsi donc, venez prendre un domino semblable au mien, et vous pourrez, à la faveur de certaines ressemblances qui existent entre nous, et surtout entre nos voix, descendre sans danger du rôle majestueux et déplorable que vous avez choisi. Venez, Lélia.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La foule, qui se pressait sous le péristyle pour admirer les larges éclairs dont le ciel était sillonné, sépara les deux sœurs au moment où elles sortaient du vestiaire, enveloppées dans leurs capuchons de satin bleu. Lélia fut emportée par un flot de masques, parmi lesquels circulaient tant de costumes semblables au sien qu’elle n’osa point essayer de reconnaître sa sœur Pulchérie ; et timide, effrayée, dégoûtée déjà du rôle qu’elle allait tenter, elle s’enfonça dans les jardins, résolue d’abandonner aux caprices du hasard les restes d’une existence continuellement avortée.

Elle pénétra cette fois, sans le savoir, dans une partie des bosquets que le prudent prince de Bambuccj avait réservée à ses élus. C’était un labyrinthe de verdure dont l’entrée était gardée par un groupe des plus experts subalternes du prince. Ils étaient au courant de toutes les intrigues de la cour, et d’heure en heure des messagers, dépêchés de l’intérieur du palais, venaient modifier leurs consignes, et leur signaler les nouveaux initiés qu’ils pouvaient admettre dans le sanctuaire. Tout jaloux incommode, tout protecteur ombrageux en était repoussé sans appel ; les femmes seules pouvaient entrer sans se démasquer : le tout par amour des convenances.

C’était un champ d’asile, un lieu de refuge pour les amis que de fâcheux obstacles séparaient au-dehors. On y était en sûreté, et tout s’y passait avec une miraculeuse régularité. On s’y promenait par groupes ; on s’y asseyait en cercle ; les allées et les salles de verdure étaient pleines de lumière et de monde. Mais les affidés connaissaient bien par quel sentier, par quelle porte on arrivait au pavillon d’Aphrodise, dont les terrasses immenses s’étendaient sur le bord de la mer.

À peine Lélia eut-elle fait quelques pas sous ces dangereux ombrages, qu’une voix murmura auprès d’elle :

— Voici Zinzolina, la célèbre Zinzolina.

Aussitôt un groupe d’hommes dorés et empanachés se pressa sur ses traces.

— Eh quoi, Zinzolina ! ne nous reconnais-tu pas ? Est-ce ainsi que l’on oublie ses fidèles amis ? Allons, prends mon bras, belle solitaire, et fêtons encore les anciennes divinités.

— Non, non, dit un autre en essayant de s’emparer du bras de Lélia. N’écoutez point ce Piémontais bâtard : viens à moi qui suis un pur Napolitain, et qui des premiers t’ai initiée aux doux secrets d’amour. Ne t’en souvient-il plus, tourterelle aux voluptueux soupirs, serpent aux chaudes étreintes ?

Un grand cavalier espagnol mit de force le bras de Lélia sous le sien.

— C’est moi que la bonne Zinzolina a choisi entre tous, dit-il ; elle est comme moi de noble race andalouse, et rien au monde ne la déciderait à mécontenter un compatriote et un fidalgue.

— Zinzolina est de tous les pays, dit un Allemand ; elle me l’a dit dans son boudoir à Vienne.

— Tedesco ! s’écria un Sicilien, si Zinzolina nous faisait l’affront de te préférer à nous, voici un poignard qui nous vengerait d’elle.

— Allons, allons, tirons au sort, cria un jeune page ; Zinzolina mêlera nos noms dans ma toque.

— Mon nom, repartit le fidalgue, est gravé sur la lame de mon épée.

Et il la tira du fourreau d’un air menaçant.

Les gens du prince intervinrent et Lélia s’enfuit.

Mais elle ne fut pas long-temps seule. Un prince russe lui dit au détour d’une allée :

— Zinzolina, que cherches-tu ici ? Et pourquoi es-tu seule ? Veux-tu m’aimer toute une heure ? Je te donnerai cette chaîne de diamans qui est un présent des Tzars.

Lélia fit un geste de mépris. Un grand seigneur français s’en aperçut.

— Quelle grossièreté ! dit-il. Que ces étrangers sont rudes et insolens ! Depuis quand parle-t-on ainsi aux femmes ? Pour qui ce rustre vous prend-il, Zinzolina ? Écoutez-moi.

Et celui-ci offrit son palais, ses gens, ses vins et ses chevaux.

— Mais vous croyez donc bien peu au plaisir que vous offrez, leur dit Zinzolina, puisque vous y joignez tant de séductions pour la cupidité ? Vos embrassemens sont donc bien hideux, puisque vous les payez si cher ? Où est l’amour dans tout cela ? où est seulement l’ardeur des sens ? Ici la brutalité, la corruption. Vous n’avez d’autres appâts que la force, la vanité ou le gain. Le plaisir est-il donc mort, étouffé sous la civilisation ? L’amour antique a-t-il abandonné la terre et pris son vol vers d’autres cieux ?

Elle rejeta alors son capuchon sur ses épaules ; et, à l’aspect de ce visage toujours si hautain et si grave, la foule se dispersa, et les adorateurs audacieux de Pulchérie s’inclinèrent respectueusement devant Lélia.

— Tu renonces déjà à ton entreprise ? lui dit Pulchérie en la saisissant par sa large manche. Non, non, pas encore, Lélia, tout n’est pas désespéré : ton heure n’est pas venue.

— Mon heure ne viendra pas, dit Lélia. Tout ceci me déplaît et m’irrite. Leur haleine est froide, leurs chevelures sont rudes, leurs étreintes meurtrissent, et l’ambre de leurs vêtemens dissimule mal je ne sais quelles émanations âcres et grossières qui me repoussent. Au milieu d’eux, mon sang se calme, mes idées s’éclaircissent, ma volonté s’élève : je n’ai plus d’autre désir que de m’asseoir et de les regarder passer en les méprisant.

— Eh bien ! viens par ici, Lélia. Écoute parler un jeune homme que je viens de rencontrer, et que j’agace en vain. Peut-être la compassion sera-t-elle plus efficace sur toi que le reste.

Lélia suivit sa sœur sous une grotte artificielle, éclairée faiblement dans le fond par une petite lampe.

— Arrêtez-vous ici, lui dit Pulchérie en la cachant dans un angle obscur, et regardez ce bel adolescent aux cheveux bruns. Le connaissez-vous ?

— Si je le connais ! répondit Lélia, c’est Sténio. Mais que fait-il dans les jardins réservés, et dans cette grotte qui est, si je ne me trompe, une des entrées souterraines du fameux pavillon ? Lui, Sténio le poëte, Sténio le mystique, Sténio l’amoureux ?

— Oh ! écoutez-le, dit Pulchérie, vous verrez qu’il est fou d’amour, et qu’il faut le plaindre.

Alors Pulchérie laissa Lélia où elle l’avait cachée, et s’approchant de Sténio sur la pointe du pied, elle essaya de l’embrasser.

— Laissez-moi, Madame, dit fièrement le jeune homme, je n’ai pas besoin de vos caresses. Je vous l’ai dit, ce n’est pas vous que je cherchais, lorsque, trompé par le son de votre voix, je vous ai suivie dans ces jardins. Mais, depuis que j’ai arraché votre masque, je sais bien que vous n’êtes qu’une courtisane. Allez, Madame, je ne puis être à vous. Je suis pauvre, et d’ailleurs je ne désire point les plaisirs qu’il faut payer. Il n’y a au monde qu’une femme pour moi : c’est Lélia. Est-elle ici ? la connaissez-vous ?

— Je connais Lélia, car elle est ma sœur, répondit Pulchérie. Si vous voulez me suivre sous ces voûtes obscures, je vous mènerai dans un lieu où vous pourrez la voir.

— Oh ! vous mentez, dit le jeune homme, Lélia n’est pas votre sœur, et vous ne sauriez me la montrer. Je vous ai suivie jusqu’ici, crédule comme un enfant que je suis, espérant toujours que vous me la montreriez. Mais vous m’avez trompé, et voici que vous revenez seule.

— Enfant ! je puis te mener vers elle si je veux. Mais sache auparavant que Lélia ne t’aime pas. Jamais Lélia ne récompensera ton amour. Crois-moi, cherche ailleurs les joies que tu espérais d’elle, et si tu ne peux chasser cette chimère de ton esprit, du moins enivre-toi, en passant, aux sources du plaisir ; demain tu te réveilleras pour courir encore après ton fantôme. Mais au moins, durant cette course haletante et folle, ta vie ne se consumera pas toute dans l’attente et dans le rêve. Tu feras de douces haltes sous les palmiers avec les filles des hommes, et tu ne suivras le démon aux ailes de feu, qui t’appelle du fond des nuées, que rafraîchi et consolé par nos libations et nos caresses. Viens reposer ta tête sur mon sein, jeune fou que tu es ; tu verras que je ne veux pas te garder et t’endormir long-temps. Je veux seulement te soulager dans ta marche pénible, afin que tu puisses reprendre un essor plus courageux vers la poésie et vers Lélia.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit Sténio avec force, je vous méprise et je vous hais : vous n’êtes pas Lélia, vous n’êtes pas sa sœur, vous n’êtes pas même son ombre. Je ne veux pas de vos plaisirs, je n’en ai pas besoin : c’est de Lélia seule que je voudrais tenir le bonheur. Si elle me repousse, je vivrai seul, et je mourrai vierge. Je ne souillerai pas sur le sein d’une courtisane ma poitrine embrasée d’un pur amour.

— Viens donc, Lélia, dit Pulchérie en attirant sa sœur vers Sténio ; viens récompenser une fidélité digne des temps chevaleresques.

En voyant Lélia, Sténio fit un cri de surprise, et sa joie fut si profonde qu’elle semblait une souffrance. Il fut forcé de se rasseoir, son beau visage pâlit, et sa tête se pencha involontairement sur le sein de la courtisane.

Lélia parla bas avec sa sœur, et celle-ci disparut sans que Sténio daignât regarder par quelle issue elle s’était retirée.

Alors Lélia prit la main du jeune poëte et l’emmena sous ces voûtes sombres et froides qu’éclairaient par intervalles des lampes suspendues à la voûte. Sténio tremblait et croyait faire un rêve. Il était trop troublé pour se demander où l’emmenait Lélia. Il sentait sa main dans la sienne et craignait de s’éveiller.

Lorsqu’ils furent au bout de cette galerie souterraine, Lélia remit son masque et tira le cordon de soie d’une sonnette. Une porte s’ouvrit seule comme par enchantement. Lélia et Sténio montèrent les degrés qui conduisaient au pavillon d’Aphrodise.

Comme ils traversaient un couloir silencieux où le bruit des pas s’amortissait sur les tapis, Sténio crut voir passer rapidement près de lui une femme vêtue comme Lélia ou comme Pulchérie. Il ne s’en inquiéta point, car Lélia tenait toujours sa main, et il entra avec elle dans un boudoir délicieux. Elle ôta son masque, et le jeta dans un cabinet voisin ; puis elle revint s’asseoir près de Sténio sur un divan de soie brochée d’or, et un verrou fut tiré au-dehors par je ne sais quelle main malicieuse ou discrète.

— Sténio ! vous m’avez désobéi, dit Lélia. Je vous avais défendu de chercher à me revoir avant un mois, et voici déjà que vous couriez après moi.

— Est-ce pour me gronder que vous m’avez amené ici ? dit-il. Après une séparation qui m’a paru si longue, faut-il que je vous retrouve irritée contre moi ? N’y a-t-il pas un an que je vous ai quittée ? Comment voulez-vous que je sache le compte des jours qui se traînent loin de vous ?

— Vous ne pouvez donc pas vivre sans moi, Sténio ?

— Je ne le puis pas, ou il faut que je devienne fou. Voyez comme mes joues se sont déjà creusées, comme mes lèvres se sont flétries sous le feu de la fièvre, comme mes yeux et mes paupières ont été ravagés par l’insomnie. Direz-vous encore que mon imagination seule est malade, et ne voyez-vous pas que l’ame peut tuer le corps !

— Aussi je ne vous fais pas de reproches, enfant. Votre pâleur me touche et vous embellit ; et tout à l’heure votre résistance aux séductions de ma sœur m’a donné de l’orgueil. Je comprends qu’il est beau d’être aimée ainsi, et je veux tâcher, Sténio, de trouver mon bonheur en vous. Oui, j’y suis décidée, je ne chercherai plus. La seule chose qui puisse adoucir la vie, c’est une affection comme la vôtre. Je ne la mérite pas, mais je l’accepte avec reconnaissance. Ne dites plus que Lélia est insensible. Je vous aime, Sténio, vous le savez bien. Seulement je me débattais contre ce sentiment que je craignais de mal comprendre et de mal partager. Mais vous m’avez dit bien des fois que vous accepteriez l’amour que je vous accorderais, fût-il au-dessous du vôtre : je ne résisterai donc plus. Je me livre à la bonté de Dieu et à la puissance de votre cœur. Tenez, je sens que je vous aime. Êtes-vous content, êtes-vous heureux, Sténio ?

— Oh ! bien heureux ! dit Sténio éperdu, en tombant à ses pieds et en les couvrant de ses pleurs. Est-il vrai que je ne rêve point ? Est-ce bien Lélia qui parle ainsi ? Mon bonheur est si grand que je n’y crois pas encore.

— Croyez, Sténio, et espérez. Peut-être que Dieu aura pitié de vous et de moi. Peut-être qu’il rajeunira mon cœur, et qu’il le rendra digne du vôtre. Dieu vous doit bien cette récompense, à vous qui êtes si pur et si pieux. Appelez sur moi un rayon de son feu divin.

— Oh ! ne parle pas ainsi, Lélia. N’es-tu pas cent fois plus grande que moi devant lui ? N’as-tu pas aimé, n’as-tu pas souffert bien plus long-temps que moi ? Oh ! sois heureuse, et repose-toi enfin dans mes bras d’une si rude destinée. Ne te fatigue pas à m’aimer, ne tourmente pas ton pauvre cœur, dans la crainte de ne pas faire assez pour moi. Oh ! je te le dis encore, aime-moi comme tu pourras.

Lélia passa son bras autour du cou de Sténio ; elle déposa sur ses lèvres un long baiser de mère et d’amante ; puis elle lui montra avec un ineffable sourire le ciel qui venait de recevoir leur serment.

Sténio demeura ivre d’amour et de joie à ses pieds ; puis un long silence suivit cette étreinte.

— Eh bien, Sténio ! dit Lélia en sortant d’une longue et douce rêverie, qu’avez-vous à me dire ? Êtes-vous déjà moins heureux ?

— Oh non, mon ange ! répondit Sténio.

Mais son visage disait le contraire ; ses mains tremblaient convulsivement : un nuage avait passé sur son front.

— Voulez-vous que nous allions faire une promenade en gondole dans la baie ? dit Lélia en se levant.

— Eh quoi ! déjà nous quitter ? répondit Sténio avec tristesse.

— Nous ne nous quitterons pas, dit-elle.

— Eh ! n’est-ce pas nous quitter que de retourner parmi cette foule ? Nous étions si bien ici ! Cruelle ! vous avez toujours besoin de mouvement et de distraction. Avouez-le, Lélia, l’ennui vous poursuit déjà près de moi.

— Vous mentez, mon amour, répondit Lélia en se rasseyant.

Son visage était si beau et si radieux, que Sténio prit confiance.

— Eh bien ! dit-il, embrasse-moi encore.

Lélia l’embrassa comme la première fois. Mais quand elle voulut détacher ses lèvres des siennes, Sténio fit un gémissement de souffrance et se laissa tomber sur le tapis.

— Ô mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? dit Lélia en le relevant et en attirant sa tête sur ses genoux.

— J’ai la fièvre, dit-il, je me sens mal.

— Mon amour ne vous a donc point fait de bien, enfant ? Que je suis malheureuse si je vous afflige encore !

— Lélia, n’auras-tu pas pitié de moi ?

— Pitié de toi ! Et que puis-je faire de plus ? Je t’ai soumis toutes les puissances rebelles de mon ame. J’ai abjuré tous mes fantasques projets d’avenir pour me réfugier dans ton amour. Je t’ai voué le sentiment le plus pur et le plus exquis de mon ame… Que veux-tu encore ?

— Ce que je veux ! ce que je veux !… Vous êtes froide, Lélia, oh ! froide comme le marbre ! Moi je suis mal, je brûle, l’air manque à ma poitrine ; ces parfums m’irritent le cerveau : ôtez ces fleurs, elles me tuent !

Sténio pâlissait, Lélia le regardait d’un air sombre.

— Vous me faites pitié, lui dit-elle d’un ton presque méprisant. Ce n’est point une ame que vous voulez : c’est une femme, n’est-ce pas ?

— C’est l’une et l’autre, répondit Sténio ; car enfin je ne suis pas Dieu, et ma jeunesse me torture. Vous savez bien, Lélia, que je ne voudrais pas d’une femme seulement. Mais vous, qui êtes Dieu et ame, ne pouvez-vous être femme un seul jour dans mes bras ? Comment voulez-vous que je croie à votre amour si vous ne dérogez pour moi à aucune de vos prétentions. Ô Lélia ! ne sentez-vous pas que c’est le vœu de la nature, et qu’il doit y avoir d’indicibles jouissances dans la fusion de deux êtres qui s’aiment ? N’est-il pas dans l’essence de l’homme de vouloir posséder tout ce qu’il admire ? Quand une belle fleur frappe votre vue, ne désirez-vous pas la respirer, la cacher dans votre sein, l’arracher de sa tige, afin qu’elle soit à vous, à vous seule ? Vous êtes si belle, Lélia !… Vous ne voulez pas que je sois plus heureux que tous ceux qui vous regardent et vous admirent ?

Le front de Lélia se rembrunit de plus en plus.

— Toujours, dit-elle enfin avec dépit, toujours le désir grossier mêlé aux sublimes élans de l’intelligence ! Toujours l’haleine souillée de l’homme sur les plus pures créations de la pensée ! Ainsi, voilà tout ce que vous vouliez de moi ? Voilà quelle fin miraculeuse et divine se proposait votre passion si poétique et si grande ?

Sténio désespéré se jeta le visage contre les coussins et mordit la broderie du divan.

— Oh ! vous me tuerez, dit-il en sanglotant, vous me tuerez par vos mépris !…

Il lui sembla que Lélia sortait, et il releva la tête avec effroi. Il se trouva dans une obscurité profonde, et se leva pour la chercher dans les ténèbres. Une main humide prit la sienne.

— Allons donc ! lui dit la voix adoucie de Lélia. J’ai pitié de toi, enfant : viens sur mon cœur, et oublie ta peine.




III



Quand Sténio souleva sa tête appesantie, des chants d’oiseaux annonçaient au loin dans les campagnes les approches du jour. L’horizon blanchissait, et l’air frais du matin arrivait par bouffées embaumées sur le front humide et pâle du jeune homme. Son premier mouvement fut d’embrasser Lélia ; mais elle avait rattaché son masque, et elle le repoussa doucement en lui faisant signe de garder le silence. Sténio se souleva avec effort, et, brisé de fatigue, d’émotion et de plaisir, il s’approcha de la fenêtre entr’ouverte. L’orage était entièrement dissipé, les lourdes vapeurs dont le ciel était chargé quelques heures auparavant s’étaient roulées en longues bandes noires, et s’en allaient une à une poussées par le vent vers l’horizon grisâtre. La mer brisait avec un léger bruit ses lames écumeuses et nonchalantes sur le sable du rivage et sur les degrés de marbre blanc de la villa. Les orangers et les myrtes, agités par le souffle du matin, se penchaient sur les flots et secouaient leurs branches en fleurs dans l’onde amère. Les lumières pâlissaient aux mille fenêtres du palais Bambuccj, et quelques masques erraient à peine sous le péristyle bordé de pâles statues.

— Oh, quelle heure délicieuse ! s’écria Sténio, en ouvrant ses narines et sa poitrine à cet air vivifiant. Ô ma Lélia ! je suis sauvé, je suis rajeuni. Je sens en moi un homme nouveau. Je vis d’une vie plus suave et plus pleine. Lélia, je veux te remercier à genoux : car j’étais mourant, et tu as voulu me guérir, et tu m’as fait connaître les délices du ciel.

— Cher ange ! lui dit Lélia en l’entourant de ses bras, vous êtes donc heureux maintenant ?

— J’ai été le plus heureux des hommes, dit-il, mais je veux l’être encore. Ôte ton masque, Lélia. Pourquoi me cacher ton visage ? Rends-moi tes lèvres qui m’ont enivré : embrasse-moi comme tout à l’heure.

— Non, non : écoutez, dit Lélia, écoutez cette musique qui semble sortir de la mer et s’approcher de la grève sur la crète mouvante des vagues.

En effet, les sons d’un orchestre admirable s’élevaient sur les flots, et bientôt plusieurs gondoles remplies de musiciens et de masques sortirent successivement d’une petite anse formée par les bois d’orangers et de catalpas. Elles glissaient mollement comme de beaux cygnes sur les eaux calmes de la baie, et bientôt elles allaient passer devant les terrasses du pavillon.

L’orchestre fit silence, et une chaloupe de forme asiatique cingla légèrement en avant de la petite flotte. Cette embarcation, plus frêle et plus élégante que les autres, était montée par des musiciens dont tous les instrumens étaient de cuivre. Ils sonnèrent une brillante fanfare, et ces voix de métal, si sonores et si pénétrantes, vinrent du fond des ondes bondir sur les murs du pavillon. Aussitôt toutes les fenêtres s’entr’ouvrirent successivement, et tous les amans heureux, réfugiés dans les boudoirs du pavillon d’Aphrodise, se répandirent par couples sur la terrasse et sur les balcons. Mais en vain les jaloux et les médisans, embarqués sur les gondoles, promenèrent sur eux d’avides regards. Ils avaient revêtu de nouveaux costumes dans l’intérieur du pavillon, et à l’abri de leurs masques ils saluaient gaîment la flotte.

Lélia voulut entraîner Sténio parmi eux ; mais elle ne put le décider à sortir de la langueur délicieuse où il était plongé.

— Que m’importent leurs joies et leurs chants ? disait-il. Puis-je ressentir quelque admiration ou quelque plaisir quand je viens de connaître les délices du ciel ? Laissez-moi savourer au moins ce souvenir…

Mais Sténio se leva tout-à-coup et fronça le sourcil.

— Qu’est-ce donc que cette voix qui chante sur les flots ? dit-il avec un frisson involontaire.

— C’est une voix de femme, répondit Lélia, une belle et grande voix, en vérité. Voyez comme dans les gondoles et sur le rivage on se presse pour l’écouter.

— Mais, dit Sténio dont le visage s’altérait par degrés, à mesure que les sons pleins et graves de cette voix montaient vers lui ; si vous n’étiez ici, près de moi, votre main dans la mienne, je croirais que cette voix est la vôtre, Lélia.

— Il y a des voix qui se ressemblent, répondit-elle. Cette nuit n’avez-vous pas été complètement abusé par celle de ma sœur Pulchérie ?…

Sténio n’écoutait que la voix qui venait de la mer, et semblait agité d’une crainte superstitieuse.

— Lélia ! s’écria-t-il, cette voix me fait mal ; elle m’épouvante : elle me rendra fou si elle continue.

Les instrumens de cuivre jouèrent une phrase de chant ; la voix humaine se tut : puis elle reprit quand les instrumens eurent fini ; et cette fois elle était si rapprochée, si distincte, que Sténio troublé s’élança et ouvrit tout-à-fait le châssis doré de la fenêtre.

— À coup sûr tout ceci est un songe, Lélia. Mais cette femme qui chante là-bas… Oui, cette femme, debout et seule à la proue de la chaloupe, c’est vous, Lélia, ou c’est votre Sosie.

— Vous êtes fou ! dit Lélia en levant les épaules. Comment cela se pourrait-il ?

— Oui, je suis fou, mais je vous vois double. Je vous vois et je vous entends ici près de moi, et je vous entends et je vous vois encore là-bas. Oui, c’est vous, c’est ma Lélia ; c’est elle dont la voix est si puissante et si belle, c’est elle dont les cheveux noirs flottent au vent de la mer : la voilà qui s’avance, portée sur sa gondole bondissante. Ô Lélia ! est-ce que vous êtes morte ? Est-ce que c’est votre fantôme que je vois passer ? Est-ce que vous êtes fée, ou démon, ou sylphide ? Magnus m’avait bien dit que vous étiez deux…

Sténio se pencha tout-à-fait hors de la fenêtre, et oublia la femme masquée qui était près de lui pour ne plus regarder que la femme semblable à Lélia, de voix, d’attitude, de taille et de costume, qu’il voyait venir sur les ondes.

Quand la chaloupe qui la portait fut au pied du pavillon, le jour était pur et brillant sur les flots. Lélia se tourna tout-à-coup vers Sténio, et lui montra son visage en lui faisant un signe d’amicale moquerie.

Il y eut dans son sourire tant de malice et de cruelle insouciance, que Sténio soupçonna enfin la vérité.

— Celle-ci est bien Lélia ! s’écria-t-il. Oh, oui ! celle qui passe devant moi comme un rêve et qui s’éloigne en me jetant un regard d’ironie et de mépris ! Mais celle qui m’a enivré de ses caresses, celle que j’ai pressée dans mes bras en l’appelant mon ame et ma vie, qui est-elle donc ? — Or çà, Madame, dit-il en s’approchant du domino bleu d’un air menaçant, me direz-vous votre nom et me montrerez-vous votre visage ?

— De tout mon cœur, répondit la courtisane en se démasquant. Je suis Zinzolina la cortigiana, Pulchérie, la sœur de Lélia ; je suis Lélia elle-même, puisque j’ai possédé le cœur et les sens de Sténio pendant toute une heure. Allons, ingrat, ne me regardez pas ainsi d’un air égaré : venez baiser mes lèvres, et souvenez-vous du bonheur dont vous m’avez remercié à genoux.

— Fuyez ! s’écria Sténio furieux en tirant son stylet, ne restez pas un instant de plus devant moi, car je ne sais pas de quoi je suis capable.

Zinzolina s’enfuit ; mais, en traversant la terrasse qui était sous les fenêtres du pavillon, elle cria d’un ton moqueur :

— Adieu, Sténio le poëte ! Nous sommes fiancés maintenant : nous nous reverrons !




IV



Lélia, vous m’avez cruellement trompé ! Vous vous êtes jouée de moi avec un sang-froid que je ne puis comprendre. Vous avez allumé dans mes sens un feu dévorant que vous ne vouliez pas éteindre. Vous avez appelé mon ame sur mes lèvres, et vous l’avez dédaignée. Je ne suis pas digne de vous, je le sais bien ; mais ne pouvez-vous m’aimer par générosité ? Si Dieu vous a faite pareille à lui-même, n’est-ce pas pour que vous suiviez son exemple sur la terre ? Si vous êtes un ange envoyé du ciel parmi nous, au lieu d’attendre que nos pieds gravissent les sommets où vous marchez, votre devoir n’est-il pas de nous tendre la main, et de nous enseigner la route que nous ignorons ?

Vous avez compté sur la honte pour me guérir ; vous avez cru qu’en me réveillant dans les bras d’une courtisane, je serais éclairé d’une soudaine lumière. Vous espériez, dans votre sagesse inexorable, que mes yeux se dessilleraient enfin, et que je n’aurais plus qu’un dédaigneux mépris pour les joies que vos bras m’avaient promises, et que vous avez remplacées par les caresses lascives de votre sœur. Eh bien, Lélia ! votre espérance est déçue. Mon amour est sorti victorieux et pur de cette épreuve. Mon front n’a pas gardé l’empreinte des baisers de Pulchérie, il ne rougira pas. Je me suis endormi en murmurant votre nom. Votre image était dans tous mes rêves. Malgré vous, malgré vos mépris, vous étiez à moi tout entière : je vous ai possédée, je vous ai profanée. Mes étreintes convulsives, le frémissement voluptueux de ma bouche, tout cela était pour vous. Votre sœur ne l’ignore pas, car plusieurs fois je l’avais repoussée.

Pardonne à ma douleur, ô ma bien-aimée ! pardonne à ma colère sacrilége. Ingrat que je suis, ai-je le droit de t’adresser un reproche ? Puisque mes baisers n’ont pas réchauffé le marbre de tes lèvres, c’est que je ne méritais pas un pareil miracle. Mais au moins, dis-moi, je t’en conjure à genoux, dis-moi quelles craintes ou quels soupçons t’éloignent de moi ? Crains-tu de m’obéir en me cédant ? Penses-tu que le bonheur fera de moi un maître impérieux ? Si tu doutes, ô ma Lélia ! si tu doutes de mon éternelle reconnaissance, alors je n’ai plus qu’à pleurer et à prier Dieu pour qu’il te fléchisse ; car ma langue se refuse à de nouveaux sermens.

Tu me l’as dit souvent, et je n’avais pas besoin de tes révélations, je l’avais deviné : les hommes ont éprouvé sévèrement ta confiance et ta crédulité. Ton cœur a été sillonné de profondes blessures. Il a saigné long-temps, et ce n’est pas merveille si tes plaies en se refermant l’ont recouvert d’insensibles cicatrices. Mais tu ne sais donc pas, mon amour, que je t’aime pour les souffrances de ta vie passée ? Tu ne sais donc pas que j’adore en toi l’ame inébranlable qui a subi sans plier les orages de la vie ? Ne m’accuse pas de méchanceté ; si tu avais toujours vécu dans le calme et la joie, je sens que je t’aimerais moins. Si quelqu’un est coupable de mon amour, c’est Dieu sans doute ; car c’est lui qui a mis dans ma conscience l’admiration et le culte de la force, la dévotion pour le courage ; c’est lui qui m’ordonne de m’incliner devant toi. Tes souvenirs expliquent assez ta défiance. En m’aimant, tu crains d’aliéner ta liberté : tu crains de perdre un bien qui t’a coûté tant de larmes. Mais dis-moi, Lélia, que fais-tu de ce trésor dont tu es si fière ? Depuis que tu as réussi à concentrer en toi-même l’activité dévorante de tes facultés, es-tu plus heureuse ? Depuis que l’humanité n’est plus rien à tes yeux qu’une poussière à qui Dieu permet de s’agiter quelque temps sous tes pieds, la nature est-elle pour toi un plus riche et plus magnifique spectacle ? Depuis que tu t’es retirée des villes, as-tu découvert dans l’herbe des champs, dans la voix des eaux, dans le pas majestueux des fleuves, un charme plus puissant et plus sûr ? La voix mystérieuse des forêts est-elle plus douce à ton oreille ? Depuis que tu as oublié les passions qui nous agitent, as-tu surpris le secret des nuits étoilées ? Converses-tu avec d’invisibles messagers qui te consolent par leurs confidences de notre faiblesse et de notre indignité ? Avoue-le, tu n’es pas heureuse. Tu te pares de ta liberté comme d’un joyau inestimable, mais tu n’as pour te distraire que l’étonnement et l’envie de la foule qui ne te comprend pas. Tu n’as pas de rôle à jouer parmi nous, et cependant tu es lasse d’oisiveté. Tu ne trouves pas autour de toi une destinée à la taille de ton génie, et tu as épuisé toutes les joies de la réflexion solitaire. Tu as franchi sans trembler les plaines désolées où le vulgaire ne pouvait te suivre : les montagnes que nos yeux osent à peine mesurer, tu en as touché le sommet, et voici que le vertige te prend, tes artères se dilatent et bourdonnent. Tu sens tes tempes se gonfler, tu n’as plus que Dieu où te réfugier ; tu n’as plus que son trône où t’asseoir : il faut que tu sois impie ou que tu retombes jusqu’à nous.

Dieu te punit, Lélia, d’avoir convoité sa puissance et sa majesté. Il t’inflige l’isolement pour châtier la témérité de tes ambitions. Il agrandit de jour en jour le cercle de ta solitude pour te rappeler ton origine et ta mission. Il t’avait envoyée pour bénir et pour aimer ; il avait répandu sur tes blanches épaules les tresses parfumées de tes cheveux pour essuyer nos larmes ; il avait surveillé d’un œil jaloux la fraîcheur veloutée de tes lèvres qui devaient sourire, l’humide éclat de tes yeux qui devaient réfléchir le ciel et nous le montrer. Tous ces dons précieux que tu as détournés de leur usage, il t’en demande compte aujourd’hui. Qu’as-tu fait de ta beauté ? Crois-tu donc que le Créateur t’ait choisie entre toutes les femmes pour pratiquer la moquerie et le dédain, pour railler les amours sincères, pour nier les sermens, pour refuser les promesses, pour désespérer la jeunesse crédule et confiante ?

Vous êtes fière, Lélia, du sommeil de vos sens, et vous dites hardiment : — Je puis défier les hommes. Je ne crains plus les serremens de main, ni les regards amoureux. Je puis sentir sur mes lèvres leurs baisers brûlans sans que ma raison se trouble ou s’égare. Je puis sans inquiétude me donner le spectacle de leurs tourmens sans jamais les partager. — Mais ne craignez-vous pas le réveil de vos sens ? Ne craignez-vous pas que votre maître, pour dompter l’orgueilleuse révolte de son esclave, ne vous envoie un jour le désir effréné, et qu’il ne dise au marbre de s’embraser ? Si cette prophétie terrible venait à s’accomplir, les victimes suppliantes que vous avez immolées sur l’autel de votre orgueil seraient bien vengées ! Vous seriez réduite à implorer la pitié de ceux que vous dédaignez. Vos lèvres se souilleraient au point de mendier les regards qu’aujourd’hui vous n’apercevez point. Quelle humiliation, n’est-ce pas ? Vous ne descendrez jamais si bas.

Ah ! plutôt revenez à nous. Ouvrez-moi vos bras, et ne désespérez pas de vous-même. Laissez-moi éprouver sur vos sens engourdis la puissance de mes caresses. Laissez-moi vous rajeunir et vous ranimer. Laissez-moi vous étreindre et vous arracher des cris de souffrance. Venez à moi, Lélia, je serai patient et résigné. J’attendrai sans colère que votre sang se réchauffe et que votre cœur se dilate. Je ne vous commanderai pas une joie aussi prompte que la mienne. Je me dévouerai à votre bonheur, et, j’en suis sûr, un moment viendra où nos larmes se mêleront. Nos ames, confondues dans une commune félicité, remercieront Dieu. Je vivrai en vous. Vous retrouverez l’ivresse des jeunes années, plus vive peut-être et moins passagère.

Vous riez de mes espérances. Vous prenez en pitié ma confiance ambitieuse qui veut rallumer les cendres. Mais, ma pauvre Lélia, tant que le vent n’a pas balayé les cendres, ce n’est pas folie d’y chercher quelque tison enfoui qui n’attend que l’air pour se ranimer. Peut-être, ô ma Lélia, il y a dans ton cœur une partie ignorée de toi-même, qui n’a pas encore saigné, et que l’amour peut atteindre. Qui sait ce que renferme de puissance une passion sincère ? Et qui peut se vanter d’avoir épuisé les facultés que le ciel t’a données ?

Si tu me confiais ta destinée, à peine aurais-tu compris le bonheur que j’attends de toi, qu’aussitôt tu reprendrais à la vie pour me faire des jours meilleurs ; tu te sentirais enflammée d’une émulation généreuse, et, jalouse de me surpasser en dévouement et en abnégation, tu oublierais les malheurs de tes jeunes années en t’efforçant comme un pilote habile de m’indiquer du doigt les écueils où ton navire s’est brisé. Ce rapide et continuel échange de protection maternelle et de piété filiale t’aurait bientôt régénérée en même temps qu’il me fortifierait contre les dangers de l’avenir.

Tu me l’as dit souvent, et je le crois. Il y a dans ton ame des mystères que je ne puis pénétrer, des replis obscurs que mon œil ne peut sonder. Mais du jour où tu m’aimeras, Lélia, je te saurai tout entière, car tu ne l’ignores pas, et si jeune que je sois dans la vie, j’ai le droit de l’affirmer, l’amour comme la religion révèle et illumine bien des voies cachées que la raison ne soupçonne pas. Du jour où nos deux ames s’uniraient dans une sainte communion, Dieu nous montrerait l’un à l’autre ; je lirais dans ta conscience aussi clairement que dans la mienne, je te prendrais par la main, et je redescendrais avec toi dans tes jours évanouis ; je compterais les épines qui t’ont blessée, j’apercevrais sous tes cicatrices le sang qui a ruisselé, et je les presserais de mes lèvres comme s’il coulait encore.

Gardez votre amitié pour Trenmor, votre amitié lui suffit ; car il est fort, il est purifié par l’expiation, il marche d’un pas ferme et sait le but de son pélerinage. Mais moi, je n’ai pas la volonté qui fait la grandeur et l’énergie du rôle viril, je n’ai pas l’égoïsme invulnérable qui soumet à ses desseins les passions qui le gênent, les intérêts qui l’embarrassent, les destinées jalouses qui encombrent sa route. Je n’ai jamais nourri au fond du cœur que des désirs élevés, mais irréalisables. Je me suis complu dans le spectacle des grandes choses, et j’ai souhaité que leur société intime et familière ne manquât jamais à mes rêveries. J’ai vécu dans l’admiration assidue des caractères supérieurs, et j’ai senti frémir au-dedans de moi-même le besoin impérieux de les imiter et de les suivre. Mais errant sans relâche de désir en désir, mes solitaires méditations, mes prières ferventes, n’ont jamais obtenu du Dieu qui m’a créé la force d’accomplir ce que j’avais convoité, ce que j’avais couvé sous l’aile de mes rêves.

Eh bien ! Lélia, c’est pour cela que je vous aime, vous avez pris mon rôle, que les hommes vous refusaient. Loin de répudier le vôtre, je vous le demande à genoux. J’en suis sûr d’avance, vous voudrez tous mes désirs, et mes désirs ne franchiront jamais les limites augustes de votre volonté.

Si j’avais reçu du ciel une nature ordinaire, j’aurais trouvé, chemin faisant, bien des cœurs à qui donner mon amour, bien des affections dociles où planter mon espérance et mon ambition ; la première épaule venue m’eût été bonne pour reposer ma tête, mon front se serait rafraîchi à toutes les lèvres. J’aurais pétri d’une argile commune le bonheur de mes années. Mais Dieu m’a placé plus haut ou plus bas que tous ceux-là. Mes pieds saigneraient à marcher dans le sentier frayé devant eux ; et pourtant aux premiers pas que je veux faire, je trouve devant moi des ronces qu’il me faut arracher, et la solitude du voyage ne me sauve pas des cuisantes blessures.

C’est donc vous, ô Lélia, qui devez être et qui serez, je l’espère encore, mon guide et mon appui. C’est vous qui serez ma lumière et mon conseil. C’est vous dont la main sévère et constante me montrera tous les jours le but où mon cœur aspire et que mon esprit ne sait pas distinguer. C’est en vous, ô ma bien-aimée, que je me confie et me repose. C’est votre voix grave et calme qui doit imposer silence au bruit discordant de mes pensées, aux combats tumultueux de mes folles fantaisies. Une autre femme, vous ne l’ignorez pas, belle et jeune, mais faible et chancelante, ne trouverait pas dans mon amour ignorant le bonheur et la sécurité qu’elle mériterait ; vainement demanderait-elle à ma pensée haletante la sagesse que je n’ai pas, la fermeté que je cherche encore. Ses caresses naïves m’affligeraient au lieu de me consoler, ses baisers seraient des plaintes, et ses larmes de joie des reproches sans réponse. Chaque fois qu’elle me dirait : — Va, et je te suivrai ! — je serais prêt à lui demander pardon.

C’est pourquoi, ô Lélia, je ne puis douter sans impiété, je ne puis nier sans blasphême, que Dieu ne vous ait créée pour éclairer ma route, qu’il ne vous ait choisie parmi ses anges de prédilection pour me conduire au terme marqué d’avance dans ses décrets éternels.

Je remets entre vos mains, non pas le soin entier de ma destinée, car vous avez la vôtre à réaliser, et c’est pour vos forces un assez lourd fardeau ; mais ce que je vous demande, ô Lélia, c’est de me laisser vous obéir, c’est de souffrir que ma vie se modèle sur la vôtre, c’est de permettre à mes journées de s’emplir de travail ou de repos, de mouvement ou d’étude, au gré de vos desseins qui, je le sais, ne seront jamais de frivoles caprices.

À ces humbles prières que vous aviez devinées cent fois dans mes regards, vous avez répondu par la raillerie et la déception. C’est à vous que je ralliais mes dernières espérances, c’est en vous que je m’étais réfugié. Si vous me manquez, ô Lélia ! que deviendrai-je ?




V



Peut-être, Sténio, que j’ai eu tort envers vous ; mais ce tort n’est pas celui que vous me reprochez, et celui dont vous m’accusez, je n’en suis pas coupable. Je ne vous ai pas trompé, je n’ai pas voulu me jouer de vous ; j’ai eu peut-être quelques instans de mépris, quelques bouffées de colère à cause de vous et à côté de vous, mais c’était contre la nature humaine, non pas contre vous, pur enfant, que j’étais irritée.

Ce n’est point pour vous humilier, encore moins pour vous décourager de la vie, que je vous ai jeté dans les bras de Pulchérie. Je n’ai même pas cherché à vous donner une leçon. Quel triomphe pourrais-je goûter à l’emporter par ma froide raison sur votre candeur inexpérimentée ! Vous souffriez, vous aspiriez à la réalisation fatale de votre avenir ; j’ai voulu vous satisfaire, vous délivrer des tourmens d’une attente vague et d’une ignorante inquiétude. Maintenant est-ce ma faute si, dans votre imagination riche et féconde, vous aviez attribué à ces choses plus de valeur qu’elles n’en ont ? Est-ce ma faute si votre ame, comme la mienne, comme celle de tous les hommes, possède des facultés immenses pour le désir, et si vos sens sont bornés pour la joie ? Suis-je responsable de l’impuissance misérable de l’amour physique à calmer et à guérir l’ardeur cuisante et fantasque de vos rêves ?

Je ne puis ni vous haïr ni vous mépriser pour avoir subi à mes pieds le délire des sens. Il ne dépendait pas de votre ame de dépouiller le cadre grossier où Dieu l’a exilée. Et vous étiez trop jeune, trop ignorant pour discerner les vrais besoins de cette ame poétique et sainte des aspirations menteuses de la matière. Vous avez pris pour un besoin du cœur ce qui n’était qu’une fièvre du cerveau. Vous avez confondu le plaisir avec le bonheur. Nous faisons tous de même avant de connaître la vie, avant de savoir qu’il n’est pas donné à l’homme de réaliser l’un par l’autre.

Cette leçon, ce n’est pas moi, c’est la destinée qui vous la donne. Pour moi dont le cœur maternel était glorieux de votre amour, j’ai dû me refuser à l’humiliante complaisance de vous la fournir, et si dans les bras d’une femme vous deviez rencontrer votre première déception, j’ai eu le droit de vous remettre aux bras d’une femme dont la profession est de consentir et de détromper.

Je n’ai point cherché à faire rougir votre front, et vous avez raison de dire que le plaisir ne l’a pas souillé. Je vous aime, je vous estime aujourd’hui autant qu’hier. Je ne vois rien de changé en vous, sinon que vous avez appris et que vous avez souffert. Je vous plains, et ma tendresse s’en augmente. C’est moi qui serais humiliée et abaissée si je vous avais, comme Pulchérie, servi de flambeau pour descendre dans ces abîmes du néant et de la solitude. Un tel rôle répugne, je l’avoue, à mon orgueil ; mais c’est votre faute, il ne fallait pas m’adorer comme une divinité pour me demander ensuite d’être votre esclave et votre Sulamite.

Je n’ai pas désiré de vous vieillir et de vous transformer. Je n’ai pas, comme vous le croyez, résolu de vous inspirer du mépris pour les jouissances de la volupté. Je voudrais au contraire que vous les eussiez trouvées plus attachantes, et qu’elles eussent pour quelques jours enivré vos sens et reposé votre esprit. Vous fussiez ensuite revenu vers moi plus calme et plus capable d’apprécier le charme pur d’une chaste affection. Au lieu de cela, vous vous êtes obstiné à me chercher dans les bras d’une autre ; vous avez essayé, imprudent et coupable enfant, de profaner par la pensée celle qui devait être sacrée pour vous ; mais heureusement Dieu a refusé au désir la puissance de consumer sans alimens. Il a placé hors de votre portée les objets de votre culte, de peur qu’après les avoir touchés et regardés, vous ne vinssiez à les rejeter avec mépris. Le sang du Christ est renfermé dans les vases sacrés et caché derrière les murailles d’or du Tabernacle ; si le regard de la foule y pouvait pénétrer, la foule apprendrait vite à douter et à nier. Ainsi, entre l’ame et les vagues objets de son attente, Dieu a mis d’invisibles, mais d’infranchissables obstacles, afin que le feu des saints désirs ne s’éteignît point en elle par l’examen et la possession.

C’était là ma mission auprès de vous, et je l’ai remplie. Plus expérimentée, plus éprouvée que vous, plus près du ciel, parce que j’étais plus détachée de la terre, je devais luire devant vous comme l’astre qui conduisit les Mages aux pieds du Roi des nations. L’étoile n’était pas Dieu, ce n’était pas même un ange, c’était un flambeau allumé par le souffle du Tout-Puissant pour éclairer la route des pélerins. Si les pélerins avaient pu commander à l’étoile, ralentir son vol ou le presser, l’attirer vers eux et la replacer à leur gré dans l’éther, l’astre eût pâli dans leur atmosphère, il se fût éteint au vent de leur haleine, et ils auraient été abandonnés dans les ténèbres, au sein des vallées inconnues, au bord des fleuves dont ils ne savaient pas le nom.

Je vous irrite quand je vous parle ainsi, parce que je vous traite, dites-vous, comme un enfant. De quoi vous plaignez-vous, Sténio, et pourquoi êtes-vous humilié d’être plus jeune et plus heureux que moi ? Vous ai-je jamais fait un reproche de n’avoir pas dépassé la course du temps et de n’être pas endurci aux fatigues quand votre enfance a jusqu’ici sommeillé sur des fleurs ? Hélas ! mon enfant, croyez-vous que je sois fière de mes souffrances ? Croyez-vous que j’en sois sortie sans tache et sans souillure ? La victime qu’on arrache à demi brisée aux horreurs de la torture, promène-t-elle sur la foule un regard audacieux et vain ? Ne lui est-il échappé ni rugissemens, ni blasphême sous le fer des bourreaux ? Si elle n’a pas trahi sa foi et renié son Dieu, n’est-ce pas qu’on lui a laissé quelque répit, voyant qu’elle perdait la force physique et le sentiment de la douleur ? Oh ! combien de fois, dans l’agonie du cœur, me suis-je laissée tomber à terre, inerte, épuisée, et criant pour dernière malédiction : — Dieu vengeur, ralentissez vos coups ; c’est peine perdue, car je ne les sens plus !

Enfant soumis, que Dieu n’a point encore châtié et dont il agrée les prières comme un pur encens, n’enviez point la ferveur et les larmes du pénitent qui frappe de son front les marches du temple. Dieu l’admettra peut-être à partager les trésors de sa miséricorde, mais ses épreuves ne sont pas finies. Avant d’avoir un trône parmi les puissances du ciel, il lui faudra encore ramper long-temps sur une terre d’expiation et de châtiment, où l’éternelle mort le surprendra peut-être dans un jour de lassitude et de doute.

Justice inflexible, souveraine équité ! épargnez le travail aux jeunes courages, ménagez le vent aux plantes délicates ! Faites la vie douce et calme à Sténio : Sténio n’a pas de crime à expier.

Je vous ai parlé jadis un autre langage, ô mon jeune poëte ! J’ai tâché d’assouplir votre sagesse rigide. Je vous ai montré les mérites de Trenmor. Je vous ai enseigné à respecter les grandes infortunes et les grandes volontés. Mais je ne vous ai pas dit de mériter mon amour en vous jetant dans les mêmes écueils. Restez pur, restez calme long-temps, vous ai-je dit, je vous aimerai autrement que Trenmor. Mais je vous aimerai davantage peut-être. Trenmor sera mon frère, et vous mon fils. Il sera mon appui comme je serai le vôtre, et tous trois, aidés l’un par l’autre, unis dans un saint amour, nous arriverons à la vérité, à la sagesse, au repos peut-être.

Ai-je manqué à ces promesses ? N’ai-je pas gardé mon respect pour Trenmor, ma tendresse pour vous ? Ai-je retiré la main qui vous soutenait ? D’où vient qu’à chaque pas, effrayé et fatigué, vous restez en arrière, murmurant contre le guide que vous avez choisi ? Pourquoi l’étonnement et la peur vous font-ils lâcher prise, tandis qu’en vous attachant à nous, vous pourriez passer sans atteinte au travers du danger. Vous voici irrité, parce que, cédant à des volontés d’enfant, je leur ai donné le change pour les apaiser ? Quelle profanation ai-je donc commise en vous livrant aux caresses d’une femme belle et jeune, qui en vous prenant s’est donnée à vous sans dégradation, sans marché ? Pulchérie n’est point une courtisane vulgaire. Ses passions ne sont pas feintes, son ame n’est pas sordide. Elle s’inquiète peu des engagemens imaginaires d’un amour durable. Elle n’adore qu’un Dieu et ne sacrifie qu’à lui. Ce Dieu, c’est le plaisir. Mais elle a su le revêtir de poésie, d’une chasteté cynique et courageuse. Vos sens appelaient le plaisir qu’elle vous a donné, et que les miens vous eussent refusé. Pourquoi mépriser Pulchérie, parce qu’elle vous a satisfait ? Pourquoi maudire Lélia, parce qu’elle a cherché hors d’elle-même ce que vous lui demandiez et ce qu’elle ne possédait pas ?

À mesure que je vis, je ne puis me refuser à reconnaître que les idées adoptées par la jeunesse, sur l’exclusive ardeur de l’amour, sur la possession absolue qu’il réclame, sur les droits éternels qu’il revendique, sont fausses ou tout au moins funestes. Toutes les théories devraient être admises, et j’accorderais celle de la fidélité conjugale aux ames d’exception. La majorité a d’autres besoins, d’autres puissances. À ceux-ci la liberté réciproque, la mutuelle tolérance, l’abjuration de tout égoïsme jaloux. — À ceux-là de mystiques ardeurs, des feux long-temps couvés dans le silence, une longue et voluptueuse réserve. — À d’autres enfin, le calme des anges, la chasteté fraternelle, une éternelle virginité. — Toutes les ames sont-elles semblables ? Tous les hommes ont-ils les mêmes facultés ? Les uns ne sont-ils pas nés pour l’austérité de la foi religieuse, les autres pour les langueurs de la volupté ; d’autres pour les travaux et les luttes de la passion, d’autres enfin pour les rêveries vagues de la poésie ? Rien n’est plus arbitraire que le sens du véritable amour. Tous les amours sont vrais, qu’ils soient fougueux ou paisibles, sensuels ou ascétiques, durables ou passagers, qu’ils mènent les hommes au suicide ou au plaisir. Les amours de tête conduisent à d’aussi grandes actions que les amours de cœur. Ils ont autant de violence, autant d’empire, sinon autant de durée. L’amour des sens peut être ennobli et sanctifié par la lutte et le sacrifice. Combien de vierges voilées ont à leur insu obéi à l’impulsion de la nature en baisant les pieds du Christ, en répandant de chaudes larmes sur les mains de marbre de leur céleste époux ! Croyez-moi, Sténio, cette déification de l’égoïsme qui possède et qui garde, cette loi de mariage moral dans l’amour, est aussi folle, aussi impuissante à contenir les volontés, aussi dérisoire devant Dieu, que celle du mariage social l’est maintenant aux yeux des hommes.

Vous avez confondu deux choses bien distinctes : l’amour des sens et l’amour de l’ame. Celui-ci je puis l’inspirer et le partager ; mais l’autre n’est pas fait pour moi, ou plutôt je ne suis pas faite pour le ressentir : car, loin de le mépriser, je n’ai qu’une compassion dédaigneuse pour les organisations appauvries, pour les facultés faussées qui pullulent en ces temps-ci et dont je suis un triste exemple. Mais telle que je suis, quel que soit le mécontentement avec lequel j’accepte ma destinée, il faut que je m’y soumette, et que je tire de mon infirme condition le meilleur parti possible. Il faut que je cesse de lutter contre mon impuissance, et que je rapetisse mes ambitions pour les mettre en harmonie avec mes forces.

Il est bien vrai que je souffre, qu’un affreux désespoir serait mon partage inévitable, si je ne reculais et ne cédais jour par jour du terrain à la nécessité. L’isolement du cœur me poursuit au sein des plus pures intimités. Je ne puis jamais arriver à ces épanchemens complets, à cet embrassement des ames, bonheur que j’ai rêvé jadis, dont je n’ai saisi que l’ombre ! Mais je sens bien que je ne puis me sauver que par la résignation, que de nouvelles erreurs, de nouvelles tentatives aigriraient mon mal et le rendraient incurable.

Posséder les facultés de l’amour dans leur double puissance, être capable de ressentir vivement les joies de l’ame et celles des sens, savez-vous, Sténio, que cela n’est pas donné à beaucoup d’entre nous ? Si vous êtes doué de cette richesse d’organisation, ce n’est pas une raison de vous indigner si vous ne rencontrez point votre égal en ce monde. Je déclare humblement que je ne le suis point. Les maux attachés à ma triste existence sont là pour m’affranchir du reproche d’ironie et de mépris.

Peut-être ne devrais-je pas me plaindre de mon partage. Beaucoup m’ont dit que Dieu m’avait traitée magnifiquement en me donnant l’intelligence. Mais la pensée, je l’ai souvent éprouvé, est une puissance dangereuse à celui qui s’en sert, une arme qui blesse la main qui la soulève, un phare éclatant, mais trompeur, qui nous égare d’abîme en abîme. J’ai souvent maudit cette source d’amertume, j’ai souvent demandé à Dieu de me rendre semblable aux animaux des bois. Mais, dans l’égarement de ma souffrance, je formais un souhait que je n’eusse pas voulu voir réaliser. J’eusse consenti à revêtir la robe des panthères et à m’enfoncer dans les solitudes ignorées de l’homme, à posséder les ailes des mouettes et à traverser les mers, portée par les tempêtes, mais à condition que la pensée humaine vivrait en moi pour contempler les beautés du désert, la splendeur des nuées et l’immensité des flots. Je ne comprenais pas les avantages de la vigueur musculaire, de l’agilité physique, du développement extraordinaire et magnifique de certains sens, comme la vue chez les oiseaux, comme celle de la volupté chez les tigres, sans l’exercice de la pensée pour en apprécier la valeur, sans les puissances de l’ame pour en remercier Dieu. Aujourd’hui encore, quoique lassée par l’abus de ces puissances et tourmentée d’inquiétudes sans but, ce n’est pas de bonne foi que j’aspire à la possession isolée des facultés de la matière. Je refuserais peut-être la vie insouciante et folle de ma sœur ; car la pensée a aussi ses ivresses, ses extases, ses voluptés célestes, dont une heure vaut toute une jeunesse, toute une vie.

Et si votre menace se réalisait, Sténio ; si le feu du ciel s’éteignait en moi et me livrait au désordre des sens ; si, transformée par le courroux de Dieu au point de perdre l’empire de ma volonté, je me jetais palpitante et pâle de honte dans les bras de ces hommes que mon cœur n’aimerait pas, mais que mes sens convoiteraient… oh ! alors, s’il en était ainsi, rassurez-vous, vous n’auriez pas à rougir long-temps d’avoir aimé Lélia. Quand la force morale nous échappe, quand le besoin brutal nous domine, quand le respect de nous-même cesse de parler en nous, et que nous sommes près de rouler dans les abîmes de l’infamie, c’est que Dieu nous abandonne, et alors, nous aussi, nous pouvons abandonner Dieu. Nous sommes affranchis de la loi d’amour et de reconnaissance qui rend chacun de nous solidaire dans l’ordre éternel, infini. Nous ne faisons plus partie de la création, nous troublons l’harmonie universelle ; car un homme abruti n’appartient plus à aucune espèce, et doit être retranché ou au moins mis à part. Si la société est forcée de le supporter, elle l’insulte, elle l’écrase sous son mépris, et le mépris des hommes est horrible quand il est mérité, quand derrière son implacable justice il n’est point de retraite ouverte pour aller réclamer la paisible justice, la paternelle indulgence de Dieu. Alors, Sténio, il n’y a pas deux partis à prendre. Si les macérations du mysticisme ne peuvent nous dompter, si les conseils de la sagesse ne contiennent plus en nous les passions grossières, il faut mourir. Il y a un refuge contre les hommes, c’est le suicide ; il y a un refuge contre Dieu, c’est le néant.

N’essayez donc pas de me changer : cela n’est pas en mon pouvoir, et le vôtre échouerait misérablement dans cette tentative. Si je suis la seule femme que vous puissiez aimer, restez, mon enfant, restez près de moi, j’y consens. Je serai votre amie. Je ne vous manquerai pas, si vous ne me forcez pas à m’éloigner dans la crainte de vous être nuisible. Vous le voyez, Sténio, votre sort est dans vos mains. Contentez-vous de ma tendresse épurée, de mes platoniques embrassemens. J’ai essayé de vous aimer comme une amante, comme une femme… Mais quoi ! le rôle de la femme se borne-t-il aux emportemens de l’amour ? Les hommes sont-ils justes quand ils accusent celle qui répond mal à leurs transports de déroger aux attributs de son sexe ? Ne comptent-ils pour rien les intelligentes sollicitudes des sœurs, les sublimes dévouemens des mères ? Oh ! si j’avais eu un jeune frère, je l’aurais guidé dans la vie, j’aurais tâché de lui épargner ses douleurs, de le préserver des dangers. Si j’avais eu des enfans, je les aurais nourris de mon sein ; je les aurais portés dans mes bras, dans mon ame ; je me serais pour eux soumise sans effort à tous les maux de la vie : je le sens bien, j’aurais été une mère courageuse, passionnée, infatigable. Soyez donc mon frère et mon fils, et que la pensée d’un hymen quelconque vous semble incestueuse et fantasque. Chassez-la comme on chasse ces rêves monstrueux qui nous troublent la nuit, et que nous repoussons sans effort et sans regret au réveil. Si votre jeunesse est avide des plaisirs permis, laissez-moi vous éclairer sur les périls qu’il faut fuir. Laissez Trenmor vous guider dans ces chemins difficiles, où pourtant l’on peut marcher quand on porte en soi une ame forte et un noble cœur. Nous sommes nés pour vous servir d’appuis et de conseils, car nous sommes nés avant vous. Votre vie commence et la nôtre finit. Nous ne pouvons donc partager vos passions, mais nous pouvons les diriger. Vivez pour votre compte ; mais venez à nous quand vous souffrirez, afin que nous guérissions les meurtrissures que vous infligeront les chaînes de la vie.

Ainsi, nous pouvons être heureux tous trois. Acceptez ce contrat d’amour et de chasteté. Mettez avec confiance votre main dans les nôtres. Appuyez-vous avec calme sur nos épaules prêtes à vous soutenir. Mais ne vous faites plus illusion : n’espérez plus me rajeunir au point de m’ôter le discernement et la raison. Ne brisez pas le lien qui fait votre force ; ne renversez pas l’appui que vous invoquez. Appelez, si vous voulez, du nom d’amour l’affection que nous avons l’un pour l’autre, mais que ce soit l’amour que l’on connaît au séjour des anges, là où les ames seules brûlent du feu des saints désirs.




VI



Eh bien ! soyez maudite ! car je suis maudit, et c’est vous dont la froide haleine a flétri ma jeunesse dans sa fleur. Vous avez raison, et je vous entends fort bien, Madame ; vous avouez que j’ai besoin de vous, mais vous déclarez que vous n’avez pas besoin de moi. De quoi puis-je me plaindre ? Ne sais-je pas bien que cela est sans réplique ? Vous aimez mieux rester dans le calme où vous prétendez être, que descendre à partager mes ardeurs, mes tourmens, mes orages. Vous avez beaucoup de sagesse et de logique en vérité, et, loin de discuter avec vous, je fais silence et vous admire.

Mais je puis vous haïr, Lélia, c’est un droit que vous m’avez donné et dont je prétends bien user. Vous m’avez fait assez de mal pour que je vous consacre une éternelle et profonde inimitié ; car, sans avoir eu aucun tort réel envers moi, vous avez trouvé le moyen de m’être funeste et de m’ôter le droit de m’en plaindre. Votre froideur vous a placée, vis-à-vis de moi, dans une position inattaquable, tandis que ma jeunesse et mon exaltation me livraient à vous sans défense. Vous n’avez pas daigné avoir pitié de moi, cela est simple ; pourquoi en serait-il autrement ? Quelle sympathie pouvait exister entre nous ? Par quels travaux, par quelles grandes actions, par quelle supériorité vous avais-je méritée ? Vous ne me deviez rien et vous m’avez accordé cette facile compassion qui fait qu’on détourne la tête en passant auprès d’un homme saignant et blessé. N’était-ce pas déjà beaucoup ? N’était-ce pas du moins assez pour prouver votre sensibilité ?

Oh oui ! vous êtes une bonne sœur, une tendre mère, Lélia ! Vous me jetez aux bras des courtisanes avec un désintéressement admirable, vous brisez mon espérance, vous détruisez mon illusion avec une sévérité vraiment bien majestueuse ; vous m’annoncez qu’il n’est point de bonheur pur, point de chastes plaisirs sur la terre, et, pour me le prouver, vous me repoussez de votre sein qui semblait m’accueillir et me promettre les joies du ciel, pour m’envoyer dormir sur un sein encore chaud des baisers de toute une ville. Dieu a été sage, Lélia, de ne point vous donner d’enfant ; mais il a été injuste envers moi, en me donnant une mère telle que vous !

Je vous remercie, Lélia. Mais la leçon est assez forte, il ne m’en faut pas une de plus pour atteindre à la sagesse. Me voici éclairé, me voici désabusé de toutes choses. Me voici vieux et plein d’expérience. Au ciel sont toutes les joies, tous les amours. À la bonne heure. Mais en attendant, acceptons la vie avec toutes ses nécessités, la jeunesse inquiète et fébrile, le désir fougueux et maladif, le besoin brutal, le vice effronté, paisible, philosophique. Faisons deux parts de notre être : l’une pour la religion, pour l’amitié, pour la poésie, pour la sagesse ; l’autre pour la débauche et l’impureté. Sortons du temple, allons oublier Dieu sur le lit de Messaline. Parfumons nos fronts et vautrons-nous dans la fange. Aspirons, dans le même jour, à l’immaculation des anges et résignons-nous à la grossièreté des animaux. Mais moi, Madame, je l’entends mieux que vous, je vais plus loin : j’adopte toutes les conséquences de votre précepte. Incapable de partager ainsi ma vie entre le ciel et l’enfer, trop médiocre, trop incomplet pour passer de la prière à l’orgie, de la lumière aux ténèbres, je renonce aux joies pures, aux extases divines, je m’abandonne au caprice de mes sens, aux ardeurs de mon sang embrasé. Vivent la Zinzolina et celles qui lui ressemblent ! Vivent les plaisirs faciles, les ivresses qu’il n’est besoin de conquérir ni par l’étude, ni par la méditation, ni par la prière ! Vraiment oui, ce serait folie que de mépriser les facultés de la matière. N’ai-je pas goûté dans les bras de votre sœur un bonheur aussi réel que si j’avais été dans les vôtres ? Ai-je reconnu mon erreur ? M’en suis-je seulement douté un instant ? Par le ciel, non ! Rien ne m’a retenu au bord de ma chute ; aucun secret pressentiment ne m’a averti du perfide échange que vous faisiez en riant sous mes yeux aveuglés. Les grossières émanations d’une folle joie m’ont enivré autant que les suaves parfums de ma maîtresse. J’ai senti l’odeur d’une femme, et, dans ma brutale ardeur, je n’ai pas distingué Pulchérie de Lélia ! J’étais égaré, j’étais ivre, j’ai cru presser contre ma poitrine le rêve de mes nuits ardentes, et loin d’être glacé par le contact d’une femme inconnue, je me suis abreuvé d’amour ; j’ai béni le ciel, j’ai accepté la plus méprisante substitution avec des transports, avec des sanglots ; j’ai possédé Lélia dans mon ame, et ma bouche a dévoré Pulchérie, sans méfiance, sans dégoût, sans soupçon.

Brava ! Madame, vous avez réussi, vous m’avez convaincu. Le plaisir des sens peut exister isolé de tous les plaisirs du cœur, de toutes les satisfactions de l’esprit. Pour vous, l’ame peut vivre sans l’aide des sens. C’est que vous êtes une nature éthérée et sublime. Mais moi, je suis un vil mortel, une misérable brute. Je ne puis rester près d’une femme aimée, toucher sa main, respirer son haleine, recevoir au front ses baisers, sans que ma poitrine se gonfle, sans que ma vue se trouble, sans que mon esprit s’égare et succombe. Il faut donc que j’échappe à ces dangers, que je me soustraie à ces souffrances. Il faut aussi que je me préserve des mépris de celle que j’aime d’un amour indigne et révoltant. Adieu, Madame, je vous fuis pour jamais. Vous ne rougirez plus d’inspirer les ardeurs dont j’étais consumé à vos pieds.

Mais comme mon ame n’est pas dépravée, comme je ne puis porter, dans les bras des infâmes débauchées que vous me donnez pour amantes, un cœur rempli d’un saint amour, comme je ne puis allier le souvenir des voluptés célestes au sentiment des terrestres voluptés, je veux désormais éteindre mon imagination, abjurer mon ame, fermer mon sein aux nobles désirs. Je veux descendre au niveau de la vie que vous m’avez faite et vivre de réalités, comme jusqu’ici j’ai vécu de fictions. Je suis homme maintenant, n’est-ce pas ? J’ai la science du bien et du mal. Je puis marcher seul. Je n’ai plus rien à apprendre. Restez dans votre repos, j’ai perdu le mien.

Hélas ! il est donc bien vrai ? J’étais donc un puéril insensé, un misérable fou quand je croyais aux promesses du ciel, quand je m’imaginais que l’homme était aussi bien organisé que les herbes des champs, que son existence pouvait se doubler, se compléter, se confondre avec une autre existence et s’absorber dans les étreintes d’un transport sacré ! Je le croyais ! Je savais que ces mystères s’accomplissaient à la chaleur du soleil, sous l’œil de Dieu, dans le calice des fleurs ! et je me disais : — L’amour de l’homme pur pour la femme pure est aussi suave, aussi légitime, aussi ardent que ceux-là. — Je ne me souvenais plus des lois, des usages et des mœurs qui dénaturent l’emploi des facultés humaines et détruisent l’ordre de l’univers. Insensible aux ambitions qui tourmentent les hommes, je me réfugiais dans l’amour, sans songer que la société avait aussi passé par là, et qu’il ne restait pas d’autre ressource aux ames ardentes que de s’user et de s’éteindre par le mépris d’elles-mêmes au sein de joies factices et d’arides plaisirs.

Mais à qui la faute ? N’est-ce pas à Dieu avant tout ? Il ne m’était jamais arrivé d’accuser Dieu, et c’est vous, Lélia, qui m’avez appris à m’épouvanter de ses arrêts, à lui reprocher ses rigueurs. Voilà qu’aujourd’hui cette confiante superstition qui m’éblouissait se dissipe. Ce nuage d’or qui me cachait la Divinité s’évanouit. Descendu dans les profondeurs de moi-même, j’ai appris ma faiblesse, j’ai rougi de ma stupidité, j’ai pleuré de rage en voyant la puissance de la matière et l’impuissance de cette ame dont j’étais si fier, dont je croyais le règne si assuré. Voilà que je sais qui je suis, et que je demande à mon maître pourquoi il m’a fait ainsi, pourquoi cette intelligence avide, pourquoi cette imagination orgueilleuse et délicate sont à la merci des plus grossiers désirs ? Pourquoi les sens peuvent imposer silence à la pensée, étouffer l’instinct du cœur, le discernement de l’esprit.

Ô honte ! honte et douleur ! Je croyais que les baisers de cette femme me trouveraient aussi froid que le marbre. Je croyais que mon cœur se soulèverait de dégoût en l’approchant, et j’ai été heureux auprès d’elle, et mon ame s’est dilatée en possédant ce corps sans ame !

C’est moi qui suis méprisable, et c’est Dieu que je hais, et vous aussi, vous, le phare et l’étoile qui m’avez fait connaître l’horreur de ces abîmes, non pour m’en préserver, mais pour m’y précipiter ; vous, Lélia, qui pouviez me fermer les yeux, m’épargner ces hideuses vérités, me donner un plaisir dont je n’aurais pas rougi, un bonheur que je n’aurais pas maudit et détesté ! Oui, je vous hais comme mon ennemi, comme mon fléau, comme l’instrument de ma perte. Vous pouviez au moins prolonger mon erreur et m’arrêter encore quelques jours aux portes de l’éternelle douleur, et vous ne l’avez pas voulu ! Et vous m’avez poussé dans le vice sans daigner m’avertir, sans écrire à l’entrée : — Laissez l’espérance aux portes de cet enfer, vous qui voulez en franchir le seuil, en affronter les terreurs ! — J’ai tout vu, tout bravé. Je suis aussi savant, aussi sage, aussi malheureux que vous. Je n’ai plus besoin de guide. Je sais de quels biens je puis faire usage, à quelles ambitions il me faut renoncer ; je sais quelles ressources peuvent repousser l’ennui qui dévore votre vie. J’en userai puisqu’il le faut. Adieu donc ! Tu m’as bien instruit, bien éclairé ; je te dois la science ; maudite sois-tu, Lélia !





CINQUIÈME PARTIE.


VII

LE VIN.



Un matin, on vit un étranger s’arrêter aux portes de la ville. Il venait à pied au travers des vallées herbeuses, et sa chaussure était encore humide de rosée. Il marchait seul, sans autre arme qu’un bâton blanc, et à voir son costume austère, son front grave et sa démarche paisible, on l’eût vénéré comme un apôtre des anciens jours. Quoiqu’il n’eût ni rabat, ni tonsure, le premier bourgeois auquel il s’adressa le prit pour un prêtre à cause de son vêtement noir et de ses longs cheveux. Mais le digne homme recula de surprise lorsque l’étranger, d’un ton calme et modeste, demanda dans quel quartier de la ville était situé le palais de la signora Zinzolina.

— Votre seigneurie apostolique veut railler son très-dévoué serviteur, répondit le citadin en réprimant une exclamation de joie malicieuse. Votre eccellenza canonica se trompe de nom assurément… La Zinzolina… la signora Cort…

Le ton dont l’étranger répéta sa demande fut si absolu, si ferme, si glacial, que tous les plaisans, déjà groupés autour de lui, se regardèrent comme pour se demander quel était cet homme dont la voix et le geste commandaient la crainte.

Un guide fut donné à l’étranger qui, sans prendre aucun repos, se rendit sur-le-champ au logis de la courtisane.

En voyant sa chaussure terne, son bâton et son large chapeau de voyage, les laquais lui tournèrent le dos et ne daignèrent pas écouter ses questions.

Alors il renvoya son guide, et pénétra dans le palais, en levant son bâton, d’un air impassible, sur tous ceux qui tentèrent de l’arrêter. Un petit page entra tout effaré dans la salle où Zinzolina traitait ses convives.

— Un abbatone, un abbataccio, disait-il, venait d’entrer de force dans la maison, frappant de son bâton ferré les gens de la signora, les porcelaines du Japon, les statues d’albâtre, les pavés de mosaïque, faisant un affreux dégât et proférant de terribles malédictions.

Aussitôt tous les convives se levèrent (excepté un qui dormait), et voulurent courir au-devant de l’abbate pour le chasser. Mais la Zinzolina, au lieu de partager leur indignation, se renversa sur sa chaise en éclatant de rire. Puis elle se leva à son tour, mais pour leur imposer silence, et leur enjoindre de se rasseoir.

— Place, place à l’abbé ! dit-elle ; j’aime les prêtres intolérans et colères : ce sont les plus damnables. Qu’on fasse entrer il signor abbate, qu’on ouvre la porte à deux battans et qu’on apporte du vin de Chypre.

Le page obéit, et quand la porte fut ouverte, on vit venir au fond de la galerie la solennelle et majestueuse figure de Trenmor. Mais le seul convive qui eût pu le reconnaître et le présenter dormait si profondément, que ces explosions de surprise, de colère et de gaîté, ne l’avaient pas seulement fait tressaillir.

En voyant de plus près le prétendu ecclésiastique, les joyeux compagnons de la Zinzolina reconnurent que son vêtement étranger n’était pas celui d’un prêtre ; mais la courtisane persistant dans son erreur, lui dit en allant à sa rencontre et en se faisant aussi belle et aussi douce qu’une madone : — Vienni, signor vescovo, o arcivescovo, o cardinale, ossia papa ; sois le bienvenu et donne-moi un baiser.

Trenmor donna un baiser à la courtisane, mais d’un air si indifférent et avec des lèvres si froides, qu’elle recula de trois pas en s’écriant à moitié colère, à moitié épouvantée : — Par les cheveux dorés de la Vierge ! c’est le baiser d’un spectre.

Mais elle reprit bientôt son effronterie, et voyant que Trenmor promenait un sombre regard d’anxiété sur les convives, elle l’attira vers un siége placé auprès du sien.

— Allons, mon bel abbé, dit-elle en lui présentant sa coupe d’argent ciselée par Benvenuto et couronnée de roses à la manière des voluptueuses orgies de la Grèce, réchauffe tes lèvres engourdies avec ce lacryma-christi.

Et elle se signa d’un air hypocrite en prononçant le nom du Rédempteur.

— Dis-moi ce qui t’amène vers nous, ou plutôt ne me le dis pas, laisse-moi le deviner. Veux-tu qu’on te donne une robe de soie et qu’on parfume tes cheveux ? Tu es le plus bel abbé que j’aie jamais vu. Mais pourquoi votre miséricorde fronce-t-elle le sourcil sans me répondre ?

— Je vous demande pardon, Madame, répondit Trenmor, si je réponds mal à votre hospitalité ; quoique je sois entré ici à pied, comme un colporteur, vous me recevez comme un prince. J’aime les natures logiques et complètes comme la vôtre, et je vous estime autant, courtisane amoureuse de tous les hommes, qu’une abbesse amoureuse de tous les saints. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de vous, ma visite a un autre objet, Pulchérie…

— Pulchérie ! dit la Zinzolina en tressaillant. Qui êtes-vous, pour savoir le nom que ma mère m’a donné ? De quel pays venez-vous ?…

— Je viens du pays où est maintenant Lélia, répondit Trenmor.

— Béni soit le nom de ma sœur, reprit la courtisane d’un air grave et recueilli. — Puis elle ajouta d’un ton cavalier : — Quoiqu’elle m’ait légué la dépouille mortelle de son amant.

— Que dites-vous, femme ? reprit Trenmor avec épouvante, avez-vous déjà épuisé tant de jeunesse et de sève ? Avez-vous déjà donné la mort à cet enfant qui n’avait pas encore vécu ?

— Si c’est de Sténio que vous parlez, répondit-elle, rassurez-vous, il est encore vivant.

— Il a bien encore un mois ou deux à vivre, ajouta un des convives en jetant un regard insouciant et vague sur le sofa où dormait un homme dont le visage était enfoncé dans les coussins.

Les yeux de Trenmor suivirent la même direction. Il vit un homme de la taille de Sténio, mais beaucoup plus fluet et dont les membres grêles reposaient dans un affaissement qui annonçait moins l’ivresse que la fièvre. Sa chevelure fine et rare tombait en boucles déroulées sur un cou lisse et blanc comme celui d’une femme, mais dont les contours sans rondeur trahissaient une virilité maladive et forcée.

— Est-ce donc là Sténio ? dit Trenmor d’une voix basse et profonde, en fixant sur la courtisane un regard qui la fit involontairement pâlir et trembler. Un jour viendra peut-être, Pulchérie, où Dieu vous demandera compte du plus pur et du plus beau de ses ouvrages. Ne craignez-vous pas d’y songer ?

— Est-ce donc ma faute si Sténio est déjà usé, quand nous tous qui sommes ici et qui menons la même vie, nous sommes jeunes et vigoureux ? Pensez-vous qu’il n’ait pas d’autres maîtresses que moi ? Croyez-vous qu’il ne s’enivre qu’à ma table ? Et vous, Trenmor, car je vous connais à vos discours et sais maintenant qui vous êtes, n’avez-vous pas connu le délire de la débauche, et n’êtes-vous pas sorti des bras du plaisir riche de force et d’avenir ? D’ailleurs, si quelque femme est coupable de sa perte, c’est Lélia, qui devait garder ce jeune poëte auprès d’elle. Dieu l’avait destiné à aimer religieusement une seule femme, à faire des sonnets pour elle, à rêver du fond d’une vie solitaire et paisible les orages des destinées plus actives. Nos orgies, nos ardentes voluptés, nos veilles bruyantes, il devait les voir de loin, dans le mirage de son génie, et les raconter dans ses poëmes, mais non pas y prendre part, mais non pas y jouer un rôle. En l’invitant au plaisir, est-ce que je lui ai conseillé de quitter tout le reste ? Est-ce que j’ai dit à Lélia de le bannir et de l’abandonner ? Ne savais-je pas bien que, dans la vie des hommes comme lui, l’ivresse des sens devait être un délassement et ne pouvait pas être une occupation ?

— Vous avez raison, Madame, répondit Trenmor à voix basse et en lui serrant la main d’un air triste ; c’est Lélia qui a perdu ce jeune homme.

— Venez-vous ici pour le chercher, pour l’enlever à nos fêtes, pour le ramener à une vie de réflexion et de repos ? reprit Pulchérie. Aucun de nous ne s’y opposera. Moi qui l’aime encore, je serai reconnaissante si vous le sauvez de lui-même, si vous le rendez à Lélia et à Dieu.

— Elle a raison, s’écrièrent tous les compagnons de Pulchérie. Emmenez-le, emmenez-le ! Sa présence nous attriste. Il n’est pas des nôtres, il a toujours été seul parmi nous, et en partageant nos joies il semblait les mépriser. Allons, Sténio, éveille-toi, rajuste ton vêtement et laisse-nous.

Mais Sténio, sourd à leurs clameurs, restait immobile sous le poids de ces vœux insultans, et l’abrutissement de son sommeil le plaçait dans une situation dont Trenmor sentit la honte à sa place.

— Plaise à vos jeunes seigneuries, dit-il gravement, de ne point abuser de l’état de cet enfant ; car, si sa raison dort, son ami veille.

Alors il s’approcha de lui pour le réveiller.

Prenez garde à ce que vous allez faire, lui dit-on ; Sténio a le réveil tragique, personne ne le touche impunément quand il dort. L’autre jour il a tué un chien qu’il aimait parce qu’en sautant sur ses genoux le pauvre animal avait interrompu un rêve où Sténio se plaisait. Hier, comme il s’était assoupi les coudes sur la table, la Emerenciana ayant voulu lui donner un baiser, il lui brisa son verre sur la figure et lui fit une blessure dont la marque, je crois, ne s’effacera jamais. Quand ses valets ne l’éveillent pas à l’heure qu’il indique, il les chasse ; mais quand ils l’éveillent, il les bat. Prenez garde, en vérité, il tient son couteau de table, il serait capable de vous l’enfoncer dans la poitrine.

— Ô mon Dieu ! pensa Trenmor, il est donc bien changé ! Son sommeil était pur comme celui d’un enfant, et, quand la main d’un ami l’éveillait, son premier regard était un sourire, sa première parole une bénédiction. Pauvre Sténio ! quelles souffrances ont donc aigri ton ame, quelles fatigues ruiné ton corps, pour que je te retrouve ainsi ? Cette manière de dormir est celle d’un joueur ou d’un forçat.

Immobile et debout derrière le sofa, plongé dans de sombres réflexions, Trenmor regardait Sténio, dont la respiration courte et le rêver convulsif trahissaient les agitations intérieures. Tout-à-coup le jeune homme s’éveilla de lui-même et bondit en criant d’une voix rauque et sauvage. Mais en voyant la table et les convives qui le regardaient d’un air d’étonnement et de dédain, il se rassit sur le sofa, et, croisant ses bras, il promena sur eux son œil hébété, dont le vin et l’insomnie avaient altéré la forme et arrondi le contour.

— Eh bien ! Jacob, lui cria par ironie le jeune Marino, as-tu terrassé l’esprit de Dieu ?

— J’étais aux prises avec lui, répondit Sténio, dont le visage prit aussitôt une expression de causticité haineuse, plus étrangère encore à celle que Trenmor lui connaissait ; mais maintenant j’ai affaire à un plus rude champion, puisque me voici en lutte avec l’esprit de Marino.

— Le meilleur esprit, reprit Marino, est celui qui tient un homme au niveau de sa situation. Nous nous sommes rassemblés ici pour lutter, le verre à la main, de présence d’esprit, de gaîté soutenue, d’égalité de caractère. Les roses qui couronnent la coupe de Zinzolina ont été renouvelées trois fois depuis que nous sommes ici, et le front de notre belle hôtesse n’a pas encore fait un pli de mécontentement ou d’ennui, car la bonne humeur de ses convives ne s’est pas ralentie un instant. Un seul aurait troublé la fête, s’il n’était pas bien convenu que, triste ou gai, malade ou en santé, endormi ou debout, parmi les amis du plaisir, Sténio ne compte pas, car l’astre de Sténio s’est couché dès la première heure.

— Qu’avez-vous à reprocher à cet enfant ? dit Pulchérie. Il est malade et chétif : il a dormi toute la nuit dans ce coin…

— Toute la nuit ? dit Sténio en bâillant. Ne sommes-nous encore qu’au matin ? J’espérais, en voyant les flambeaux allumés, que nous avions enterré le jour. Quoi ! il n’y a que six heures que vous êtes réunis, et vous vous étonnez de n’être pas encore ennuyés les uns des autres ? En effet, cela est merveilleux, vu le choix et l’assortiment de vos seigneuries. Pour moi, j’y tiendrais bien huit jours, mais à condition que j’y dormirais tout le temps.

— Et pourquoi n’allez-vous pas dormir ailleurs ? dit Zamarelli. Feu l’excellent prince de Bambuccj, qui mourut l’an passé, plein de gloire et d’années, et qui fut certes le premier buveur de son siècle, aurait condamné à l’eau, à perpétuité, ou tout au moins aux galères, l’ingrat qui se serait endormi à sa table. Il soutenait avec raison qu’un véritable épicurien doit réparer ses forces par une vie bien réglée, et qu’il y avait autant d’impiété à dormir devant les flacons qu’à boire seul et triste dans une alcove. Quel mépris cet homme aurait eu pour toi, Sténio, s’il t’eût vu occupé à chercher le plaisir dans la fatigue, faisant tout à contre-mesure, veillant et composant des poëmes quand les autres dorment, tombant épuisé de lassitude à côté des coupes pleines et des femmes aux pieds nus !

Soit affectation, soit épuisement, Sténio ne sembla pas avoir entendu un mot du discours de Zamarelli ; seulement, au dernier mot, il souleva un peu sa tête appesantie, en disant :

— Et où sont-elles ?

— Elles ont été changer de toilette, afin de nous paraître au matin belles et rajeunies, répondit Antonio ; veux-tu que je te cède ma place tout-à-l’heure auprès de la Torquata ? Elle était venue ici sur ta demande, mais comme, au lieu de lui parler, tu as dormi toute la nuit…

— Peu m’importe, tu as bien fait ! répondit Sténio, insensible en apparence à tous ces sarcasmes ; d’ailleurs je ne me soucie plus que de la maîtresse de Marino. Zinzolina, faites-la venir ici.

— Si tu avais fait une pareille demande avant minuit, dit Marino, j’aurais pu te faire avaler les morceaux de ton verre ; mais il est six heures, et ma maîtresse a passé tout ce temps ici. Prends-la donc maintenant si elle veut.

Zinzolina se pencha vers l’oreille de Sténio.

— La princesse Claudia, qui est malade d’amour pour toi, Sténio, sera ici dans une demi-heure. Elle entrera sans être vue dans le pavillon du jardin. Je t’ai entendu hier louer sa pudeur et sa beauté. Je savais son secret, j’ai voulu qu’elle fût heureuse et que Sténio fût le rival des rois.

— Bonne Zinzolina ! dit Sténio avec affection. — Puis reprenant son indolence : — Il est vrai que je l’ai trouvée belle, mais c’était hier… et puis il ne faut pas posséder ce qu’on admire, parce qu’on le souillerait et qu’on n’aurait plus rien à désirer.

— Vous pouvez aimer Claudia comme vous l’entendrez, reprit Zinzolina, vous mettre à genoux, baiser sa main, la comparer aux anges, et vous retirer l’ame remplie de cet amour idéal qui convenait jadis à la mélancolie de vos pensées.

— Non, ne me parlez plus d’elle, répondit Sténio avec impatience ; faites-lui dire que je suis malade ou mort. Je sens que, dans la disposition où je suis, elle me déplairait, et je lui dirais qu’elle est bien effrontée d’oublier ainsi son rang et son honneur pour se livrer à un bachelier libertin. Page, prends ma bourse et va me chercher la Bohémienne qui chantait hier matin sous ma fenêtre.

— Elle chante fort bien, répondit le page dans un calme respectueux, mais votre seigneurie ne l’a pas vue…

— Et que t’importe ! dit Sténio en colère.

— C’est, votre excellence, qu’elle est affreuse, dit le page.

— Tant mieux, répondit Sténio.

— Noire comme la nuit, dit le page.

— En ce cas, je la veux tout de suite ; obéis, ou je te jette par la fenêtre.

Le page obéit ; mais à peine fut-il à la porte que Sténio le rappela.

— Non, je ne veux pas de femmes, dit-il ; je veux de l’air, je veux du jour. Pourquoi sommes-nous enfermés ainsi dans les ténèbres quand le soleil monte dans les cieux ? Cela ressemble à une malédiction.

— Êtes-vous encore endormi que vous ne voyez pas l’éclat des bougies ? dit Antonio.

— Qu’on les éloigne et qu’on ouvre les persiennes, dit Sténio, dont le visage pâlissait. Pourquoi nous priver de l’air pur, du chant des oiseaux qui s’éveillent, du parfum des fleurs qui s’entr’ouvrent ? Quel crime avons-nous commis pour perdre en plein jour la vue du ciel ?

— Voici le poëte qui reparaît, dit Marino en levant les épaules. Ne savez-vous pas qu’on ne peut boire à la lumière du jour, à moins d’être un Allemand ou un cuistre ? Un repas sans bougies est comme un bal sans femmes. Et d’ailleurs un convive qui sait vivre doit ignorer le cours des heures et ne pas s’inquiéter s’il fait jour ou nuit dans la rue, si les bourgeois se couchent ou si les cardinaux s’éveillent.

— Zinzolina, dit Sténio d’un ton d’insulte et de mépris, l’air qu’on respire ici est infect. Ce vin, ces viandes, ces liqueurs fumantes, tout cela ressemble à une taverne flamande. Donnez-moi de l’air, ou je renverse vos flambeaux, ou je brise les glaces de vos croisées.

— C’est vous qui sortirez d’ici et qui allez prendre l’air dehors, s’écrièrent les convives en se levant avec indignation.

— Eh ! ne voyez-vous pas qu’il en est incapable ! dit la Zinzolina, en courant à Sténio qui tombait évanoui sur le sofa.

Trenmor l’aida à le secourir, les autres se rassirent.

— Quelle pitié, se disaient-ils, de voir la Zinzolina, la plus folle des filles, éprise de ce poëte phthisique, et prendre au sérieux toutes ses affectations !

— Reviens à toi, mon enfant, disait Pulchérie, respire ces essences, penche-toi sur la croisée, ne sens-tu pas l’air qui arrive à ton front et qui agite tes cheveux ?

— Je sens tes mains qui m’échauffent et m’irritent, répondit Sténio, ôte-les de mon visage. Retire-toi, tu sens le musc, tu sens par trop la courtisane. Fais-moi donner du rhum, je me sens en disposition de m’enivrer.

— Sténio, vous êtes fou et cruel, reprit la Zinzolina avec une grande douceur. Voici un de vos meilleurs amis, qui depuis une heure est près de vous, ne le reconnaissez-vous pas ?

— Mon excellent ami, dit Sténio, daignez donc vous baisser, car vous me semblez si grand qu’il faudra que je me lève pour vous voir, et il n’est pas sûr que votre visage en vaille la peine.

— Laquelle avez-vous perdue, dit Trenmor, sans se courber, de la vue ou de la mémoire ?

Sténio fit un geste de surprise en reconnaissant cette voix, et se retournant brusquement :

— Ce n’est donc pas un rêve, cette fois ? dit-il. Comment puis-je distinguer la réalité de l’illusion quand ma vie se passe à dormir ou à divaguer ? Tout-à-l’heure, je rêvais que vous étiez ici, que vous chantiez les vers les plus bouffons, les plus graveleux… Cela m’étonnait, mais après tout, n’ai-je pas étonné de même ceux qui m’ont connu jadis ? Et puis il m’a semblé que je m’éveillais, que je me querellais et que vous étiez encore là. Du moins, je croyais voir votre ombre flotter sur la muraille, et je ne savais plus si j’étais endormi ou éveillé. À présent, dites-moi, êtes-vous bien Trenmor, ou êtes-vous comme moi une ombre vaine, un songe effacé, le fantôme et le nom de ce qui fut un homme ?

— Du moins, je ne suis pas le fantôme d’un ami, répondit Trenmor, et si je n’hésite point à vous reconnaître je ne mérite pas d’être méconnu de vous.

Sténio essaya de lui serrer la main et de lui sourire tristement ; mais ses traits avaient perdu leur mobilité naïve, et jusque dans l’expression de sa reconnaissance il y avait désormais quelque chose de hautain et de préoccupé. Ses yeux, dépourvus de cils, n’avaient plus cette lenteur voilée qui sied si bien à la jeunesse. Son regard vous arrivait droit au visage, brusque, fixe et presque arrogant. Puis le jeune homme, craignant de s’abandonner au souvenir des anciens jours, se leva, entraîna Trenmor vers la table, et avec un singulier mélange de honte intérieure et de vanité audacieuse il le défia de boire autant que lui.

— Eh quoi ! dit la Zinzolina d’un ton de reproche, vous allez encore hâter le terme de votre vie ? Tout-à-l’heure vous étiez mourant, et vous allez dévorer ce qui vous reste de jeunesse et de force avec ces boissons embrasées. Ô Sténio ! partez, partez avec Trenmor ! Ne rendez pas votre guérison impossible…

— Partir avec Trenmor ! dit Sténio ; et où irais-je avec lui ? Pouvons-nous habiter les mêmes lieux ? Ne suis-je pas banni de la montagne d’Horeb, où Dieu se révèle ? N’ai-je pas quarante ans à passer dans le désert pour que mes neveux voient un jour la terre de Chanaan.

Sténio serra son verre d’une main convulsive. Un voile noir sembla s’abaisser sur sa figure. Puis elle s’anima soudain de cette rougeur fébrile qui se répand en nuances inégales sur les visages altérés par la débauche et qui diffère essentiellement de la coloration fine et bien mêlée de la jeunesse.

— Non, non, dit-il, je ne partirai pas sans que Trenmor ait refait connaissance avec son ami. Si le jeune homme confiant et crédule n’existe plus, il faut qu’il voie au moins le buveur intrépide, le voluptueux élégant qui est sorti des cendres de Sténio. Zinzolina, faites remplir toutes les coupes. Je bois aux mânes de Don Juan, mon patron ; je bois à la jeunesse de Trenmor. — Mais non, ce n’est pas assez, qu’on remplisse ma coupe d’épices dévorantes, qu’on y verse le poivre qui altère, le girofle qui fait aimer, le gingembre qui ronge les entrailles, la canelle qui précipite la circulation du sang. Allons, page effronté, prépare-moi ce mélange détestable pour qu’il me brûle la langue et m’exalte le cerveau. J’en boirai, dût-on me tenir de force pour me le faire avaler, car je veux devenir fou et me sentir jeune, ne fût-ce qu’une heure, et mourir après. Vous verrez, Trenmor, comme je suis beau dans l’ivresse, comme la divine poésie descend en moi, comme le feu du ciel embrase ma pensée alors que le feu de la fièvre circule dans mes veines. Allons, le vase fumant est sur la table ; à vous tous, débiles buveurs, pâles débauchés, je porte ce défi ! Vous m’avez raillé, voyons maintenant lequel de vous osera me tenir tête ?

— Qui donc nous délivrera de ce fanfaron sans moustache ? dit Antonio à Zamarelli. N’avons-nous point assez supporté l’insolence de ses manières ?

— Laissez-le faire, répondit Zamarelli, il travaille lui-même à nous débarrasser bientôt de sa personne.

Un instant après avoir avalé le vin épicé, Sténio fut saisi d’atroces douleurs ; des marbrures d’un rouge ardent se dessinèrent sur sa peau flétrie. La sueur coula de son front et ses yeux prirent un éclat presque féroce.

— Tu souffres, Sténio ! lui cria Marino avec l’expression du triomphe.

— Non, répondit Sténio.

— En ce cas, chante-nous quelques-unes de tes rimes avinées.

— Sténio, vous ne pouvez pas chanter, dit Pulchérie, n’essayez pas.

— Je chanterai, dit Sténio ; ai-je donc perdu la voix ? Ne suis-je plus celui que vous applaudissiez avec enthousiasme et dont les accens vous jetaient dans une ivresse plus douce que celle du vin ?

— Il est vrai, dirent les buveurs ; chante, Sténio, chante !

Et ils se serrèrent autour de la table, car nul d’entre eux ne pouvait contester à Sténio le don de l’inspiration, et tous se sentaient entraînés et dominés par lui lorsqu’il retrouvait une lueur de poésie au sein de l’énervement où l’avait jeté le désordre.

Il chanta ainsi d’une voix altérée, mais vibrante et accentuée, dans la plus douce langue de l’univers.


INNO EBBRIOSO.


Que le chypre embrasé circule dans mes veines !
Effaçons de mon cœur les espérances vaines,
            Et jusqu’au souvenir
Des jours évanouis, dont l’importune image,
Comme au fond d’un lac pur un ténébreux nuage,
            Troublerait l’avenir !

Oublions, oublions ! la suprême sagesse,
Est d’ignorer les jours épargnés par l’ivresse,
            Et de ne pas savoir
Si la veille était sobre, ou si de nos années
Les plus belles déjà disparaissent, fanées
            Avant l’heure du soir.


— Ta voix s’affaiblit, Sténio, cria Marino du bout de la table. Tu sembles chercher tes vers et les tirer avec effort du fond de ton cerveau. Je me souviens du temps où tu improvisais douze strophes sans nous faire languir. Mais tu baisses, Sténio. Ta maîtresse et ta muse sont également lasses de toi.

Sténio ne lui répondit que par un regard de mépris : puis, frappant sur la table, il reprit d’une voix plus assurée :


Qu’on m’apporte un flacon, que ma coupe remplie
Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie
            De ce flot radieux,
S’altère, se dessèche et redemande encore
Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore,
            Et qui m’égale aux Dieux !

Sur mes yeux éblouis qu’un voile épais descende,
Que ce flambeau confus pâlisse ! et que j’entende,
            Au milieu de la nuit,
Le choc retentissant de vos coupes heurtées,
Comme sur l’Océan les vagues agitées
            Par le vent qui s’enfuit !


Si mon regard se lève au milieu de l’orgie,
Si ma lèvre tremblante et d’écume rougie
            Va cherchant un baiser,
Que mes désirs ardens sur les épaules nues
De ces femmes d’amour, pour mes plaisirs venues,
            Ne puissent s’appaiser.

Qu’en mon sang appauvri leurs caresses lascives
Rallument aujourd’hui les ardeurs convulsives
            D’un prêtre de vingt ans,
Que les fleurs de leurs fronts soient par mes mains semées.
Que j’enlace à mes doigts les tresses parfumées
            De leurs cheveux flottans.

Que ma dent furieuse à leur chair palpitante
Arrache un cri d’effroi ; que leur voix haletante
            Me demande merci.
Qu’en un dernier effort nos soupirs se confondent,
Par un dernier défi que nos cris se répondent,
            Et que je meure ainsi !


— Sténio, tu pâlis ! s’écria Marino ; c’est assez chanter, ou tu rendras le dernier soupir à la dernière strophe.

— C’est assez m’interrompre, s’écria Sténio avec colère, ou je t’enfonce ton verre dans la gorge.

Puis, il essuya la sueur qui coulait de son front, et d’une voix mâle et pleine qui contrastait avec ses traits exténués et la pâleur bleuâtre qui se répandait sur son visage enflammé, il reprit en se levant :


Ou si Dieu me refuse une mort fortunée,
De gloire et de bonheur à la fois couronnée,
            Si je sens mes désirs,
D’une rage impuissante immortelle agonie,
Comme un pâle reflet d’une flamme ternie,
            Survivre à mes plaisirs,

De mon maître jaloux, insultant le caprice,
Que ce vin généreux abrège le supplice
            Du corps qui s’engourdit ;
Dans un baiser d’adieu que nos lèvres s’étreignent,
Qu’en un sommeil glacé tous mes désirs s’éteignent,
            Et que Dieu soit maudit.


En achevant cette phrase, Sténio devint livide, sa main chancela et laissa tomber la coupe qu’il portait à ses lèvres. Il essaya de jeter un regard de triomphe sur ses compagnons étonnés de son courage et ravis des mâles accords qu’il avait su tirer encore de sa poitrine épuisée. Mais le corps ne put résister à ce combat forcené avec la volonté. Il s’affaissa, et Sténio, saisi d’une prostration nouvelle, tomba par terre sans connaissance, sa tête frappa contre la chaise de Pulchérie, dont la robe fut rougie de son sang. Aux cris de la Zinzolina, les autres courtisanes accoururent. En les voyant revenir éblouissantes de parure et de beauté, personne ne songea plus à Sténio. Pulchérie, aidée de son page et de Trenmor, transporta Sténio sous les ombrages du jardin, près d’une fontaine qui jaillissait dans le plus beau marbre de Carrare.

— Laissez-moi seul avec lui, dit Trenmor à la courtisane ; c’est à moi qu’il appartient désormais.

La Zinzolina, bonne et insouciante créature, déposa un baiser sur les lèvres froides de Sténio, le recommanda à Dieu et à Trenmor, soupira profondément en s’éloignant, et retourna au banquet où la joie régnait désormais plus vive et plus bruyante.

— Une autre fois, dit Marino à Zinzolina, en lui rendant sa coupe, tu ne prêteras plus, j’espère, cette belle coupe à ton ivrogne de Sténio. C’est une œuvre de Cellini, elle a failli être gâtée dans sa chute.




VIII

CLAUDIA.



Lorsque Sténio reprit connaissance, il reçut avec dédain les soins empressés de son ami.

— Pourquoi sommes-nous seuls ici ? lui dit-il. Pourquoi nous a-t-on mis dehors comme des lépreux ?

— Vous ne devez plus retourner parmi les compagnons de l’orgie, lui dit Trenmor, car ceux-là même vous méprisent et vous rejettent. Vous avez tout perdu, tout gâté ; vous avez abandonné Dieu, vous avez usé et mené à bout toutes les choses humaines. Il ne vous reste plus que l’amitié dans le sein de laquelle un refuge vous est toujours ouvert.

— Et que fera pour moi l’amitié ? dit Sténio avec amertume ; n’est-ce pas elle qui, la première, s’est lassée de moi et s’est déclarée impuissante pour mon bonheur ?

— C’est vous qui l’avez repoussée ; c’est vous qui avez méconnu et renié ses bienfaits. Malheureux enfant ! revenez à nous, revenez à vous-même. Lélia vous rappelle ; si vous abjurez vos erreurs, Lélia les oubliera…

— Laissez-moi, dit Sténio avec colère, ne prononcez jamais devant moi le nom de cette femme. C’est son influence maudite qui a corrompu ma confiante jeunesse ; c’est son infernale ironie qui m’a ouvert les yeux et m’a montré la vie dans sa nudité, dans sa laideur. Ne me parlez pas de cette Lélia ; je ne la connais plus, j’ai oublié ses traits. Je sais à peine si je l’ai aimée jadis. Cent ans se sont écoulés depuis que je l’ai quittée. Si je la voyais maintenant, je rirais de pitié en songeant que j’ai possédé cent femmes plus belles, plus jeunes, plus naïves, plus ardentes, et qui m’ont rassasié de plaisir. Pourquoi irais-je désormais plier le genou devant cette idole aux flancs de marbre ? Quand j’aurais le regard embrasé de Pygmalion et le bon vouloir des dieux pour l’animer, qu’en ferais-je ? Que me donnerait-elle de plus que les autres ? — Il fut un temps où je croyais à des joies infinies, à des ravissemens célestes. C’est dans ses bras que je rêvais la béatitude suprême, l’extase des anges aux pieds du Très-Saint. Mais aujourd’hui, je ne crois plus ni aux cieux, ni aux anges, ni à Dieu, ni à Lélia. Je connais les joies humaines ; je ne peux plus m’en exagérer la valeur. C’est Lélia elle-même qui a pris soin de m’éclairer. J’en sais assez désormais ; j’en sais plus qu’elle peut-être ! Qu’elle ne me rappelle donc pas, car je lui rendrais tout le mal qu’elle m’a fait, et je serais trop vengé !

— Ton amertume me rassure, ta colère me plaît, dit Trenmor. Je craignais de te retrouver insensible au souvenir du passé. Je vois qu’il t’irrite profondément et que la résistance de Lélia est restée dans ta mémoire comme une incurable blessure. Dieu soit béni ! Sténio n’a perdu que la santé physique ; son ame est encore pleine d’énergie et d’avenir.

— Philosophe superbe, railleur stoïque, s’écria Sténio avec fureur, êtes-vous venu ici pour insulter à mon agonie, ou prenez-vous un plaisir imbécile à déployer votre calme impassible devant mes tourmens ? Retournez d’où vous venez, et laissez-moi mourir au sein du bruit et de l’ivresse. Ne venez pas mépriser les derniers efforts d’une ame flétrie peut-être par ses égaremens, mais non pas avilie par la compassion d’autrui.

Trenmor baissa la tête et garda le silence. Il cherchait des mots qui pussent adoucir l’aigreur de cette fierté sauvage, et son cœur était abreuvé de tristesse. Son austère visage perdit sa sérénité habituelle et des larmes vinrent mouiller ses paupières.

Sténio s’en aperçut, et, malgré lui, se sentit ému. Leurs regards se rencontrèrent ; ceux de Trenmor exprimaient tant de douleur que Sténio vaincu s’abandonna à un sentiment de pitié envers lui-même. La raillerie et l’indifférence au sein desquelles il vivait depuis long-temps l’avaient habitué à rougir de ses souffrances. Quand il sentit l’amitié amollir son cœur, il fut comme surpris et subjugué un instant, et se jeta dans les bras de Trenmor avec effusion. Mais bientôt il eut honte de ce mouvement, et se levant tout-à-coup il aperçut une femme, enveloppée d’une longue mante vénitienne, qui s’enfonçait dans l’ombre des berceaux. C’était la princesse Claudia, suivie de sa gouvernante affidée, qui se dirigeait vers un des pavillons du jardin.

— Décidément, dit Sténio en rajustant le col de sa chemise de batiste et en l’attachant avec son agrafe de diamant, je ne puis pas laisser cette pauvre enfant languir pour moi sans prendre pitié d’elle. La Zinzolina a probablement oublié qu’elle devait venir. Il y va de mon honneur d’être le premier au rendez-vous.

En même temps Sténio tourna la tête vers le côté où marchait Claudia. Un instant, ses narines se dilatèrent comme celles du muffoli, lorsqu’il saisit dans l’air les suaves parfums de la biche des montagnes. Un éclair de jeunesse brilla sur son front dévasté. Sa poitrine sembla se gonfler de désirs. Il retira sa main de la main de son ami et se mit à courir légèrement vers le pavillon pour y devancer Claudia ; mais, au bout de quelques pas, il se ralentit et gagna le but avec effort et nonchalance.

Il arriva en même temps qu’elle à l’entrée du casino, et, tout haletant de fatigue, il s’appuya contre la rampe du perron. La jeune duchesse, rouge de honte et palpitante de joie, crut que le poëte, objet de son amour, était saisi d’émotion et de trouble comme elle. Mais Sténio, un peu ravivé par l’éclat de ses yeux noirs, lui offrit la main pour monter avec l’assurance d’un héraut d’armes et la grâce obséquieuse d’un chambellan.

Lorsqu’ils furent seuls et qu’elle se fut assise tremblante et le visage en feu, Sténio la contempla quelque temps en silence. La princesse Claudia était à peine sortie de l’enfance ; sa taille, déjà formée, n’avait pas encore acquis tout son développement ; la longueur excessive de ses paupières noires, le ton bilieux de sa peau prématurément lisse et satinée, de légères teintes bleues répandues autour de ses yeux avides et languissans, son attitude maladive et baissée, tout annonçait en elle une puberté précoce, une imagination dévorante. Malgré ces indices d’une constitution fougueuse et d’un avenir plein d’orages, Claudia devait à son extrême jeunesse d’être encore revêtue de tout le charme de la pudeur. Ses agitations se trahissaient et ne se révélaient pas. Sa bouche frémissante semblait appeler le baiser ; mais ses yeux étaient humides de larmes ; sa voix mal assurée semblait demander grâce et protection ; le désir et l’effroi bouleversaient tout cet être fragile, toute cette virginité brûlante et timide.

Sténio, saisi d’admiration, s’étonna d’abord intérieurement d’avoir à sa disposition un si riche trésor. C’était la première fois qu’il voyait la princesse d’aussi près et qu’il lui accordait autant d’attention. Elle était beaucoup plus belle et plus désirable qu’il ne se l’était imaginé. Mais ses sens éteints et blasés ne donnaient plus le change à son esprit désormais sceptique et froid. Dans un seul coup-d’œil, il examina et posséda Claudia tout entière, depuis sa riche chevelure enfermée dans une résille de perles, jusqu’à son petit pied serré dans le satin. Dans une pensée, il prévit et contempla toute sa vie future, depuis cette première folie qui l’amenait dans les bras d’un pauvre poëte, jusqu’aux hideuses galanteries d’une vieillesse princière et débauchée. Attristé, effrayé, dégoûté surtout, Sténio la regardait d’un air étrange et sans lui parler. Lorsqu’il s’aperçut de la situation ridicule où le plaçait sa préoccupation, il essaya de s’approcher d’elle et de lui adresser la parole. Mais il ne put jamais feindre l’amour qu’il n’éprouvait pas, et il lui dit d’un ton de curiosité presque sévère en lui prenant la main d’une façon toute paternelle :

— Quel âge avez-vous donc ?

— Quatorze ans, répondit la jeune princesse éperdue et presque égarée de surprise, de chagrin, de colère et de peur.

— Eh bien ! mon enfant, dit Sténio, allez dire à votre confesseur qu’il vous donne l’absolution pour être venue ici, et remerciez bien Dieu surtout de vous avoir envoyée un an, c’est-à-dire un siècle trop tard dans la destinée de Sténio.

Comme il achevait cette phrase, la gouvernante de la princesse, qui était restée dans l’embrâsure d’une croisée pour observer la conduite des deux amans, s’élança vers eux, et recevant dans ses bras la pauvre Claudia toute en pleurs, elle interpella Sténio avec indignation.

— Insolent ! lui dit-elle, est-ce ainsi que vous reconnaissez la grâce que vous accorde votre illustre souveraine, en descendant jusqu’à vous honorer de ses regards ? À genoux, vassal, à genoux ! Si votre ame brutale n’est pas touchée de la plus excellente beauté de l’univers, que votre audace ploie du moins devant le respect que vous devez à la fille des Bambuccj.

— Si la fille des Bambuccj a daigné descendre jusqu’à moi, répondit Sténio, elle a dû se résigner d’avance à être traitée par moi comme mon égale. Si elle s’en repent à cette heure, tant mieux pour elle. C’est d’ailleurs le seul châtiment qu’elle recevra de son imprudence ; mais elle pourra se vanter d’être protégée par la vierge qui l’a conduite ici le lendemain et non la veille d’une orgie. Écoutez, vous deux, femmes, écoutez la voix d’un homme que les approches de la mort rendent sage et désintéressé. Écoutez, vous, vieille duègne à l’ame sordide, aux voies infâmes, et vous, jeune fille aux passions précoces, à la beauté fatale et dangereuse, écoutez. Vous, d’abord, courtisane titrée, marquise dont le cœur recèle autant de vices que le visage montre de rides, vous pouvez rendre grâce à l’insouciance qui effacera de la mémoire de Sténio le souvenir de cette aventure avant qu’une heure se soit écoulée ; sans cela, vous seriez démasquée aux yeux de cette cour et chassée, comme vous le méritez, d’une famille dont vous voulez flétrir le frêle rejeton. Sortez d’ici, vice et cupidité, courtisanerie, servilité, trahison, lèpre des nations, lie et opprobre de la race humaine. — Et toi, ma pauvre enfant, ajouta-t-il en arrachant Claudia des bras de sa gouvernante et en l’attirant au grand jour, toute vermeille et toute désolée qu’elle était ; écoute bien, et si un jour, emportée au gré du destin et des passions, tu viens à jeter avec effroi un regard en arrière sur tes belles années perdues, sur ta pureté ternie, souviens-toi de Sténio, et arrête-toi au bord de l’abîme. — Regarde-moi, Claudia, regarde en face, sans crainte et sans trouble, cet homme dont tu te crois éprise et que tu n’as sans doute jamais regardé. À ton âge, le cœur s’agite et s’impatiente. Il appelle un cœur qui lui réponde, il se hasarde, il se confie, il se livre. Mais malheur à ceux qui abusent de l’ignorance et de la candeur ! Pour toi, Claudia, tu as entendu chanter les poésies d’un homme que tu as cru jeune, beau, passionné. Regarde-le donc, pauvre Claudia, et vois quel fantôme tu as aimé ; vois sa tête chauve, ses mains décharnées, ses yeux éteints, ses lèvres flétries. Mets ta main sur ce cœur épuisé, compte les pulsations lentes et moribondes de ce vieillard de vingt ans. Regarde ces cheveux qui grisonnent autour d’un visage où le duvet viril n’a pas encore poussé ; et dis-moi, est-ce là le Sténio que tu avais rêvé, est-ce le poëte religieux, est-ce le sylphe embrasé que tu as cru voir passer dans tes visions célestes, lorsque tu chantais ses hymnes sur ta harpe au coucher du soleil ? Si tu avais jeté alors un coup-d’œil vers les marches de ton palais, tu aurais pu voir le pâle spectre qui te parle maintenant, assis sur un des lions de marbre qui gardent ta porte. Tu l’aurais vu, comme aujourd’hui, flétri, exténué, indifférent à ta beauté d’ange, à ta voix mélodieuse, curieux seulement d’entendre comment une princesse de quinze ans phrasait les mélodies inspirées par l’ivresse, écrites dans la débauche. Mais tu ne le voyais pas, Claudia ; heureusement pour toi, tes yeux le cherchaient dans le ciel où il n’était pas. Ta foi lui prêtait des ailes lorsqu’il rampait sous tes pieds, parmi les lazzaroni qui dorment au seuil de ta villa. — Eh bien ! jeune fille, il en sera ainsi de toutes tes illusions, de tous tes amours. Retiens le souvenir de cette déception, si tu veux conserver ta jeunesse, ta beauté et la puissance de ton ame ; ou bien, si tu peux encore, après ceci, espérer et croire, ne te hâte pas de réaliser ton impatience, conserve et réfrène le désir dans ton ame ardente, prolonge de tout ton pouvoir cet aveuglement de l’espoir, cette enfance du cœur qui n’a qu’un jour et qui ne revient plus. Gouverne sagement, garde avec vigilance, dépense avec parcimonie le trésor de tes illusions ; car le jour où tu voudras obéir à la fougue de ta pensée, à la souffrance inquiète de tes sens, tu verras ton idole d’or et de diamant se changer en argile grossière ; tu ne presseras plus dans tes bras qu’un fantôme sans chaleur et sans vie. Tu poursuivras en vain le rêve de ta jeunesse ; dans ta course haletante et funeste, tu n’atteindras jamais qu’une ombre, et tu tomberas bientôt épuisée, seule au milieu de la foule de tes remords, affamée au sein de la satiété, décrépite et morte comme Sténio, sans avoir vécu tout un jour.

Après avoir parlé ainsi, il sortit du casino et s’apprêta à rejoindre Trenmor. Mais celui-ci lui frappa sur l’épaule comme il atteignait le bas du perron. Il avait tout vu, tout entendu, par la fenêtre entr’ouverte.

— Sténio, lui dit-il, les larmes que je répandais tout à l’heure étaient une insulte, ma douleur était un blasphême. Vous êtes malheureux et désolé, mais vous êtes, mon fils, plus grand que Lélia, plus expérimenté que Trenmor, plus pur que les saints à qui Dieu ouvre ses bras avec amour.

— Trenmor, dit Sténio avec un dédain profond et un rire amer, je vois bien que vous êtes fou ; ne voyez-vous pas que toute cette moralité dont je viens de faire étalage n’est que la misérable comédie d’un vieux soldat tombé en enfance, qui construit des forteresses avec des grains de sable et se croit retranché contre des ennemis imaginaires ? Ne comprenez-vous pas que j’aime la vertu, comme les vieillards libertins aiment les jeunes vierges, et que je vante les attraits dont j’ai perdu la jouissance ? Croyez-vous, homme puéril, rêveur niaisement vertueux, que j’eusse respecté cette fille si l’abus du plaisir ne m’eût rendu impuissant ?

En achevant ces mots d’un ton amer et cynique, Sténio tomba dans une profonde rêverie, et Trenmor l’entraîna loin de la villa, sans qu’il parût s’inquiéter du lieu où on le conduisait.




IX

LES CAMALDULES.



Trenmor, qui aimait à voyager à pied, se procura néanmoins une voiture pour transporter Sténio qui n’aurait pas eu la force de marcher. Ils s’en allèrent à petites journées, contemplant à loisir les lieux magnifiques qu’ils traversaient. Sténio était taciturne et paisible. Il ne demanda pas une seule fois quel était le terme et le but de ce voyage. Il se laissait emmener avec l’apathie d’un prisonnier de guerre, et son indifférence pour l’avenir semblait lui rendre la jouissance du présent. Il regardait souvent avec admiration les beaux sites de ce pays enchanté, et priait Trenmor de faire arrêter les chevaux pour qu’il pût gravir une montagne, ou s’asseoir au bord d’un fleuve. Alors il retrouvait des lueurs d’enthousiasme, des élans de poésie, pour comprendre la nature et pour la célébrer.

Mais, malgré ces instans de réveil et de renaissance, Trenmor put observer dans son jeune ami les irréparables ravages de la débauche. Autrefois, sa pensée active et vigilante s’emparait de toutes choses et donnait la couleur, la forme et la vie à tous les objets extérieurs ; maintenant, Sténio végétait, à l’ordinaire, dans un voluptueux et funeste abrutissement. Il semblait dédaigner de faire emploi de son intelligence ; mais, en réalité, il n’était plus le maître de la gouverner. Souvent, il l’appelait en vain, elle n’obéissait plus. Il affectait alors de mépriser les facultés qu’il avait perdues, mais l’amertume de sa gaieté trahissait sa colère et sa douleur. Il gourmandait en secret sa mémoire rebelle ; il fustigeait son imagination paresseuse ; il enfonçait l’éperon au flanc de son génie insensible et fatigué, mais c’était en vain ; il retombait épuisé dans un chaos de rêves sans but et sans ordre. Ses idées passaient dans son cerveau, incohérentes, fantasques, insaisissables, comme ces étincelles imaginaires que l’œil croit voir danser dans les ténèbres, et qui se suivent et se multiplient pour s’effacer à jamais dans l’éternelle nuit du néant.

Un soir, au coucher du soleil, ils entrèrent dans une vallée couverte de riches forêts ; les plus belles eaux serpentaient en silence à l’ombre des myrtes et des figuiers. De vastes clairières, où paissaient des troupeaux demi-sauvages, entrecoupaient de lisières d’un vert tendre ces masses d’un ton vigoureux. Ce pays était riche et désert. On n’y voyait d’habitations que des chalets épars et presque cachés dans le feuillage. On y pouvait donc jouir à la fois de toutes les grâces, de tous les bienfaits de la nature féconde, et de toutes les grandeurs, de toute la poésie de la nature inculte.

À mi-côte de la colline que nos voyageurs descendaient pour entrer dans cette belle vallée, Trenmor fit mettre pied à terre à son compagnon, et tandis que la chaise et les chevaux les suivaient au pas et avec précaution sur un chemin rapide et dangereux, ils gagnèrent, en marchant, le sol fertile et doucement ondulé de la vallée.

Sténio se sentit un instant rajeuni et consolé par la vue de cette belle contrée.

— Heureux, s’écria-t-il à plusieurs reprises, les pasteurs insoucians et rudes qui dorment à l’ombre de ces bois silencieux, sans autre souci que le soin de leurs troupeaux, sans autre étude que le lever et le coucher des étoiles ! Plus heureux encore les poulains échevelés qui bondissent légèrement dans ces broussailles, et les chèvres farouches qui gravissent sans efforts les roches escarpées ! Heureuses toutes les créatures qui jouissent de la vie sans fatigue et sans excès !

Comme ils tournaient un des angles du chemin, Sténio aperçut dans la brume du soir, qui mangeait insensiblement tous les contours du paysage, une vaste ligne blanche sur le flanc de la montagne qui ceignait la vallée d’un cirque vaste et majestueux.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il à Trenmor. Est-ce une ligne d’architecture splendide, ou bien une muraille de craie, comme il s’en trouve dans ces rochers ? Est-ce une immense cascade, une carrière, ou un palais ?

— C’est un monastère, répondit Trenmor, c’est le couvent des Camaldules.

Sténio n’avait pas écouté la réponse ; il continua de marcher en sifflant.

La nuit vint. La route à peine tracée devint si sombre que le postillon ne put avancer davantage sans se heurter à tous les arbres. Un chalet lui donna l’hospitalité ; mais les deux voyageurs, trouvant l’heure trop peu avancée pour se livrer au repos, continuèrent à marcher et s’enfoncèrent au hasard dans les bois.

Trenmor connaissait parfaitement le pays ; mais il feignit de s’égarer. Craignant d’éveiller la répugnance de Sténio et de le rappeler au sentiment de sa liberté en le prévenant de son dessein, il affectait d’ignorer où ils passeraient la nuit.

Peu à peu ils se rapprochèrent des montagnes, et Trenmor, voyant Sténio fatigué, lui proposa de regagner, comme ils pourraient, le lieu où ils avaient laissé leur équipage.

— J’aimerais mieux mourir à l’instant que de recommencer le chemin que j’ai fait, répondit Sténio ; je suis accablé, je n’irai pas plus loin.

— Vous ne pouvez, reprit Trenmor, dormir sans danger sur cette herbe humide et dans la brume de ces eaux froides et stagnantes. Faites un effort pour gravir la base de la montagne. Voici un chemin doux et facile. Quand nous aurons atteint une certaine élévation, nous pourrons trouver dans quelque grotte un asile plus sain.

Sténio se laissa entraîner, et quand ils eurent franchi un taillis qui tapissait le pied de la montagne, ils virent, aux premières lueurs de la lune, s’élever devant eux la façade élégante et riche du couvent des Camaldules. Trenmor proposa d’y demander l’hospitalité. Un frère lai vint les recevoir, et, sans répondre un seul mot à leur requête, il les conduisit vers la salle destinée aux pélerins.

Sténio, accablé de lassitude, dormit si profondément qu’il perdit tout-à-fait le sentiment de sa situation, et le lendemain il se trouva debout et vêtu, sans avoir pu ressaisir le souvenir de la veille et se rendre compte du lieu où il se trouvait. Il ne songea même pas à appeler Trenmor ; il avait oublié et Trenmor et son propre départ de Villa-Bambuccj, et son voyage à travers des campagnes dont il n’avait pas demandé le nom. Il lui sembla qu’il venait de passer brusquement d’un séjour bruyant et populeux à une demeure déserte et silencieuse. Il sortit de sa chambre et jeta un regard d’étonnement paresseux et d’indécision insouciante sur les objets qui se présentèrent.

D’abord ce fut une longue galerie, dont la voûte de marbre blanc était soutenue par des colonnes corinthiennes d’un marbre rose veiné de bleu, séparées l’une de l’autre par un vase de malachite où l’aloës dressait ses grandes arêtes épineuses ; et puis d’immenses cours qui se succédaient dans une profondeur vraiment Piranésique et que remplissaient, comme des tapis étendus, de riches parterres bigarrés des plus belles fleurs. La rosée dont toutes ces plantes étaient fraîchement inondées semblait les revêtir encore d’une gaze d’argent. Au centre des ornemens symétriques que ces parterres dessinaient sur le sol, des fontaines, jaillissant dans des bassins de jaspe, élevaient leurs jets transparens dans l’air bleu du matin, et le premier rayon du soleil, qui commençait à dépasser le sommet de l’édifice, tombant sur cette pluie fine et bondissante, couronnait chaque jet d’une aigrette de diamans. De superbes faisans de Chine, qui se dérangeaient à peine sous les pieds de Sténio, promenaient parmi les fleurs leurs panaches de filagramme et leurs flancs de velours. Le paon étalait sur les gazons sa robe de pierreries, et le canard musqué, au poitrail d’émeraude, poursuivait, dans les bassins, les mouches d’or qui tracent sur la surface de l’eau des cercles insaisissables.

Au cri moqueur ou plaintif de ces oiseaux captifs, à leurs allures mélancoliques et fières, se mêlaient les mille voix joyeuses et bruyantes, les mille familiarités curieuses des libres oiseaux du ciel. Le tarin, espiègle et confiant, venait se poser au front immobile des statues. Le moineau insolent et peureux allait dérober la pâture aux oiseaux domestiques et s’envolait épouvanté au moindre gloussement des couveuses ; le chardonneret s’en prenait aux aigrettes des fleurs que le vent lui disputait. Les insectes s’éveillaient aussi et commençaient à bruire sous l’herbe échauffée et fumante aux premiers feux du jour. Les plus beaux papillons de la vallée arrivaient par troupes pour s’abreuver du suc de ces belles plantes exotiques, dont la saveur les enivrait tellement qu’ils se laissaient prendre à la main. Toutes les voix de l’air, tous les parfums du matin montaient au ciel comme un pur encens, comme un naïf cantique, pour remercier Dieu des bienfaits de la création et du travail de l’homme.

Mais parmi toutes ces existences animales et végétales, parmi ces œuvres de l’art et ces splendeurs de la richesse, l’homme seul manquait. Le râteau s’était récemment promené sur le sable de toutes les allées, comme pour effacer le souvenir des pas humains. Sténio eut une sorte de frayeur superstitieuse en y imprimant les siens. Il lui sembla qu’il allait détruire l’harmonie de cette scène magique et faire tomber sur lui les murailles enchantées de son rêve.

Car, dans la confusion de ses idées de poëte et de ses aberrations de malade, il ne voulait point croire à la réalité des choses qu’il voyait. En apercevant au loin, derrière les colonnades transparentes du cloître, les profondeurs désertes de la vallée, il s’imagina volontiers qu’au sein des bois il s’était endormi sous l’arbre favori d’une fée, et qu’à son réveil la coquette reine des prestiges l’avait environné des merveilles impalpables de son palais, pour le rendre amoureux ou fou.

Comme il se laissait mollement aller à cette fantaisie, enivré des suaves odeurs du jasmin et du datura, content d’être seul dans ces beaux lieux et s’y croyant presque roi ou dieu, il se rapprocha d’une haute et longue croisée, dont le vitrage colorié, étincelant au soleil, ressemblait au rideau de soie nuancé d’un harem. Il s’était assis sur les marges d’un bassin rempli de poissons, et s’amusait à suivre, au travers de l’eau limpide, la truite qui porte une souple armure d’argent parsemée de rubis, et la tanche revêtue d’un or pâle nuancé de vert. Il admirait la mollesse de leurs jeux, l’éclat de leurs yeux métalliques, l’agilité inconcevable de leur fuite peureuse lorsqu’il dessinait son ombre mobile sur les eaux. Tout-à-coup, des chants, tels que les saints doivent les faire entendre au pied du trône de Jehovah, partirent du fond de l’édifice mystérieux, et se mêlant aux vibrations de l’orgue et à la grande voix du buccin, remplir toute l’enceinte du monastère. Tout sembla faire silence pour écouter, et Sténio, frappé d’admiration, s’agenouilla instinctivement comme au jour de son enfance.

Des voix d’hommes, graves et pleines, montaient vers Dieu comme une prière fervente et pleine d’espoir ; et des voix d’enfans, pénétrantes et argentines, répondaient à celles-ci comme les promesses lointaines du ciel exprimées par l’organe pur des anges.

Les moines disaient :

« Ange du Seigneur, étends sur nous tes ailes protectrices. Abrite-nous de ta bonté vigilante et de ta consolante pitié. Dieu t’a fait indulgent et doux entre toutes les Vertus, entre toutes les Puissances du ciel ; car il t’a destiné à secourir, à consoler les hommes, à recueillir dans un vase sans souillure les larmes qui sont versées au pied du Christ, et à les présenter en expiation devant ta justice éternelle, ô Très-Saint ! »

Et les enfans répondaient du haut de la nef sonore :

« Espérez dans le Seigneur, ô vous qui travaillez dans les larmes, car l’ange gardien étend ses grandes ailes d’or entre la faiblesse de l’homme et la colère du Seigneur. Louez Dieu. »

Puis, les moines reprirent :

« Ô le plus jeune et le plus pur des anges, c’est toi que Dieu créa le dernier, car il te créa après l’homme, et le mit dans le Paradis pour être son compagnon et son ami. Mais la femme vint et fut plus puissante que toi sur l’esprit de l’homme. L’ange de la colère descendit vers eux pour punir ; toi, tu les suivis dans l’exil et tu pris soin des enfans qu’Ève mit au jour, ô Très-Saint ! »

Les enfans répondirent encore :

« Remerciez à genoux, vous tous qui aimez Dieu, remerciez l’ange gardien, car de son aile puissante, il monte et redescend incessamment de la terre aux cieux, des cieux à la terre, pour porter d’en bas les prières, pour rapporter d’en haut les bienfaits. Louez Dieu. »

La voix mâle d’un jeune frère récita ce couplet :

« C’est toi qui d’une chaude haleine réchauffes, au matin, les plantes engourdies par le froid ; c’est toi qui couvres de ta robe virginale les moissons de l’homme menacées de la grêle ; c’est toi qui d’une main protectrice soutiens la cabane du pêcheur ébranlée par les vents de la mer ; c’est toi qui éveilles les mères endormies, et les appelant d’une voix douce, au milieu des rêves de la nuit, les avertis de donner le sein aux enfans nouveaux nés ; c’est toi qui gardes la pudeur des vierges et poses à leur chevet le rameau d’oranger, invisible talisman qui détourne les mauvais pensers et les songes impurs ; c’est toi qui t’assieds au soleil du midi, dans le sillon où dort l’enfant du moissonneur, et qui détournes de leur chemin la couleuvre et le scorpion prêts à ramper sur son berceau ; c’est toi qui ouvres les feuillets du missel quand nous cherchons dans le texte sacré un remède à nos maux ; c’est toi qui nous fais rencontrer alors le verset qui convient à notre misère, et qui mets sous nos yeux les lignes saintes qui repoussent la tentation. »

« Invoquez l’ange gardien, dirent les voix enfantines car c’est le plus puissant parmi les anges du Seigneur. Le Seigneur, quand il l’envoya sur la terre, lui promit que chaque fois qu’il remonterait vers lui, il lui accorderait la grâce d’un pécheur. Louez Dieu. »

« Invoquons l’ange gardien, reprit une voix plus tremblante que les autres et que Sténio crut ne pas entendre pour la première fois ; demandons-lui d’effacer de nos cœurs la mémoire des choses passées. Prions-le d’étendre un crêpe de deuil, un voile impénétrable sur les séductions d’un monde fallacieux, sur les attraits des idoles menteuses. Prions-le d’allumer en nous le feu des saints désirs et d’éteindre l’ardeur cuisante des désirs coupables. Qu’il donne au front de nos madones un aspect plus sévère ; au marbre de leurs pieds un froid plus sensible, afin qu’en regardant ces traits augustes, en baisant ces pieds sans tache, nous n’ayons pas de pensée impure ou d’illusion funeste. Prions-le aussi, quand il apparaît dans nos songes, de ne pas prendre les traits délicats, le regard tendre, la robe flottante et les longs cheveux d’une femme. »

Le moine s’interrompit brusquement ; un long silence, produit peut-être par l’étonnement et le trouble, succéda dans le chœur à ce couplet inachevé. Enfin, les voix d’enfans achevèrent ce cantique en répétant :

« Invoquez l’ange gardien, louez Dieu. »

Pendant ce temps, Sténio vit un moine, jeune encore, sortir seul de la chapelle et s’enfoncer avec agitation sous les arceaux du cloître. Il lui sembla reconnaître dans la démarche de cet homme, comme dans le son de voix qui l’avait frappé, le prêtre irlandais qu’il avait vu fou, Magnus.




X

LES SÉPULTURES.



Quand le chapitre eut défilé lentement devant Sténio, et que la dernière robe de moine eut disparu derrière les arcades du préau, Trenmor vint rejoindre son ami, et, s’asseyant auprès de lui, il essaya de lire dans ses traits l’impression qu’il recevait des objets extérieurs. Mais l’instant d’exaltation qui avait inspiré à Sténio une fantaisie romanesque s’étant évanoui il était retombé dans son état habituel d’apathie et de froideur. Il se souvint alors des incidens qui l’avaient amené en ce lieu, et dit avec indifférence :

— Vous me disiez donc hier soir que ces religieux étaient de l’ordre des Camaldules ?

— Oui, répondit Trenmor, c’est une des plus riches, des plus paisibles et des moins sévères communautés de l’église romaine. La beauté de leur habitation, l’étendue des terres qu’ils possèdent et la liberté dont ils jouissent, leur permettent de s’adonner aux sciences et aux arts ; on compte parmi eux grand nombre d’excellens musiciens et de savans astronomes. Quelques-uns sont poëtes et peintres, d’autres sont tellement adonnés à la chimie et à la physique qu’ils semblent, aux yeux du vulgaire, perpétuer les anciennes traditions des moines alchimistes et astrologues. Enfin, si la poésie noble et sacrée, si la foi éclairée et puissante, si l’étude patiente et consciencieuse se sont réfugiées quelque part sur la terre, c’est dans ce couvent. N’êtes-vous pas frappé de la magnificence bien entendue qui se déploie dans l’extérieur de cette habitation, du savoir austère et de la naïveté patriarchale qui ont présidé à la culture de ces jardins, à la composition de ces volières ? Ne voyez-vous pas ici la réalisation de tous les désirs légitimes, la satisfaction de tous les besoins honnêtes, de toutes les ambitions nobles, de toutes les innocentes fantaisies ? Pour moi, il me semble qu’une ame agitée doit se calmer à l’approche de ce sanctuaire, et qu’un cerveau fatigué doit se reposer et se rajeunir au sein de ces habitudes paisibles et sages. Qu’en pensez-vous, Sténio ?

— Je pense, répondit Sténio, que l’insatiable désir de l’ame survit à toutes ces satisfactions ; je pense que l’infatigable inquiétude de l’homme rend vains tous ses efforts pour se contenter du possible.

Trenmor, voyant que le moment n’était pas venu de dominer et d’endormir cette raison amère et rétive, l’emmena déjeuner dans la chambre du prieur. Ensuite, il lui proposa de venir avec lui voir le cimetière.

Il était situé sur le versant de la montagne ; d’un côté, il attenait au couvent par une galerie en colonnes torses ; l’autre côté était borné par un ravin nu et sablonneux, au fond duquel un petit lac en entonnoir dormait dans un morne repos. Il n’y avait aucun moyen possible de descendre sur ses bords à cause de la mobilité des sables inclinés qui l’entouraient et de l’absence totale de point d’appui. Aucune roche n’avait trouvé moyen de s’arrêter sur cette pente rapide, aucun arbre n’avait pu enfoncer ses racines dans ce sol friable. En attendant que les avalanches qui l’avaient creusé vinssent le combler, ce précipice nourrissait, au sein de ses ondes immobiles, une riche végétation. Des lotus gigantesques, des polypiers d’eau douce, longs de vingt brasses, apportaient leurs larges feuilles et leurs fleurs variées à la surface de cette eau que ne sillonnait jamais la rame du pêcheur. Sur leurs tiges entrelacées, sous l’abri de leurs berceaux multipliés, les vipères à la robe d’émeraude, les salamandres à l’œil jaune et doucereux, dormaient, béantes au soleil, sûres de n’être pas tourmentées par les filets et les piéges de l’homme. La surface du lac était si touffue et si verte, qu’on l’eût prise d’en haut pour une prairie. Des forêts de roseaux y reflétaient leurs tiges élancées et leurs plumets de velours que le vent courbait comme une moisson des plaines. Sténio, charmé de l’aspect sauvage de ce ravin, voulait y descendre et poser le pied sur ce perfide réseau de feuillage.

— Arrêtez, mon fils, lui dit un moine qui les accompagnait, le capuchon abaissé sur le visage ; ce lac, couvert de fleurs, est l’image des plaisirs du monde. Il est environné de séductions, mais il recèle des abîmes sans fond.

— Et qu’en savez-vous, mon père ? dit Sténio en souriant ; avez-vous sondé cet abîme ? avez-vous marché sur les flots orageux des passions ?

— Quand Pierre essaya de suivre Jésus sur les ondes du Génézareth, répondit le Camaldule, il sentit, au bout de quelques pas, que la foi lui manquait et qu’il s’était trop hasardé en voulant, comme le fils de l’homme, marcher sur la tempête. Il s’écria : Seigneur, nous périssons ! Et le Seigneur, l’attirant à lui, le sauva.

— Pierre était un mauvais ami et un lâche disciple, reprit Sténio ; n’est-ce pas lui qui renia son maître dans la crainte de partager son sort ? Ceux qui ont peur du danger, et qui s’en retirent, ressemblent à Pierre ; ils ne sont ni hommes ni chrétiens.

Le Camaldule baissa la tête et ne répondit rien.

Trenmor, engageant Sténio à se retourner, lui fit admirer l’aspect du cimetière. Des ifs monstrueux, dont la main de l’homme n’avait jamais tenté de diriger la croissance, couvraient les tombes d’un rideau si sombre qu’on y distinguait à peine, en plein jour, le marbre des figures couchées sur les cercueils de la pâleur lugubre des moines agenouillés parmi les sépultures. Un silence terrible planait sur cet asile des morts. Le vent ne pouvait pénétrer l’épaisseur mystérieuse des arbres ; le soleil n’y dardait pas un seul rayon ; la lumière et la vie semblaient s’être arrêtées aux portes de ce chaos, et, si on essayait de le traverser, c’était pour rentrer dans le cloître ou pour s’arrêter au bord de ce ravin plus silencieux et plus désolé encore.

— À la bonne heure, dit Sténio en s’asseyant sur une tombe, ce cimetière me convient mieux que l’intérieur, lambrissé et parfumé du couvent. J’aime chaque chose en son lieu : le luxe et la mollesse chez les courtisanes, l’austérité, la mortification chez les religieux. Mais dites-moi, mon père, pourquoi vous vous obstinez à me cacher votre visage ? Je connais fort bien le son de votre voix, nous nous sommes vus déjà dans des temps meilleurs.

— Meilleurs ! dit Magnus, en laissant tomber lentement son capuchon, et en appuyant son front déjà chauve sur sa main desséchée, dans une attitude de doute mélancolique.

— Oui, meilleurs pour vous et pour moi, répondit Sténio ; car, à cette époque, les roses de la jeunesse s’épanouissaient sur mon visage, et, bien que vous eussiez l’air égaré et le pouls fébrile la dernière fois que je vous rencontrai sur la montagne, votre barbe était noire, mon père, et vos cheveux touffus.

— Vous attachez donc un grand prix à cette vaine et funeste jeunesse du corps, à cette dévorante énergie du sang qui colore le visage et qui brûle le crâne ? dit le moine chagrin.

— Et qu’avons-nous de plus précieux ? repartit le jeune homme ; de quelle autre richesse réelle avons-nous la possession une fois en notre vie ?

— C’est l’âge des dangers et des souffrances, dit le prêtre. Heureux ceux qui l’ont franchi sans y périr !

Sténio arrêta un instant son regard sur le visage blême et creusé de Magnus, puis se tournant vers Trenmor avec un mélange de tristesse et d’ironie :

— Pourquoi m’avez-vous amené ici ? lui dit-il. Pourquoi m’avez-vous mis sous les yeux ce spectre vivant et ces tombes verdoyantes ? Est-ce pour me prouver que la mort est plus heureuse et plus féconde que la vie ? Est-ce pour me donner un avant-goût des douceurs du néant ? Pensez-vous avoir bien choisi votre lieu et votre sujet ? Vous ne savez pas que j’ai plus envie de mourir que de vivre, apparemment ? Quant à cet homme, vous ignorez peut-être que je l’ai rencontré sur le Monte-Rosa un jour qu’il était fou ? Quel courage voulez-vous que je retire de la vue de ces tombeaux où je voudrais déjà être endormi ? Quelle confiance espérez-vous me donner dans la parole de ce prêtre que j’ai vu égaré par les passions ?

— J’ai voulu te montrer, ô Sténio, répondit le sage, que la vie peut être aussi calme que la mort, et que l’homme peut ressaisir sa raison égarée pour la soumettre à sa volonté toute-puissante. J’ai voulu te montrer quelles sont les forces, les ressources immenses que Dieu a mises en nous, et les biens qui sont à notre portée. Tu vois qu’on peut sans désordre, sans fatigue et sans excès, jouir de ce qu’il y a de plus grand sur la terre : la poésie, la science et les arts. Si tu t’arrêtes ici un instant, tu verras que, dans le sein de cette retraite, les natures les plus puissantes et les plus choisies sont venues se reposer et se retremper en attendant les mystérieux destins de l’autre vie. Tu verras qu’elles y ont trouvé la guérison lente mais certaine de leurs blessures envenimées, l’extension vaste et magnifique de leurs facultés les plus précieuses.

Vous verrez surtout, ajouta le Camaldule, que Dieu est miséricordieux et que son amour est immense, sa pitié infatigable, sa grâce toute-puissante. Vous pleurerez au pied des saints autels, et ces larmes pieuses seront un baume pour les plaies de votre cœur. Jour par jour, vous sentirez les effets salutaires de cette captivité bienfaisante. Vos volontés fougueuses se briseront sous le joug ; les volontés nobles reprendront le dessus ; les joies de la résignation et de la reconnaissance effaceront en vous jusqu’au souvenir des erreurs délirantes et des fureurs maudites de la jeunesse.

— Vous en voulez à la jeunesse, mon frère, dit Sténio ; vous avez pourtant quelques années seulement de plus que moi. Ce matin, vous avez ajouté au cantique de l’ange gardien une strophe qui n’était pas dans la liturgie et qui trahissait plus de jeunesse dans votre imagination qu’il n’y en a maintenant dans tout mon être.

Le prêtre pâlit ; puis il posa sa main jaune et calleuse sur la main pâle et bleuâtre de Sténio.

— Mon enfant, lui dit-il, vous avez donc été malheureux aussi, puisque vous êtes si cruel ?

— La souffrance qu’on a subie, dit Trenmor d’un ton sévère et triste, devrait rendre compatissant et bon. C’est le fait des ames faibles de se corrompre dans l’adversité ; les ames fortes s’y épurent.

— Et ne le sais-je pas bien ? dit Sténio ému enfin et dépouillant toute son ironie pour prendre d’une main le bras du prêtre et de l’autre main le bras de Trenmor. Ne sais-je pas que je suis une ame sans grandeur et sans énergie, une nature infirme et misérable ? En serais-je où j’en suis si j’étais Trenmor ou Magnus ? Mais hélas ! ajouta-t-il en laissant retomber leurs bras et en se rasseyant, avec un mouvement de sombre colère, sur la pierre du sépulcre, pourquoi tenter sur moi de vains efforts ? Pourquoi me donner des conseils dont je ne puis profiter et des exemples qui sont au-dessus de mes forces ? Quel plaisir trouvez-vous à m’étaler vos richesses, à me montrer de quelle puissance vous êtes doués, de quels efforts vous êtes capables ? Hommes forts, hommes héroïques ! vases d’élection ; saints qui êtes sortis d’un galérien et d’un prêtre ; vous, forçat, qui avez assumé sur votre tête tous les châtimens de la vie sociale ; vous, moine, qui avez résumé dans quelques années de votre vie intérieure toutes les tortures de l’ame ; vous deux, qui avez souffert tout ce que les hommes peuvent souffrir, la satiété et la privation, l’un brisé par les coups, l’autre par le jeûne ; vous voici pourtant debout et le front levé vers le ciel, tandis que moi je rampe comme l’enfant prodigue au milieu des animaux immondes, c’est-à-dire des appétits grossiers et des vices impurs ! Eh bien ! laissez-moi mourir dans ma fange, et ne venez pas tourmenter mon agonie par le spectacle de votre ascension glorieuse vers les cieux. C’est ainsi que les amis de Job venaient vanter leur prospérité à la victime étendue sur le fumier. Laissez-moi, laissez-moi ! Gardez bien vos trésors, de peur que votre orgueil ne les dépense. Que la sagesse et l’humilité veillent à la garde de vos conquêtes. Préservez-vous du désir puéril de les montrer à ceux qui n’ont rien ; car, dans sa colère, le pauvre haineux et jaloux pourrait cracher sur ces richesses et les ternir. Trenmor, votre gloire n’est peut-être pas aussi réelle, aussi éclatante que vous l’imaginez ? Ma raison amère pourrait peut-être trouver une explication triviale au triomphe de la volonté sur des passions amorties, sur des désirs effacés ou repus. Magnus, prenez garde, votre foi n’est peut-être pas si affermie que je ne puisse l’ébranler d’un regard moqueur ou d’un doute audacieux. La victoire remportée par l’esprit sur les tentations de la chair n’est peut-être pas si complète que je ne puisse vous faire rougir et pâlir encore en prononçant un nom de femme !… Allez, allez prier ; allumez l’encens devant l’autel de la Vierge, et baissez la tête sur le pavé de vos églises. Allez composer des traités sur la mortification et la résignation, mais laissez-moi jouir des derniers jours qui me restent. Dieu qui ne m’a pas, comme vous, favorisé d’une organisation supérieure, n’a mis à ma portée que des réalités communes, que des plaisirs vulgaires ; j’en veux user jusqu’au bout. N’ai-je pas, moi aussi, fait un pas immense dans le chemin de la raison, depuis que nous nous sommes quittés ? En voyant que je ne pouvais atteindre au ciel, ne me suis-je pas mis à marcher sur la terre, sans humeur et sans dédain ? N’ai-je pas accepté la vie telle qu’elle m’était destinée ? Et lorsque j’ai senti au-dedans de moi une ardeur inquiète et rebelle, des ambitions vagues et fantasques, des désirs irréalisables, n’ai-je pas tout fait pour les éteindre et les dompter ? J’ai pris un autre moyen que vous, mes frères, voilà tout. Je me suis calmé par l’abus, tandis que vous vous êtes guéris par le cilice et l’abstinence. Il fallait, à d’aussi grandes ames que les vôtres, ces moyens violens, ces expiations austères ; l’usage des choses humaines n’eût pas suffi à rompre vos caractères d’airain, à épuiser vos forces surnaturelles. Mais toutes ces choses étaient à la taille de Sténio. Il s’y est livré sans rougir, il s’en est assouvi sans ingratitude, et maintenant, si son corps s’est trouvé trop faible pour ses appétits, si la phthisie s’est emparée de ce chétif enfant du plaisir, c’est que Dieu ne l’avait pas destiné à compter de longs jours sur la terre, c’est qu’il n’était propre à faire ni un soldat, ni un prêtre, ni un joueur, ni un savant, ni un poëte. Il y a des plantes réservées à mourir aussitôt après avoir fleuri, des hommes que Dieu ne condamne pas à un long exil parmi les autres hommes. Voyez, mon père, vous voici chauve comme moi, vos mains sont desséchées, votre poitrine rétrécie, vos genoux débiles, votre respiration courte ; voici votre barbe qui grisonne, et vous n’avez pas trente ans. Votre agonie sera peut-être un peu plus lente que la mienne ; peut-être me survivrez-vous toute une année. Eh bien ! n’avons-nous pas réussi tous deux à vaincre nos passions, à refroidir nos sens ? Nous voici sortis du creuset, épurés et réduits, n’est-ce pas, mon père ? Je suis plus amoindri que vous encore ; c’est que l’épreuve a été plus forte et plus sûre, c’est que je touche au but, c’est que j’ai fini de terrasser l’ennemi. Peut-être eussiez-vous aussi bien fait de prendre les mêmes moyens que moi ; c’étaient les plus courts ; mais n’importe, vous n’en arriverez pas moins à la souffrance et à la mort. Donnons-nous la main, nous sommes frères. Vous étiez grand, j’étais misérable ; vous étiez une nature vigoureuse, moi une nature pauvre ; mais les tombes qui bientôt vont s’ouvrir pour nous n’en hériteront pas moins, l’une et l’autre, d’un peu de poussière.

Magnus, qui pendant les paroles de Sténio s’était troublé plusieurs fois et avait levé les yeux vers le ciel avec une expression d’effroi et de détresse, prit en cet instant une attitude plus calme et plus assurée.

— Jeune homme, lui dit-il, nous ne finirons pas avec cette chétive enveloppe, et notre ame ne sera pas donnée en pâture aux vers du tombeau. Pensez-vous que Dieu tienne un compte égal entre nous ? N’y aura-t-il pas au jour du jugement des miséricordes plus grandes pour celui qui aura mortifié sa chair et prié dans les larmes, une justice plus sévère pour celui qui aura plié le genou devant les idoles et bu aux sources empoisonnées du péché ?

— Qu’en savez-vous, mon père ? dit Sténio. Tout ce qui est contraire aux lois de la nature est peut-être abominable devant le Seigneur. Quelques-uns ont osé le dire dans ce siècle d’examen philosophique, et je suis de ceux-là. Mais je vous épargnerai ces lieux communs, contre lesquels vous êtes en garde, comptant que j’aurais le mauvais goût de m’en servir. Je me bornerai à vous faire une question ; la voici : Si demain, au lever du jour, après vous être endormi dans les larmes et la prière, vous veniez à vous réveiller dans les bras d’une femme, apportée à votre chevet par la malice des esprits de ténèbres ; après la surprise, la frayeur, la lutte, la victoire, l’exorcisme, tout ce que vous éprouveriez et feriez, je n’en doute pas, dites-moi, iriez-vous bien dire la messe un instant après, et toucher le corps du Christ sans la moindre terreur ?

— Avec la grâce de Dieu, répondit Magnus, peut-être mes mains seraient-elles restées assez pures pour toucher l’hostie sainte. Néanmoins, je ne voudrais pas l’oser sans m’être auparavant purifié par la pénitence.

— Fort bien, mon père, vous voyez bien que vous êtes moins purifié que moi ; car je pourrais à présent dormir toute une nuit à côté de la plus belle femme du monde sans éprouver autre chose pour elle que du dégoût et de l’aversion. En vérité vous avez perdu votre temps à jeûner et à prier ; vous n’avez rien fait, puisque la chair peut encore épouvanter l’esprit, et que le vieil homme peut encore troubler la conscience de l’homme nouveau. Vous avez bien réussi à creuser votre estomac, à irriter votre cerveau, à déranger la combinaison harmonieuse de vos organes ; mais vous n’avez pas réduit comme moi votre corps à un rôle passif ; vous n’en êtes pas venu au point de subir l’épreuve dont je parle, et d’aller immédiatement communier sans confession ; vous n’avez obtenu pour résultat qu’un lent suicide physique, c’est-à-dire une action que votre religion condamne comme un crime affreux, et vous êtes sous l’empire des mauvais désirs, comme aux premiers jours de votre pénitence. Dieu ne vous a pas bien secondé, mon père !

Le moine se leva, et, se redressant de toute la hauteur de sa grande taille affaissée, il regarda le ciel encore une fois ; puis, posant ses deux mains sur son front dans une affreuse anxiété, il s’écria :

— Serait-il vrai, ô mon Dieu ? M’aurais-tu refusé les secours et le pardon ? M’aurais-tu abandonné à l’esprit du mal ? Te serais-tu retiré de moi, sans vouloir prêter l’oreille à mes sanglots, à mes cris supplians ? Aurais-je souffert en vain, et toute cette vie de combats et de tortures serait-elle perdue ? Non ! s’écria-t-il encore avec enthousiasme en élevant ses longs bras grêles hors de ses manches de bure, je ne le croirai pas ; je ne me laisserai pas décourager par les paroles impies de cet enfant du siècle. J’irai jusqu’au bout ; j’accomplirai mon sacrifice, et si l’Église a menti, si les prophètes ont été inspirés par l’esprit de ténèbres, si la parole divine a été détournée de son vrai sens, si mon zèle a été plus loin que ton exigence, du moins tu me tiendras compte du désir opiniâtre, de la volonté féroce qui m’a séparé de la terre pour me faire conquérir le ciel ; tu liras au fond de mon cœur cette passion ardente qui me dévorait pour toi, mon Dieu, et qui parle si haut dans une ame dévorée d’autres passions terribles. Tu me pardonneras d’avoir manqué de lumière et de sapience, tu ne pèseras que mes sacrifices et mes intentions, et si j’ai porté cette croix jusqu’à ma mort, tu me donneras ma part dans la mansuétude de ton éternel repos !

— Est-ce que le repos est dans le système de l’univers ? dit Sténio. Espérez-vous être assez grand pour mériter que Dieu crée pour vous seul un univers nouveau ? Croyez-vous qu’il y ait aux cieux des anges oisifs et des vertus inertes ? Savez-vous que toutes les puissances sont actives, et qu’à moins d’être Dieu, vous n’arriverez jamais à l’existence immuable et infinie ? Oui, Dieu vous bénira, Magnus, et les saints chanteront vos louanges là-haut sur des harpes d’or. Mais quand vous aurez apporté, vierge et intacte, aux pieds du maître, l’ame d’élite qu’il vous a confiée ici-bas ; quand vous lui direz : — Seigneur, vous m’aviez donné la force ; je l’ai conservée, la voici, je vous la rends ; donnez-moi la paix éternelle pour récompense ; — Dieu répondra à cette ame prosternée : — C’est bien, ma fille, entre dans ma gloire et prends place dans mes phalanges étincelantes. Tu accompliras désormais de nobles travaux, tu conduiras le char de la lune dans les plaines de l’éther, tu rouleras la foudre dans les nuées, tu enchaîneras le cours des fleuves, tu monteras la tempête, tu la feras bondir sous toi comme une cavale hennissante, tu commanderas aux étoiles ; substance divine, tu seras dans les élémens, tu auras commerce avec les ames des hommes, tu accompliras, entre moi et tes anciens frères, des missions sublimes, tu rempliras la terre et les cieux, tu verras ma face et tu converseras avec moi. — Cela est beau, Magnus, et la poésie trouve son compte à ces sublimes aberrations. Mais quand il en serait ainsi, je n’en voudrais pas. Je ne suis pas assez grand pour être ambitieux, pas assez fort pour vouloir un rôle, soit ici, soit là-haut. Il convient à votre orgueil gigantesque de soupirer après les gloires d’une autre vie ; moi, je ne voudrais pas même d’un trône élevé sur toutes les nations de la terre. Si je doutais de la bonté divine au point d’espérer autre chose que le néant, pour lequel je suis fait, je lui demanderais d’être l’herbe des champs que le pied foule et qui ne rougit pas, le marbre que le ciseau façonne et qui ne saigne pas, l’arbre que le vent fatigue et qui ne le sent pas. Je lui demanderais la plus inerte, la plus obscure, la plus facile des existences, et je le trouverais trop exigeant encore s’il me condamnait à revivre dans la substance gélatineuse d’un mollusque. C’est pourquoi je ne travaille pas à mériter le ciel ; je n’en veux pas, j’en crains les joies, les concerts, les extases, les triomphes. Je crains tout ce dont je puis concevoir l’idée ; comment désirerais-je autre chose que d’en finir avec tout ? Eh bien ! je suis plus content que vous, mon père ; je m’en vais sans inquiétude et sans effroi vers l’éternelle nuit, tandis que vous approchez, éperdu, tremblant, du tribunal suprême où le bail de vos souffrances et de vos fatigues va se renouveler pour l’éternité. Je ne suis pas jaloux, j’admire votre destinée, mais je préfère la mienne.

Magnus, effrayé des choses qu’il entendait et ne se sentant point la force d’y répondre, se pencha vers Trenmor, et de ses deux mains serrant avec force la main de l’homme sage, ses yeux, pleins d’anxiété, semblèrent lui demander l’appui de sa force.

— Ne vous troublez point, ô mon frère, reprit Trenmor, et que les souffrances de cette ame blessée n’altèrent point la confiance de la vôtre. Ne vous lassez point de travailler, et que la tentation du néant s’émousse comme une caresse menteuse. Vous auriez plus de peine à devenir incrédule qu’à garder le trésor de la foi. Ne l’écoutez point, car il se ment à lui-même et craint les choses qu’il affirme, bien loin de les désirer. Et toi, Sténio, tu travailles vainement à éteindre en toi le flambeau sacré de l’intelligence. Sa flamme se ranime plus vive et plus belle à chacun de tes efforts pour l’étouffer. Tu aspires au ciel malgré toi, et ton ame de poëte ne peut chasser le souvenir douloureux de sa patrie. Quand Dieu, la rappelant de l’exil, l’aura purifiée de ses souillures et guérie de ses maux, elle se prosternera avec amour, et le remerciera d’avoir fait luire pour elle son éternelle lumière. Elle regardera derrière elle s’effacer comme un nuage ce rêve effrayant et sombre de la vie humaine, et s’étonnera d’avoir traversé ces ténèbres sans songer à Dieu, sans espérer le réveil. — Où étais-tu donc, ô mon Dieu ? dira-t-elle, et que suis-je devenue dans ce tourbillon rapide qui m’a entraînée un instant ? — Mais Dieu la consolera et la soumettra peut-être à d’autres épreuves, car elle les redemandera avec instance. Heureuse et fière d’avoir retrouvé la volonté, elle voudra en faire usage, elle sentira que l’activité est l’élément des forts ; elle s’étonnera d’avoir abdiqué sa couronne d’étoiles ; elle demandera son rôle parmi les Dominations célestes et le reprendra avec éclat ; car Dieu est bon et n’envoie peut-être les rudes épreuves du désespoir qu’à ses élus, pour leur rendre plus précieux ensuite l’emploi de la puissance. Va, la plus divine faculté de l’ame, le désir, n’est qu’endormie en toi, Sténio. Laisse reprendre à ton corps quelque vigueur, donne à ton sang quelques jours de repos, et tu sentiras se réveiller cette ardeur sainte du cœur, cette aspiration infinie de l’intelligence qui font qu’un homme est un homme, et qu’il est digne de commander aux choses ici-bas, aux élémens là-haut.

— Un homme est un homme, dit Sténio, tant qu’il peut gouverner son cheval et résister à sa maîtresse. Quel plus bel emploi de la force voyez-vous que le ciel ait départi à d’aussi chétives créatures que nous ? Si l’homme est susceptible d’une certaine grandeur morale, elle consiste à ne rien croire, à ne rien craindre. Celui qui s’agenouille à toute heure devant le courroux d’un Dieu vengeur, n’est qu’un esclave servile qui craint les châtimens d’une autre vie. Celui qui se fait une idole de je ne sais quelle chimère de volonté, devant laquelle s’éteignent tous ses appétits, se brisent tous ses caprices, n’est qu’un poltron qui craint d’être entraîné par ses fantaisies et de trouver la souffrance dans ses plaisirs. L’homme fort ne craint ni Dieu, ni les hommes, ni lui-même. Il accepte toutes les conséquences de ses penchans, bons ou mauvais. Le mépris du vulgaire, la méfiance des sots, le blâme des rigoristes, la fatigue, la misère, n’ont pas plus d’empire sur son ame que la fièvre et les dettes. Le vin l’exalte et ne l’enivre pas, les femmes l’amusent et ne le gouvernent pas, la gloire le chatouille au talon quelquefois, mais il la traite comme les autres prostituées et la met à la porte après l’avoir étreinte et possédée, car il méprise tout ce que les autres craignent ou vénèrent ; il peut traverser la flamme sans y laisser ses ailes comme un phalène aveugle, et sans tomber en cendres devant le flambeau de la raison. Éphémère et chétif comme lui, il se laisse comme lui emporter à toutes les brises, allécher à toutes les fleurs, réjouir par toutes les lumières. Mais l’incrédulité le préserve de tout, le vent de l’inconstance l’entraîne et le sauve, aujourd’hui des vains météores, illusions menteuses de la nuit, demain de l’éclatant soleil, triste délateur de toutes les misères, de toutes les laideurs humaines. L’homme fort ne prend aucune sûreté pour son avenir, et ne recule devant aucun des dangers du présent. Il sait que toutes ses espérances sont enregistrées dans un livre, dont le vent se charge de tourner les feuillets, que tous les projets de la sagesse sont écrits sur le sable, et qu’il n’y a au monde qu’une vertu, qu’une sagesse, qu’une force, c’est d’attendre le flot et de rester ferme tandis qu’il vous inonde, c’est de nager quand il vous entraîne, c’est de croiser ses bras et de mourir avec insouciance quand il vous submerge. L’homme fort, selon moi, est donc aussi l’homme sage, car il simplifie le système de ses joies. Il les resserre ; il les dépouille de leur entourage d’erreurs, de vanités, de préjugés. Sa jouissance est toute positive, toute réelle, toute personnelle ; c’est sa divinité naïve et belle, cynique et chaste. Il la met toute nue et foule aux pieds les vains ornemens qui la lui dérobaient : mais plus fidèle et plus sincère que les hypocrites docteurs de son temple, à toutes les heures de sa vie, il plie le genou devant elle au mépris des vains anathèmes d’un monde stupide. Il est martyr de sa foi. Il vit et souffre pour elle. Il meurt pour elle et par elle, en niant ou en bravant cet autre Dieu absurde et méchant que vous adorez. L’homme qui tire son épée pour combattre la tempête est impie et téméraire, mais il est plus courageux et plus grand que le Dieu qui remue la foudre. Moi je l’oserais, et vous, Magnus, vous ne l’oseriez pas. Trenmor qui nous entend, Trenmor qui est, ne vous trompez pas, mon père, plus philosophe que chrétien, plus stoïque que religieux, et qui estime la force plus que la foi, la persévérance plus que le repentir, Trenmor, en un mot, qui peut et qui doit s’estimer plus que vous, mon père, peut être juge entre nous et voir lequel de nous deux a le mieux défendu et conservé la plus haute de ses facultés, l’énergie.

— Je ne serai pas juge entre vous, dit Trenmor, le ciel vous a départi des qualités diverses, mais chacun de vous reçut une belle part. Magnus fut doué d’une plus grande persistance dans les idées ; et si vous voulez faire abstraction des vôtres, Sténio, pour contempler sérieusement le beau spectacle d’une volonté victorieuse, vous serez frappé d’admiration à la vue de ce moine qui fut impie, amoureux et fou, et qui est ici maintenant calme, fervent et soumis à la régularité des habitudes monastiques. Où a-t-il pris la force de résister si long-temps à ces luttes épouvantables et de se relever après avoir été maudit et brisé ? Est-ce le même homme que vous avez entendu nier Dieu au chevet de Lélia mourante ? Est-ce le même que vous avez vu courir égaré sur la montagne ? C’est un homme nouveau, et pourtant c’est la même ame orageuse, ardente, les mêmes sens fougueux, terribles, toujours neufs et toujours vierges ; le même désir toujours intense, mais jamais assouvi ; s’égarant malgré lui à la poursuite des choses humaines, mais revenant toujours à Dieu par la réaction d’une inconcevable vigueur et d’un foyer d’espérance sublime. Ô mon père ! quand même il serait vrai que nous n’avons pas le même culte et que nous invoquons Dieu dans des rites différens, vous n’en êtes pas moins à mes yeux trois fois saint, trois fois grand ! Car vous avez combattu, vous vous êtes relevé de dessous le pied de votre ennemi, et vous combattez encore, vaillant, infatigable, sillonné de blessures, épuisé de sueur et de sang, mais décidé à mourir les armes à la main. Continuez, au nom de Jésus, au nom de Socrate. Les martyrs de toutes les religions, les héros de tous les temps vous regardent, et du haut des cieux applaudissent à vos efforts. — Mais toi, Sténio, enfant qui naquis avec une étoile au front, toi dont la beauté faisait concevoir la forme des anges, toi dont la voix était plus mélodieuse que les voix de la nuit qui soupirent sur les harpes écossaises, toi dont le génie promettait au monde une jeunesse nouvelle, toute d’amour et de poésie, car les chanteurs et les poëtes sont des prophètes envoyés aux hommes pour ranimer leurs esprits énervés, pour rafraîchir leurs fronts brûlans ; toi, Sténio, qui, dans tes jeunes années, marchais revêtu de grâce et de pureté comme d’une robe sans tache et d’une auréole lumineuse, je ne saurais m’effrayer de tes destins ; je ne puis pas désespérer de ton avenir. Comme Magnus, tu subis la grande épreuve, la terrible agonie réservée aux puissans ; mais dès cette vie tu t’en relèveras comme lui. Tu luttes encore, et, tout saignant de la torture, tu méconnais la main qui t’essaie ; mais bientôt nous te verrons, étoile obscurcie, briller plus blanche et plus belle à la voûte des cieux.

— Et que faudra-t-il faire pour cela, Trenmor ? demanda Sténio.

— Il faudra te reposer seulement, répondit Trenmor, car la nature est bonne à ceux qui te ressemblent. Il faudra laisser à tes nerfs le temps de se calmer, à ton cerveau le loisir de recevoir des impressions nouvelles. Éteindre ses désirs par la fatigue, ce peut être une bonne chose ; mais exciter ses désirs éteints, les gourmander comme des chevaux fourbus, s’imposer la souffrance au lieu de l’accepter, chercher au-delà de ses forces des joies plus intenses, des plaisirs plus aiguisés que la réalité ne le permet, remuer dans une heure les sensations d’une vie entière, c’est le moyen de perdre le passé et l’avenir ; l’un par le mépris de ses timides jouissances, l’autre par l’impossibilité d’y surpasser le présent. Vous n’êtes pas aujourd’hui disposé à recevoir d’autres conseils ; mais en tout temps, je me flatte, mon fils, que vous êtes prêt à me donner une preuve d’affection.

— Toujours, dit Sténio en lui serrant la main.

— Eh bien ! dit Trenmor, promettez-moi, jurez-moi de rester ici jusqu’à mon retour. Si au bout de trente jours je ne suis pas revenu, vous serez délié de votre serment.

Ils se levèrent et rentrèrent dans le couvent. Le lendemain, Trenmor partit, après avoir obtenu, non sans peine, la parole de Sténio.




XI

DON JUAN.



Sténio prit un soir le bras de Magnus, et le conduisit au bord du lac. Il aimait ce lieu inculte, ces grands cèdres penchés sur le précipice, ces sables argentés par la lune, et cette eau immobile où les étoiles se reflétaient calmes comme dans un autre Éther. Il aimait le sifflement tendre et mélancolique des couleuvres, le faible bruissement de l’eau dans les joncs, et le vol silencieux des chauves-souris amies des tombeaux. Parmi les sépulcres, au bord du ravin, au fond du lac sans rivages, son ame cherchait une pensée d’espoir, un sourire de la destinée. Comme son front était calme et sa bouche muette depuis long-temps, Magnus crut que Dieu avait eu pitié de lui et qu’il avait ouvert à ce cœur souffrant le trésor des espérances divines. Mais tout-à-coup, Sténio rompant le silence, et l’arrêtant sous le rayon pur et blanc de la lune, lui dit, en le pénétrant de son regard cynique :

— Moine, raconte-moi donc ton amour pour Lélia, et comment, après t’avoir rendu athée et renégat, elle te fit devenir fou ?

— Mon Dieu ! s’écria le pâle Camaldule avec égarement, faites que ce calice s’éloigne de moi.

— Je te laisserai tranquille, Magnus, reprit Sténio, si tu veux enfin me dire naïvement la vérité. Oui, si tu réponds à ma question sans fausse honte et sans hypocrisie, je jure que mon ironie ne viendra plus jeter le désordre dans tes pensées.

— Parle donc, cruel enfant, répondit le moine, et, si je puis le faire sans péché, je te répondrai franchement.

— La franchise ne peut jamais être un péché, dit Sténio, c’est l’orgueil et la feinte qui sont des crimes devant Dieu. Parle ; dis-moi si tes macérations, ta retraite, tes prières, ta volonté, dis-moi si tous tes efforts ont vraiment terrassé et repoussé l’ennemi de ton repos. Si tu me jures, au nom du Christ, que cela est, je le croirai.

— Votre question est bien dure, mon fils ! quelle satisfaction votre vanité peut-elle attendre de ma réponse ?

— Ma vanité s’est brisée comme une paille, Magnus ; ce n’est pas elle qui me suggère cette curiosité ardente. C’est qu’il me faut enfin une certitude, un espoir au moins. Si votre foi vous a sauvé, si, aux jours du doute et de l’angoisse, vous avez obtenu, par les larmes et la prière cette confiance dont vous êtes ennobli et sanctifié, il faudra que je me prosterne et que je prie, alors peut-être Dieu aussi me sauvera.

— Priez, mon fils, espérez… répondit le moine, le royaume des cieux…

— Taisez-vous, interrompit Sténio avec violence ; ce froc vous donne à tous le même langage, comme il vous donne la même démarche ; voulez-vous réellement m’être utile ? Jurez !

— Je jure de vous répondre, reprit le moine tremblant.

— Par le Christ ? dit Sténio.

— Par le Christ, dit Magnus, puisqu’il s’agit de votre salut.

— Eh bien ! dites-moi, est-ce la grâce qui vous a sauvé, ou bien est-ce votre propre force ? La foi vous a-t-elle revêtu d’une armure de diamant, ou bien votre prudence vous a-t-elle retranché derrière ces murailles protectrices ? Est-ce parce que vous êtes sage, et que vous vous êtes senti faible, que vous êtes venu fuir ici le regard brûlant de la femme ? Ou bien est-ce parce qu’ayant fini de combattre, ayant brisé l’orgueil de Satan, vous êtes venu vous reposer et dormir en paix sous les voûtes de ce cloître, comme sous le péristyle des cieux, en attendant que la mort vous ouvre les portes de la gloire éternelle ?

— Je suis un homme faible, répondit Magnus ; je n’ai pas terrassé le démon ; sans la grâce, je n’aurais pas même eu la force de fuir le danger ; sans la grâce je me sens encore si misérable, que j’irais sans doute affronter encore le péril où j’ai failli me briser.

— Ainsi, je vous le disais bien, vous n’êtes pas plus avancé qu’au premier jour de votre fuite.

— Ne dites pas cela, mon fils, n’est-ce rien que d’avoir le ferme désir de résister ?

— Ce n’est rien, mon père, répondit durement Sténio. Qu’est-ce que l’ambition sans la puissance ? ce qu’il y a de plus méprisable au monde. Eh quoi ! vous vous croyez grand parce que vous jeûnez pour ralentir l’ardeur de votre sang, parce que vous élevez entre vous et les séductions du monde des murailles de marbre et d’airain ; et quand vous vous êtes jeté vivant dans ce sépulcre, quand vous avez fermé sur vous des portes que votre main ne peut plus soulever, vous vous brisez les dents en silence, vous mordez la terre, vous blasphémez tout bas, et vous vous croyez saint, parce qu’un jour d’enthousiasme ou de poltronnerie vous a fait descendre dans le cachot. Si votre culte vous avait épuré, si votre zèle vous avait endurci, si votre courage vous avait grandi, vous pourriez retourner au monde, y répandre les bienfaits dont vous êtes riche, guérir les hommes et les consoler de leurs maux sans crainte d’être atteint par la contagion et désespéré par le spectacle de leurs angoisses. Vous pourriez, vous moine, aller trouver celle dont le regard vous dévorait jadis, et lui parler avec calme du ciel que peut-être elle oublie, et de Dieu qui lui défend l’orgueil. Mais il n’en est pas ainsi ; vous êtes un martyr, vous n’êtes pas un saint. Vous auriez la force de sentir l’huile bouillante et le plomb fondu pénétrer dans vos veines sans renier le Christ, mais vous n’auriez pas celle de passer une nuit dans la chambre d’une femme, sans être emporté par les mauvais désirs. Oh ! c’est que la nature est plus forte que votre faible cerveau, parce que la nature est Dieu, parce que votre foi n’est qu’un rêve doré, une folle ambition poétisée par le génie d’un sectateur enthousiaste ! Mais pour l’homme qui a réfléchi, qui a senti, qui a vécu, qui a été au fond de toutes les réalités de la vie, il n’y a point de salut, point de consolation, point d’espoir dans vos livres et dans vos traditions.

— Ô mon fils ! ne parle pas ainsi ! s’écria le prêtre avec douleur.

— Et vous, mon père, reprit Sténio, donnez-moi donc une affirmation qui me persuade. Dites-moi que Lélia pourrait dormir dans votre cellule sans que le péché d’adultère fût commis dans votre cœur. Répondez, et n’oubliez pas que vous avez juré par le Christ.

Le moine baissa la tête, et, s’appuyant contre le tronc d’un if énorme, il resta absorbé dans une profonde douleur.

Sténio s’assit par terre au bord du ravin. Il était appuyé sur une roche, après laquelle il n’y avait plus, entre lui et le lac, que la pente rapide d’un sable uni et blanc, où les nuages, en passant sur la lune, dessinaient leurs grandes ombres mouvantes.

— Oh ! je le savais bien, s’écria Sténio d’une voix forte et profonde qui alla gémir jusque dans les profondeurs du lac, je le savais bien, je le savais bien, mon Dieu !

Et il se leva tout debout, comme s’il allait se précipiter. Magnus frissonna et s’élança pour le retenir. Sténio s’était rassis, et le prêtre, craignant d’éveiller en lui l’affreuse pensée du suicide, n’osa pas le prier de quitter ce lieu.

— Je savais bien, reprit Sténio du même son de voix effrayant et lugubre, qu’il n’y avait rien de vrai dans les rêves de l’homme, et qu’une fois la vérité dévoilée, il n’y avait plus pour lui que la patience de l’ennui, ou la résolution du désespoir. Et quand j’ai dit que l’homme pouvait se complaire dans sa force individuelle, j’ai menti aux autres et à moi ; car celui qui est arrivé à la possession d’une force inutile, à l’exercice d’une puissance sans valeur et sans but, n’est qu’un fou vigoureux dont il faut se méfier.

Dans les rêves de ma jeunesse, dans les extases de ma plus fraîche poésie, un fantôme d’amour planait sans cesse et me montrait le ciel. Lélia, mon illusion, ma poésie, mon Élysée, mon idéal, qu’êtes-vous devenue ? Où a fui votre spectre léger ? Dans quel éther insaisissable s’est évanouie votre substance immatérielle ? C’est que mes yeux se sont ouverts, c’est qu’en apprenant que vous étiez l’impossible, la vie m’est apparue toute nue, toute cynique ; belle parfois, hideuse souvent, mais toujours semblable à elle-même dans ses beautés ou dans ses horreurs ; toujours bornée, toujours assujettie à d’imprescriptibles lois qu’il n’appartient pas à la fantaisie de l’homme de soulever ! Et à mesure que cette fantaisie s’est usée et effacée (cette fantaisie de l’irréalisable qui seule poétise les jours de l’homme et l’attache quelques années à ses frivoles plaisirs), à mesure que mon ame s’est lassée de chercher dans les bras d’un troupeau de femmes le baiser extatique que Lélia seule pouvait donner, dans le vin, la poésie et la louange l’ivresse qu’une parole d’amour de Lélia devait résumer, je me suis éclairé au point de savoir… Écoutez-moi, Magnus, et que mes paroles vous profitent. Je me suis éclairé au point de savoir que Lélia elle-même est une femme comme une autre, que ses lèvres n’ont pas un baiser plus suave, que sa parole n’a pas une vertu plus puissante que le baiser et la parole des autres lèvres. Je sais aujourd’hui Lélia tout entière, comme si je l’avais possédée ; je sais ce qui la faisait si belle, si pure, si divine : c’était moi, c’était ma jeunesse. Mais, à mesure que mon ame s’est flétrie, l’image de Lélia s’est flétrie aussi. Aujourd’hui, je la vois telle qu’elle est, pâle, la lèvre terne, la chevelure semée de ces premiers fils d’argent qui nous envahissent le crâne, comme l’herbe envahit le tombeau, le front traversé de cet ineffaçable pli que la vieillesse nous imprime, d’abord d’une main indulgente et légère, puis d’un ongle profond et cruel. Pauvre Lélia, vous voilà bien changée ! Quand vous passez dans mes rêves, avec vos diamans et vos parures d’autrefois, je ne puis m’empêcher de rire amèrement et de vous dire : — Bien vous prend d’être reine, Lélia, et d’avoir beaucoup d’esprit ; car sur mon honneur, vous n’êtes plus belle, et, si vous m’invitiez aujourd’hui au céleste banquet de votre amour, je vous préférerais la jeune danseuse Torquata ou la joyeuse courtisane Elvire.

Et après tout, Torquata, Elvire, Pulchérie, Lélia, qu’êtes-vous pour m’enivrer, pour m’attacher à ce joug de fer qui ensanglante mon front, pour me pendre à ce gibet où mes membres se sont brisés ? Essaim de femmes aux blonds cheveux, aux tresses d’ébène, aux pieds d’ivoire, aux brunes épaules, filles pudiques, rieuses débauchées, vierges aux timides soupirs, Messalines au front d’airain, vous toutes que j’ai possédées ou rêvées, que viendriez-vous faire dans ma vie à présent ? Quel secret auriez-vous à me révéler ? Me donneriez-vous les ailes de la nuit, pour faire le tour de l’univers ? me diriez-vous les secrets de l’éternité ? feriez-vous descendre les étoiles pour me servir de couronne ? Feriez-vous seulement épanouir pour moi une fleur plus belle et plus suave que celles qui jonchent la terre de l’homme ? Menteuses et impudentes que vous êtes ! qu’y a-t-il donc dans vos caresses pour que vous les mettiez à si haut prix ? De quelles joies si divines avez-vous donc le secret, pour que nos désirs vous embellissent à ce point ? Illusion et rêverie, c’est vous qui êtes vraiment les reines du monde ! Quand votre flambeau est éteint, le monde est inhabitable.

Pauvre Magnus ! cesse de dévorer tes entrailles, cesse de te frapper la poitrine pour y faire rentrer l’élan indiscret de tes désirs ! Cesse d’étouffer tes cris et de mordre les draps de ton lit, quand Lélia apparaît dans tes songes ! Va, c’est toi, pauvre homme, qui la fais si belle et si désirable ; indigne autel d’une flamme si sainte, elle rit en elle-même de ton supplice. Car elle sait bien, la femme, qu’elle n’a rien à te donner en échange de tant d’amour. Plus habile que les autres, elle ne se livre pas, elle se gaze. Elle se refuse, elle se divinise : mais se voilerait-elle ainsi, si son corps était plus beau que celui des femmes qu’on achète ? Son ame se déroberait-elle aux épanchemens de l’affection, si son ame était plus vaste et plus grande que la nôtre ?

Ô femme ! tu n’es que mensonge ! homme ! tu n’es que vanité ! À de si insolentes prétentions Dieu devait bien le châtiment de ces déceptions misérables ! Lélia, c’est ton sourire qui m’a égaré ! Don Juan, c’est ton exemple qui m’a perdu !…

Sténio s’assit rêveur, et se relevant bientôt :

— Oui, c’est toi, don Juan, qui m’as perdu sans retour ! s’écria-t-il avec véhémence ; c’est ma fervente adoration pour toi qui m’a jeté dans un abîme sans fond. En marchant sur tes traces, j’espérais m’élever au-dessus des autres hommes ; le jour où je t’ai dit : Sois mon étoile et mon Dieu, le jour où j’ai blasphémé le maître du monde pour rapporter sur l’autel de ton génie mes prières et mon encens, j’ai cru que j’allais grandir et prendre courage, j’ai cru que le mépris des lois vulgaires mettrait à mes pieds les communes ambitions, et je me suis trouvé plus bas qu’elles.

Maudit sois-tu, don Juan ! je t’ai pris pour la grandeur, et tu n’es que la folie. La poussière de tes pas ne vaut pas plus que la cendre balayée par le vent. Le chemin que tu as suivi ne mène qu’au désespoir et au vertige. Aujourd’hui que mon sang s’attiédit, que mes artères se ralentissent et s’appaisent, je puis redescendre en moi-même. Les sourires invitans et les douces paroles ne troublent plus ma rêverie. Je ne crois plus, comme autrefois, que les soupirs voluptueux et les baisers brûlans soient le seul bonheur et la seule sagesse. À cette heure solennelle où le monde pâlit et s’efface, où mes yeux n’entrevoient plus qu’à travers un nuage les délices menteurs en qui je m’étais confié, ton ombre, ô don Juan, n’a plus le pouvoir de m’égarer. Je puis te regarder face à face sans rougir et sans trembler. Tu n’es plus mon maître et mon idole ; je n’aperçois plus dans ta prunelle ardente le rayon divin de l’espérance et de la force. L’auréole lumineuse qui resplendissait au-dessus de ta tête a disparu pour ne plus revenir. Tu n’es plus pour moi qu’un spectacle d’étonnement et de pitié.

Mais je n’offrirai plus à tes mânes maudits les prières de mes lèvres. Je n’apporterai plus en holocauste à ta vanité la céleste confiance de mes jeunes années. Je ne brûlerai plus aux pieds de la statue les fleurs parfumées qui s’épanouissaient dans mon ame et que ton souffle a flétries.

Fat insolent ! où donc avais-tu pris les droits insensés auxquels tu as dévoué ta vie ? À quelle heure, en quel lieu Dieu t’avait-il dit : — Voici la terre, elle est à toi, tu seras le seigneur et le roi de toutes les familles ; toutes les femmes que tu auras préférées sont destinées à ta couche. Tous les yeux à qui tu daigneras sourire fondront en larmes pour implorer ta merci. Les nœuds les plus sacrés se dénoueront dès que tu auras dit : Je le veux. Si un père te réclame sa fille, tu plongeras ton épée dans son cœur désolé, et tu souilleras ses cheveux blancs dans le sang et la boue. Si un amant furieux vient te disputer, le fer à la main, la beauté de sa maîtresse, tu railleras sa colère et tu te confieras dans ta mission irrévocable. Tu l’attendras de pied ferme, sans hâter le coup qui doit le frapper. Un ange que j’enverrai obscurcira son regard et le mènera au devant de la blessure.

C’est-à-dire que Dieu, n’est-ce pas, gouvernait le monde pour tes plaisirs ? il commandait au soleil de se lever pour éclairer les hameaux et les tavernes, les couvens et les palais, où ta verve libertine improvisait ses aventures ; et, quand la nuit était venue, quand ta lèvre insatiable s’était abreuvée de soupirs et de caresses, il allumait au ciel les silencieuses étoiles, pour protéger ta retraite et guider tes nouveaux voyages.

L’infamie, infligée par toi, était un honneur digne d’envie. Tu remplissais le rôle que tu avais reçu en naissant. La flétrissure de tes perfidies était un sceau glorieux, splendide, ineffaçable, qui marquait ton passage, comme les chênes foudroyés la course des nuées ardentes. Tu ne reconnaissais à personne le droit de dire : — Don Juan est un lâche, car il abuse de la faiblesse ; il trahit des femmes sans défense. — Non, tu ne reculais pas devant le danger. Si un vengeur s’armait pour les victimes de ta débauche, tu ne faisais pas fi d’un cadavre et tu ne craignais pas de trébucher en mettant le pied sur ses membres engourdis.

Un jour sans promesse et sans mensonge, une nuit sans adultère et sans duel, aurait été une honte irréparable. Tu marchais tête levée, et tes yeux cherchaient hardiment la proie que tu devais dévorer. Depuis la vierge timide, qui frémissait sous tes baisers, jusqu’à la courtisane effrontée qui mettait au défi ton courage et ta renommée, tu ne voulais ignorer aucune des joies de l’ame ou des sens ; le marbre du temple ou le fumier de l’étable servait d’oreiller à ton sommeil.

Que voulais-tu donc, ô don Juan ? Que voulais-tu de ces femmes éplorées ? Est-ce le bonheur que tu demandais à leurs bras ? Espérais-tu faire une halte après ce laborieux pélerinage ? Croyais-tu que Dieu t’enverrait enfin, pour fixer tes inconstantes amours, une femme supérieure à toutes celles que tu avais trahies ? Mais pourquoi les trahissais-tu ? Est-ce qu’en les quittant tu sentais au dedans de toi-même le dépit et le découragement d’une illusion perdue ? Est-ce que leurs caresses et leurs extases n’atteignaient pas à la hauteur de ton ambitieuse rêverie ? Avais-tu dit dans ton orgueil solitaire et monstrueux : — Elles me doivent une félicité infinie que je ne puis leur donner ; leurs soupirs et leurs gémissemens sont une douce musique à mon oreille ; les tortures et les angoisses de mes premières étreintes réjouissent mes yeux ; esclaves soumises et dévouées, j’aime à les voir s’embellir d’une joie menteuse pour ne pas troubler mon plaisir ; mais je leur défends de planter leur espérance sur le seuil de ma pensée, je leur défends d’attendre la fidélité en échange du sacrifice ?

Est-ce que tu tressaillais de colère chaque fois que tu devinais au fond de leur ame l’inconstance qui les faisait égales à toi, et qui peut-être allait te gagner de vitesse ? Étais-tu honteux et humilié, quand leurs sermens te menaçaient d’un amour opiniâtre et acharné qui aurait enchaîné ton égoïsme et ta gloire ? Avais-tu lu quelque part dans les Conseils de Dieu que la femme est une chose faite pour le plaisir de l’homme, incapable de résistance ou de changement ? Pensais-tu que cette perfection idéale de renoncement existait sur la terre et devait assurer l’inépuisable renouvellement de tes joies ? Croyais-tu qu’un jour le délire arracherait aux lèvres de ta victime une promesse impie, et qu’elle s’écrierait : — Je t’aime parce que je souffre ; je t’aime parce que tu goûtes un plaisir sans partage ; je t’aime parce que je sens à tes baisers qui se ralentissent, à tes bras qui s’ouvrent et m’abandonnent, que tu seras bientôt las de moi et que tu m’oublieras. Je me dévoue parce que tu me méprises ; je me souviendrai parce que tu m’effaceras de ta mémoire. Je t’élèverai dans mon cœur un sanctuaire inviolable parce que tu vas inscrire mon nom sur ton livre dédaigneux et insultant ?

Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n’étais qu’un fou, ô don Juan ! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l’homme qu’elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n’étais qu’un sot ; si tu as cru que ses caresses éteindraient impunément l’ardeur de tes sens, que sa patience ne s’endormirait jamais, et attendrait, sans se lasser, le réveil de tes désirs grossiers ; qu’elle te prêterait son épaule pour t’assoupir, son cœur pour reposer ta tête, et qu’elle ne s’indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n’étais qu’un esprit aveugle et ignorant.

Oh ! qu’ils t’ont mal compris ceux qui, comme moi, ont vu dans ta destinée l’emblême d’une lutte glorieuse et persévérante contre la réalité ! S’ils avaient renouvelé à leurs dépens l’épreuve que tu as tentée, ils ne te feraient pas la part si belle : ils confesseraient à haute voix la misère de tes ambitions, la mesquinerie de tes espérances ; s’ils avaient, comme toi, combattu corps à corps avec l’orgie et la débauche, comme ils sauraient ce qui t’a manqué ! Va, tu n’étais qu’un libertin sans cœur, une ame de courtisan effronté dans le corps d’un valet de charrue : au-delà du plaisir qui s’épuise, tu n’apercevais pas la sympathie mystérieuse qui demeure après l’ivresse des sens, l’affection paisible et sereine qui survit aux extases d’une couche embaumée, et qui double par le souvenir les voluptés évanouies.

C’est pour cela, don Juan, que ta mort les effraie et les consterne, et qu’ils t’adorent à genoux. Leurs yeux ne franchissent pas l’horizon que tu avais embrassé ; ils ne sont heureux, comme toi, qu’avec des grincemens de dents. L’épuisement et la douleur de tes derniers jours, le duel implacable de ton cerveau égaré contre ton sang engourdi, l’agonie et le râle de tes nuits sans sommeil les frappent de terreur comme une menace prophétique.

Ils ne savent pas, les insensés, que tes plaintes étaient des blasphèmes, et que ta mort n’est qu’un châtiment équitable. Ils ne savent pas que Dieu punit en toi l’égoïsme et la vanité, qu’il t’a envoyé le désespoir pour venger les victimes dont la voix s’élevait contre toi.

Mais tu n’as pas le droit de te plaindre, le châtiment qui t’a frappé n’est qu’une représaille. Tu n’étais pas sage, don Juan, si tu ignorais le dénouement fatal de toutes les tragédies que tu avais jouées. Tu avais bien mal étudié les modèles qui t’avaient précédé dans la carrière et que tu voulais rajeunir. Tu ne savais donc pas que le crime, pour avoir quelque grandeur, pour prétendre à l’empire du monde, doit vivre dans la présence assidue, dans la conscience anticipée de la peine qu’il mérite chaque jour ? Alors, peut-être, il peut se vanter de son courage, car il n’ignore pas la fin qui lui est réservée. Mais si tu croyais échapper à la vengeance céleste, don Juan, tu n’étais donc qu’un lâche ?

D’ailleurs, quand même à cette heure ma colère te calomnierait, quand tu serais cette grande idée personnifiée que jadis je crus voir en toi, je n’en aurais pas moins le droit de te maudire et de te détester, car c’est toi qui m’as perdu. J’ai aspiré trop haut, je t’ai revêtu d’une gloire qui ne fut sans doute jamais la tienne, et que j’ai voulu égaler. Je me suis trouvé faible, chétif d’esprit et de corps, j’ai pris l’imagination pour l’intelligence, le désir pour le besoin, la volonté pour la force. J’ai tout confondu et je me suis brisé à vouloir lutter contre les côtés faibles de mon organisation. Trenmor, vous m’avez condamné lorsque vous m’avez dit que le malheur n’épurait que les grandes ames. Lélia, vous m’avez condamné quand vous m’avez écrit jadis que l’homme déchu devait mourir.

Que viendrait faire ici aujourd’hui votre tiède et banale amitié ? Lélia, Trenmor, en êtes-vous à ce point de charité niaise que la vie d’un homme comme moi vous semble aussi précieuse à conserver que celle d’un cheval, d’un bœuf ou d’un serviteur utile ? Allez soigner vos grooms et vos chiens, ceux-là vous serviront à quelque chose. Moi, je vous gênerais seulement. La pitié est un sentiment voisin du mépris, et la main qui soutient un ami chancelant s’engourdit bientôt. Et puis vous ne croyez pas à l’amitié. Vous m’avez en vain offert la vôtre pour m’appuyer et me guider dans les voies de l’avenir ; vous voyez bien que vous vous mentiez à vous-mêmes et que vous m’avez abandonné. Où étiez-vous quand je me perdais ? Dans le calme de votre sublime repos, de votre immuable renoncement, vous saviez bien que Sténio luttait contre l’agonie de toutes ses facultés. Mais vous disiez : — Tant pis pour Sténio. — Assis à l’abri de l’orage, vous saviez que là-bas un esquif se brisait sur les écueils ; mais vous disiez : — Dieu l’aime, Dieu le sauvera. La Providence veille sur lui, l’épreuve lui sera bonne et salutaire. Il reviendra ; laissons-le un peu se débattre. — Et, pendant ce temps, je périssais, moi ! Vous ne vous disiez pas que l’amitié est la seule providence que les hommes devraient invoquer, et que, s’il existait des amis, ils joueraient le rôle de Dieu les uns envers les autres. Mais non ! il en est de cela comme des autres choses. Notre ame en a le sentiment, elle n’en a pas la puissance. Elle conçoit les affections et les vertus, comme elle rêve ces échelles qui montent de la terre aux étoiles. L’imagination escalade sans cesse le ciel, l’homme reste engourdi dans son limon. Le cerveau enfante, les actions avortent. Le cœur promet, la main refuse.

Ô mépris et pitié sur tous ces paralytiques qui croient se soutenir, s’entr’aider et qui s’en vont pêle-mêle trébuchant et tombant sur leurs genoux infirmes, sans pouvoir soulever un roseau pour s’aider eux-mêmes ! Pauvres manchots qui parlent de la force de leurs bras ; pauvres boiteux qui se croient toujours prêts à courir ; pauvres menteurs qui répètent, sans honte et sans crainte, les mêmes sermens toujours trahis, les mêmes offres toujours impuissantes !

Mais quel est cet élan mystérieux, incompréhensible, sublime peut-être dans ces ames de boue ? Qu’est-ce que ce besoin d’épanchement, d’affection, qui nous dévore ? Vers quelle ombre de tendresse et de bonté s’élancent ces aspirations du cœur qui souffre, ces cris de la faiblesse qui réclame un secours ? En vain, les leçons funestes de l’expérience nous ont appris que ce sable mouvant devait céder sous nos pas, nos pieds imprudens s’y hasardent toujours. Quelle est cette puissance ou plutôt cette fièvre obstinée qui nous pousse vers la déception et la douleur ? Pourquoi cette soif d’amour ne s’appaise-t-elle pas ? Pourquoi ce rêve de confiance et de dévouement ne s’efface-t-il jamais entièrement ? Pourquoi à une parole amie, à un regard compatissant, notre crédulité se laisse-t-elle prendre toujours ? Pourquoi les larmes sont-elles sympathiques ? Pourquoi sentons-nous le besoin de secourir celui qui périt et de remercier celui qui nous sauve ? Pourquoi nous sentons-nous l’ami involontaire et nécessaire de l’homme que nous voyons souffrir ? Pourquoi nous laissons-nous tomber sur l’épaule de celui qui nous invite et nous appelle ? Pourquoi ce mot : Je vous consolerai, qu’il parte de la bouche d’une femme, ou de l’œil d’un chien, de la lettre d’un ami, ou de la chaire d’un prêtre, pourquoi ce mot prostitué, sali dans tous les ruisseaux, a-t-il encore une puissance irrésistible ? Pourquoi cet éclair de confiance et de joie qu’il fait jaillir de notre ame épuisée, dernière convulsion d’un mourant qui voudrait ressaisir la vie, dernier effort d’un naufragé, qui, croyant se cramponner à une planche de salut, embrasse le cadavre d’un de ses compagnons et s’abîme avec lui ?

Faiblesse et misère de l’homme, c’est en vain qu’il a voulu vous ériger en grandeurs ; c’est en vain qu’il a fait de vos suggestions et de vos frayeurs des sentimens élevés, des vertus précieuses ! Mensonge et vanité, il ne réalise que vous deux !

Lélia, Trenmor, ô mes amis, soyez maudits pour le bien que vous ne m’avez pas fait ! car vous m’avez leurré d’un fol espoir, vous m’avez dégoûté de la vie réelle, vous m’avez habitué à compter sur des joies que vous ne m’avez pas données, vous m’avez entr’ouvert les portes du bonheur, et vous les avez refermées devant moi. Sans vous j’aurais accepté la vie pauvre et les sobres plaisirs de la réalité, j’aurais vécu seul, sans ennui, sans inquiétude. Vous m’avez dit que dans l’échange et l’association des ames il y avait de sublimes joies ; je l’ai cru, et voici que je suis seul et désolé, éclairé sans retour sur le néant de vos promesses, car vous avez laissé le mal se faire et ma ruine se consommer ; vous viendriez trop tard aujourd’hui !…

Et toi, pouvoir inconnu que j’ai naïvement adoré jadis, maître mystérieux de nos chétives destinées, que je reconnais encore, mais devant qui je ne me prosterne plus, si mon devoir est de fléchir le genou et de te bénir de cette vie amère, manifeste ta présence et fais que j’espère au moins être entendu de toi !… Mais qu’ai-je à espérer ou à craindre ? Que suis-je pour exciter ta colère ou mériter ton amour ? Qu’ai-je fait ici-bas de bon ou de mauvais ? J’ai obéi à l’organisation qui m’était donnée, j’ai épuisé les choses réelles, j’ai aspiré aux choses impossibles, j’ai accompli ma tâche d’homme. Si j’en ai hâté le terme de quelques jours, que t’importe ? Si j’ai éteint le flambeau de mon intelligence par l’abus des plaisirs, qu’importe à l’univers que Sténio laisse dans la mémoire des hommes quelques centaines de vers de plus ou de moins ? Si tu es un maître vindicatif et colère, la vie ne me sera point un refuge, et je n’échapperai pas, quoi que je fasse, aux expiations de l’autre vie ; si tu es juste et bon, tu m’accueilleras dans ton sein et tu me guériras des maux que j’ai soufferts. Si tu n’es pas… oh alors ! je suis moi-même mon Dieu et mon maître, et je puis briser le temple et l’idole…

Mon père, approchez-vous de moi, ajouta-t-il. Accordez-moi une grâce : c’est d’aller prier pour moi devant le Christ de votre chapelle.

— Je n’oserais pas vous quitter dans l’état d’esprit où vous êtes, répondit Magnus. Venez avec moi.

— Que craignez-vous ? lui dit froidement Sténio ; n’ai-je pas juré à Trenmor qu’il me retrouverait ici ? N’est-ce pas demain seulement que le terme expire, et que je serai libre de vous quitter si Trenmor n’est pas revenu ? Quelle pensée roulez-vous dans votre regard effaré ?

— Je me suis trompé, pensa le moine crédule ; ses desseins ne sont pas mauvais. Trenmor reviendra demain, et cette nuit je vais prier.

Le moine s’agenouilla sur le marbre où la lune semait le reflet des améthistes et des pâles rubis du vitrail. Au bout d’une heure, il retourna au bord du lac. Sténio n’y était plus. Le moine eut un sentiment de frayeur. Il se pencha sur le lac ; la lune était couchée, on ne distinguait au fond de l’abîme qu’une vapeur morne étendue sur les roseaux comme un linceul. Un silence profond régnait partout. L’odeur des iris montait faiblement sur la brise tiède et nonchalante. L’air était si doux, la nuit si bleue et si paisible, que les pensées sinistres du moine s’effacèrent involontairement. Un rossignol se mit à chanter d’une voix si suave que Magnus rêveur s’arrêta à l’écouter. — Était-il possible qu’une horrible tragédie se fût jouée tout-à-l’heure dans un lieu si calme, par une aussi belle nuit d’été ? — Cette noire idée s’effaça d’elle-même. Magnus reprit lentement et en silence le chemin de sa cellule. Il traversa le cimetière, enveloppé de ténèbres, dirigé par l’instinct et l’habitude au travers des arbres et des tombeaux. Quelquefois pourtant, il se heurta contre le marbre d’un cénotaphe, et se trouva enveloppé et comme saisi par les branches pendantes des vieux ifs. Mais aucune voix plaintive, aucune main tiède encore ne l’arrêta. Il s’étendit sur les joncs de sa couche, et les heures de la nuit sonnèrent dans le silence.

Mais il essaya vainement de s’endormir. À peine avait-il fermé les yeux qu’il voyait se dresser devant lui je ne sais quelles images incertaines et menaçantes. Bientôt une image plus distincte, plus terrible vint l’assaillir et le réveiller. Sténio avec ses blasphèmes, ses doutes impies, Sténio, qu’il avait laissé seul au bord du lac, il lui semblait le voir errer autour de sa couche et l’entendre recommencer ses questions injurieuses et cruelles pour tourmenter l’ame du pauvre prêtre. Magnus se souleva, et s’appuyant sur sa couche, la face appuyée sur ses genoux tremblans, il s’interrogea, comme pour la première fois, sur les desseins de Sténio. Pourquoi le poëte avait-il éloigné le témoin de ses angoisses ? Après avoir déchiré en lambeaux toutes les croyances enseignées par l’Église, après avoir fouillé d’un doigt sanglant et impitoyable toutes les blessures honteuses de son cœur, pourquoi avait-il renvoyé le prêtre ? Pour prier ? Oh non ! Sténio ne savait plus prier. Est-ce qu’il attendait Trenmor ? Mais le sage ne devait revenir que le lendemain. Était-ce Lélia qu’il attendait ? À cette pensée, le prêtre bondit sur sa couche, un instant il souhaita la mort de Sténio.

Mais bientôt ce désir impie fit place à des inquiétudes plus généreuses. Il craignit que las de lutter contre un Dieu inexorable, Sténio n’eût accompli un projet sinistre. Il se rappelait avec effroi quelques paroles affreuses du jeune homme sur le néant qui absolvait le suicide, sur l’éternité qui ne le défendait pas, sur la colère divine qui ne pouvait le prévenir, sur l’indulgence miséricordieuse qui devait le permettre. Magnus n’avait pas oublié que la vie présente était pour Sténio un châtiment qui défiait toutes les peines à venir dont l’Église le menaçait.

Le prêtre consterné parcourut sa cellule à pas précipités. Il n’avait qu’un moyen d’éclaircir le sort de Sténio, c’était de s’assurer de sa rentrée au couvent ; mais il aurait fallu pénétrer dans les salles réservées aux séculiers, et la règle des Camaldules s’y opposait formellement. Deux ou trois fois, il se demanda si, pour sauver la vie d’un homme et l’ame d’un chrétien, il n’était pas permis de violer les lois de la discipline ordinaire. Mais l’esprit monastique qui, dans les faibles cerveaux rétrécit l’intelligence et dessèche la sensibilité, lui rendit plus redoutable à envisager la colère du prieur que les remords de sa conscience. Il aima mieux encourir les reproches de Dieu que les châtimens de son ordre, et résolut d’attendre le jour.

Il repassa dans sa mémoire toutes les années de sa jeunesse ; il compara ses douleurs aux douleurs de Sténio ; il se glorifia dans sa résignation ; il essaya de mépriser la colère du malheureux qu’il venait de quitter. Il balbutia quelques paroles hautaines et dédaigneuses ; il murmura entre ses dents, ébranlées par le jeûne et l’insomnie, quelques syllabes confuses, comme s’il voulait se féliciter d’une victoire décisive sur ses passions ; puis il récita à la hâte quelques versets mutilés qui consolèrent son orgueil, sans adoucir l’amertume de son cœur.

Chaque fois que l’horloge de la chapelle sonnait les heures, Magnus tressaillait ; il accusait la marche du temps ; il regardait le ciel ; il comptait les étoiles obstinées ; puis quand le son s’évanouissait, quand tout rentrait dans le silence, quand il se retrouvait seul avec Dieu et ses pensées, il recommençait machinalement sa prière monotone et plaintive.

Enfin le jour parut comme une ligne blanche à l’horizon, et Magnus retourna au bord du lac. Le vent n’avait pas encore soulevé ses voiles de brume, et le moine ne distinguait que les objets voisins de sa vue. Il s’assit sur la pierre où Sténio s’était assis la veille. Le jour grandissait lentement à son gré, son inquiétude croissait. À mesure que la lumière augmentait, il crut distinguer à ses pieds des caractères tracés sur le sable. Il se baissa, et lut :

« Magnus, tu diras à Trenmor que j’ai tenu ma parole. Il me retrouvera ici… »

Après cette inscription, la trace d’un pied, un léger éboulement de sable, puis plus rien que la pente rapide où la poussière du sol incliné ne gardait plus d’empreinte, et le lac avec ses nénuphars et quelques sarcelles noires dans la fumée blanche.

Agité d’une terreur plus vive, Magnus essaya de descendre dans le ravin. Il alla chercher une bêche dans le cimetière, et, s’ouvrant avec précaution un escalier dans le sable à mesure qu’il y enfonçait son pied incertain, il parvint, après mille dangers, au bord de l’eau tranquille. Sur un tapis de cresson d’un vert tendre et velouté, dormait pâle et paisible le jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l’azur dans son cristal immobile, comme l’eau dont la source est tarie, mais dont le bassin est encore plein et limpide. Les pieds de Sténio étaient enterrés dans le sable de la rive ; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu’un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s’abreuvaient d’un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés ; d’autres agitaient leurs robes de gaze bleue sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l’effleurer du vent frais de leurs ailes. C’était un si beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d’un cadavre, que Magnus, ne pouvant croire au témoignage de sa raison, appela Sténio d’une voix stridente, et saisit sa main glacée comme s’il eût espéré l’éveiller. Mais, voyant que l’enfant était noyé depuis plusieurs heures, une peur superstitieuse s’empara de son ame timorée ; il se crut coupable de ce crime, et prêt à tomber auprès de Sténio, il laissa échapper des cris sourds et inarticulés.

Des pâtres de la vallée, qui passèrent sur l’autre rive du lac, virent ce moine désolé qui faisait de vains efforts pour retirer de l’eau le cadavre de son ami. Ils descendirent par une pente plus douce, et avec des branches et des cordes ils emportèrent l’homme mort et l’homme vivant sur l’escarpement de l’autre bord.

Les pâtres ne savaient pas le secret de la mort de Sténio ; ils portaient religieusement sur leurs épaules le moine et le poëte ; ils s’interrogeaient entre eux d’un regard avide et inquiet, interrompant quelquefois le silence de leur marche pour essayer quelque timide conjecture ; mais pas un d’entre eux ne soupçonnait la vérité.

L’évanouissement de Magnus semblait à ces intelligences rudes et grossières un spectacle de pitié, plutôt qu’un objet de sympathie. Ils se demandaient comment un prêtre, voué par son devoir à consoler les vivans et à bénir les trépassés, perdait courage comme une femme, au lieu de prier sur celui que Dieu venait de rappeler à lui. Ils ne comprenaient pas comment le Camaldule, qui avait suivi depuis son entrée au couvent tant de funérailles, qui avait recueilli les derniers soupirs de tant d’agonisans, se conduisait si lâchement en présence d’un cadavre, pareil pourtant à tous ceux qu’il avait vus.

Au réveil de la nature succéda bientôt le réveil de la vie active. Les travaux interrompus recommençaient avec le jour naissant. Quand les habitans de la plaine aperçurent de loin les pâtres qui s’avançaient, ils s’empressèrent autour d’eux. Mais à la vue des branches entrelacées où reposaient Magnus et Sténio, la question qu’ils allaient faire expira sur leurs lèvres ; leur curiosité naïve fit place à une tristesse morne et muette. Car la mort ne passe inaperçue qu’au milieu des villes populeuses et bruyantes. Dans le silence des champs, au milieu de la vie austère des campagnes, elle est toujours saluée comme la voix de Dieu. Il n’y a que ceux qui passent leurs jours à oublier de vivre qui se détournent de la mort comme d’un spectacle importun. Ceux qui s’agenouillent soir et matin pour rendre grâce ne passent jamais indifférens devant un cercueil.

Parvenus à cent pas à peu près des bords du lac où ils avaient trouvé Sténio, les pâtres firent halte et déposèrent leur pieux fardeau sur l’herbe humide. Le soleil levant colorait l’horizon d’un ton de pourpre et d’orange. On voyait flotter sur le versant des collines une vapeur abondante et chaude ; descendue du ciel, la fécondante rosée y remontait comme l’ardeur sainte d’une ame reconnaissante retourne à Dieu qui l’a embrasée de son amour. Chaque narcisse de la montagne était un diamant. Les cimes nuageuses se couronnaient d’un diadême d’or. Tout était joie, amour et beauté autour du catafalque rustique.

Un groupe de jeunes filles traversait le val pour mener au bord des lacs les génisses aux flancs rayés, et pour confier aux échos ces rudes ballades, plus simples que prudentes, dont quelquefois le refrain arrivait jusqu’aux oreilles des moines en prière. Ces bruns enfans de la montagne s’arrêtèrent sans terreur devant le spectacle funèbre ; mais, sous leurs larges poitrines d’homme, la simple nature avait laissé vivre le cœur droit et compatissant de la femme. Elles s’attendrirent, sans pleurer, sur la destinée de ces deux infortunés, et se chargèrent de l’expliquer aux pâtres. — Celui-ci, dirent-elles en montrant le moine, est le frère de celui qui est noyé. Ils auront voulu pêcher les truites du lac ; le plus hardi des deux se sera risqué trop avant ; il aura crié au secours, mais l’autre aura eu peur et la force lui aura manqué. Il faut cueillir des herbes pour le guérir. Nous lui mettrons des feuilles de sauge rouge sur la langue et de la tanésie sur les tempes. Nous brûlerons de la résine autour de lui, et nous l’éventerons avec des feuilles de fougère.

Tandis que les plus grandes de ces filles cherchaient dans l’herbe mouillée les aromates qu’elles destinaient à secourir Magnus, quelques matrones récitèrent à demi-voix la prière pour les morts, et les plus jeunes montagnardes s’agenouillèrent autour de Sténio, demi-recueillies et demi-curieuses. Elles touchaient ses vêtemens avec un mélange de crainte et d’admiration. — C’était un riche, disaient les vieilles ; c’est bien malheureux pour lui d’être mort. — Une petite fille passait ses doigts dans les cheveux blonds de Sténio et les essuyait dans son tablier avec un soin qui tenait le milieu entre la vénération et le plaisir sérieux de jouer avec un objet inusité.

Au bruit de leurs voix confuses, le prêtre s’éveilla et promena autour de lui des yeux égarés. Les matrones vinrent baiser sa main décharnée et lui demandèrent dévotement sa bénédiction. Il frissonna en sentant leurs lèvres se coller à ses doigts.

— Laissez, laissez, leur dit-il en les repoussant, je suis un pêcheur ; Dieu s’est retiré de moi. Priez pour moi, c’est moi qui suis en danger de périr.

Il se leva, et regarda le cadavre. Assuré alors qu’il ne faisait pas un rêve, il tressaillit d’une muette et intérieure convulsion, et se rassit par terre, accablé sous le poids de son épouvante.

Les pâtres, voyant qu’il ne songeait pas à leur donner des ordres, lui offrirent de porter le cadavre au couvent. Cette proposition réveilla toutes les angoisses du moine.

— Non, non, dit-il, cela ne se peut. Aidez-moi seulement à me traîner jusqu’à la porte du monastère.

Quand Magnus fut agenouillé devant le prieur :

— Bénissez-moi, mon père, lui dit-il, car je viens à vous souillé d’un grand crime ; j’ai causé la damnation d’une ame. Sténio, le voyageur, l’ami du sage Trenmor, le jeune Sténio, cet enfant du siècle que vous m’aviez permis d’entretenir souvent pour tâcher de le ramener à la vérité, je l’ai mal conseillé, j’ai manqué de force et d’onction pour le convertir ; mes prières n’ont pas été assez ferventes ; mon intercession n’a pas été agréable au Seigneur, j’ai échoué… Ô mon père ! serai-je pardonné ? Ne serai-je pas maudit, pour ma faiblesse et mon impuissance ?

— Mon fils, dit le prieur, les desseins de Dieu sont impénétrables, et sa miséricorde est immense. Que savez-vous de l’avenir ? Le pécheur peut devenir un grand saint. Il nous a quittés, mais Dieu ne l’a pas abandonné, Dieu le sauvera. La grâce peut l’atteindre partout et le retirer des plus profonds abîmes.

— Dieu ne l’a pas voulu, dit Magnus dont l’œil fixe était attaché sur la terre avec égarement, Dieu l’a laissé tomber dans le lac…

— Que dites-vous ? s’écria le prêtre en se levant. Votre raison est-elle troublée ? Le pécheur est-il mort ?

— Mort, répondit Magnus, noyé, perdu, damné !…

— Et comment ce malheur est-il arrivé ? dit le prieur. En avez-vous été témoin ? N’avez-vous pas essayé de le prévenir ?

— J’aurais dû le prévoir ; j’aurais dû l’empêcher ; j’ai manqué de persévérance ; j’ai eu peur. Depuis une heure, il parlait d’une voix haute et lamentable. Il accusait le sort, les hommes et Dieu. Il invoquait une autre justice que celle en qui nous nous confions. Il foulait aux pieds nos croyances les plus saintes. Il appelait le néant. Il raillait nos prières, nos sacrifices et nos espérances. En l’entendant blasphémer ainsi, ô mon père, pardonnez-moi ! au lieu d’être enflammé d’une sainte indignation, je pleurais. Debout à quelques pas de lui, j’entendais à demi ses paroles funestes. Quelquefois le vent les saisissait au passage, et les emportait vers le ciel qui seul était assez puissant pour les absoudre. Quand le vent se taisait, cette voix lugubre, cette malédiction épouvantable revenait frapper mon oreille et glacer mon sang. J’étais lâche, j’étais abattu, j’essayais d’élever un rempart entre les traits empoisonnés de sa parole et mon ame tremblante. C’était en vain. Le découragement, le désespoir s’insinuait en moi comme un venin. Je voulais l’interrompre, l’idée de son affreux sourire enchaînait ma langue. Je voulais l’emmener, l’audace de son regard contempteur me paralysait à ma place. Je n’avais plus qu’une pensée, qu’un besoin, qu’une tentation insurmontable : c’était de m’enfuir, c’était d’aller prier dans la chapelle, c’était d’échapper à ce danger que je ne pouvais détourner de lui et qui m’envahissait moi-même. — Alors il me pria de le quitter, et je le quittai machinalement, heureux de me soustraire à ma souffrance et d’aller me réfugier au pied du Christ. Je m’occupai trop de moi-même ; j’oubliai trop la garde du pécheur que Dieu m’avait confié. Au lieu de prendre la brebis égarée sur mes épaules, j’eus peur de la solitude, de la nuit et des loups dévorans. Je revins seul au bercail ; mauvais pasteur, j’abandonnai la brebis égarée ; et, quand je revins, je ne la trouvai plus. Satan avait enlevé sa proie. L’esprit du mal avait entraîné cette victime dans le gouffre de l’éternelle perdition.

— Mais quoi ! où est le pécheur ? s’écria le prieur, en découvrant sa tête blanche avec vivacité. Que savez-vous de sa mort ?

— J’ai trouvé ce matin dans les herbes du lac ce corps où l’ame ne réside plus ; je n’ai plus rien à faire, rien à espérer pour Sténio. Ordonnez-moi une rude pénitence, mon père, afin que j’aille l’accomplir et laver mon ame.

— Parlez-moi de Sténio ! s’écria le prieur d’un ton sévère. Oubliez-vous un peu vous-même. Votre ame est-elle plus précieuse que la sienne, pour que nous l’abandonnions ainsi ? Commençons par prier pour le pécheur que Dieu a châtié, nous verrons ensuite à vous purifier. Où est le corps du jeune homme ? Avez-vous récité les psaumes sur sa dépouille mortelle ? L’avez-vous aspergée de l’eau qui purifie ? L’avez-vous fait porter au seuil de la chapelle ? Avez-vous dit au Chapitre de se rassembler ? Le soleil est déjà haut dans le ciel, qu’avez-vous fait depuis son lever ?

— Rien, dit le moine consterné, j’ai perdu le sentiment de l’existence ; et, quand je suis revenu à moi-même, je me suis dit que j’étais perdu.

— Et Sténio, Sténio ? cria le vieillard.

— Sténio, reprit le moine, n’est-il pas perdu sans retour ? Avons-nous le droit de prier pour lui ? Dieu révoquera-t-il pour lui ses immuables arrêts ? N’est-il pas mort de la mort de Judas Iscariote ?

— De quelle mort ? dit le prieur épouvanté. Le suicide ?

— Le suicide, répondit Magnus d’une voix creuse.

Le vieux prieur retomba sur son fauteuil de chêne, en joignant ses mains jaunes et ridées dans un sentiment d’horreur et de consternation inexprimable. Puis, se tournant vers Magnus, il le réprimanda avec chaleur.

— Une telle catastrophe s’est passée presque sous vos yeux. Un tel scandale s’est accompli dans l’enceinte consacrée au culte, et vous ne l’avez pas empêché ! et vous êtes allé prier comme Marie, quand il fallait agir comme Marthe ! Vous avez été lever le front dans le temple, comme le Pharisien ! Vous avez dit : — Regardez-moi et bénissez-moi, mon Dieu, car je suis un saint prêtre, et cet impie qui meurt là-bas peut se passer de vous et de moi ! — Vous avez été rêver et dormir, moine imbécile, homme égoïste et lâche, quand il fallait vous attacher aux pas de ce malheureux, vous jeter à ses pieds, vous traîner dans la poussière, employer les larmes, les menaces, les prières et la force même pour l’empêcher de consommer son affreux sacrifice ! Au lieu de fuir le pécheur comme un objet d’horreur et de scandale, ne fallait-il pas baiser ses genoux et l’appeler mon fils et mon frère, pour attendrir son cœur et lui faire prendre courage, ne fût-ce qu’un jour, un jour qui eût suffi peut-être pour le sauver ? Le médecin déserte-t-il le chevet du malade dans la crainte de la contagion ? Le Samaritain se détourna-t-il de dégoût en voyant la plaie hideuse du Juif ? Non, il s’en approcha sans crainte, il y versa le baume, il le prit sur sa monture et le sauva. Et vous, pour sauver votre ame, vous avez perdu l’occasion de ramener l’enfant prodigue aux bras du père, c’est vous, c’est vous, ame étroite et dure, qui frémirez d’épouvante quand Dieu criera au milieu de vos nuits sans sommeil : — Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?

— Assez, assez ! mon père, dit le moine en tombant sur le carreau et en traînant sa barbe dans la poussière ; épargnez mon cerveau qui se brise, épargnez ma raison qui s’égare… Venez, s’écria-t-il en s’attachant à la robe du prieur, venez avec moi prier sur sa dépouille, venez prononcer les mots qui délient, venez toucher l’hysope qui lave et qui blanchit, venez dire les exorcismes qui brisent l’orgueil de Satan, venez verser l’huile sainte qui enlève toutes les souillures de la vie…

Le prieur, touché de sa douleur, se leva triste et irrésolu.

— Êtes-vous bien sûr qu’il se soit donné la mort lui-même ? dit-il avec hésitation. N’est-ce pas l’effet du hasard, ou (disons mieux) d’une sévérité céleste qu’il ne nous est pas permis d’interpréter, et au bout de laquelle son ame aura trouvé le pardon ? Que savons-nous ? Il peut s’être trompé… Dans les ténèbres de la nuit… un accident peut arriver… Parlez donc, mon fils, avez-vous des preuves certaines du suicide ?

Magnus hésita ; il eut envie de dire que non ; il espéra tromper la clairvoyance de Dieu, et, au moyen des sacremens de l’église, envoyer au ciel cette ame condamnée par l’Église ; mais il ne l’osa pas. Il avoua, en frémissant, toute la vérité, il rapporta les paroles écrites sur le sable : « Magnus, va dire à Trenmor qu’il me retrouvera ici. »

— Il est donc trop vrai ! dit le prieur en laissant rouler des larmes sur sa barbe blanche ; il n’y a pas moyen d’échapper à cette funeste lumière. Pauvre enfant ! Mon Dieu, votre justice est sévère et votre colère est terrible !…

— Allez, Magnus, ajouta le vieillard après un instant de silence, faites fermer les portes du couvent, et priez quelque bûcheron ou quelque berger de donner la sépulture à ce cadavre. L’Église nous défend de lui ouvrir les portes du temple et de l’ensevelir en terre sainte…

Cet arrêt effraya Magnus plus que tout le reste. Il frappa sa tête avec violence sur le pavé, et son sang coula sur sa joue livide sans qu’il s’en aperçût.

— Allez, mon fils, dit le prieur en le relevant, prenez courage, obéissons à la sainte Église, mais espérons. Dieu est grand, Dieu est bon ; nul n’a sondé jusqu’au fond les trésors de sa miséricorde. D’ailleurs, nous sommes des hommes faibles et des esprits bornés. Obéissons à la lettre et n’interrogeons pas l’esprit des lois sacrées. Aucun homme, fût-il le chef de l’Église, n’a le droit de condamner un autre homme irrévocablement. L’agonie du pécheur a pu être longue. En se débattant contre les approches de la mort, il a pu être éclairé d’une soudaine lumière. Il a pu se repentir et faire entendre une prière si fervente et si pure, qu’elle l’ait réconcilié avec le Seigneur. Ce n’est pas le sacrement qui absout, c’est la contrition, vous le savez, et un instant de cette contrition sincère et profonde peut valoir toute une vie de pénitence. Prions et soyons humbles de cœur. Dans la jeunesse de Sténio les vertus ont été assez sublimes peut-être pour laver toutes les iniquités de l’avenir, et dans notre vie passée il y a peut-être de telles souillures que toutes les abstinences du présent et de l’avenir auront peine à les absoudre. Allez, mon fils, si la règle me défend d’admettre ce cadavre dans le couvent et de l’accompagner au cimetière avec les cérémonies du culte, au moins l’Église m’autorise à vous donner une licence particulière : c’est d’aller veiller auprès du corps et de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, en faisant telle prière que votre charité vous dictera, pourvu qu’elle ne soit pas conforme au rite consacré pour les sépultures chrétiennes. Allez, c’est votre devoir ; c’est la seule manière de réparer, autant qu’il est en vous, le mal que vous n’avez pas su empêcher ; c’est à vous d’obtenir grâce pour lui et pour vous. Je prierai de mon côté, nous prierons tous, non pas en chœur et dans le sanctuaire, mais chacun dans notre cellule et dans la ferveur de nos ames.

Le moine infortuné retourna près de Sténio. Les bergers l’avaient placé à l’abri du soleil, à l’entrée d’une grotte où les femmes brûlaient de la résine de cèdre et des branches de genièvre. Ces pieux montagnards attendaient que Magnus revînt leur donner l’ordre de le porter au couvent, et ils l’avaient déposé sur un brancard fait avec plus d’art et de soin que le premier. Ils avaient entrelacé des branches de sapin et de cyprès avec leurs rameaux vivaces, qui formaient au cadavre un lit de sombre verdure. Les enfans l’avaient parsemé d’herbes aromatiques, et les femmes lui avaient mis au front une couronne de ces blanches fleurs étoilées qui croissent dans les prés humides. Les liserons blancs et les clématites, qui grimpaient le long des flancs du rocher, se suspendaient à la voûte en festons gracieux et sauvages. Ce lit funèbre, si frais, si agreste, surmonté d’un dais de fleurs, et baigné des plus suaves parfums, était digne de protéger le dernier sommeil d’un jeune et beau poëte endormi dans le Seigneur.

Les montagnards s’agenouillèrent en voyant le prêtre s’agenouiller ; les femmes, dont le nombre avait grossi considérablement depuis le matin, commencèrent à égrainer leur rosaire ; tous s’apprêtaient à suivre le moine et le cadavre jusqu’à la grille des Camaldules, et à revenir au bord du lac pour assister, de l’autre rive, aux funérailles du cimetière. Mais, lorsque après une longue attente, ils virent le soleil descendre vers l’horizon sans que Magnus leur dît d’enlever le corps, sans que les moines, revêtus de leurs camails noirs couverts d’ossemens et de larmes, vinssent à sa rencontre, ils s’étonnèrent et se hasardèrent à l’interroger. Magnus les regarda d’un air égaré, essaya de leur répondre, et balbutia des paroles incertaines. Alors, voyant à quel point la douleur l’avait troublé et craignant de l’affliger davantage en le pressant de questions, un des plus vieux bûcherons de la vallée se décida à se rendre au couvent avec ses fils, et à demander des ordres au prieur.

Au bout d’une heure, le bûcheron revint ; il était silencieux, triste et recueilli. Il n’osait parler devant Magnus, et, comme tous les regards l’interrogeaient, il fit signe à ses compagnons de le suivre à l’écart. Tous ceux qui entouraient le cadavre, entraînés par la curiosité, s’éloignèrent sans bruit et le joignirent à quelque distance. Là, ils apprirent avec surprise, avec terreur, le suicide de Sténio et le refus du prieur de l’ensevelir en terre sainte.

S’il avait fallu au prieur toute la fermeté d’un esprit généreux, toute la chaleur d’une ame indulgente, pour ne pas désespérer du salut de Sténio, à plus forte raison ces hommes simples et bornés furent-ils épouvantés d’un crime condamné si sévèrement dans les croyances catholiques. Les vieilles femmes furent les premières à le maudire. — Il s’est tué, l’impie ! s’écrièrent-elles ; quel crime avait-il donc commis ? Il ne mérite pas nos prières ; le prieur lui refuse un tombeau dans la terre consacrée. Il faut qu’il ait fait quelque chose d’abominable, car le prieur est si indulgent et si saint ! Il avait une plaie honteuse au cœur, cet homme qui a désespéré du pardon et qui s’est fait justice lui-même ; ne le plaignons pas ; d’ailleurs, il est défendu de prier pour les damnés. Allons-nous en ; que le moine fasse son métier ; c’est à lui de le garder durant la nuit. Il a le pouvoir de prononcer les exorcismes ; si le démon vient réclamer sa proie, il le conjurera. Partons.

Les jeunes filles épouvantées ne se firent pas prier pour suivre leurs mères, et plus d’une, en retournant vers sa demeure, crut voir passer une figure blanche dans les profondeurs du taillis, et entendre sur l’herbe humide de la rosée du soir les pas errans d’une ombre plaintive qui murmurait tristement : — Détournez-vous, jeune fille, et voyez ma face livide. Je suis l’ame d’un pécheur et je vais au jugement. Priez pour moi. — Elles pressaient le pas et arrivaient palpitantes et pâles à la porte de leurs chalets ; mais le soir en s’endormant je ne sais quelle voix faible et mystérieuse répétait à leur chevet : — Priez pour moi.

Les bergers, habitués aux veilles de la nuit et à la solitude des bois, furent moins accessibles à ces terreurs superstitieuses. Quelques-uns allèrent rejoindre Magnus, et résolurent de garder le mort avec lui. Ils plantèrent aux quatre coins du brancard de grandes torches de sapin résineux, et déplièrent leurs casaques de peau de chèvre, pour se préserver du froid de la nuit. Mais quand les torches furent allumées, elles commencèrent à projeter sur le cadavre des lueurs d’un rouge livide. Le vent, qui les agitait, faisait passer des clartés sinistres sur ce visage près de tomber en dissolution, et par instans le mouvement de la flamme semblait se communiquer aux traits et aux membres de Sténio. Il leur sembla qu’il ouvrait les yeux, qu’il agitait une main convulsive, qu’il allait se lever ; la frayeur s’empara d’eux, et, sans oser s’avouer mutuellement leur puérilité, ils adoptèrent tacitement l’aveu unanime de se retirer. Le moine, dont la présence les avait un instant rassurés, commençait à les épouvanter plus que le mort lui-même. Son immobilité, son silence, sa pâleur et je ne sais quoi de sombre et de terrible dans le plissement de son front chauve et luisant lui donnaient l’aspect d’un esprit de ténèbres plus que d’un homme. Ils pensèrent que le démon avait pu prendre cette forme pour damner le jeune homme, pour le précipiter dans le lac, et qu’il était là maintenant, veillant sur sa proie, en attendant l’heure de minuit, où les horribles mystères du sabbat s’accomplissaient.

Le plus courageux d’entre eux offrit de revenir le lendemain dès l’aube, pour creuser la fosse et y descendre le cadavre. — C’est bien inutile, — répondit un des plus consternés, et cette réponse fut comprise. Ils se regardèrent en silence ; leur pâleur les effraya mutuellement. Ils descendirent vers la vallée, et se séparèrent d’un pas flageolant, prêts à se prendre les uns les autres pour des spectres.




XII

LÉLIA.



Lélia et Trenmor approchaient de la vallée. Le jour baissait, ils pressaient les chevaux et les guides. Ils voulaient arriver avant la nuit ; le rapide attelage volait dans la poussière, et les plaines disparaissaient derrière eux, comme des nuages emportés par le vent. Tout-à-coup un cheval s’abattit ; la voiture roula sur lui et se renversa violemment. Trenmor fut grièvement blessé. Lélia fut préservée de tout mal. Dieu peut-être avait ses desseins.

On porta Trenmor dans une maison voisine de la route ; on lui prodigua de prompts secours. Dès qu’il eut retrouvé l’usage de ses sens et qu’on eut pansé sa plaie, il prit la main de Lélia.

— Partez, ma sœur, lui dit-il, ne perdez pas une heure, un instant. La dernière journée approche de son terme ; si l’un de nous n’était pas aux Camaldules ce soir, qui sait les pensées de Sténio ? Allez vers notre enfant. Laissez-moi ici ; je puis me passer de vous ; vous viendrez m’y retrouver demain, plus tard, quand vous pourrez ; il ne s’agit pas de moi. Partez.

Lélia n’hésita pas. La voiture était brisée ; elle fit amener un cheval, le monta à la hâte, et disparut bientôt dans la poussière de l’horizon.

Le soleil était couché quand elle atteignit le sol uni de la vallée des Camaldules. Ses gens étaient restés loin derrière elle. Son cheval fumant trébuchait de temps en temps dans les ronces du taillis ; haletante, les cheveux en désordre, elle le pressait sans pitié, elle ne s’arrêtait devant aucun obstacle ; elle passait au hasard le gué présumé des rivières, franchissait les buissons au lieu de les tourner, et ne regardait pas même derrière elle les dangers qu’elle venait d’affronter avec la folie d’une confiance sublime.

Incertaine à l’entrée d’une clairière coupée de deux routes pareilles, elle fut forcée de s’arrêter pour demander à un bûcheron le chemin du couvent.

— Par ici, dit le bûcheron en montrant la droite ; mais, si vous comptez entrer ce soir au monastère, je vous conseille d’avoir un ordre du pape. Les grilles sont fermées ; les cloches n’ont pas sonné de la journée. Le prieur est clos dans sa cellule ; tous les moines, en retraite : on ne parle à personne. L’ange de la mort a fait une croix cette nuit sur la porte.

Lélia, épouvantée, interrogea le bûcheron. Elle apprit la mort de Sténio ; elle essaya d’en douter et d’espérer.

Un groupe de montagnards vint confirmer les paroles du premier. Lélia tomba sans mouvement dans leurs bras ; ils l’emportèrent dans leur cabane.

Magnus, resté seul auprès du cadavre, ne s’était pas aperçu de la désertion des bergers. Il était toujours à genoux, mais il ne priait pas, il ne pensait pas, sa force était brisée. Il ne sentait son existence que par la souffrance aiguë de son front qu’il avait ébranlé et presque fracassé sur le pavé de la cellule du prieur. Cette commotion physique, jointe aux émotions affreuses de son ame, avait achevé de le plonger dans un affaissement qui ressemblait à l’imbécilité.

Peu à peu les douleurs qu’il ressentait au crâne devinrent si violentes qu’il y porta la main. Un sang livide collait ses cheveux. Il regarda sa main rouge sans comprendre qu’elle était ensanglantée. Seulement cette sensation de chaleur humide et cette odeur de sang produisirent une sorte de contraction dans les muscles de ses doigts, et dilatèrent ses narines comme eût fait l’ivresse du vin ou des sens. L’ame était engourdie, morte peut-être. L’animal chagrin, féroce et avide, qui se cache sous le cilice du moine, se réveillait avec son instinct carnassier et son fauve appétit de plaisir. Il ouvrit des yeux vitreux comme ceux d’un cadavre, et bondit comme si le galvanisme l’eût frappé.

Mais en voyant devant lui cette figure pâle de Sténio, qui dormait du sommeil des anges, il s’arrêta, sourit affreusement à son blanc linceul et à sa couronne de fleurs, et murmura d’une voix émue : — Ô femme ! ô beauté !…

Puis il prit la main du cadavre, et le froid de la mort appaisa son délire et chassa les trompeuses illusions de la fièvre. Il reconnut que ce n’était pas là une femme endormie, mais un homme couché sur le cercueil, un homme dont il se reprochait la perte.

Il regarda autour de lui, et, ne voyant rien que les flancs noirs du rocher où vacillait la flamme des torches, n’entendant rien que le vent qui mugissait dans les mélèzes, il sentit tout l’effroi de la solitude, toutes les terreurs de la nuit tomber sur son crâne comme une montagne de glace.

Il crut voir quelque chose se mouvoir et ramper sur le rocher auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne plus le voir ; il les rouvrit et regarda involontairement. Il vit une figure effrayante qui se tenait immobile et noire à son côté. Il la regarda pendant près d’une heure, sans oser faire un mouvement, retenant son haleine de peur d’éveiller l’attention de ce fantôme, prêt à se lever et à marcher vers lui. Le flambeau de résine, qui jetait le profil de Magnus au mur de la grotte, s’éteignit, et le fantôme disparut sans que le moine eût compris que c’était son ombre.

Des pas légers effleurèrent les buissons de la colline. C’était peut-être un chamois qui s’approchait curieusement des flambeaux. Magnus se signa et jeta un regard tremblant sur le sentier qui menait à la vallée. Il crut voir une femme blanche, une femme errante et seule dans la nuit. Le désir inquiet fit bondir son cœur avec violence ; il se leva prêt à courir vers elle, la peur imbécile le retint. C’était un spectre qui venait appeler Sténio, une ombre sortie du sépulcre pour hurler dans les ténèbres. Il enfonça son visage dans ses mains, s’enveloppa la tête dans son capuchon, et se roula dans un coin, décidé à ne rien voir, à ne rien entendre.

Aucun bruit n’arrivant plus à son oreille, il se rassura un peu et leva la tête. Il vit Lélia, agenouillée près de Sténio.

Le moine voulut crier, sa langue s’attacha à son palais. Il voulut fuir, ses jambes devinrent plus froides et plus immobiles que le granit du rocher. Il resta l’œil hagard, la main ouverte, le visage ombragé de son capuchon.

Lélia était penchée sur le lit funèbre. Ses longs cheveux, déroulés par l’humidité, tombaient le long de ses joues pâles ; elle semblait aussi morte que Sténio. C’était la digne fiancée d’un cadavre.

Elle avait écouté les discours des bergers ; elle s’était dérobée à leurs soins, à leurs consolations ; elle avait voulu embrasser la poussière de Sténio. Guidée par le phare sinistre allumé devant la grotte, elle était venue seule, sans effroi, sans remords, sans douleur peut-être.

Cependant, à l’aspect de ce beau front couvert des ombres de la mort, elle sentit son ame s’amollir ; la tendre pitié adoucit la rudesse de cette ame sombre et calme dans le désespoir.

— Oui, Sténio, dit-elle sans s’inquiéter ou sans s’apercevoir de la présence du moine, je te plains, parce que tu m’as maudite. Je te plains, parce que tu n’as pas compris que Dieu, en nous créant, n’avait pas résolu l’union de nos destinées. Tu as cru, je le sais, que je prenais plaisir à multiplier tes tortures. Tu as cru que je voulais venger sur toi les douleurs et les déceptions de mes premières années. Tu as cru que j’accueillais tes sermens par le dédain et l’indifférence, pour indemniser ma vanité de toutes les trahisons que les hommes m’avaient infligées. Tu te trompais, Sténio, et je te pardonne l’anathême que tu as prononcé contre moi. Celui qui juge nos pensées avant même que nous puissions les prévoir, celui qui feuillette à toute heure le livre de nos consciences et qui lit sans ambiguité les desseins mystérieux qui n’y sont pas encore inscrits, celui-là, Sténio, n’a pas accueilli tes menaces et ne les réalisera pas. Il ne te punira pas, parce que tu as été aveugle. Il ne châtiera pas ta faiblesse, parce que tu as refusé de te confier dans une sagesse qui n’était pas la tienne. Tu as payé trop cher la lumière qui est venue éclairer tes derniers jours, pour qu’il te reproche d’avoir long-temps erré dans les ténèbres. Le savoir douloureux et terrible que tu emportes avec toi n’a pas besoin d’expiation, car ta lèvre s’est desséchée en goûtant le fruit que tu avais cueilli.

Je t’aimais, Sténio, sans pouvoir te consoler ; j’admirais, sans pouvoir y répondre, ce besoin indéfini d’expansion et de dévouement qui dévorait ton sang et brûlait ton cerveau. Je regrettais les épreuves implacables qui m’avaient convaincue de mon impuissance ; mais les nier et les méconnaître, n’eût-ce pas été une impiété, un lâche mensonge ? Si je t’avais dit : — Les plaies que je t’ai montrées, les blessures que tu as comptées, ne sont pas inguérissables ; espérons que la confiance, la mutuelle abnégation, réchaufferont mon cœur attiédi ; espérons qu’en m’appuyant sur toi, je retrouverai le sens et la valeur des souffrances que j’accepte aujourd’hui sans les comprendre ; — j’aurais menti, Sténio, j’aurais mérité ton mépris, et ta colère n’aurait pu descendre assez bas pour flétrir mon hypocrisie.

Est-ce donc pour ma franchise et ma loyauté que tu as appelé sur moi les châtimens que Dieu réserve aux méchans ? Est-ce parce que j’ai confessé devant toi, sans rougeur et sans confusion, les infirmités de ma nature, que tu demandais à la foudre de me frapper, comme si j’avais abusé de ma puissance ?

J’avais rencontré sur ma route bien des ames sans foi qui m’avaient trompée. Mon oreille s’était fatiguée à écouter des promesses impuissantes ; plus généreuse et plus hardie, j’ai refusé ton affection que je ne pouvais récompenser. J’ai sacrifié à la sécurité de ton avenir les joies perfides et passagères de quelques journées ; je n’ai pas voulu engager un bien que je ne possédais plus. Car mon cœur avait usé sans retour toutes ses crédulités ; sous le sol que tu foulais d’un pied rapide et confiant, je voyais bouillonner les laves du volcan qui devait disperser au loin l’édifice de tes ambitions.

Pour retenir et fixer ton amour, il aurait fallu m’avilir et me dégrader. Mes sens glacés ne pouvaient rien pour tes plaisirs. Si j’avais essayé de frémir sous tes étreintes, pauvre Sténio ! Lélia, grimaçant la volupté, commandant à ses yeux de sourire et de jouer l’extase, Lélia que tu divinisais, n’aurait été qu’un monstre hideux, le ridicule simulacre d’une courtisane.

Mais Dieu, j’en ai la ferme confiance, Dieu nous réunira dans l’éternité. Assis ensemble à ses pieds, nous assisterons à ses conseils, et nous saurons alors pourquoi il nous a séparés sur la terre. En lisant sur son front radieux le secret de ses volontés impénétrables aux yeux mortels, ta colère et ton étonnement seront comme s’ils n’avaient jamais été.

Alors, Sténio, tu n’essaieras plus de me haïr ; tu n’accuseras plus mon injustice et ma cruauté. Quand Dieu, faisant à chacun de nous la part qu’il mérite, distribuera nos travaux selon nos forces, tu comprendras, ô mon bien-aimé, que nous ne pouvions pas ici suivre la même route, ni marcher au même but. Les douleurs qu’il nous a envoyées n’ont pas été pareilles. Le maître sévère que nous avons servi tous deux nous expliquera le mystère de nos souffrances. En ouvrant devant nous l’éclatante perspective d’une éternelle effusion, il nous dira pourquoi il lui a plu de préparer la réunion de nos deux ames par les voies obscures que notre œil ne soupçonnait pas.

Il te montrera, Sténio, dans sa nudité saignante, mon cœur à qui tu imputais le dédain et la dureté. La terreur que tu as ressentie en écoutant mes paroles, l’humiliation qui obscurcissait ton regard quand je t’avouais que je ne pouvais t’aimer, la confusion tremblante de tes pensées se changera en une compassion sérieuse. Lélia, que tu croyais si fort au-dessus de toi, que tu désespérais d’atteindre, Lélia s’abaissera devant toi ; tu oublieras, comme elle, l’admiration et le respect dont les hommes environnaient mes pas, tu sauras pourquoi j’allais seule et sans jamais demander secours.

Confondus sous l’œil de Dieu, dans une félicité permanente, chacun de nous accomplira courageusement la tâche qu’il aura reçue. Nos regards, en se rencontrant, doubleront notre confiance et nos forces : le souvenir de nos misères passées s’évanouira comme un songe, et il nous arrivera de nous demander si vraiment nous avons vécu.

Console-toi, Sténio, ton épreuve est finie, et la mienne continue. Tu n’entends plus la foule imbécile bourdonner à tes oreilles ; tu n’as plus devant toi le spectacle importun des joies qui se mentent à elles-mêmes et qui s’étourdissent du bruit de leurs mensonges. C’est à moi maintenant de t’invoquer dans mes prières ; c’est à moi d’implorer ta puissance et ta sagesse. Car tu sais le néant des plaisirs après lesquels tu soupirais ; tu regardes en pitié les grandeurs et les gloires qui t’éblouissaient ; tu ne désires plus, tu jouis. La présence de Dieu suffit à tes extases. Les sourires que tu me demandais à genoux, les caresses que tu aurais payées de ton sang ne sont-elles pas maintenant pour ta lumineuse clairvoyance un objet de raillerie ?

Mais non, j’en suis sûre, depuis que tu sais, depuis que la main divine, en passant le doigt sur ta paupière, a dessillé tes yeux, ton ame, qui s’irritait de son ignorance et de sa faiblesse, est aujourd’hui indulgente et sereine. Le tumulte de nos espérances, les visions ambitieuses de nos rêves sont devant toi, comme devant Dieu, l’expression incomplète, mais sincère, de notre humilité présente. Si nous aspirons si haut, n’est-ce pas, c’est que notre ame se souvient de son origine, c’est qu’elle souffre dans son enveloppe terrestre ; c’est qu’elle sent que, pour reprendre son essor et sa puissance, elle a besoin de dépouiller les langes où elle est garrottée.

Eh bien ! Sténio, tu m’as devancée ; Dieu te préfère à Lélia, puisqu’il t’appelle le premier. Les angoisses et l’épuisement de ta précoce caducité ont mérité de lui une récompense plus prompte que l’isolement et la patience de Lélia. Je n’accuse pas son indifférence ; je ne me plains pas ; sans doute, il a mesuré le pélerinage à la vigueur du pélerin. Il a rapproché la cité céleste de tes pieds chancelans. Il a courbé la branche devant ta main défaillante. Bienheureux Sténio ! tu peux maintenant secouer la poussière de ta chaussure, tu peux t’asseoir et te reposer. C’est à toi d’intercéder auprès du maître pour que j’aille m’asseoir à tes côtés.

Désintéressé maintenant, tu défies les passions qui t’ont dévoré, tu te juges et tu t’applaudis de ta délivrance. Où s’adresseraient tes regrets ? Serait-ce à moi ? Mais l’avenir est à nous deux. À Trenmor ? Mais Trenmor t’aurait sauvé, si ton salut, sur cette terre, eût été possible. Puisque son ame, purifiée par l’expiation, n’a pas trouvé de parole assez éloquente pour te convaincre ; puisque son bras, éprouvé par les tortures, n’a pas eu assez d’énergie pour te détourner de la route funeste où tu étais entré, c’est que Dieu ne le voulait pas. En te laissant aller, Trenmor a reconnu dans ta fuite la trace mystérieuse d’un décret qu’il ne lui appartenait pas d’interpréter. Tant qu’il a pu te suivre des yeux, il t’a crié d’une voix obstinée : — Reviens à nous, reviens, Sténio, nous te soutiendrons. — Mais quand ta course rapide eut mis entre toi et Trenmor un espace infranchissable, alors le sage devait se taire, et le sage s’est tu.

Tu t’es jeté dans les bras de la mort, tu as demandé à cette maîtresse inexorable et jalouse un refuge contre les menteuses séductions de la vie. Que ses caresses te soient douces, ô Sténio ! Dors en paix sur la froide couche où tu as voulu épouser l’oubli !

Si jeune et si beau pourtant ! comment n’as-tu pas espéré ? Comment suis-je debout encore, moi qui ai vu tout s’user et se flétrir autour de moi ? Moi qui ne puis plus ni donner ni ressentir l’amour, pourquoi suis-je ici à te contempler ? pourquoi n’est-ce pas moi qui suis étendue dans ce cercueil ?

Lélia se tut, et, croisant ses bras sur sa poitrine, elle contempla en silence la beauté de celui dont elle avait refusé les caresses et repoussé les transports. Elle aima sa pâleur livide, ses lèvres bleues comme l’humide ancolie, ses cheveux rares sur le front, longs et touffus sur les épaules. Cette blonde chevelure, déroulée dans les eaux du lac, s’était séchée au vent de la colline, et même elle avait repris l’ondulation naturelle de ses boucles gracieuses. Dernière richesse qui avait résisté long-temps aux outrages de la fatigue et de la maladie, dernière beauté qui devait survivre à la prochaine dissolution du cadavre, elle flottait soyeuse et vivante sur ce front glacé, comme aux jours où le poëte enfant courait au soleil du matin sur les sentiers fleuris de la montagne.

Lélia se rappela les jours où elle l’avait aimé le plus. C’était lorsqu’il était plutôt poëte qu’amant. Dans ces premiers temps de leur affection, la passion de Sténio avait quelque chose de romanesque et d’angélique. Il ne songeait alors qu’à chanter Lélia, à prier Dieu pour elle, à rêver d’elle, ou à la contempler dans une extase muette. Plus tard, son œil s’était animé d’un feu plus viril, sa lèvre plus avide avait cherché et demandé le baiser, sa poésie avait exprimé des transports plus sauvages ; c’est alors que l’impuissante Lélia s’était sentie effrayée, fatiguée et presque dégoûtée de cet amour qu’elle ne partageait pas. Maintenant elle retrouvait Sténio calme et recueilli comme elle l’avait connu, comme elle l’avait aimé.

— Te voilà, mon poëte, lui dit-elle, comme je t’ai souvent contemplé à ton insu. Souvent, dans nos courses rêveuses, je t’ai vu, plus faible que Trenmor et moi, céder à la fatigue et t’endormir à mes pieds sous une chaude brise de midi, parmi les fleurs de la forêt. Penchée sur toi, je protégeais ton sommeil, j’écartais de toi les insectes malfaisans. Je te couvrais de mon ombre quand le soleil perçait les branches pour jeter un cuisant baiser à ton beau front de jeune fille. Je me plaçais entre toi et lui. Mon ame despote et jalouse t’enveloppait de son amour. Ma lèvre tranquille effleurait quelquefois l’air chaud et parfumé qui frémissait autour de toi. J’étais heureuse alors et je t’aimais ! Je t’aimais autant que je puis aimer. Je te respirais comme un beau lys, je te souriais comme à un enfant, mais comme à un enfant plein de génie. J’aurais voulu être ta mère et pouvoir te presser dans mes bras sans éveiller en toi les sens d’un homme.

D’autres fois j’ai surpris le secret de tes promenades solitaires. Tantôt, penché sur le bassin limpide d’une source, ou appuyé sur la mousse séculaire des rochers, tu regardais le ciel dans les eaux. Le plus souvent tes yeux étaient à demi-fermés, et tu semblais mort à toutes les impressions extérieures. Comme maintenant, tu semblais te recueillir et regarder, en toi-même, Dieu et les anges réfléchis dans le mystérieux miroir de ton ame. Te voilà, comme tu étais alors, frêle adolescent, encore sans vigueur et sans désirs, étranger aux ivresses et aux souffrances de la vie physique. Fiancé de quelque vierge aux ailes d’or, tu n’avais pas encore jeté ton anneau dans les flots orageux de nos passions. Est-ce que tant de jours, tant de maux, ont été subis depuis cette matinée sereine où je t’ai rencontré comme un jeune oiseau ouvrant ses ailes tremblantes aux premières brises du ciel ? Est-ce que nous avons vécu et souffert depuis cette heure où tu me demandais de t’expliquer l’amour, le bonheur, la gloire et la sagesse ? Enfant, qui croyais à toutes ces choses et qui cherchais en moi ces trésors imaginaires, est-il vrai que tant de larmes, tant d’épouvantes, tant de déceptions, nous séparent de cette pastorale mélodieuse ? Est-ce que tes pas, qui n’avaient courbé que des fleurs, ont marché depuis dans la fange et sur le gravier ? Est-ce que ta voix, qui chantait de si suaves harmonies, s’est enrouée à crier dans l’ivresse ? Est-ce que ta poitrine, épanouie et dilatée dans l’air pur des montagnes, s’est desséchée et brûlée au feu de l’orgie ? Est-ce que ta lèvre, que les anges venaient baiser dans ton sommeil, s’est souillée à des lèvres infâmes ? Est-ce que tu as tant souffert, tant rougi et tant lutté, ô Sténio, ô le bien-aimé fils du ciel ?

Mais tu es beau encore, et calme comme au temps où tu appuyais ton front sur mes genoux, pour dormir au vent des nuits maritimes. Tes mains sont blanches et pures ; tes genoux ne sont pas brisés par tant de chutes. Et pourtant, pauvre poëte, tu as rampé dans les épines, tu t’es écorché sur les pierres aiguës ; tu t’es sali, ensanglanté, épuisé à étreindre la réalité hideuse et féroce. Tu t’es battu avec cette lionne au poil rude, tu t’es enivré à l’odeur de ses flancs infects, tu es tombé sous elle, saisi d’horreur et de dégoût ; et, pour se venger, elle t’a dévoré les entrailles. Mais Dieu te gardait, ame inviolable et sainte ; nulle orgie, nulle femme amoureuse, nulle menteuse amitié ne t’a possédée : tu es restée vierge dans un corps prostitué à toutes les débauches. Diamant dont le feu avait été dérobé aux plus purs rayons du soleil, tu es demeuré enfoui dans le caillou qui te protégeait, et la luxure n’a pas soupçonné le trésor que tu lui cachais et que tu voulais rendre à Dieu éclatant et pur comme tu l’avais reçu. Tu as bien fait de mourir, Sténio, ta grande ame étouffait dans ce corps délicat et frêle, dans ce monde sans soleil. Nous n’étions pas dignes de toi : tu nous as refusé ton amour, tu nous as retiré tes désirs et tes caresses. Retourne à Dieu, ange fourvoyé dans nos voies impures. Protége-nous, pardonne-nous de ne t’avoir rien donné de ce que tu demandais. C’est que nous étions des hommes et que tu valais mieux que nous.

Va, Sténio, nous nous retrouverons, et alors nous serons dignes l’un de l’autre. Mon ame est sœur de la tienne, elle s’ennuie, elle se lasse, elle s’indigne de tout. Comme la tienne, elle a désiré sans atteindre, elle a travaillé sans recueillir. Dieu me condamne à de plus longues expiations ; car, plus prudente ou plus peureuse que toi, j’ai reculé devant les épreuves que tu as voulu subir, j’ai évité les dangers où tu t’es précipité. Un mal plus lent doit me dévorer, pour que l’éternelle justice soit satisfaite. Mais ces jours si longs sur la terre, quelle valeur ont-ils dans l’éternité où tu es déjà entré ? Que seront-ils quand je t’aurai rejoint ?

Peut-être alors serons-nous égaux, peut-être serons-nous amans et frères. Aujourd’hui j’ose à peine me regarder comme ta fiancée, et mon respect, que la mort t’a rendu, entr’ouvre à peine ce sanctuaire d’amour et d’espérance. Ô Sténio, laisse-moi maintenant t’implorer comme tu m’as implorée jadis ! Laisse-moi te craindre et te vénérer comme une puissance au-dessus de moi, laisse-moi prier et gémir : c’est une vengeance que Dieu te permet, et que Dieu te donne. Je t’aime, je t’aime à genoux, maintenant que tu sembles sourd à mes aveux, insensible à mes caresses. Reçois mes sermens, reçois mes baisers ; je t’aimais, ô Sténio, je t’aimais plus que tu ne pouvais le comprendre et le partager : je me sentais indigne de toi, je ne voulais pas souiller la sainteté de ton ame. Si Dieu eût daigné me rendre ma jeunesse ardente et mon cœur vierge, si mon imagination ne se fût pas dépravée à la poursuite de vingt chimères, si mon amour ne se fût pas donné et retiré, si l’erreur, le désespoir et la faiblesse ne m’eussent pas flétrie, j’aurais été à toi. Mais ta jeunesse croyait voir en moi toutes les vertus, toutes les grandeurs que je n’avais plus. Tu te serais donné à moi sans réserve, et je t’aurais appauvri, flétri et desséché. Non, je n’ai pas voulu profiter de ton erreur, et maintenant c’est mon seul titre auprès de toi. Adieu, Sténio, adieu, adieu, toi seul que j’ai aimé d’un amour noble et fort. Plains-moi, je vais vivre.

Elle déposa sur les lèvres violettes de Sténio un dernier baiser ; elle détacha de sa couronne une fleur flétrie qu’elle mit sur son cœur, et elle reprit le sentier de la vallée sans avoir fait attention au moine, qui, debout, dans l’ombre, adossé avec raideur au mur de la grotte, dardait sur elle ses yeux étincelans.

La raison de Magnus l’avait abandonné ; il ne comprenait rien aux discours de Lélia. Il la voyait seulement et il la trouvait belle ; sa passion se réveillait avec violence, il ne se souvenait plus que des désirs qu’il avait si long-temps comprimés et qui le dévoraient plus que jamais.

Quand il la vit embrasser Sténio, une affreuse jalousie, qu’il n’avait jamais connue parce qu’il n’avait pas eu occasion de la ressentir, éclata en lui. Il aurait frappé Sténio, s’il l’eût osé ; mais ce cadavre lui faisait peur, et le désir s’allumait en lui encore plus intense que la vengeance.

Il s’élança sur les traces de Lélia, et, comme elle tournait le sentier, il la saisit par le bras.

Lélia se retourna sans crier, sans tressaillir, et regarda cette figure hâve, cet œil sanglant, cette bouche tremblante, sans peur et presque sans surprise.

— Femme, lui dit le moine, tu m’as assez fait souffrir ; console-moi, aime-moi.

Lélia, ne reconnaissant pas dans ce moine chauve et voûté le prêtre qu’elle avait vu jeune et fier peu d’années auparavant, s’arrêta étonnée.

— Mon père, lui dit-elle, adressez-vous à Dieu, son amour est le seul qui puisse consoler.

— Ne te souvient-il plus, Lélia, répondit le moine sans l’écouter, que c’est moi qui t’ai sauvé la vie ? Sans moi, tu périssais dans les ruines du monastère où tu passas deux ans. Tu t’en souviens, femme ? Je me jetai au milieu des décombres près de m’écraser ; je t’emportai, je te mis sur mon cheval, et je voyageai tout le jour en te tenant dans mes bras, et je n’osai pas seulement baiser ton vêtement. Mais, dès ce jour, un feu dévorant s’alluma dans ma poitrine ; en vain j’ai jeûné et prié, Dieu ne veut pas me guérir. Il faut que tu sois à moi ; quand je serai appaisé, je serai guéri ; je ferai pénitence et je serai sauvé ; autrement, je redeviendrai fou et je serai damné.

— Je te reconnais bien, Magnus, répondit-elle. Hélas ! voici donc le fruit de tes expiations et de tes combats !

— Ne me raille pas, femme, répondit-il avec un regard sombre, car je suis aussi près de la haine que de l’amour, et si tu me repousses… je ne sais pas ce que la colère peut me conseiller…

— Laisse mon bras, Magnus, dit Lélia avec le calme du dédain. Assieds-toi sur cette roche, et je vais te parler.

Il y avait tant d’autorité dans sa voix que le moine, habitué à la soumission passive, obéit comme par instinct et s’assit à deux pas d’elle ; son cœur battait si fort qu’il ne pouvait parler. Il prit dans ses deux mains sa tête saignante et douloureuse, et rassembla tout ce qui lui restait de force et de mémoire pour écouter et comprendre.

— Magnus, lui dit Lélia, si, lorsque vous étiez jeune encore et capable de réaliser une existence sociale, vous m’eussiez consultée sur votre avenir, je ne vous aurais pas conseillé d’être prêtre. Votre organisation devait vous rendre impossibles ces devoirs rigides que vous n’accomplissez que de fait. Vous avez été un mauvais prêtre, mais Dieu vous pardonnera, parce que vous avez beaucoup souffert. Maintenant, il est trop tard pour que vous rentriez dans la vie ordinaire ; vous avez perdu la force d’atteindre à aucune vertu. Il faut vous en tenir à l’abstinence. Bien que j’aie peu de foi à l’efficacité de vos mortifications et aux pratiques de votre vie monastique, je pense que vous devez attendre dans la retraite la fin de vos souffrances ; elle ne saurait tarder : regardez vos mains, regardez vos cheveux gris. Tant mieux pour toi, Magnus ! que ne suis-je aussi près de la tombe ! Va, malheureux, nous ne pouvons rien les uns pour les autres. Tu t’es trompé, tu t’es retranché de la vie, et tu t’es senti le besoin de vivre ; et maintenant tu t’en effraies, et tu crois qu’il te serait possible de calmer tes désirs par la jouissance. Insensé puéril ! il n’est plus temps d’y songer. Tu aurais pu trouver le bonheur dans la liberté, il y a quelques années ; ta raison aurait pu s’éclairer, ton ame s’endurcir contre de vains remords. Mais aujourd’hui, l’horreur, le dégoût et l’effroi te poursuivraient partout. Tu ne pourrais pas connaître l’amour, tu le prendrais toujours pour le crime, et l’habitude de flétrir du nom de péché les joies légitimes te rendrait criminel et vicieux, aux yeux de ta conscience, dans les bras de la femme la plus pure. Résigne-toi, pauvre moine, abaisse ton orgueil. Tu t’es cru assez grand pour cette terrible vertu du cloître ; tu t’es trompé, te dis-je. Mais qu’importe ? Tu arrives au terme de tes maux ; applique-toi à ne pas en perdre le fruit. Tu n’as pas été assez grand pour que Dieu te pardonne le désespoir ; tu n’es pas Sténio.

Magnus avait écouté vainement ; son cerveau se refusait à tout emploi de facultés. Il souffrait, il croyait comprendre que Lélia le raillait ; la figure tranquille et fière de cette femme l’humiliait profondément. Il la détestait par instans et voulait la fuir ; mais il se croyait saisi et fasciné par l’œil du démon.

Enfin, sa faible raison succomba à cette lutte dernière. Il se leva, et lui prenant de nouveau le bras :

— C’est maintenant, lui dit-il, que je vois ce que tu es ! J’ai souvent cru reconnaître en toi le démon ; mais tu t’étais cachée sous des traits si beaux que, malgré moi, je te prenais pour une femme. À présent, mes yeux s’ouvrent, et je me sens assez fort pour te combattre et te terrasser. Rentre dans la terre, Satan, je te maudis au nom du Christ !

Lélia, voyant la fureur et l’égarement dans ses yeux, lutta avec force pour se débarrasser de cette main de fer qui lui meurtrissait le bras. Mais il prononçait des formules d’exorcisme, et, s’étonnant qu’elle ne disparût pas, il devint entièrement fou, et ne songea plus qu’à la tuer, comme autrefois il en avait eu souvent l’idée.

— Oui, oui, s’écria-t-il, quand tu seras morte, je ne te craindrai plus ! Je t’oublierai et je pourrai prier.

Il l’étrangla.

Une heure avant le jour, les habitans de la vallée entendirent passer auprès de leurs demeures des hurlemens effroyables, comme si un homme dévoré par les loups s’enfuyait en traînant ses entrailles sur le chemin. Les terreurs superstitieuses, qui leur avaient fait abandonner la grotte, les empêchèrent de sortir. Ces hommes, braves devant un danger réel et compatissans pour toute infortune secourable, n’osèrent affronter ce qu’ils prirent pour un mystère diabolique.

C’était le moine qui fuyait la vue de son crime et qui hurlait de terreur, se croyant poursuivi par les spectres de Lélia et de Sténio. On ne le revit plus dans le pays.

Lélia se traîna sur ses genoux et sur ses mains jusqu’au lit funèbre où reposait Sténio ; elle eut encore la force de l’embrasser et de lui dire d’une voix brisée :

— Béni soit Dieu qui nous réunit déjà !…

Puis elle tourna son dernier regard vers le ciel qui blanchissait à l’horizon.

— La matinée sera belle, pensa Lélia. Terre, réjouis-toi, tout passe, tout meurt… tout retourne à Dieu…

Elle tomba. On la trouva morte aux pieds de Sténio. Le rosaire de Magnus était si étroitement serré autour de son cou qu’il fallut en couper le cordon de soie pour le retirer.

Lélia fut enterrée en terre sainte, mais non dans l’enceinte réservée à la sépulture des religieux. Dans la partie du cimetière qui bordait le ravin, on lui éleva un tombeau semblable à celui de l’autre rive, où fut déposé Sténio.

Un soir, Trenmor étant guéri des suites de sa chute et ayant terminé les funérailles de ses deux amis, descendit lentement sur les rives du lac. La lune, en se levant, jetait un rayon oblique sur ces deux tombes blanches que le lac séparait. Des météores s’élevèrent comme de coutume sur la surface brumeuse de l’eau. Trenmor contempla tristement leur pâle éclat et leur danse mélancolique. Il en remarqua deux qui, venus des deux rives opposées, se joignirent, se poursuivirent mutuellement, et restèrent ensemble toute la nuit, soit qu’ils vinssent se jouer dans les roseaux, soit qu’ils se laissassent glisser sur les flots tranquilles, soit qu’ils se tinssent tremblans dans la brume comme deux lampes près de finir. Trenmor se laissa dominer par une idée superstitieuse et douce. Il passa la nuit entière à suivre de l’œil ces inséparables lumières qui se cherchaient et se suivaient comme deux ames amoureuses. Deux ou trois fois elles vinrent près de lui, et il les nomma de deux noms chéris, en versant des larmes comme un enfant.

Quand le jour parut, tous les météores s’éteignirent. Les deux flammes mystérieuses se tinrent quelque temps sur le milieu du lac, comme si elles eussent eu de la peine à se séparer. Puis elles furent chassées toutes deux en sens contraire, comme si elles allaient rejoindre chacune la tombe qu’elle habitait. Quand elles se furent effacées, Trenmor passa sa main sur son front comme pour en chasser le rêve affaiblissant d’une nuit de douleur et de tendresse. Il remonta vers la tombe de Sténio, et un instant il s’arrêta incertain :

— Que ferai-je sans vous dans la vie ? s’écria-t-il ; à quoi serai-je utile ? à qui m’intéresserai-je ? À quoi me serviront ma sagesse et ma force, si je n’ai plus d’amis à consoler et à soutenir ? Ne vaudrait-il pas mieux avoir une tombe au bord de cette eau si belle, auprès de ces deux tombes silencieuses ? — Mais non, l’expiation n’est pas finie : Magnus vit peut-être encore, peut-être puis-je le guérir. D’ailleurs il y a partout des hommes qui luttent et qui souffrent, il y a partout des devoirs à remplir, une force à employer, une destinée à réaliser.

Il salua de loin le marbre qui renfermait Lélia. Il baisa celui où dormait Sténio ; puis il regarda le soleil, ce flambeau qui devait éclairer ses journées de travail, ce phare éternel qui lui montrait la terre d’exil, où il faut agir et marcher, l’immensité des cieux toujours accessibles à l’espoir de l’homme.

Il ramassa son bâton blanc, et se remit en route.


fin.