Lélia (1833)/Première Partie/XV
XV
Ce jeune homme mérite plus de compassion, Lélia. Je croyais que vous n’aviez que les grâces et les adorables qualités de la femme. En auriez-vous aussi la féroce ingratitude et l’impudente vanité ? Non, j’aimerais mieux douter de l’existence de Dieu, que de la bonté de votre cœur. Lélia, dites-moi donc ce que vous voulez faire de cette ame de poëte qui s’est donnée à vous et que vous avez accueillie, imprudemment peut-être ! Vous ne pouvez plus maintenant la repousser sans qu’elle se brise, et prenez garde, Lélia, Dieu vous en demandera compte un jour, car cette ame vient de lui et doit y retourner. Si le regard de Dieu s’abaisse assez près de nous pour apprécier quelque différence entre les créatures de ses mains, sans doute le jeune Sténio doit être un des enfans de sa prédilection. N’a-t-il pas mis en lui un reflet de la beauté des anges ? Quoi de plus pur et de plus suave que cet enfant ? Sa paupière moelleuse, qui s’abaisse à chaque instant pour voiler un modeste regard, ne semble-t-elle pas appeler les chastes baisers de ces vierges ailées que nous voyons dans nos rêves ? Je n’ai point vu de physionomie d’un calme plus angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n’ai pas entendu une voix de jeune fille qui fût plus harmonieuse et plus douce que la sienne ; les paroles qu’il dit sont comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis, sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses cheveux d’un ton si doux et d’une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d’automne, ce carmin éclatant qu’un regard de vous répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu’un mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c’est un poëte, c’est un jeune homme vierge, c’est une ame que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l’éprouver avant d’en faire un ange. Et si vous livrez cette jeune ame au souffle des passions corrosives, si vous l’éteignez sous les glaces du désespoir, si vous l’abandonnez au fond de l’abîme, comment retrouvera-t-elle le chemin des cieux ? Ô femme ! prenez garde à ce que vous allez faire ! N’écrasez pas ce frêle enfant sous le poids de votre affreuse raison ! Ménagez-lui le vent et le soleil, et le jour, et le froid, et la foudre, et tout ce qui nous flétrit, nous renverse, nous dessèche et nous tue. Femme, aidez-le à marcher, couvrez-le d’un pan de votre manteau, soyez son guide sur le bord des écueils. Ne pouvez-vous être son amie, ou sa sœur, ou sa mère ?
Je sais tout ce que vous m’avez dit déjà, je vous comprends, je vous félicite, mais puisque vous êtes heureuse ainsi (autant qu’il vous est donné de l’être !) ce n’est plus de vous que je m’occupe ; c’est de lui, qui souffre et que je plains. Voyons, femme ! vous qui savez tant de choses ignorées de l’homme, n’avez-vous pas un remède à ses maux ? Ne pouvez-vous donner aux autres un peu de la science que Dieu vous a donnée ? Est-il en vous de faire le mal et de ne pouvoir faire le bien ?
Eh bien ! Lélia, s’il en est ainsi, il faut éloigner Sténio ou le fuir.