Lélia (1833)/Première Partie/IV
IV
L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée, Lélia ; j’ai blessé la sublime pudeur de votre ame. C’est qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux ! Vous croyez que je porte sur vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger, fussiez-vous le plus remarquable sujet offert aux observations du physiologiste.
Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser ; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix, et à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie ; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème ; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes, car je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence, je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être ; mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon ame ne peut plus vivre en elle-même ; Dieu et la poésie ne lui suffisent plus ; Dieu et la poésie, c’est vous désormais, et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.
Dis-moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance d’aimer, si ton ame est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut ; car je ne le sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois roses et brillans comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, quelquefois rouges et sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la foudre.
Ai-je commencé la vie avec toi, ou l’ai-je quittée pour te suivre dans la mort ? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir ? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre, ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter ? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves ! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles ! Qu’ai-je fait, que rêver, et attendre, et espérer, depuis que je suis au monde ? Vais-je produire enfin ? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject ? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser ? En sortirai-je pour monter ou pour descendre ?
Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi ! une destinée inhérente à la tienne et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu ! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne, et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber !
Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’élances sans moi. Cruelle Lélia ! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’ame libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule ! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, et calme, et triste, et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.
Je suis bien misérable ! ma situation n’est pas ordinaire ; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme, et – je ne trace ce mot qu’avec effort tant il est horrible – je crois que non !
Ô Lélia ! cette fois répondrez-vous ? À présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien à craindre ni à espérer.