Lélia (1833)/Cinquième Partie/XII


H. Dupuy et L. Tenré (2p. 347-383).


XII

LÉLIA.



Lélia et Trenmor approchaient de la vallée. Le jour baissait, ils pressaient les chevaux et les guides. Ils voulaient arriver avant la nuit ; le rapide attelage volait dans la poussière, et les plaines disparaissaient derrière eux, comme des nuages emportés par le vent. Tout-à-coup un cheval s’abattit ; la voiture roula sur lui et se renversa violemment. Trenmor fut grièvement blessé. Lélia fut préservée de tout mal. Dieu peut-être avait ses desseins.

On porta Trenmor dans une maison voisine de la route ; on lui prodigua de prompts secours. Dès qu’il eut retrouvé l’usage de ses sens et qu’on eut pansé sa plaie, il prit la main de Lélia.

— Partez, ma sœur, lui dit-il, ne perdez pas une heure, un instant. La dernière journée approche de son terme ; si l’un de nous n’était pas aux Camaldules ce soir, qui sait les pensées de Sténio ? Allez vers notre enfant. Laissez-moi ici ; je puis me passer de vous ; vous viendrez m’y retrouver demain, plus tard, quand vous pourrez ; il ne s’agit pas de moi. Partez.

Lélia n’hésita pas. La voiture était brisée ; elle fit amener un cheval, le monta à la hâte, et disparut bientôt dans la poussière de l’horizon.

Le soleil était couché quand elle atteignit le sol uni de la vallée des Camaldules. Ses gens étaient restés loin derrière elle. Son cheval fumant trébuchait de temps en temps dans les ronces du taillis ; haletante, les cheveux en désordre, elle le pressait sans pitié, elle ne s’arrêtait devant aucun obstacle ; elle passait au hasard le gué présumé des rivières, franchissait les buissons au lieu de les tourner, et ne regardait pas même derrière elle les dangers qu’elle venait d’affronter avec la folie d’une confiance sublime.

Incertaine à l’entrée d’une clairière coupée de deux routes pareilles, elle fut forcée de s’arrêter pour demander à un bûcheron le chemin du couvent.

— Par ici, dit le bûcheron en montrant la droite ; mais, si vous comptez entrer ce soir au monastère, je vous conseille d’avoir un ordre du pape. Les grilles sont fermées ; les cloches n’ont pas sonné de la journée. Le prieur est clos dans sa cellule ; tous les moines, en retraite : on ne parle à personne. L’ange de la mort a fait une croix cette nuit sur la porte.

Lélia, épouvantée, interrogea le bûcheron. Elle apprit la mort de Sténio ; elle essaya d’en douter et d’espérer.

Un groupe de montagnards vint confirmer les paroles du premier. Lélia tomba sans mouvement dans leurs bras ; ils l’emportèrent dans leur cabane.

Magnus, resté seul auprès du cadavre, ne s’était pas aperçu de la désertion des bergers. Il était toujours à genoux, mais il ne priait pas, il ne pensait pas, sa force était brisée. Il ne sentait son existence que par la souffrance aiguë de son front qu’il avait ébranlé et presque fracassé sur le pavé de la cellule du prieur. Cette commotion physique, jointe aux émotions affreuses de son ame, avait achevé de le plonger dans un affaissement qui ressemblait à l’imbécilité.

Peu à peu les douleurs qu’il ressentait au crâne devinrent si violentes qu’il y porta la main. Un sang livide collait ses cheveux. Il regarda sa main rouge sans comprendre qu’elle était ensanglantée. Seulement cette sensation de chaleur humide et cette odeur de sang produisirent une sorte de contraction dans les muscles de ses doigts, et dilatèrent ses narines comme eût fait l’ivresse du vin ou des sens. L’ame était engourdie, morte peut-être. L’animal chagrin, féroce et avide, qui se cache sous le cilice du moine, se réveillait avec son instinct carnassier et son fauve appétit de plaisir. Il ouvrit des yeux vitreux comme ceux d’un cadavre, et bondit comme si le galvanisme l’eût frappé.

Mais en voyant devant lui cette figure pâle de Sténio, qui dormait du sommeil des anges, il s’arrêta, sourit affreusement à son blanc linceul et à sa couronne de fleurs, et murmura d’une voix émue : — Ô femme ! ô beauté !…

Puis il prit la main du cadavre, et le froid de la mort appaisa son délire et chassa les trompeuses illusions de la fièvre. Il reconnut que ce n’était pas là une femme endormie, mais un homme couché sur le cercueil, un homme dont il se reprochait la perte.

Il regarda autour de lui, et, ne voyant rien que les flancs noirs du rocher où vacillait la flamme des torches, n’entendant rien que le vent qui mugissait dans les mélèzes, il sentit tout l’effroi de la solitude, toutes les terreurs de la nuit tomber sur son crâne comme une montagne de glace.

Il crut voir quelque chose se mouvoir et ramper sur le rocher auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne plus le voir ; il les rouvrit et regarda involontairement. Il vit une figure effrayante qui se tenait immobile et noire à son côté. Il la regarda pendant près d’une heure, sans oser faire un mouvement, retenant son haleine de peur d’éveiller l’attention de ce fantôme, prêt à se lever et à marcher vers lui. Le flambeau de résine, qui jetait le profil de Magnus au mur de la grotte, s’éteignit, et le fantôme disparut sans que le moine eût compris que c’était son ombre.

Des pas légers effleurèrent les buissons de la colline. C’était peut-être un chamois qui s’approchait curieusement des flambeaux. Magnus se signa et jeta un regard tremblant sur le sentier qui menait à la vallée. Il crut voir une femme blanche, une femme errante et seule dans la nuit. Le désir inquiet fit bondir son cœur avec violence ; il se leva prêt à courir vers elle, la peur imbécile le retint. C’était un spectre qui venait appeler Sténio, une ombre sortie du sépulcre pour hurler dans les ténèbres. Il enfonça son visage dans ses mains, s’enveloppa la tête dans son capuchon, et se roula dans un coin, décidé à ne rien voir, à ne rien entendre.

Aucun bruit n’arrivant plus à son oreille, il se rassura un peu et leva la tête. Il vit Lélia, agenouillée près de Sténio.

Le moine voulut crier, sa langue s’attacha à son palais. Il voulut fuir, ses jambes devinrent plus froides et plus immobiles que le granit du rocher. Il resta l’œil hagard, la main ouverte, le visage ombragé de son capuchon.

Lélia était penchée sur le lit funèbre. Ses longs cheveux, déroulés par l’humidité, tombaient le long de ses joues pâles ; elle semblait aussi morte que Sténio. C’était la digne fiancée d’un cadavre.

Elle avait écouté les discours des bergers ; elle s’était dérobée à leurs soins, à leurs consolations ; elle avait voulu embrasser la poussière de Sténio. Guidée par le phare sinistre allumé devant la grotte, elle était venue seule, sans effroi, sans remords, sans douleur peut-être.

Cependant, à l’aspect de ce beau front couvert des ombres de la mort, elle sentit son ame s’amollir ; la tendre pitié adoucit la rudesse de cette ame sombre et calme dans le désespoir.

— Oui, Sténio, dit-elle sans s’inquiéter ou sans s’apercevoir de la présence du moine, je te plains, parce que tu m’as maudite. Je te plains, parce que tu n’as pas compris que Dieu, en nous créant, n’avait pas résolu l’union de nos destinées. Tu as cru, je le sais, que je prenais plaisir à multiplier tes tortures. Tu as cru que je voulais venger sur toi les douleurs et les déceptions de mes premières années. Tu as cru que j’accueillais tes sermens par le dédain et l’indifférence, pour indemniser ma vanité de toutes les trahisons que les hommes m’avaient infligées. Tu te trompais, Sténio, et je te pardonne l’anathême que tu as prononcé contre moi. Celui qui juge nos pensées avant même que nous puissions les prévoir, celui qui feuillette à toute heure le livre de nos consciences et qui lit sans ambiguité les desseins mystérieux qui n’y sont pas encore inscrits, celui-là, Sténio, n’a pas accueilli tes menaces et ne les réalisera pas. Il ne te punira pas, parce que tu as été aveugle. Il ne châtiera pas ta faiblesse, parce que tu as refusé de te confier dans une sagesse qui n’était pas la tienne. Tu as payé trop cher la lumière qui est venue éclairer tes derniers jours, pour qu’il te reproche d’avoir long-temps erré dans les ténèbres. Le savoir douloureux et terrible que tu emportes avec toi n’a pas besoin d’expiation, car ta lèvre s’est desséchée en goûtant le fruit que tu avais cueilli.

Je t’aimais, Sténio, sans pouvoir te consoler ; j’admirais, sans pouvoir y répondre, ce besoin indéfini d’expansion et de dévouement qui dévorait ton sang et brûlait ton cerveau. Je regrettais les épreuves implacables qui m’avaient convaincue de mon impuissance ; mais les nier et les méconnaître, n’eût-ce pas été une impiété, un lâche mensonge ? Si je t’avais dit : — Les plaies que je t’ai montrées, les blessures que tu as comptées, ne sont pas inguérissables ; espérons que la confiance, la mutuelle abnégation, réchaufferont mon cœur attiédi ; espérons qu’en m’appuyant sur toi, je retrouverai le sens et la valeur des souffrances que j’accepte aujourd’hui sans les comprendre ; — j’aurais menti, Sténio, j’aurais mérité ton mépris, et ta colère n’aurait pu descendre assez bas pour flétrir mon hypocrisie.

Est-ce donc pour ma franchise et ma loyauté que tu as appelé sur moi les châtimens que Dieu réserve aux méchans ? Est-ce parce que j’ai confessé devant toi, sans rougeur et sans confusion, les infirmités de ma nature, que tu demandais à la foudre de me frapper, comme si j’avais abusé de ma puissance ?

J’avais rencontré sur ma route bien des ames sans foi qui m’avaient trompée. Mon oreille s’était fatiguée à écouter des promesses impuissantes ; plus généreuse et plus hardie, j’ai refusé ton affection que je ne pouvais récompenser. J’ai sacrifié à la sécurité de ton avenir les joies perfides et passagères de quelques journées ; je n’ai pas voulu engager un bien que je ne possédais plus. Car mon cœur avait usé sans retour toutes ses crédulités ; sous le sol que tu foulais d’un pied rapide et confiant, je voyais bouillonner les laves du volcan qui devait disperser au loin l’édifice de tes ambitions.

Pour retenir et fixer ton amour, il aurait fallu m’avilir et me dégrader. Mes sens glacés ne pouvaient rien pour tes plaisirs. Si j’avais essayé de frémir sous tes étreintes, pauvre Sténio ! Lélia, grimaçant la volupté, commandant à ses yeux de sourire et de jouer l’extase, Lélia que tu divinisais, n’aurait été qu’un monstre hideux, le ridicule simulacre d’une courtisane.

Mais Dieu, j’en ai la ferme confiance, Dieu nous réunira dans l’éternité. Assis ensemble à ses pieds, nous assisterons à ses conseils, et nous saurons alors pourquoi il nous a séparés sur la terre. En lisant sur son front radieux le secret de ses volontés impénétrables aux yeux mortels, ta colère et ton étonnement seront comme s’ils n’avaient jamais été.

Alors, Sténio, tu n’essaieras plus de me haïr ; tu n’accuseras plus mon injustice et ma cruauté. Quand Dieu, faisant à chacun de nous la part qu’il mérite, distribuera nos travaux selon nos forces, tu comprendras, ô mon bien-aimé, que nous ne pouvions pas ici suivre la même route, ni marcher au même but. Les douleurs qu’il nous a envoyées n’ont pas été pareilles. Le maître sévère que nous avons servi tous deux nous expliquera le mystère de nos souffrances. En ouvrant devant nous l’éclatante perspective d’une éternelle effusion, il nous dira pourquoi il lui a plu de préparer la réunion de nos deux ames par les voies obscures que notre œil ne soupçonnait pas.

Il te montrera, Sténio, dans sa nudité saignante, mon cœur à qui tu imputais le dédain et la dureté. La terreur que tu as ressentie en écoutant mes paroles, l’humiliation qui obscurcissait ton regard quand je t’avouais que je ne pouvais t’aimer, la confusion tremblante de tes pensées se changera en une compassion sérieuse. Lélia, que tu croyais si fort au-dessus de toi, que tu désespérais d’atteindre, Lélia s’abaissera devant toi ; tu oublieras, comme elle, l’admiration et le respect dont les hommes environnaient mes pas, tu sauras pourquoi j’allais seule et sans jamais demander secours.

Confondus sous l’œil de Dieu, dans une félicité permanente, chacun de nous accomplira courageusement la tâche qu’il aura reçue. Nos regards, en se rencontrant, doubleront notre confiance et nos forces : le souvenir de nos misères passées s’évanouira comme un songe, et il nous arrivera de nous demander si vraiment nous avons vécu.

Console-toi, Sténio, ton épreuve est finie, et la mienne continue. Tu n’entends plus la foule imbécile bourdonner à tes oreilles ; tu n’as plus devant toi le spectacle importun des joies qui se mentent à elles-mêmes et qui s’étourdissent du bruit de leurs mensonges. C’est à moi maintenant de t’invoquer dans mes prières ; c’est à moi d’implorer ta puissance et ta sagesse. Car tu sais le néant des plaisirs après lesquels tu soupirais ; tu regardes en pitié les grandeurs et les gloires qui t’éblouissaient ; tu ne désires plus, tu jouis. La présence de Dieu suffit à tes extases. Les sourires que tu me demandais à genoux, les caresses que tu aurais payées de ton sang ne sont-elles pas maintenant pour ta lumineuse clairvoyance un objet de raillerie ?

Mais non, j’en suis sûre, depuis que tu sais, depuis que la main divine, en passant le doigt sur ta paupière, a dessillé tes yeux, ton ame, qui s’irritait de son ignorance et de sa faiblesse, est aujourd’hui indulgente et sereine. Le tumulte de nos espérances, les visions ambitieuses de nos rêves sont devant toi, comme devant Dieu, l’expression incomplète, mais sincère, de notre humilité présente. Si nous aspirons si haut, n’est-ce pas, c’est que notre ame se souvient de son origine, c’est qu’elle souffre dans son enveloppe terrestre ; c’est qu’elle sent que, pour reprendre son essor et sa puissance, elle a besoin de dépouiller les langes où elle est garrottée.

Eh bien ! Sténio, tu m’as devancée ; Dieu te préfère à Lélia, puisqu’il t’appelle le premier. Les angoisses et l’épuisement de ta précoce caducité ont mérité de lui une récompense plus prompte que l’isolement et la patience de Lélia. Je n’accuse pas son indifférence ; je ne me plains pas ; sans doute, il a mesuré le pélerinage à la vigueur du pélerin. Il a rapproché la cité céleste de tes pieds chancelans. Il a courbé la branche devant ta main défaillante. Bienheureux Sténio ! tu peux maintenant secouer la poussière de ta chaussure, tu peux t’asseoir et te reposer. C’est à toi d’intercéder auprès du maître pour que j’aille m’asseoir à tes côtés.

Désintéressé maintenant, tu défies les passions qui t’ont dévoré, tu te juges et tu t’applaudis de ta délivrance. Où s’adresseraient tes regrets ? Serait-ce à moi ? Mais l’avenir est à nous deux. À Trenmor ? Mais Trenmor t’aurait sauvé, si ton salut, sur cette terre, eût été possible. Puisque son ame, purifiée par l’expiation, n’a pas trouvé de parole assez éloquente pour te convaincre ; puisque son bras, éprouvé par les tortures, n’a pas eu assez d’énergie pour te détourner de la route funeste où tu étais entré, c’est que Dieu ne le voulait pas. En te laissant aller, Trenmor a reconnu dans ta fuite la trace mystérieuse d’un décret qu’il ne lui appartenait pas d’interpréter. Tant qu’il a pu te suivre des yeux, il t’a crié d’une voix obstinée : — Reviens à nous, reviens, Sténio, nous te soutiendrons. — Mais quand ta course rapide eut mis entre toi et Trenmor un espace infranchissable, alors le sage devait se taire, et le sage s’est tu.

Tu t’es jeté dans les bras de la mort, tu as demandé à cette maîtresse inexorable et jalouse un refuge contre les menteuses séductions de la vie. Que ses caresses te soient douces, ô Sténio ! Dors en paix sur la froide couche où tu as voulu épouser l’oubli !

Si jeune et si beau pourtant ! comment n’as-tu pas espéré ? Comment suis-je debout encore, moi qui ai vu tout s’user et se flétrir autour de moi ? Moi qui ne puis plus ni donner ni ressentir l’amour, pourquoi suis-je ici à te contempler ? pourquoi n’est-ce pas moi qui suis étendue dans ce cercueil ?

Lélia se tut, et, croisant ses bras sur sa poitrine, elle contempla en silence la beauté de celui dont elle avait refusé les caresses et repoussé les transports. Elle aima sa pâleur livide, ses lèvres bleues comme l’humide ancolie, ses cheveux rares sur le front, longs et touffus sur les épaules. Cette blonde chevelure, déroulée dans les eaux du lac, s’était séchée au vent de la colline, et même elle avait repris l’ondulation naturelle de ses boucles gracieuses. Dernière richesse qui avait résisté long-temps aux outrages de la fatigue et de la maladie, dernière beauté qui devait survivre à la prochaine dissolution du cadavre, elle flottait soyeuse et vivante sur ce front glacé, comme aux jours où le poëte enfant courait au soleil du matin sur les sentiers fleuris de la montagne.

Lélia se rappela les jours où elle l’avait aimé le plus. C’était lorsqu’il était plutôt poëte qu’amant. Dans ces premiers temps de leur affection, la passion de Sténio avait quelque chose de romanesque et d’angélique. Il ne songeait alors qu’à chanter Lélia, à prier Dieu pour elle, à rêver d’elle, ou à la contempler dans une extase muette. Plus tard, son œil s’était animé d’un feu plus viril, sa lèvre plus avide avait cherché et demandé le baiser, sa poésie avait exprimé des transports plus sauvages ; c’est alors que l’impuissante Lélia s’était sentie effrayée, fatiguée et presque dégoûtée de cet amour qu’elle ne partageait pas. Maintenant elle retrouvait Sténio calme et recueilli comme elle l’avait connu, comme elle l’avait aimé.

— Te voilà, mon poëte, lui dit-elle, comme je t’ai souvent contemplé à ton insu. Souvent, dans nos courses rêveuses, je t’ai vu, plus faible que Trenmor et moi, céder à la fatigue et t’endormir à mes pieds sous une chaude brise de midi, parmi les fleurs de la forêt. Penchée sur toi, je protégeais ton sommeil, j’écartais de toi les insectes malfaisans. Je te couvrais de mon ombre quand le soleil perçait les branches pour jeter un cuisant baiser à ton beau front de jeune fille. Je me plaçais entre toi et lui. Mon ame despote et jalouse t’enveloppait de son amour. Ma lèvre tranquille effleurait quelquefois l’air chaud et parfumé qui frémissait autour de toi. J’étais heureuse alors et je t’aimais ! Je t’aimais autant que je puis aimer. Je te respirais comme un beau lys, je te souriais comme à un enfant, mais comme à un enfant plein de génie. J’aurais voulu être ta mère et pouvoir te presser dans mes bras sans éveiller en toi les sens d’un homme.

D’autres fois j’ai surpris le secret de tes promenades solitaires. Tantôt, penché sur le bassin limpide d’une source, ou appuyé sur la mousse séculaire des rochers, tu regardais le ciel dans les eaux. Le plus souvent tes yeux étaient à demi-fermés, et tu semblais mort à toutes les impressions extérieures. Comme maintenant, tu semblais te recueillir et regarder, en toi-même, Dieu et les anges réfléchis dans le mystérieux miroir de ton ame. Te voilà, comme tu étais alors, frêle adolescent, encore sans vigueur et sans désirs, étranger aux ivresses et aux souffrances de la vie physique. Fiancé de quelque vierge aux ailes d’or, tu n’avais pas encore jeté ton anneau dans les flots orageux de nos passions. Est-ce que tant de jours, tant de maux, ont été subis depuis cette matinée sereine où je t’ai rencontré comme un jeune oiseau ouvrant ses ailes tremblantes aux premières brises du ciel ? Est-ce que nous avons vécu et souffert depuis cette heure où tu me demandais de t’expliquer l’amour, le bonheur, la gloire et la sagesse ? Enfant, qui croyais à toutes ces choses et qui cherchais en moi ces trésors imaginaires, est-il vrai que tant de larmes, tant d’épouvantes, tant de déceptions, nous séparent de cette pastorale mélodieuse ? Est-ce que tes pas, qui n’avaient courbé que des fleurs, ont marché depuis dans la fange et sur le gravier ? Est-ce que ta voix, qui chantait de si suaves harmonies, s’est enrouée à crier dans l’ivresse ? Est-ce que ta poitrine, épanouie et dilatée dans l’air pur des montagnes, s’est desséchée et brûlée au feu de l’orgie ? Est-ce que ta lèvre, que les anges venaient baiser dans ton sommeil, s’est souillée à des lèvres infâmes ? Est-ce que tu as tant souffert, tant rougi et tant lutté, ô Sténio, ô le bien-aimé fils du ciel ?

Mais tu es beau encore, et calme comme au temps où tu appuyais ton front sur mes genoux, pour dormir au vent des nuits maritimes. Tes mains sont blanches et pures ; tes genoux ne sont pas brisés par tant de chutes. Et pourtant, pauvre poëte, tu as rampé dans les épines, tu t’es écorché sur les pierres aiguës ; tu t’es sali, ensanglanté, épuisé à étreindre la réalité hideuse et féroce. Tu t’es battu avec cette lionne au poil rude, tu t’es enivré à l’odeur de ses flancs infects, tu es tombé sous elle, saisi d’horreur et de dégoût ; et, pour se venger, elle t’a dévoré les entrailles. Mais Dieu te gardait, ame inviolable et sainte ; nulle orgie, nulle femme amoureuse, nulle menteuse amitié ne t’a possédée : tu es restée vierge dans un corps prostitué à toutes les débauches. Diamant dont le feu avait été dérobé aux plus purs rayons du soleil, tu es demeuré enfoui dans le caillou qui te protégeait, et la luxure n’a pas soupçonné le trésor que tu lui cachais et que tu voulais rendre à Dieu éclatant et pur comme tu l’avais reçu. Tu as bien fait de mourir, Sténio, ta grande ame étouffait dans ce corps délicat et frêle, dans ce monde sans soleil. Nous n’étions pas dignes de toi : tu nous as refusé ton amour, tu nous as retiré tes désirs et tes caresses. Retourne à Dieu, ange fourvoyé dans nos voies impures. Protége-nous, pardonne-nous de ne t’avoir rien donné de ce que tu demandais. C’est que nous étions des hommes et que tu valais mieux que nous.

Va, Sténio, nous nous retrouverons, et alors nous serons dignes l’un de l’autre. Mon ame est sœur de la tienne, elle s’ennuie, elle se lasse, elle s’indigne de tout. Comme la tienne, elle a désiré sans atteindre, elle a travaillé sans recueillir. Dieu me condamne à de plus longues expiations ; car, plus prudente ou plus peureuse que toi, j’ai reculé devant les épreuves que tu as voulu subir, j’ai évité les dangers où tu t’es précipité. Un mal plus lent doit me dévorer, pour que l’éternelle justice soit satisfaite. Mais ces jours si longs sur la terre, quelle valeur ont-ils dans l’éternité où tu es déjà entré ? Que seront-ils quand je t’aurai rejoint ?

Peut-être alors serons-nous égaux, peut-être serons-nous amans et frères. Aujourd’hui j’ose à peine me regarder comme ta fiancée, et mon respect, que la mort t’a rendu, entr’ouvre à peine ce sanctuaire d’amour et d’espérance. Ô Sténio, laisse-moi maintenant t’implorer comme tu m’as implorée jadis ! Laisse-moi te craindre et te vénérer comme une puissance au-dessus de moi, laisse-moi prier et gémir : c’est une vengeance que Dieu te permet, et que Dieu te donne. Je t’aime, je t’aime à genoux, maintenant que tu sembles sourd à mes aveux, insensible à mes caresses. Reçois mes sermens, reçois mes baisers ; je t’aimais, ô Sténio, je t’aimais plus que tu ne pouvais le comprendre et le partager : je me sentais indigne de toi, je ne voulais pas souiller la sainteté de ton ame. Si Dieu eût daigné me rendre ma jeunesse ardente et mon cœur vierge, si mon imagination ne se fût pas dépravée à la poursuite de vingt chimères, si mon amour ne se fût pas donné et retiré, si l’erreur, le désespoir et la faiblesse ne m’eussent pas flétrie, j’aurais été à toi. Mais ta jeunesse croyait voir en moi toutes les vertus, toutes les grandeurs que je n’avais plus. Tu te serais donné à moi sans réserve, et je t’aurais appauvri, flétri et desséché. Non, je n’ai pas voulu profiter de ton erreur, et maintenant c’est mon seul titre auprès de toi. Adieu, Sténio, adieu, adieu, toi seul que j’ai aimé d’un amour noble et fort. Plains-moi, je vais vivre.

Elle déposa sur les lèvres violettes de Sténio un dernier baiser ; elle détacha de sa couronne une fleur flétrie qu’elle mit sur son cœur, et elle reprit le sentier de la vallée sans avoir fait attention au moine, qui, debout, dans l’ombre, adossé avec raideur au mur de la grotte, dardait sur elle ses yeux étincelans.

La raison de Magnus l’avait abandonné ; il ne comprenait rien aux discours de Lélia. Il la voyait seulement et il la trouvait belle ; sa passion se réveillait avec violence, il ne se souvenait plus que des désirs qu’il avait si long-temps comprimés et qui le dévoraient plus que jamais.

Quand il la vit embrasser Sténio, une affreuse jalousie, qu’il n’avait jamais connue parce qu’il n’avait pas eu occasion de la ressentir, éclata en lui. Il aurait frappé Sténio, s’il l’eût osé ; mais ce cadavre lui faisait peur, et le désir s’allumait en lui encore plus intense que la vengeance.

Il s’élança sur les traces de Lélia, et, comme elle tournait le sentier, il la saisit par le bras.

Lélia se retourna sans crier, sans tressaillir, et regarda cette figure hâve, cet œil sanglant, cette bouche tremblante, sans peur et presque sans surprise.

— Femme, lui dit le moine, tu m’as assez fait souffrir ; console-moi, aime-moi.

Lélia, ne reconnaissant pas dans ce moine chauve et voûté le prêtre qu’elle avait vu jeune et fier peu d’années auparavant, s’arrêta étonnée.

— Mon père, lui dit-elle, adressez-vous à Dieu, son amour est le seul qui puisse consoler.

— Ne te souvient-il plus, Lélia, répondit le moine sans l’écouter, que c’est moi qui t’ai sauvé la vie ? Sans moi, tu périssais dans les ruines du monastère où tu passas deux ans. Tu t’en souviens, femme ? Je me jetai au milieu des décombres près de m’écraser ; je t’emportai, je te mis sur mon cheval, et je voyageai tout le jour en te tenant dans mes bras, et je n’osai pas seulement baiser ton vêtement. Mais, dès ce jour, un feu dévorant s’alluma dans ma poitrine ; en vain j’ai jeûné et prié, Dieu ne veut pas me guérir. Il faut que tu sois à moi ; quand je serai appaisé, je serai guéri ; je ferai pénitence et je serai sauvé ; autrement, je redeviendrai fou et je serai damné.

— Je te reconnais bien, Magnus, répondit-elle. Hélas ! voici donc le fruit de tes expiations et de tes combats !

— Ne me raille pas, femme, répondit-il avec un regard sombre, car je suis aussi près de la haine que de l’amour, et si tu me repousses… je ne sais pas ce que la colère peut me conseiller…

— Laisse mon bras, Magnus, dit Lélia avec le calme du dédain. Assieds-toi sur cette roche, et je vais te parler.

Il y avait tant d’autorité dans sa voix que le moine, habitué à la soumission passive, obéit comme par instinct et s’assit à deux pas d’elle ; son cœur battait si fort qu’il ne pouvait parler. Il prit dans ses deux mains sa tête saignante et douloureuse, et rassembla tout ce qui lui restait de force et de mémoire pour écouter et comprendre.

— Magnus, lui dit Lélia, si, lorsque vous étiez jeune encore et capable de réaliser une existence sociale, vous m’eussiez consultée sur votre avenir, je ne vous aurais pas conseillé d’être prêtre. Votre organisation devait vous rendre impossibles ces devoirs rigides que vous n’accomplissez que de fait. Vous avez été un mauvais prêtre, mais Dieu vous pardonnera, parce que vous avez beaucoup souffert. Maintenant, il est trop tard pour que vous rentriez dans la vie ordinaire ; vous avez perdu la force d’atteindre à aucune vertu. Il faut vous en tenir à l’abstinence. Bien que j’aie peu de foi à l’efficacité de vos mortifications et aux pratiques de votre vie monastique, je pense que vous devez attendre dans la retraite la fin de vos souffrances ; elle ne saurait tarder : regardez vos mains, regardez vos cheveux gris. Tant mieux pour toi, Magnus ! que ne suis-je aussi près de la tombe ! Va, malheureux, nous ne pouvons rien les uns pour les autres. Tu t’es trompé, tu t’es retranché de la vie, et tu t’es senti le besoin de vivre ; et maintenant tu t’en effraies, et tu crois qu’il te serait possible de calmer tes désirs par la jouissance. Insensé puéril ! il n’est plus temps d’y songer. Tu aurais pu trouver le bonheur dans la liberté, il y a quelques années ; ta raison aurait pu s’éclairer, ton ame s’endurcir contre de vains remords. Mais aujourd’hui, l’horreur, le dégoût et l’effroi te poursuivraient partout. Tu ne pourrais pas connaître l’amour, tu le prendrais toujours pour le crime, et l’habitude de flétrir du nom de péché les joies légitimes te rendrait criminel et vicieux, aux yeux de ta conscience, dans les bras de la femme la plus pure. Résigne-toi, pauvre moine, abaisse ton orgueil. Tu t’es cru assez grand pour cette terrible vertu du cloître ; tu t’es trompé, te dis-je. Mais qu’importe ? Tu arrives au terme de tes maux ; applique-toi à ne pas en perdre le fruit. Tu n’as pas été assez grand pour que Dieu te pardonne le désespoir ; tu n’es pas Sténio.

Magnus avait écouté vainement ; son cerveau se refusait à tout emploi de facultés. Il souffrait, il croyait comprendre que Lélia le raillait ; la figure tranquille et fière de cette femme l’humiliait profondément. Il la détestait par instans et voulait la fuir ; mais il se croyait saisi et fasciné par l’œil du démon.

Enfin, sa faible raison succomba à cette lutte dernière. Il se leva, et lui prenant de nouveau le bras :

— C’est maintenant, lui dit-il, que je vois ce que tu es ! J’ai souvent cru reconnaître en toi le démon ; mais tu t’étais cachée sous des traits si beaux que, malgré moi, je te prenais pour une femme. À présent, mes yeux s’ouvrent, et je me sens assez fort pour te combattre et te terrasser. Rentre dans la terre, Satan, je te maudis au nom du Christ !

Lélia, voyant la fureur et l’égarement dans ses yeux, lutta avec force pour se débarrasser de cette main de fer qui lui meurtrissait le bras. Mais il prononçait des formules d’exorcisme, et, s’étonnant qu’elle ne disparût pas, il devint entièrement fou, et ne songea plus qu’à la tuer, comme autrefois il en avait eu souvent l’idée.

— Oui, oui, s’écria-t-il, quand tu seras morte, je ne te craindrai plus ! Je t’oublierai et je pourrai prier.

Il l’étrangla.

Une heure avant le jour, les habitans de la vallée entendirent passer auprès de leurs demeures des hurlemens effroyables, comme si un homme dévoré par les loups s’enfuyait en traînant ses entrailles sur le chemin. Les terreurs superstitieuses, qui leur avaient fait abandonner la grotte, les empêchèrent de sortir. Ces hommes, braves devant un danger réel et compatissans pour toute infortune secourable, n’osèrent affronter ce qu’ils prirent pour un mystère diabolique.

C’était le moine qui fuyait la vue de son crime et qui hurlait de terreur, se croyant poursuivi par les spectres de Lélia et de Sténio. On ne le revit plus dans le pays.

Lélia se traîna sur ses genoux et sur ses mains jusqu’au lit funèbre où reposait Sténio ; elle eut encore la force de l’embrasser et de lui dire d’une voix brisée :

— Béni soit Dieu qui nous réunit déjà !…

Puis elle tourna son dernier regard vers le ciel qui blanchissait à l’horizon.

— La matinée sera belle, pensa Lélia. Terre, réjouis-toi, tout passe, tout meurt… tout retourne à Dieu…

Elle tomba. On la trouva morte aux pieds de Sténio. Le rosaire de Magnus était si étroitement serré autour de son cou qu’il fallut en couper le cordon de soie pour le retirer.

Lélia fut enterrée en terre sainte, mais non dans l’enceinte réservée à la sépulture des religieux. Dans la partie du cimetière qui bordait le ravin, on lui éleva un tombeau semblable à celui de l’autre rive, où fut déposé Sténio.

Un soir, Trenmor étant guéri des suites de sa chute et ayant terminé les funérailles de ses deux amis, descendit lentement sur les rives du lac. La lune, en se levant, jetait un rayon oblique sur ces deux tombes blanches que le lac séparait. Des météores s’élevèrent comme de coutume sur la surface brumeuse de l’eau. Trenmor contempla tristement leur pâle éclat et leur danse mélancolique. Il en remarqua deux qui, venus des deux rives opposées, se joignirent, se poursuivirent mutuellement, et restèrent ensemble toute la nuit, soit qu’ils vinssent se jouer dans les roseaux, soit qu’ils se laissassent glisser sur les flots tranquilles, soit qu’ils se tinssent tremblans dans la brume comme deux lampes près de finir. Trenmor se laissa dominer par une idée superstitieuse et douce. Il passa la nuit entière à suivre de l’œil ces inséparables lumières qui se cherchaient et se suivaient comme deux ames amoureuses. Deux ou trois fois elles vinrent près de lui, et il les nomma de deux noms chéris, en versant des larmes comme un enfant.

Quand le jour parut, tous les météores s’éteignirent. Les deux flammes mystérieuses se tinrent quelque temps sur le milieu du lac, comme si elles eussent eu de la peine à se séparer. Puis elles furent chassées toutes deux en sens contraire, comme si elles allaient rejoindre chacune la tombe qu’elle habitait. Quand elles se furent effacées, Trenmor passa sa main sur son front comme pour en chasser le rêve affaiblissant d’une nuit de douleur et de tendresse. Il remonta vers la tombe de Sténio, et un instant il s’arrêta incertain :

— Que ferai-je sans vous dans la vie ? s’écria-t-il ; à quoi serai-je utile ? à qui m’intéresserai-je ? À quoi me serviront ma sagesse et ma force, si je n’ai plus d’amis à consoler et à soutenir ? Ne vaudrait-il pas mieux avoir une tombe au bord de cette eau si belle, auprès de ces deux tombes silencieuses ? — Mais non, l’expiation n’est pas finie : Magnus vit peut-être encore, peut-être puis-je le guérir. D’ailleurs il y a partout des hommes qui luttent et qui souffrent, il y a partout des devoirs à remplir, une force à employer, une destinée à réaliser.

Il salua de loin le marbre qui renfermait Lélia. Il baisa celui où dormait Sténio ; puis il regarda le soleil, ce flambeau qui devait éclairer ses journées de travail, ce phare éternel qui lui montrait la terre d’exil, où il faut agir et marcher, l’immensité des cieux toujours accessibles à l’espoir de l’homme.

Il ramassa son bâton blanc, et se remit en route.


fin.