Lélia (1833)/Cinquième Partie/VII


H. Dupuy et L. Tenré (2p. 179-212).



CINQUIÈME PARTIE.


VII

LE VIN.



Un matin, on vit un étranger s’arrêter aux portes de la ville. Il venait à pied au travers des vallées herbeuses, et sa chaussure était encore humide de rosée. Il marchait seul, sans autre arme qu’un bâton blanc, et à voir son costume austère, son front grave et sa démarche paisible, on l’eût vénéré comme un apôtre des anciens jours. Quoiqu’il n’eût ni rabat, ni tonsure, le premier bourgeois auquel il s’adressa le prit pour un prêtre à cause de son vêtement noir et de ses longs cheveux. Mais le digne homme recula de surprise lorsque l’étranger, d’un ton calme et modeste, demanda dans quel quartier de la ville était situé le palais de la signora Zinzolina.

— Votre seigneurie apostolique veut railler son très-dévoué serviteur, répondit le citadin en réprimant une exclamation de joie malicieuse. Votre eccellenza canonica se trompe de nom assurément… La Zinzolina… la signora Cort…

Le ton dont l’étranger répéta sa demande fut si absolu, si ferme, si glacial, que tous les plaisans, déjà groupés autour de lui, se regardèrent comme pour se demander quel était cet homme dont la voix et le geste commandaient la crainte.

Un guide fut donné à l’étranger qui, sans prendre aucun repos, se rendit sur-le-champ au logis de la courtisane.

En voyant sa chaussure terne, son bâton et son large chapeau de voyage, les laquais lui tournèrent le dos et ne daignèrent pas écouter ses questions.

Alors il renvoya son guide, et pénétra dans le palais, en levant son bâton, d’un air impassible, sur tous ceux qui tentèrent de l’arrêter. Un petit page entra tout effaré dans la salle où Zinzolina traitait ses convives.

— Un abbatone, un abbataccio, disait-il, venait d’entrer de force dans la maison, frappant de son bâton ferré les gens de la signora, les porcelaines du Japon, les statues d’albâtre, les pavés de mosaïque, faisant un affreux dégât et proférant de terribles malédictions.

Aussitôt tous les convives se levèrent (excepté un qui dormait), et voulurent courir au-devant de l’abbate pour le chasser. Mais la Zinzolina, au lieu de partager leur indignation, se renversa sur sa chaise en éclatant de rire. Puis elle se leva à son tour, mais pour leur imposer silence, et leur enjoindre de se rasseoir.

— Place, place à l’abbé ! dit-elle ; j’aime les prêtres intolérans et colères : ce sont les plus damnables. Qu’on fasse entrer il signor abbate, qu’on ouvre la porte à deux battans et qu’on apporte du vin de Chypre.

Le page obéit, et quand la porte fut ouverte, on vit venir au fond de la galerie la solennelle et majestueuse figure de Trenmor. Mais le seul convive qui eût pu le reconnaître et le présenter dormait si profondément, que ces explosions de surprise, de colère et de gaîté, ne l’avaient pas seulement fait tressaillir.

En voyant de plus près le prétendu ecclésiastique, les joyeux compagnons de la Zinzolina reconnurent que son vêtement étranger n’était pas celui d’un prêtre ; mais la courtisane persistant dans son erreur, lui dit en allant à sa rencontre et en se faisant aussi belle et aussi douce qu’une madone : — Vienni, signor vescovo, o arcivescovo, o cardinale, ossia papa ; sois le bienvenu et donne-moi un baiser.

Trenmor donna un baiser à la courtisane, mais d’un air si indifférent et avec des lèvres si froides, qu’elle recula de trois pas en s’écriant à moitié colère, à moitié épouvantée : — Par les cheveux dorés de la Vierge ! c’est le baiser d’un spectre.

Mais elle reprit bientôt son effronterie, et voyant que Trenmor promenait un sombre regard d’anxiété sur les convives, elle l’attira vers un siége placé auprès du sien.

— Allons, mon bel abbé, dit-elle en lui présentant sa coupe d’argent ciselée par Benvenuto et couronnée de roses à la manière des voluptueuses orgies de la Grèce, réchauffe tes lèvres engourdies avec ce lacryma-christi.

Et elle se signa d’un air hypocrite en prononçant le nom du Rédempteur.

— Dis-moi ce qui t’amène vers nous, ou plutôt ne me le dis pas, laisse-moi le deviner. Veux-tu qu’on te donne une robe de soie et qu’on parfume tes cheveux ? Tu es le plus bel abbé que j’aie jamais vu. Mais pourquoi votre miséricorde fronce-t-elle le sourcil sans me répondre ?

— Je vous demande pardon, Madame, répondit Trenmor, si je réponds mal à votre hospitalité ; quoique je sois entré ici à pied, comme un colporteur, vous me recevez comme un prince. J’aime les natures logiques et complètes comme la vôtre, et je vous estime autant, courtisane amoureuse de tous les hommes, qu’une abbesse amoureuse de tous les saints. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de vous, ma visite a un autre objet, Pulchérie…

— Pulchérie ! dit la Zinzolina en tressaillant. Qui êtes-vous, pour savoir le nom que ma mère m’a donné ? De quel pays venez-vous ?…

— Je viens du pays où est maintenant Lélia, répondit Trenmor.

— Béni soit le nom de ma sœur, reprit la courtisane d’un air grave et recueilli. — Puis elle ajouta d’un ton cavalier : — Quoiqu’elle m’ait légué la dépouille mortelle de son amant.

— Que dites-vous, femme ? reprit Trenmor avec épouvante, avez-vous déjà épuisé tant de jeunesse et de sève ? Avez-vous déjà donné la mort à cet enfant qui n’avait pas encore vécu ?

— Si c’est de Sténio que vous parlez, répondit-elle, rassurez-vous, il est encore vivant.

— Il a bien encore un mois ou deux à vivre, ajouta un des convives en jetant un regard insouciant et vague sur le sofa où dormait un homme dont le visage était enfoncé dans les coussins.

Les yeux de Trenmor suivirent la même direction. Il vit un homme de la taille de Sténio, mais beaucoup plus fluet et dont les membres grêles reposaient dans un affaissement qui annonçait moins l’ivresse que la fièvre. Sa chevelure fine et rare tombait en boucles déroulées sur un cou lisse et blanc comme celui d’une femme, mais dont les contours sans rondeur trahissaient une virilité maladive et forcée.

— Est-ce donc là Sténio ? dit Trenmor d’une voix basse et profonde, en fixant sur la courtisane un regard qui la fit involontairement pâlir et trembler. Un jour viendra peut-être, Pulchérie, où Dieu vous demandera compte du plus pur et du plus beau de ses ouvrages. Ne craignez-vous pas d’y songer ?

— Est-ce donc ma faute si Sténio est déjà usé, quand nous tous qui sommes ici et qui menons la même vie, nous sommes jeunes et vigoureux ? Pensez-vous qu’il n’ait pas d’autres maîtresses que moi ? Croyez-vous qu’il ne s’enivre qu’à ma table ? Et vous, Trenmor, car je vous connais à vos discours et sais maintenant qui vous êtes, n’avez-vous pas connu le délire de la débauche, et n’êtes-vous pas sorti des bras du plaisir riche de force et d’avenir ? D’ailleurs, si quelque femme est coupable de sa perte, c’est Lélia, qui devait garder ce jeune poëte auprès d’elle. Dieu l’avait destiné à aimer religieusement une seule femme, à faire des sonnets pour elle, à rêver du fond d’une vie solitaire et paisible les orages des destinées plus actives. Nos orgies, nos ardentes voluptés, nos veilles bruyantes, il devait les voir de loin, dans le mirage de son génie, et les raconter dans ses poëmes, mais non pas y prendre part, mais non pas y jouer un rôle. En l’invitant au plaisir, est-ce que je lui ai conseillé de quitter tout le reste ? Est-ce que j’ai dit à Lélia de le bannir et de l’abandonner ? Ne savais-je pas bien que, dans la vie des hommes comme lui, l’ivresse des sens devait être un délassement et ne pouvait pas être une occupation ?

— Vous avez raison, Madame, répondit Trenmor à voix basse et en lui serrant la main d’un air triste ; c’est Lélia qui a perdu ce jeune homme.

— Venez-vous ici pour le chercher, pour l’enlever à nos fêtes, pour le ramener à une vie de réflexion et de repos ? reprit Pulchérie. Aucun de nous ne s’y opposera. Moi qui l’aime encore, je serai reconnaissante si vous le sauvez de lui-même, si vous le rendez à Lélia et à Dieu.

— Elle a raison, s’écrièrent tous les compagnons de Pulchérie. Emmenez-le, emmenez-le ! Sa présence nous attriste. Il n’est pas des nôtres, il a toujours été seul parmi nous, et en partageant nos joies il semblait les mépriser. Allons, Sténio, éveille-toi, rajuste ton vêtement et laisse-nous.

Mais Sténio, sourd à leurs clameurs, restait immobile sous le poids de ces vœux insultans, et l’abrutissement de son sommeil le plaçait dans une situation dont Trenmor sentit la honte à sa place.

— Plaise à vos jeunes seigneuries, dit-il gravement, de ne point abuser de l’état de cet enfant ; car, si sa raison dort, son ami veille.

Alors il s’approcha de lui pour le réveiller.

Prenez garde à ce que vous allez faire, lui dit-on ; Sténio a le réveil tragique, personne ne le touche impunément quand il dort. L’autre jour il a tué un chien qu’il aimait parce qu’en sautant sur ses genoux le pauvre animal avait interrompu un rêve où Sténio se plaisait. Hier, comme il s’était assoupi les coudes sur la table, la Emerenciana ayant voulu lui donner un baiser, il lui brisa son verre sur la figure et lui fit une blessure dont la marque, je crois, ne s’effacera jamais. Quand ses valets ne l’éveillent pas à l’heure qu’il indique, il les chasse ; mais quand ils l’éveillent, il les bat. Prenez garde, en vérité, il tient son couteau de table, il serait capable de vous l’enfoncer dans la poitrine.

— Ô mon Dieu ! pensa Trenmor, il est donc bien changé ! Son sommeil était pur comme celui d’un enfant, et, quand la main d’un ami l’éveillait, son premier regard était un sourire, sa première parole une bénédiction. Pauvre Sténio ! quelles souffrances ont donc aigri ton ame, quelles fatigues ruiné ton corps, pour que je te retrouve ainsi ? Cette manière de dormir est celle d’un joueur ou d’un forçat.

Immobile et debout derrière le sofa, plongé dans de sombres réflexions, Trenmor regardait Sténio, dont la respiration courte et le rêver convulsif trahissaient les agitations intérieures. Tout-à-coup le jeune homme s’éveilla de lui-même et bondit en criant d’une voix rauque et sauvage. Mais en voyant la table et les convives qui le regardaient d’un air d’étonnement et de dédain, il se rassit sur le sofa, et, croisant ses bras, il promena sur eux son œil hébété, dont le vin et l’insomnie avaient altéré la forme et arrondi le contour.

— Eh bien ! Jacob, lui cria par ironie le jeune Marino, as-tu terrassé l’esprit de Dieu ?

— J’étais aux prises avec lui, répondit Sténio, dont le visage prit aussitôt une expression de causticité haineuse, plus étrangère encore à celle que Trenmor lui connaissait ; mais maintenant j’ai affaire à un plus rude champion, puisque me voici en lutte avec l’esprit de Marino.

— Le meilleur esprit, reprit Marino, est celui qui tient un homme au niveau de sa situation. Nous nous sommes rassemblés ici pour lutter, le verre à la main, de présence d’esprit, de gaîté soutenue, d’égalité de caractère. Les roses qui couronnent la coupe de Zinzolina ont été renouvelées trois fois depuis que nous sommes ici, et le front de notre belle hôtesse n’a pas encore fait un pli de mécontentement ou d’ennui, car la bonne humeur de ses convives ne s’est pas ralentie un instant. Un seul aurait troublé la fête, s’il n’était pas bien convenu que, triste ou gai, malade ou en santé, endormi ou debout, parmi les amis du plaisir, Sténio ne compte pas, car l’astre de Sténio s’est couché dès la première heure.

— Qu’avez-vous à reprocher à cet enfant ? dit Pulchérie. Il est malade et chétif : il a dormi toute la nuit dans ce coin…

— Toute la nuit ? dit Sténio en bâillant. Ne sommes-nous encore qu’au matin ? J’espérais, en voyant les flambeaux allumés, que nous avions enterré le jour. Quoi ! il n’y a que six heures que vous êtes réunis, et vous vous étonnez de n’être pas encore ennuyés les uns des autres ? En effet, cela est merveilleux, vu le choix et l’assortiment de vos seigneuries. Pour moi, j’y tiendrais bien huit jours, mais à condition que j’y dormirais tout le temps.

— Et pourquoi n’allez-vous pas dormir ailleurs ? dit Zamarelli. Feu l’excellent prince de Bambuccj, qui mourut l’an passé, plein de gloire et d’années, et qui fut certes le premier buveur de son siècle, aurait condamné à l’eau, à perpétuité, ou tout au moins aux galères, l’ingrat qui se serait endormi à sa table. Il soutenait avec raison qu’un véritable épicurien doit réparer ses forces par une vie bien réglée, et qu’il y avait autant d’impiété à dormir devant les flacons qu’à boire seul et triste dans une alcove. Quel mépris cet homme aurait eu pour toi, Sténio, s’il t’eût vu occupé à chercher le plaisir dans la fatigue, faisant tout à contre-mesure, veillant et composant des poëmes quand les autres dorment, tombant épuisé de lassitude à côté des coupes pleines et des femmes aux pieds nus !

Soit affectation, soit épuisement, Sténio ne sembla pas avoir entendu un mot du discours de Zamarelli ; seulement, au dernier mot, il souleva un peu sa tête appesantie, en disant :

— Et où sont-elles ?

— Elles ont été changer de toilette, afin de nous paraître au matin belles et rajeunies, répondit Antonio ; veux-tu que je te cède ma place tout-à-l’heure auprès de la Torquata ? Elle était venue ici sur ta demande, mais comme, au lieu de lui parler, tu as dormi toute la nuit…

— Peu m’importe, tu as bien fait ! répondit Sténio, insensible en apparence à tous ces sarcasmes ; d’ailleurs je ne me soucie plus que de la maîtresse de Marino. Zinzolina, faites-la venir ici.

— Si tu avais fait une pareille demande avant minuit, dit Marino, j’aurais pu te faire avaler les morceaux de ton verre ; mais il est six heures, et ma maîtresse a passé tout ce temps ici. Prends-la donc maintenant si elle veut.

Zinzolina se pencha vers l’oreille de Sténio.

— La princesse Claudia, qui est malade d’amour pour toi, Sténio, sera ici dans une demi-heure. Elle entrera sans être vue dans le pavillon du jardin. Je t’ai entendu hier louer sa pudeur et sa beauté. Je savais son secret, j’ai voulu qu’elle fût heureuse et que Sténio fût le rival des rois.

— Bonne Zinzolina ! dit Sténio avec affection. — Puis reprenant son indolence : — Il est vrai que je l’ai trouvée belle, mais c’était hier… et puis il ne faut pas posséder ce qu’on admire, parce qu’on le souillerait et qu’on n’aurait plus rien à désirer.

— Vous pouvez aimer Claudia comme vous l’entendrez, reprit Zinzolina, vous mettre à genoux, baiser sa main, la comparer aux anges, et vous retirer l’ame remplie de cet amour idéal qui convenait jadis à la mélancolie de vos pensées.

— Non, ne me parlez plus d’elle, répondit Sténio avec impatience ; faites-lui dire que je suis malade ou mort. Je sens que, dans la disposition où je suis, elle me déplairait, et je lui dirais qu’elle est bien effrontée d’oublier ainsi son rang et son honneur pour se livrer à un bachelier libertin. Page, prends ma bourse et va me chercher la Bohémienne qui chantait hier matin sous ma fenêtre.

— Elle chante fort bien, répondit le page dans un calme respectueux, mais votre seigneurie ne l’a pas vue…

— Et que t’importe ! dit Sténio en colère.

— C’est, votre excellence, qu’elle est affreuse, dit le page.

— Tant mieux, répondit Sténio.

— Noire comme la nuit, dit le page.

— En ce cas, je la veux tout de suite ; obéis, ou je te jette par la fenêtre.

Le page obéit ; mais à peine fut-il à la porte que Sténio le rappela.

— Non, je ne veux pas de femmes, dit-il ; je veux de l’air, je veux du jour. Pourquoi sommes-nous enfermés ainsi dans les ténèbres quand le soleil monte dans les cieux ? Cela ressemble à une malédiction.

— Êtes-vous encore endormi que vous ne voyez pas l’éclat des bougies ? dit Antonio.

— Qu’on les éloigne et qu’on ouvre les persiennes, dit Sténio, dont le visage pâlissait. Pourquoi nous priver de l’air pur, du chant des oiseaux qui s’éveillent, du parfum des fleurs qui s’entr’ouvrent ? Quel crime avons-nous commis pour perdre en plein jour la vue du ciel ?

— Voici le poëte qui reparaît, dit Marino en levant les épaules. Ne savez-vous pas qu’on ne peut boire à la lumière du jour, à moins d’être un Allemand ou un cuistre ? Un repas sans bougies est comme un bal sans femmes. Et d’ailleurs un convive qui sait vivre doit ignorer le cours des heures et ne pas s’inquiéter s’il fait jour ou nuit dans la rue, si les bourgeois se couchent ou si les cardinaux s’éveillent.

— Zinzolina, dit Sténio d’un ton d’insulte et de mépris, l’air qu’on respire ici est infect. Ce vin, ces viandes, ces liqueurs fumantes, tout cela ressemble à une taverne flamande. Donnez-moi de l’air, ou je renverse vos flambeaux, ou je brise les glaces de vos croisées.

— C’est vous qui sortirez d’ici et qui allez prendre l’air dehors, s’écrièrent les convives en se levant avec indignation.

— Eh ! ne voyez-vous pas qu’il en est incapable ! dit la Zinzolina, en courant à Sténio qui tombait évanoui sur le sofa.

Trenmor l’aida à le secourir, les autres se rassirent.

— Quelle pitié, se disaient-ils, de voir la Zinzolina, la plus folle des filles, éprise de ce poëte phthisique, et prendre au sérieux toutes ses affectations !

— Reviens à toi, mon enfant, disait Pulchérie, respire ces essences, penche-toi sur la croisée, ne sens-tu pas l’air qui arrive à ton front et qui agite tes cheveux ?

— Je sens tes mains qui m’échauffent et m’irritent, répondit Sténio, ôte-les de mon visage. Retire-toi, tu sens le musc, tu sens par trop la courtisane. Fais-moi donner du rhum, je me sens en disposition de m’enivrer.

— Sténio, vous êtes fou et cruel, reprit la Zinzolina avec une grande douceur. Voici un de vos meilleurs amis, qui depuis une heure est près de vous, ne le reconnaissez-vous pas ?

— Mon excellent ami, dit Sténio, daignez donc vous baisser, car vous me semblez si grand qu’il faudra que je me lève pour vous voir, et il n’est pas sûr que votre visage en vaille la peine.

— Laquelle avez-vous perdue, dit Trenmor, sans se courber, de la vue ou de la mémoire ?

Sténio fit un geste de surprise en reconnaissant cette voix, et se retournant brusquement :

— Ce n’est donc pas un rêve, cette fois ? dit-il. Comment puis-je distinguer la réalité de l’illusion quand ma vie se passe à dormir ou à divaguer ? Tout-à-l’heure, je rêvais que vous étiez ici, que vous chantiez les vers les plus bouffons, les plus graveleux… Cela m’étonnait, mais après tout, n’ai-je pas étonné de même ceux qui m’ont connu jadis ? Et puis il m’a semblé que je m’éveillais, que je me querellais et que vous étiez encore là. Du moins, je croyais voir votre ombre flotter sur la muraille, et je ne savais plus si j’étais endormi ou éveillé. À présent, dites-moi, êtes-vous bien Trenmor, ou êtes-vous comme moi une ombre vaine, un songe effacé, le fantôme et le nom de ce qui fut un homme ?

— Du moins, je ne suis pas le fantôme d’un ami, répondit Trenmor, et si je n’hésite point à vous reconnaître je ne mérite pas d’être méconnu de vous.

Sténio essaya de lui serrer la main et de lui sourire tristement ; mais ses traits avaient perdu leur mobilité naïve, et jusque dans l’expression de sa reconnaissance il y avait désormais quelque chose de hautain et de préoccupé. Ses yeux, dépourvus de cils, n’avaient plus cette lenteur voilée qui sied si bien à la jeunesse. Son regard vous arrivait droit au visage, brusque, fixe et presque arrogant. Puis le jeune homme, craignant de s’abandonner au souvenir des anciens jours, se leva, entraîna Trenmor vers la table, et avec un singulier mélange de honte intérieure et de vanité audacieuse il le défia de boire autant que lui.

— Eh quoi ! dit la Zinzolina d’un ton de reproche, vous allez encore hâter le terme de votre vie ? Tout-à-l’heure vous étiez mourant, et vous allez dévorer ce qui vous reste de jeunesse et de force avec ces boissons embrasées. Ô Sténio ! partez, partez avec Trenmor ! Ne rendez pas votre guérison impossible…

— Partir avec Trenmor ! dit Sténio ; et où irais-je avec lui ? Pouvons-nous habiter les mêmes lieux ? Ne suis-je pas banni de la montagne d’Horeb, où Dieu se révèle ? N’ai-je pas quarante ans à passer dans le désert pour que mes neveux voient un jour la terre de Chanaan.

Sténio serra son verre d’une main convulsive. Un voile noir sembla s’abaisser sur sa figure. Puis elle s’anima soudain de cette rougeur fébrile qui se répand en nuances inégales sur les visages altérés par la débauche et qui diffère essentiellement de la coloration fine et bien mêlée de la jeunesse.

— Non, non, dit-il, je ne partirai pas sans que Trenmor ait refait connaissance avec son ami. Si le jeune homme confiant et crédule n’existe plus, il faut qu’il voie au moins le buveur intrépide, le voluptueux élégant qui est sorti des cendres de Sténio. Zinzolina, faites remplir toutes les coupes. Je bois aux mânes de Don Juan, mon patron ; je bois à la jeunesse de Trenmor. — Mais non, ce n’est pas assez, qu’on remplisse ma coupe d’épices dévorantes, qu’on y verse le poivre qui altère, le girofle qui fait aimer, le gingembre qui ronge les entrailles, la canelle qui précipite la circulation du sang. Allons, page effronté, prépare-moi ce mélange détestable pour qu’il me brûle la langue et m’exalte le cerveau. J’en boirai, dût-on me tenir de force pour me le faire avaler, car je veux devenir fou et me sentir jeune, ne fût-ce qu’une heure, et mourir après. Vous verrez, Trenmor, comme je suis beau dans l’ivresse, comme la divine poésie descend en moi, comme le feu du ciel embrase ma pensée alors que le feu de la fièvre circule dans mes veines. Allons, le vase fumant est sur la table ; à vous tous, débiles buveurs, pâles débauchés, je porte ce défi ! Vous m’avez raillé, voyons maintenant lequel de vous osera me tenir tête ?

— Qui donc nous délivrera de ce fanfaron sans moustache ? dit Antonio à Zamarelli. N’avons-nous point assez supporté l’insolence de ses manières ?

— Laissez-le faire, répondit Zamarelli, il travaille lui-même à nous débarrasser bientôt de sa personne.

Un instant après avoir avalé le vin épicé, Sténio fut saisi d’atroces douleurs ; des marbrures d’un rouge ardent se dessinèrent sur sa peau flétrie. La sueur coula de son front et ses yeux prirent un éclat presque féroce.

— Tu souffres, Sténio ! lui cria Marino avec l’expression du triomphe.

— Non, répondit Sténio.

— En ce cas, chante-nous quelques-unes de tes rimes avinées.

— Sténio, vous ne pouvez pas chanter, dit Pulchérie, n’essayez pas.

— Je chanterai, dit Sténio ; ai-je donc perdu la voix ? Ne suis-je plus celui que vous applaudissiez avec enthousiasme et dont les accens vous jetaient dans une ivresse plus douce que celle du vin ?

— Il est vrai, dirent les buveurs ; chante, Sténio, chante !

Et ils se serrèrent autour de la table, car nul d’entre eux ne pouvait contester à Sténio le don de l’inspiration, et tous se sentaient entraînés et dominés par lui lorsqu’il retrouvait une lueur de poésie au sein de l’énervement où l’avait jeté le désordre.

Il chanta ainsi d’une voix altérée, mais vibrante et accentuée, dans la plus douce langue de l’univers.


INNO EBBRIOSO.


Que le chypre embrasé circule dans mes veines !
Effaçons de mon cœur les espérances vaines,
            Et jusqu’au souvenir
Des jours évanouis, dont l’importune image,
Comme au fond d’un lac pur un ténébreux nuage,
            Troublerait l’avenir !

Oublions, oublions ! la suprême sagesse,
Est d’ignorer les jours épargnés par l’ivresse,
            Et de ne pas savoir
Si la veille était sobre, ou si de nos années
Les plus belles déjà disparaissent, fanées
            Avant l’heure du soir.


— Ta voix s’affaiblit, Sténio, cria Marino du bout de la table. Tu sembles chercher tes vers et les tirer avec effort du fond de ton cerveau. Je me souviens du temps où tu improvisais douze strophes sans nous faire languir. Mais tu baisses, Sténio. Ta maîtresse et ta muse sont également lasses de toi.

Sténio ne lui répondit que par un regard de mépris : puis, frappant sur la table, il reprit d’une voix plus assurée :


Qu’on m’apporte un flacon, que ma coupe remplie
Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie
            De ce flot radieux,
S’altère, se dessèche et redemande encore
Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore,
            Et qui m’égale aux Dieux !

Sur mes yeux éblouis qu’un voile épais descende,
Que ce flambeau confus pâlisse ! et que j’entende,
            Au milieu de la nuit,
Le choc retentissant de vos coupes heurtées,
Comme sur l’Océan les vagues agitées
            Par le vent qui s’enfuit !


Si mon regard se lève au milieu de l’orgie,
Si ma lèvre tremblante et d’écume rougie
            Va cherchant un baiser,
Que mes désirs ardens sur les épaules nues
De ces femmes d’amour, pour mes plaisirs venues,
            Ne puissent s’appaiser.

Qu’en mon sang appauvri leurs caresses lascives
Rallument aujourd’hui les ardeurs convulsives
            D’un prêtre de vingt ans,
Que les fleurs de leurs fronts soient par mes mains semées.
Que j’enlace à mes doigts les tresses parfumées
            De leurs cheveux flottans.

Que ma dent furieuse à leur chair palpitante
Arrache un cri d’effroi ; que leur voix haletante
            Me demande merci.
Qu’en un dernier effort nos soupirs se confondent,
Par un dernier défi que nos cris se répondent,
            Et que je meure ainsi !


— Sténio, tu pâlis ! s’écria Marino ; c’est assez chanter, ou tu rendras le dernier soupir à la dernière strophe.

— C’est assez m’interrompre, s’écria Sténio avec colère, ou je t’enfonce ton verre dans la gorge.

Puis, il essuya la sueur qui coulait de son front, et d’une voix mâle et pleine qui contrastait avec ses traits exténués et la pâleur bleuâtre qui se répandait sur son visage enflammé, il reprit en se levant :


Ou si Dieu me refuse une mort fortunée,
De gloire et de bonheur à la fois couronnée,
            Si je sens mes désirs,
D’une rage impuissante immortelle agonie,
Comme un pâle reflet d’une flamme ternie,
            Survivre à mes plaisirs,

De mon maître jaloux, insultant le caprice,
Que ce vin généreux abrège le supplice
            Du corps qui s’engourdit ;
Dans un baiser d’adieu que nos lèvres s’étreignent,
Qu’en un sommeil glacé tous mes désirs s’éteignent,
            Et que Dieu soit maudit.


En achevant cette phrase, Sténio devint livide, sa main chancela et laissa tomber la coupe qu’il portait à ses lèvres. Il essaya de jeter un regard de triomphe sur ses compagnons étonnés de son courage et ravis des mâles accords qu’il avait su tirer encore de sa poitrine épuisée. Mais le corps ne put résister à ce combat forcené avec la volonté. Il s’affaissa, et Sténio, saisi d’une prostration nouvelle, tomba par terre sans connaissance, sa tête frappa contre la chaise de Pulchérie, dont la robe fut rougie de son sang. Aux cris de la Zinzolina, les autres courtisanes accoururent. En les voyant revenir éblouissantes de parure et de beauté, personne ne songea plus à Sténio. Pulchérie, aidée de son page et de Trenmor, transporta Sténio sous les ombrages du jardin, près d’une fontaine qui jaillissait dans le plus beau marbre de Carrare.

— Laissez-moi seul avec lui, dit Trenmor à la courtisane ; c’est à moi qu’il appartient désormais.

La Zinzolina, bonne et insouciante créature, déposa un baiser sur les lèvres froides de Sténio, le recommanda à Dieu et à Trenmor, soupira profondément en s’éloignant, et retourna au banquet où la joie régnait désormais plus vive et plus bruyante.

— Une autre fois, dit Marino à Zinzolina, en lui rendant sa coupe, tu ne prêteras plus, j’espère, cette belle coupe à ton ivrogne de Sténio. C’est une œuvre de Cellini, elle a failli être gâtée dans sa chute.